Introduction
p. 11-15
Texte intégral
1Vouloir reconstituer l’histoire contemporaine d’une institution universitaire française peut sembler, au premier abord, bien déraisonnable. Le colloque lillois de décembre 1996 qui célébrait le centenaire de la loi de juillet 1896 et la renaissance d’une université en France septentrionale, université définie comme le regroupement de l’ensemble des facultés d’un même ressort académique, a bien montré les limites et les enjeux de la recherche en ce domaine. Les communicants furent en effet unanimes à signaler les lacunes de nos connaissances sur le passé pourtant proche des institutions universitaires nordistes1. S’il est vrai que nous connaissons bien l’évolution générale du monde universitaire français par la multiplication des ouvrages de référence2, si les institutions parisiennes et les écoles de prestige3 ont également été étudiées, il n’en demeure pas moins que les études de cas restent encore très rares pour les facultés provinciales qui furent pourtant au cœur du renouveau universitaire entrepris par les dirigeants de la Troisième République après 1880. Cette méfiance de l’historien devant l’université considérée comme objet d’étude, peut apparaître comme un double réflexe salvateur, signe de sa lucidité et de son souci scientifique. L’université contemporaine laisse en effet souvent l’image d’un bateau ivre, voguant de réformes avortées en réformes imposées sur des flots trop tumultueux pour en permettre une étude sereine. Pour l’historien, cette image d’un temps des turbulences 4, cette idée d’un monde en crise, joue un rôle évident de repoussoir. L’université et les universitaires formeraient une réalité mouvante et fuyante, fortement imprégnée d’idéologie, lieu du débat partisan et du conflit permanent. Etudier une telle microsociété, un tel empire de l’éphémère 5 relève alors d’un pari hasardeux aux antipodes de la nécessaire scientificité de la recherche. La sagesse demande alors à l’historien d’éviter ce genre de territoires. A cette méfiance vient ensuite s’ajouter une absence. L’université est souvent perçue par l’étudiant comme un outil au service de sa formation ; c’est un lieu de passage. On vient y suivre des cours et y passer des examens avant de la quitter définitivement. Ce lieu de formation temporaire devient pour beaucoup un lieu de mémoire mais il s’agit d’une mémoire éclatée. Avec les années, tel détail de la vie étudiante revient à la surface, faisant réapparaître certaines actions ou certaines personnes. Mais ces souvenirs ne sont que des instants sans unité dans l’édifice immense du souvenir 6. Comme pour le narrateur de Du côté de chez Swann qui voit réapparaître du fond de sa mémoire son enfance à Combray grâce au goût d’un petit morceau de madeleine trempé dans le thé chez tante Léonie, le souvenir d’un détail de la vie étudiante peut entraîner un travail important de la mémoire qui cherche à reconstruire cette vie universitaire d’autrefois. Il n’y a pas pour autant de travail historique, chacun en restant au stade des impressions au sein d’une mémoire en miettes. Ainsi pour l’étudiant, l’université est un lieu d’apprentissage mais pas un objet d’études et l’historicité de l’institution ne l’intéresse pas. Pour les universitaires de profession que sont les enseignants du supérieur, un double réflexe les fait souvent se détourner de l’étude de l’université. A la méfiance intrinsèque du chercheur qui se détourne d’un monde réputé instable, s’ajoute, de façon apparemment paradoxale, une trop grande proximité. L’université est pour eux une réalité palpable, un lieu d’enseignement au quotidien. C’est un lieu de vie où l’on enseigne l’histoire, où l’on fait des recherches historiques mais ce n’est pas forcément un objet d’histoire. L’universitaire qui choisit d’étudier l’histoire de l’université peut alors sembler particulièrement « nombriliste », adepte inconscient d’un grand renfermement sur son propre univers.
2Il peut cependant paraître intéressant d’étudier une faculté de province sur une durée assez longue afin de confirmer ou d’infirmer les connaissances déjà acquises sur l’histoire de l’université française en général. L’électroencéphalogramme de la faculté lilloise laisse-t-il apparaître les mêmes pulsations que les grandes institutions parisiennes ? La Faculté réagit-elle à l’unisson des autres facultés ou entraîne-t-elle, par un subtil jeu de miroirs, une déformation importante des directives parisiennes et de réels décalages chronologiques ? A la volonté d’ouvrir un chantier de recherches sur l’histoire contemporaine de l’université septentrionale, s’est vite ajouté un désir de travailler sur une durée assez longue et sur une histoire assez globale afin de mieux cerner les continuités et de mieux mettre en valeur les éventuelles ruptures. Il s’agit aussi d’examiner l’aptitude de l’Institution à prendre en compte les évolutions sociales, politiques et culturelles nationales ou régionales. La Faculté accepte-t-elle, refuse-t-elle ou suggère-t-elle la novation ? De 1887 à 1945, nous avons une période assez longue pour permettre une étude sérieuse de l’Institution et de son aptitude à la métamorphose.
3Reconstruire l’histoire d’une faculté, c’est aussi un moyen de refuser un cloisonnement trop rapide dans un champ disciplinaire prédéterminé. Pour mener à bien l’étude, il faut en effet placer la Faculté au centre du prisme et varier les angles d’approche et les éclairages. Il faut en effet prendre en compte l’histoire économique et voir les liens qui unissent l’Institution à l’évolution économique nationale et régionale. L’histoire sociale, quant à elle, est fondamentale par l’étude des enseignants et des étudiants, par l’analyse des liens entre une institution d’enseignement et la société qui la porte mais qu’elle essaye aussi de transformer. La Faculté est-elle restée un kyste regroupant des élites sociales assez étrangères aux préoccupations de la région ? Si l’on suit Antoine Prost, toute culture est culture d’un groupe. L’histoire culturelle est indissolublement sociale 7 Il est donc intéressant d’étudier de façon très précise cette microsociété littéraire lilloise. C’est aussi, bien évidemment, entrer dans le champ d’une histoire de l’éducation et de l’enseignement par l’étude des contenus, des examens et des pratiques pédagogiques. L’histoire politique n’est pas pour autant exclue, bien au contraire. Une faculté n’est pas une tour d’ivoire, coupée du monde extérieur ; elle se doit d’appliquer les politiques universitaires définies par l’Etat, mais dans le même temps, les grands événements politiques nationaux ou régionaux ont une influence certaine sur l’Institution. L’Affaire Dreyfus, la première guerre mondiale, les crises des années trente, la débâcle de 1940 et ses conséquences, toute l’histoire tourmentée de la France depuis la fin du XIXe siècle ont forcément des répercussions immédiates ou différées sur une institution. Est-ce à dire que la faculté ne fait que subir les événements politiques ? N’entre-t-elle pas à son tour dans le domaine du politique, les universitaires pouvant alors jouer un rôle fondamental d’intellectuels, d’éveilleurs des âmes ? Une telle histoire est donc inévitablement culturelle. L’histoire culturelle est celle qui s’assigne l’étude des formes de représentation du monde au sein d’un groupe humain... et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmission 8. Les universitaires littéraires lillois sont-ils de bons agents de diffusion d’une certaine culture ? Sont-ils d’ardents créateurs ou tout simplement d’habiles médiateurs des choses du culturel et peut-on parler, à leur propos, d’une élite culturelle nordiste ? La Faculté est-elle, pour reprendre une expression de Jean-François Sirinelli, un vivier de la cléricature parisienne9, Lille servant alors de tremplin aux hautes fonctions parisiennes ?
4Un troisième élément est venu justifier davantage encore le choix d’une telle recherche. Il s’agissait de faire le pari d’une possible histoire culturelle dans le Nord de la France. Cette région est en effet entourée de clichés, tenaces et nombreux, parfois justes mais souvent réducteurs. Pour beaucoup, c’est encore trop souvent la terre de Germinal, celle de la misère ouvrière, des ateliers du textile exploitant femmes et enfants ou celui de l’enfer cycliste du Paris-Roubaix. Le Nord, c’est d’abord l’histoire d’un développement économique prodigieux suivi d’une crise non moins profonde. Sous un tel climat, dans un tel environnement socio-économique, c’est logiquement le monde ouvrier et celui des grands patrons de l’industrie qui ont surtout retenu l’attention des historiens. Les travaux de référence sont ici très nombreux. On a également démontré depuis très longtemps que le Nord était une terre de combats politiques, un terreau fertile sur lequel naquirent et se développèrent de nombreuses formations politiques et de nombreux hommes politiques plus ou moins illustres. Là encore les travaux sont multiples. Mais entre l’économique, le social et le politique, n’y aurait-il pas de place réelle pour une histoire contemporaine du culturel dans le Nord. Il est vrai que lorsque l’on pense à cette région, ce n’est pas cet aspect des choses qui nous vient tout d’abord à l’esprit. Le Nord a longtemps traîné derrière lui une image d’enfants très tôt mis à l’ouvrage ou celle d’un sous-équipement culturel et scolaire chronique. A trop utiliser les bras de la population du Nord, on aurait négligé la formation des esprits. Tout l’enjeu est dès lors de savoir si la faculté est restée un cloître, se développant artificiellement grâce aux subventions de l’Etat ou si les universitaires ont réussi à s’intégrer dans la ville, tissant un écheveau complexe de relations avec l’extérieur.
5Le travail qui suit doit beaucoup à la thèse de doctorat soutenue en janvier 1997 et publiée dans sa version de soutenance par l’Atelier National de Reproduction des Thèses associé aux Presses du Septentrion10. Je tiens ici à remercier le professeur Bernard Ménager, mon directeur de recherche, et l’ensemble des universitaires qui m’aidèrent dans cette longue entreprise. Dans cet ouvrage, j’ai cependant préféré centrer l’analyse sur la période 1887-1945 alors que la thèse étudie l’institution jusqu’au nouveau transfert vers Villeneuve d’Ascq en 1974. Trois éléments sont venus justifier ce choix. Il était tout d’abord impossible, sous peine de sombrer dans une caricature simpliste et dangereuse, de synthétiser quatre-vingt sept années de l’histoire particulièrement tourmentée de la faculté entre 1887 et 1974. Jusqu’en 1945, la Faculté reste, de plus, un petit monde encore très malthusien et assez facile à observer. Par le nombre de ses étudiants et de ses enseignants, par les formations proposées mais aussi par ses structures, la faculté conserve, entre 1887 et 1945 une unité certaine. Elle demeure une petite cellule de vie à échelle humaine. Après 1945, mais surtout à partir de 1955- 1965, l’Institution change d’échelle pour entrer dans l’ère de l’université de masse. En arrêtant l’analyse en 1945, nous gagnons ainsi en unité et en cohérence. Jusqu’en 1945, enfin, les sources archivistiques sont nombreuses et les documents directs très riches en informations. Les choses se gâtent ensuite pour la période 1950-1974, même si le tome 3 de la thèse montre que cette histoire est possible par l’utilisation des archives privées, des entretiens et des questionnaires écrits. Il n’en demeure pas moins que certains points restent plus délicats à connaître ou qu’ils sont susceptibles de donner naissance à plusieurs interprétations divergentes quant à l’explication de certains positionnements des universitaires. En fermant l’écluse en 1945, pour étudier la faculté sur près de soixante ans, nous gagnons ainsi en cohérence et en clarté. Je me permets de renvoyer le lecteur intéressé par la période 1945-1974, à la troisième partie de la thèse qui étudie le développement sans précédent de l’institution, son positionnement politique, en particulier lors de la guerre d’Algérie mais aussi les événements de mai 68 et la lente reconstruction d’une université « nouvelle » après la tempête.
6L’ouvrage qui suit est le résultat d’un long exercice de synthèse et cette alchimie de l’essentiel 11, pour reprendre une expression de Pierre Nora, ne s’est pas faite sans tensions. Il n’est cependant jamais facile d’estimer tel élément digne de paraître sur le devant de la scène et d’en rejeter d’autres dans les oubliettes du récit. L’auteur espère simplement avoir fait les bons choix le plus souvent possible mais reste particulièrement conscient de la nature lacunaire de l’histoire 12. L’histoire est un combat de l’esprit, une aventure et comme toutes les équipées humaines, ne connaît jamais que des succès partiels, tous relatifs…13
Notes de bas de page
1 Actes du colloque de Lille de décembre 1996, Cent ans d’université lilloise, Lille, 1998 (à paraître).
2 Voir J. Verger, Histoire des universités françaises. Toulouse, Privat, 1986, 432 p.
3 Voir : C. Charle, les professeurs de la Faculté des Lettres de Paris, 1809-1939, Paris, CNRS-INRP, 2 volumes, 1985 et 1986, J.-F. Sirinelli, Ecole Normale Supérieure : le livre du bicentenaire, Paris, PUF, 1994, A. Tuilier, Histoire de l’Université de Paris et de la Sorbonne, Paris, Nouvelle Librairie de France, 2 volumes, 1995, 1200 pages.
4 P. Albertini, L’école en France aux XIXe-XXe siècles. Paris, Hachette, 1992, p. 133 et parmi de très nombreux titres : F. Bourricaud, Université à la dérive. Paris, Stock, 1971, 198 p., J Fourastié, Faillite de l’université, Paris. Gallimard, 1982, 192 p., C. Bédarida, SOS universités, Paris, Le Seuil, 1994, 234 p.
5 G. Lipovesky, L’empire de l’éphémère, Paris, Folio, .
6 M. Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 1984, p. 60-61.
7 J-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, directeurs, Pour une histoire culturelle, Paris, Le Seuil, 1997, 456 p. (article d’A. Prost : « sociale et culturelle, indissolublement »).
8 J.-F. Sirinelli, Histoire des droites en France, volume 2 : Cultures, Paris, Gallimard, 1992, p. III.
9 J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Op. cit., (article de J.-F. Sirinelli sur les élites culturelles, p. 275 à 296).
10 J.-F. Condette, La Faculté des Lettres de Lille de 1887 à 1974, Lille, ANRT-Septentrion, Octobre 1997, 3 tomes, 1420 pages.
11 P. Nora, Les lieux de mémoire, tome 1. Introduction générale. Entre mémoire et histoire, Paris, Gallimard, 1984, p. XXXIII.
12 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire ?, Paris, Le Seuil, 1979, p. 22.
13 H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 52,
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