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La décentralisation, seize ans après

p. 13-32


Texte intégral

1La France est un des rares pays européens qui ait organisé ses pouvoirs locaux par accumulations successives des niveaux territoriaux, sans jamais réviser l’édifice dans sa globalité. En outre, la décentralisation « à la française », qui interdit l’instauration de toute forme de supériorité d’une collectivité sur les autres, fait que « cette construction en niveaux parallèles s’inscrit en contrepoint par rapport à la logique de répartition des compétences à l’étranger1 ». C’est ainsi que vingt-six régions ont été ajoutées aux quatre-vingt-dix-neuf départements qui, à quelques exceptions près, n’ont pas été modifiés depuis 1790, sans parler des 36 500 communes, des 19 000 établissements publics de coopération intercommunale ni des territoires d’outre-mer. Contrairement aux communes et aux départements, les régions exercent leurs compétences dans un cadre territorial qui n’a pas été dessiné à leur intention.

2Historiquement et géographiquement, la stratification des collectivités décentralisées est étroitement liée à l’existence des services déconcentrés de l’Etat qui constituent une autre spécificité française. L’institution départementale, qui avait été conçue comme un véritable organe décentralisé à l’origine, est passée sous la coupe du préfet dès 1800 et, en dehors du bref intermède de la Seconde République, n’a recouvré qu’une partie de son autonomie en 1871. A partir des années cinquante, les services extérieurs des ministères ont été progressivement implantés dans les périmètres des départements tels qu’ils avaient été découpés sous la Révolution, et ajoutés au territoire national au fur et à mesure des annexions du 19e siècle. Quant aux circonscriptions régionales de l’administration d’Etat et de l’administration territoriale, même si les premières régions spécialisées remontent à la Révolution pour ce qui est des régions militaires et des services des Eaux et Forêts, au Consulat pour les régions judiciaires et à l’Empire pour les régions universitaires, elles ont toujours été entendues comme des regroupements de départements.

3Pendant tout le 19e siècle, l’idée régionale n’a soulevé que des disputes idéologiques : tout argument en faveur de la régionalisation était jugé contraire aux principes de l’unité de l’Etat. Ce qui explique certainement le peu de succès rencontré par les précurseurs du début de ce siècle qui proposaient d’aborder la question régionale sous l’angle du développement économique.

4En 1917, Clémentel, ministre du Commerce, propose cinq comités régionaux, à l’image des groupements régionaux des Chambres de Commerce et d’Industrie. En 1938, dix-neuf régions économiques sont imaginées autour de véritables centres administratifs. Mais l’Etat s’est vite orienté vers une structure régionale d’essence centralisatrice : en 1941, le Gouvernement de Vichy prévoit dix-huit préfets régionaux qui seront remplacés par les Commissaires de région et de la République à la Libération. En 1948, des préfets IGAME font une brève apparition comme « super-préfets plus près du ministre que de (leurs) préfectures »2. Huit ans plus tard, le gouvernement désigne vingt-trois régions de programme à partir des propositions d’un groupe de hauts-fonctionnaires représentant les ministères intéressés et selon une procédure bien peu démocratique puisqu’aucune représentation ni consultation d’élus n’ont été prévues. Les régions de programme du ministère chargé du Budget prennent forme en 1959, constituant la première approche à la fois économique et administrative sous l’égide des préfets coordinateurs. Il faudra attendre 1960 pour que soit envisagée une harmonisation des circonscriptions administratives en vingt et une circonscriptions d’action régionale. Cette logique départementale est renforcée par le décret 64-251 du 14 mars 1964 qui confie aux préfets une mission d’animation des services déconcentrés, de niveau régional et départemental. L’échelon régional a donc d’abord été consolidé en tant que lieu de coordination de l’action de l’Etat dans les départements, entériné par le décret du 10 mai 1982, faisant du préfet de région le délégataire de droit commun de tous les pouvoirs déconcentrés par les administrations centrales. Ce cheminement montre aussi que la région est née, en priorité, des nécessités économiques et de l’aménagement du territoire qui forment la base de la politique renouvelée de la planification.

5Or, c’est sur cette géographie régionale à base départementale qu’ont été « décalqués » les établissements publics régionaux de 1974, que la loi du 2 mars 1982 a transformé en régions, collectivités territoriales au même titre que les communes et les départements. L’espace régional n’a donc pas de consistance en dehors des espaces départementaux qui le composent, ni dans le contexte de la déconcentration, ni dans celui de la décentralisation. De ce point de vue, on peut dire que la région est entrée dans le paysage administratif par la « petite porte », et n’a guère profité de l’élan de la réforme de décentralisation, même si on constate sa montée en puissance parallèle à celle des départements. A la veille des élections cantonales et régionales de mars 1998, les 113 conseillers régionaux du Nord/Pas-de-Calais gèrent, au nom des 4,5 millions d’habitants, un budget annuel de 5,3 milliards de francs ; les 79 conseillers généraux du Nord disposent d’un budget de plus de 9 milliards pour 3 millions d’habitants, leurs 77 collègues du Pas-de-Calais d’un budget de 5 milliards pour une population moitié moins nombreuse. Ce qui donne un rapport de un à trois entre le budget régional et les budgets départementaux cumulés.

6Faut-il dès lors s’étonner que les sondages d’opinion, répétés à l’occasion des élections locales, mettent en évidence le manque d’information des électeurs sur les compétences respectives des départements et des régions et sur leur capacité d’action par rapport à l’Etat ? Il semble que rares sont les citoyens capables de dire qui fait quoi, comment, avec quelles ressources, alors que la majorité des Français expriment un sentiment d’attachement à leur région autant qu’à leur département3 ? Comme les précédentes, les campagnes électorales des élections régionales et cantonales de mars 1998 ont accordé peu de place aux politiques menées, alors que les régions et les départements interviennent dans des domaines essentiels tels l’emploi, la formation, l’aménagement et le développement local, ou encore l’aide sociale.

7A l’occasion du dixième anniversaire des lois de décentralisation, de multiples colloques et publications ont dressé un bilan de l’application de la réforme en s’interrogeant sur la réalité du pouvoir exercé dans les régions et départements et sur la distance qu’ont pu prendre les politiques décentralisées, dans leurs objectifs et leurs modalités, avec l’action antérieure de l’Etat. Mais si on se place dans la perspective des élections et des candidatures, l’interrogation devient différente parce que la décentralisation se présente alors en termes d’offres politiques. La question pour les électeurs n’est plus seulement de choisir le candidat qui représentera le mieux les intérêts de la circonscription au sein du conseil local, mais plutôt de décider, au-delà de l’exercice des compétences obligatoires et des relations des collectivités avec l’Etat, quel candidat ou parti propose les actions les mieux adaptées aux problèmes locaux.

8C’est dire qu’analyser les enjeux institutionnels des élections régionales et cantonales implique qu’on s’interroge sur l’existence d’une marge de manœuvre dont jouissent les élus pour user de leurs compétences administratives de manière à en faire un véritable pouvoir politique : la région et le département sont, en raison de la loi et de la pratique quotidienne, des lieux de compétence désormais reconnus bien que concurrents. Sont-ils également des lieux de pouvoir ?

I – La région et le département, des lieux de compétence reconnus

9La conception française de la décentralisation est fondée sur deux éléments dont le rapprochement crée, en fait, une ambiguïté : l’attribution, à chaque niveau de collectivité, de compétences propres et le principe de libre administration des collectivités territoriales. De plus, l’assise départementale de la région entraîne de multiples conséquences dans le partage des tâches entre le département et la région et dans leurs relations avec l’Etat, qui s’est assuré une présence concrète sur le terrain depuis une trentaine d’années.

Décentralisation institutionnelle et culture administrative locale

10Lorsque les lois de 1982 et 1983 ont organisé le transfert de compétences des services déconcentrés de l’Etat au profit des collectivités territoriales, celui-ci s’est opéré tout naturellement par niveaux territoriaux équivalents : aux régions des compétences transférées des directions régionales, aux départements celles transférées des directions départementales. L’influence de l’implantation de l’Etat va bien au-delà des relations techniques et administratives des services avec les responsables locaux, élus ou agents. En effet, l’arrivée des services départementaux puis régionaux de l’Etat a transposé en « province » une culture étroitement hiérarchisée et structurée de façon verticale. En particulier, le mode uniforme de répartition des tâches des circonscriptions départementales et régionales de la plupart des ministères, est typique d’une organisation centralisée et traditionnelle qui ne s’est guère souciée de s’adapter aux spécificités locales. Cette caractéristique de la déconcentration a permis à un nombre non négligeable de chefs de services extérieurs de l’Etat d’accéder aux postes de direction des administrations décentralisées où ils ont apporté leur savoir-faire et leur façon de faire.

11Globalement, la région a reçu les compétences correspondant aux fonctions dites « stratégiques » d’aménagement du territoire et de développement social, économique et culturel, y compris les transports régionaux, la protection de la nature et de l’environnement, avec la responsabilité des parcs régionaux et des schémas d’aptitude et d’utilisation de la mer, la formation professionnelle des jeunes et l’apprentissage. Paradoxalement, la région a atteint la pleine possession de ses moyens au moment même où la politique nationale de l’aménagement du territoire était mise en veilleuse. On a pu dire qu’après l’âge d’or de l’aménagement du territoire centralisé, la France est passée à l’âge de la décentralisation sans aménagement du territoire. De son côté, le département a été conforté dans sa responsabilité des politiques de proximité, telles l’aide et l’action sanitaire et sociale, qui représentent plus de la moitié des dépenses départementales, l’aménagement rural, les transports interurbains et scolaires, la construction et l’entretien des routes départementales, y compris la sécurité des usagers et la fluidité du trafic, l’organisation du service de lutte contre l’incendie et de la protection civile, la gestion de la bibliothèque, de la médiathèque et des archives départementales.

12La décentralisation du système éducatif a démontré la difficulté de mettre en œuvre la technique des blocs de compétence lorsque celle-ci est confrontée au principe constitutionnel, rappelé par le préambule de la constitution de 1946, selon lequel l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat : la France considère que l’unité et surtout la continuité du système éducatif ne peut se prêter à un découpage purement territorial. Le transfert de compétences qui en est issu s’apparente donc, plutôt, à un dispositif de compétences partagées entre l’Etat et les collectivités territoriales. L’Etat reste garant du bon fonctionnement du service public national de l’action éducative, ce qui n’interdit pas un effort de déconcentration ; les collectivités, quant à elles, sont chargées du cadre matériel de cette action éducative et de la planification des moyens. Les régions ont reçu un transfert partiel de la carte scolaire de l’enseignement secondaire, à travers l’établissement du schéma prévisionnel des formations, et un transfert total en ce qui concerne les charges de construction, d’entretien, de grosses réparations et de matériel des lycées et établissements d’éducation spécialisée. Les départements ont hérité des collèges dans les mêmes conditions. Les communes ont depuis toujours la charge des écoles primaires et maternelles.

13Certes le transfert de compétences a été accompagné d’une compensation financière. Mais celle-ci a été établie sur la base d’un effort national notoirement insuffisant. L’Etat léguait un patrimoine immobilier dégradé et insuffisant au regard de l’afflux des élèves dans l’enseignement secondaire à partir des années quatre-vingts. Pour bon nombre de régions et de départements, quelle que soit leur couleur politique, la reconstruction ou la rénovation des lycées et collèges a immédiatement constitué une priorité, pour laquelle d’importantes masses financières ont été débloquées pendant plusieurs exercices budgétaires successifs4. Pour la région Nord/Pas-de-Calais, chargée de 199 lycées d’enseignement général, technique et professionnel, l’état des lieux imposait, dès 1986, la construction en urgence de 15 nouveaux établissements pour accueillir 40 000 élèves supplémentaires. Entre 1992 et 1998, six bâtiments à structure métallique de type « Pailleron » ont été reconstruits, deux réhabilités, six ont subi un déflocage d’amiante.

14Au chapitre des atteintes à la théorie des blocs de compétence, il faut ajouter que la région est responsable des ports fluviaux et des voies navigables alors que les ports maritimes dépendent des départements, à l’exception des ports classés d’intérêt national que sont les ports autonomes et les grands ports commerciaux. Ainsi échappent à l’emprise des élus du Nord et du Pas-de-Calais, le Port autonome de Dunkerque et les ports de Calais et Boulogne.

15La notion de « blocs de compétences », imposée par la réforme, vise à mettre fin à l’opacité et à la lourdeur des financements croisés entre plusieurs intervenants de puissance publique, et toute nouvelle intervention publique, qui sera votée par une loi ultérieure, sera attribuée automatiquement à la collectivité qui a la principale responsabilité du ou des domaines concernés. Pourtant, la loi du 2 mars 1982 réaffirmait avec force le principe constitutionnel de libre administration : toutes les collectivités territoriales sont égales en droit, sans lien hiérarchique entre elles. Elles sont toutes a priori habilitées à aborder tous les domaines, sauf limitation expresse de la loi qui ne peut qu’être restrictive et exceptionnelle.

16C’est principalement en utilisant leur faculté de libre administration que les collectivités locales font la preuve de la marge de manoeuvre des élus qui peuvent, dans la limite de leurs moyens, lancer leurs propres initiatives et intervenir en complémentarité avec les autres collectivités et l’Etat. Parmi des initiatives propres du département du Nord qui dépassent les obligations légales départementales, la gratuité des transports scolaires, l’aide aux collégiens sous la forme de financements d’heures de soutien scolaire, de bourses départementales et d’allocations pour frais de cantine représentent des charges financières en constante augmentation. Le Pas-de-Calais a choisi de faire un effort particulier en faveur d’actions spécifiques de prévention et d’éducation sanitaire, de bourses d’enseignement supérieur complémentaires à celles accordées par l’Etat.

17Les départements peuvent également participer, s’ils le souhaitent, aux contrats de plan signés entre l’Etat et leur région (CPER). Mais cette possibilité constitue aussi une sorte de perversion de la décentralisation, en ce qu’elle permet à l’Etat de faire financer une partie de ses politiques par les départements et les communes, en échange du simple droit d’être consulté sur le contenu de l’accord sans avoir la capacité de participer réellement à la négociation.

18Le contrat de plan signé entre l’Etat et le Nord/Pas-de-Calais pour 1994-1998 prévoit la collaboration financière des départements et des communes à des domaines qui ne sont pas de leurs compétences : l’aménagement du réseau routier national, la construction d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche, l’aménagement urbain et la politique de la ville...

19La contractualisation a fait école et on la retrouve sous la forme de participations financières départementales à des opérations communales de développement solidaire du territoire. Le département du Nord s’est ainsi engagé, par des conventions signées avec plusieurs communes et établissements de coopération intercommunale, dans des actions de protection de l’environnement, en particulier de dépollution des cours d’eau et de stockage des déchets. Il a ajouté à son budget une aide à l’animation culturelle et sportive initiée dans certaines communes, notamment en zone rurale ou dans les petites villes.

20Cependant, pour affirmer leur existence aux yeux des citoyens et face à la présence des services de l’Etat, que la décentralisation n’a pas réduite, les collectivités décentralisées ont utilisé à plein les ressorts de la légitimation démocratique et de la personnalisation des exécutifs.

Légitimité politique et personnalisation des exécutifs

21Depuis plus d’un siècle, le département est doté, comme la commune, d’une assemblée élue au suffrage universel. La région a gagné la même légitimité politique conférée par le statut de collectivité territoriale à l’issue de sa première élection au suffrage universel, en 1986. De son côté, le département a vu sa place confortée et pérennisée par les lois du 2 mars 1982, du 23 janvier et 7 juillet 1983 puis du 6 février 1992. Par ailleurs, la réforme de décentralisation a attribué aux présidents de conseil général et régional, comme au maire, le pouvoir d’exécuter lui-même ses décisions en lieu et place du préfet dont le rôle a changé. Afin d’assurer la légalité et l’application des lois et règlements de la nation, les collectivités territoriales sont soumises au contrôle de légalité : le préfet, ou tout citoyen ou association dont l’intérêt à agir est reconnu, peut déférer devant le tribunal administratif les actes et décisions mis en oeuvre par le président du conseil régional, général ou municipal qu’il estime non conformes au droit. Le préfet n’est plus en mesure de les annuler lui-même ni de leur substituer ses propres décisions depuis que les Chambres régionales des Comptes, créées pour les besoins de la réforme, ont été chargées du contrôle des actes et décisions financières.

22Le transfert des exécutifs a donné naissance à un phénomène de personnalisation qui s’appuie sur la légitimité de l’assemblée territoriale. Pas plus que le maire, le président du conseil régional ou du conseil général n’est élu au suffrage universel direct. Mais il est le chef de l’administration territoriale et responsable du patrimoine de celle-ci. Responsable de l’exécution des délibérations du conseil de l’assemblée, et en premier lieu du budget adopté, il jouit d’une autorité personnelle liée à sa responsabilité propre dans certaines décisions individuelles et à sa qualité d’ordonnateur des dépenses et des recettes. Ceci lui permet d’imposer ses vues parfois même à « sa » majorité. D’où un fonctionnement qu’on pourrait qualifier de « présidentiel ».

23Cette personnalisation du pouvoir exécutif, qui est un trait particulier des collectivités locales françaises, est d’autant plus remarquable qu’elle est commune aux deux institutions, malgré des modes de représentation politique et territoriale différents.

24Depuis la loi de 1873, les élections cantonales au scrutin majoritaire à deux tours se déroulent par moitié, tous les trois ans. Elles atténuent de ce fait les possibilités de basculement provoqué par des mouvements d’opinion au niveau national. On constate que la politisation accrue des élections locales, liée à la nationalisation des scrutins locaux, a transformé peu à peu la représentativité des conseillers généraux élus au scrutin uninominal : on vote de moins en moins pour le représentant de son canton, dont les limites, en zones urbaines, semblent floues et de plus en plus pour le candidat du parti dont on se sent proche. Le scrutin régional, qui combine la représentation proportionnelle intégrale, sans prime majoritaire, avec des listes départementales comprenant chacune autant de candidats qu’il y a de sièges à pourvoir dans l’assemblée, empêche toute identification au territoire régional et impose un quasi-anonymat des candidats qui ne sont pas têtes de liste.

25Aux yeux des détracteurs de ce mode de scrutin, qui ouvre la porte à toutes sortes de tractations post-électorales en dehors de l’assentiment des électeurs, l’élection des conseillers généraux au scrutin uninominal majoritaire à deux tours offre l’avantage d’imposer plus de transparence aux alliances électorales d’avant et d’après le premier tour. Mais c’est oublier que le troisième tour débouche parfois sur des « surprises », comme en Haute-Corse où la gauche a ravi la présidence de conseil général à la droite en 1998, alors qu’elle était théoriquement minoritaire.

26Par ailleurs, tant au conseil régional qu’au conseil général, la commission permanente, organe délibérant restreint, et les commissions thématiques sont élues au scrutin de liste, à la proportionnelle à la plus forte moyenne, sans panachage ni vote préférentiel, tandis que les vice-présidents et les présidents de commission sont élus au suffrage uninominal. C’est ainsi que, selon le rapport de force politique du moment, des élus de l’opposition peuvent accéder aux présidences de commission. Ce fut le cas au conseil régional du Nord/Pas-de-Calais, entre 1992 et 1998, où des élus de droite ont présidé les commissions de l’enseignement, de la communication et des relations internationales, des finances, de la formation professionnelle et de l’apprentissage, du plan et de l’aménagement du territoire. La commission permanente est, quant à elle, un rouage important de la région, puiqu’elle peut recevoir de larges délégations du conseil régional. Depuis la loi 92-125 du 6 février 1992, elle est élue à la proportionnelle par le conseil régional. Le bureau, pour sa part, ne comprend que le président et ceux des vice-présidents et, éventuellement, des conseillers qui ont reçu délégation. Le président jouit ainsi d’une grande liberté pour composer son « état-major »5.

27Même si elles ne sont que des organes d’études et de propositions qui ne lient ni l’assemblée plénière ni l’exécutif, le rôle des commissions thématiques est important en ce qu’elles préparent les travaux du conseil : un dossier visé en commission arrive en séance plénière déjà analysé et remanié, en vue de la discussion générale et du vote définitif, et la décision des groupes politiques est, bien souvent, déjà prise. En acquérant une compétence technique et une expérience sur le long terme, les présidents de commission ont gagné une importance justifiée qui les rend souvent indispensables aux réunions en préfecture auxquelles ils assistent souvent par délégation du président.

Départements et régions, des compétences concurrentes

28La région et le département s’insèrent dans un tissu institutionnel rendu plus complexe par la présence de grandes agglomérations et de métropoles qui ont su nouer des liens directs avec l’Etat et l’Union européenne. Les relations avec l’Union européenne se sont construites à partir des dossiers d’aides financières, qui imposent la règle d’un partenariat plus égalitaire que celui qui est pratiqué par l’Etat, à l’intérieur de nos frontières, tant au niveau de l’initiative des projets que de leur mise en œuvre, même si l’Etat, par le truchement des préfets et des secrétariats généraux aux affaires régionales (SGAR), reste le point de passage obligé de la politique communautaire en région. C’est bien pourquoi la France, comme la Grande-Bretagne, autre Etat centralisé, a longtemps réprimé toute velléité de contact direct entre les instances locales et la Commission européenne. Il faudra attendre la loi du 6 février 1992 sur l’administration territoriale de la République et celle du 4 février 1995 sur l’aménagement et le développement du territoire pour que soit reconnu aux collectivités locales, et particulièrement aux régions, le droit de s’engager dans la coopération transfrontalière. Pourtant, l’Etat reste réticent devant toute coopération transfrontalière approfondie qui risquerait d’échapper à son contrôle, malgré la ratification récente d’un traité avec l’Allemagne, la Suisse et le Luxembourg.

29Pour une bonne part, le Nord/Pas-de-Calais a été classé dans la liste des territoires répondant aux critères d’éligibilité aux aides définies dans les « Objectifs prioritaires I, II et V » des fonds structurels, dans le cadre de la politique régionale européenne pour la période s’étendant jusqu’à 1999. Frontalière de la Belgique et du Royaume-Uni, la région entre, en outre, dans la sphère d’application des programmes INTERREG. L’Eurorégion, composée du comté du Kent, et des régions du Nord/Pas-de-Calais, de Flandre, de Wallonie et de Bruxelles-Capitale, existe depuis 1992. Pour sa part, Calais a été confortée dans ses relations portuaires multi-séculaires avec Douvres par le regroupement des lignes de ferries sur le parcours transmanche le plus court, au détriment de Boulogne et Dunkerque.

30A l’intérieur de nos frontières, la planification contractualisée entre l’Etat et la région fait de cette dernière le partenaire privilégié de l’Etat. Mais les procédures contractuelles ont surtout le mérite de démontrer la complémentarité des politiques décentralisées, avec ou sans l’impulsion de l’Etat. En France septentrionale, cette complémentarité est axée sur le renforcement de la solidarité des territoires et de la cohésion sociale. Elle s’exprime dans des domaines aussi divers que le développement urbain, la requalification et l’aménagement foncier, les équipements routiers, portuaires maritimes et aéroportuaires, la politique culturelle, la valorisation des voies d’eau... Le Schéma départemental des transports collectifs du Nord a été présenté par le conseil général dans chaque arrondissement, en présence de techniciens régionaux qui gèrent le dossier du Transport Express Régional. Dans son principe, il prévoit l’interconnexion des réseaux interurbains routiers et du TER. Autre exemple de collaboration réussie, un partenariat entre élus et services techniques de la région, du département et de la communauté urbaine (Lille Métropole) met en œuvre, dans tout le département du Nord, le schéma d’aménagement et de protection de l’environnement appelé « la trame verte ».

31La région est consolidée, mais elle reste le regroupement de deux départements. Or, au sein du conseil régional, la représentation territoriale se double d’une représentation socio-économique à partir de sous-ensembles géographiques fortement intégrés, tels le Littoral, le Bassin minier, la Métropole, le Valenciennois ou l’Avesnois, dont les limites dépassent les frontières administratives et dont les élus peuvent prendre, à l’occasion, l’allure de « clans »6. Au conseil général du Nord, c’est même pour regrouper les forces des « laissés pour compte du développement économique » que s’est constitué le groupe ITEN (Intergroupe technique des élus du Nord) qui rassemble six élus de cantons ruraux et urbains, du nord et du sud du département. En rupture tant avec le parti socialiste que la droite, ils veulent signifier leur volonté d’alerter les instances délibérantes sur les conséquences d’une politique qui creuserait l’écart entre les grandes agglomérations et les petites villes associées aux campagnes.

32D’une façon générale, on ne peut passer sous silence le fait que l’Etat semble enclin à rétablir avec ses « partenaires » locaux des relations organisées autour de la structure hiérarchique de ses propres services, quand il s’agit de régler des problèmes sociaux et économiques, graves et urgents. L’Etat n’aurait-il pas la tentation de reprendre en main l’action locale quand il lance la politique de la ville ou celle des zones franches alors que le développement socio-économique local est devenu l’apanage des collectivités décentralisées ? De ce point de vue, le débat sur la limitation du cumul des mandats prend tout son intérêt si on considère qu’un mandat de parlementaire ou, à plus forte raison, un portefeuille ministériel donne aux élus locaux l’occasion de continuer à fréquenter les administrations centrales, comme à l’époque de la centralisation, ce qui ne peut manquer d’aller à l’encontre de la lettre autant que de l’esprit d’une décentralisation achevée.

II – Les régions et les départements, des lieux de pouvoir ?

33Si on admet que les régions et les départements sont des espaces de pouvoir, cela revient à admettre que leurs politiques publiques reposent sur des choix politiques identifiables qui peuvent être sanctionnés à l’occasion des élections. Cela valide l’idée que les collectivités territoriales françaises jouissent d’une réelle autonomie. Pourtant l’Etat n’a pas renoncé à sa propre action sur le terrain. Mais dans quelle mesure le vote des électeurs peut-il faire changer les politiques locales ? C’est principalement à l’occasion des alternances que l’on peut mieux mesurer ces changements. Si la comparaison entre deux époques ne peut apporter qu’un éclairage limité sur la mise en œuvre des compétences légales, ce sont surtout les interventions extralégales qui deviennent l’enjeu soit de changements de cap qui rompent avec les pratiques antérieures, soit, au contraire, de simples inflexions dans la continuité du travail déjà accompli. Mais il faut aussi tenir compte de facteurs nationaux tels que l’accroissement, par lois successives, des charges transférées vers les collectivités territoriales, et l’évolution des problèmes socio-économiques nationaux. C’est typiquement le cas de l’augmentation des budgets sociaux, que l’on discerne dans le Nord comme dans le Pas-de-Calais, en raison de l’application de la loi de 1988 instituant le RMI qui met à la charge des départements le volet « insertion » du dispositif.

34En provoquant des alternances, les élections cantonales et régionales de 1992 ont fourni l’occasion de vérifier l’existence et l’étendue d’une marge de manoeuvre politique qui serait offerte aux élus par la décentralisation, c’est-à-dire une capacité à mettre en application des options partisanes, voire idéologiques. On peut considérer que cette marge de manœuvre s’exprime d’abord par des choix budgétaires mais elle peut également se manifester plus discrètement par une autre conception du rôle des acteurs, élus et techniciens, à travers une nouvelle organisation de la « machine politico-administrative » territoriale.

Alternance régionale

35Entre 1992 et 1998, l’exécutif régional a exprimé sa différence « Verte » par une approche originale de l’action politique, qui n’a cependant pas été vécu de manière conflictuelle par les partis de la gauche traditionnelle. L’inspiration écologique a nourri plusieurs aspects de la politique régionale et s’est appuyée sur le programme électoral des Verts autant que sur l’accord passé avec le P.S. C’est ce qu’illustre l’attention particulière qui a été portée à trois points spécifiques :

  • les économies d’énergie et les énergies propres, en particulier le développement de l’énergie éolienne, de la récupération des déchets recyclables, la recherche sur de nouveaux matériaux et modes de construction ;
  • l’éducation à la citoyenneté, c’est-à-dire la sensibilisation des lycéens aux problèmes éthiques et moraux de la société et du monde ;
  • la coopération décentralisée lancée vers des régions appartenant à des pays en voie de développement et conçue, comme la coopération transfrontalière, à partir du double principe de la solidarité entre les hommes et les territoires et de la protection de l’environnement.

36Pour sa part, la formation initiale et professionnelle était, dès 1986, un point fort de la politique du conseil régional. L’enseignement supérieur et la recherche, dont l’Etat n’a pas voulu se dessaisir, ont bénéficié d’un important soutien financier des collectivités territoriales, et au premier chef de celui de la région. Ces aides ont amplifié l’effort de l’Etat proposé dans le plan « Université 2000 ». La sécurité des équipements et bâtiments publics, et, en particulier, scolaires, a été l’objet de la vigilance personnelle de la présidente, elle-même militante au sein du collectif national contre l’amiante. De ce fait, le « désamiantage » a été pris en compte dans les dépenses budgétaires et le Nord/Pas-de-Calais a été la première région française à entreprendre et achever son programme dans les bâtiments dont elle a la charge.

37Les Verts ont également fait inscrire au budget régional le financement d’expériences faisant la preuve des avantages d’une nouvelle approche de l’architecture, qui intègre la qualité de la construction et des équipements et les économies d’énergie dans un nouveau concept architectural d’ensemble appliqué aux constructions scolaires : c’est l’exemple du lycée inauguré à Calais en mai 1998 qui est classé « Haute Qualité Environnementale ».

38Autre priorité écologiste qui a donné un nouvel éclairage à la politique régionale, les transports collectifs : le schéma de développement du TER, initié par Pierre Mauroy dès 1978, avait déjà été ratifié par la précédente assemblée. Depuis 1997, le Nord/Pas-de-Calais participe, comme six autres régions-pilotes, à l’expérimentation de la régionalisation du réseau régional de la SNCF, en application de la Loi d’orientation sur les transports intérieurs (LOTI) de 1995. De ce fait, l’Etat verse directement à la région la dotation qu’il versait auparavant à la SNCF, soit 461,44 millions de francs pour 1998 ; cette somme est mensuellement reversée à la SNCF suivant des modalités définies dans la convention signée entre la région et la SNCF sur l’amélioration du matériel roulant, des fréquences, des gares et de l’accueil des voyageurs. La priorité donnée aux transports collectifs s’est aussi traduite par un moratoire sur le projet d’élargissement de la route nationale 42 (Lille-Boulogne) et celui du doublement de l’autoroute Al (Paris-Lille). S’ajoutant aux tergiversations qui ont ralenti les travaux de construction de l’autoroute A 16 au sud de Boulogne, cette décision a provoqué une réaction d’inquiétude de la part de Michel Delebarre, au nom des élus du littoral, auquel s’est joint Philippe Vasseur, président du groupe d’union UDF/RPR, au nom des élus des zones rurales de l’ouest et du sud de la région. Tous deux ont fait valoir que le problème ancien du maillage routier régional n’était toujours pas résolu et que tout retard dans la réalisation des infrastructures promises ne pourrait que retarder le développement local de ces territoires mal desservis. On peut considérer cet épisode de la vie politique régionale comme le principal accroc dans la majorité plurielle.

39A la veille des élections, le budget primitif pour 1998 a confirmé les axes prioritaires de l’action engagée : la poursuite de la stabilité fiscale, la nécessité de maîtriser l’emprunt et la charge de la dette, le renforcement des dispositifs tournés vers l’emploi. Mais il est probable que l’arrivée de Michel Delebarre a la tête de l’exécutif, en 1998, coïncide avec une relance des investissements routiers tels que l’amélioration du contournement des agglomérations de Calais, Boulogne et Dunkerque et la réfection de l’A25 (Lille-Dunkerque). Toutefois, « les dossiers d’aménagement qui arriveront à la région seront étudiés dans la perspective du développement durable »7.

40Entre 1992 et 1998, il n’y a pas eu de conflit majeur. Les Verts ont fait la preuve de leur ancrage à gauche. Ils ont fait bloc avec le reste de l’exécutif qui a toujours agi de concert. Ils ont amplifié certaines politiques qui leur tenaient à cœur mais qui correspondaient déjà à l’esprit de l’exécutif précédent. La continuité a été la règle, comme le soulignent les commentaires du budget primitif pour 1998 : « depuis 1990, un programme d’investissements d’envergure a été lancé pour faire face aux besoins très importants dans le domaine de l’éducation et pour participer, dans le cadre du contrat de plan avec l’Etat, au développement des infrastructures locales. La rénovation et la construction de lycées seront une source importante de dépenses pour les dix prochaines années. Une politique d’intervention ambitieuse visera à accompagner le développement économique local ».

41Peut-être faut-il mettre aux comptes des priorités écologistes la légère réduction des volumes financiers accordés à la politique culturelle, dans la mesure où, à volume budgétaire global constant, il a fallu opérer des choix budgétaires qui se sont matérialisés par des transferts de crédit en faveur des inflexions « vertes » décrites plus haut.

42Comme l’explique J.M. Pontier8, « le domaine de la culture est une excellente expression de la dilatation des compétences des collectivités locales [...]. Dans un domaine qui a peu retenu l’attention du législateur, les activités des collectivités locales se sont multipliées, occupant un champ qui n’avait guère été délimité et peut avoir des prolongements très vastes ». Nous en trouverons l’illustration dans la politique du conseil général du Nord.

Alternance départementale

43Pour l’Union Pour le Nord (UPN), composée d’élus RPR, UDF et Divers Droite qui ne s’attendaient pas à gagner les cantonales de 1992, matérialiser le changement de majorité a d’abord consisté en l’installation d’un nouveau mode de fonctionnement s’appuyant sur de nouveaux collaborateurs à la place du personnel « local » : le cabinet du président a accueilli de jeunes collaborateurs parisiens désignés par l’appareil national du RPR. A la tête des services administratifs ont pris place de nouveaux directeurs issus d’autres administrations territoriales, notamment de la mairie de Paris, ou de services extérieurs de l’Etat. Mais l’entourage présidentiel n’a pas tardé à provoquer des tensions entre les élus de la majorité en isolant l’exécutif de ses vice-présidents, ce qui obligera à revenir quelques mois plus tard à un mode de fonctionnement plus « classique ». De ces tensions, les services administratifs ont su tirer parti en utilisant leur marge d’autonomie croissante et en se référant de moins en moins souvent aux élus.

44Après plus de quarante ans de domination socialiste, les partis de droite font le constat de la faiblesse de leur assise territoriale en dehors des bassins ruraux aux deux extrémités du département, la Flandre intérieure et l’Avesnois. Inspirée par la visite du Premier ministre Edouard Balladur puis du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, la majorité décide de lancer une consultation à l’échelle du département entre le 15 août et le 30 septembre 1993, pour renforcer les liens qui unissent les Nordistes à leurs conseillers généraux et connaître leurs attentes. Cette consultation « démocratique et participative »– 190 000 réponses reçues sur 900 000 foyers, dont la répartition géographique et socioprofessionnelle n’a, toutefois, pas été communiquée – met en évidence, d’une part, l’inquiétude des habitants devant ce qu’ils considèrent comme des déséquilibres territoriaux, d’autre part, leur attachement au département. Son résultat alimentera la rédaction du budget pour 1994, puis la définition d’un programme d’actions de solidarité socio-économique et territoriale, de redistributions plutôt que de grandes orientations nouvelles : désenclavement routier en particulier de l’Avesnois, aide à l’implantation d’entreprises dans des zones a priori moins attractives, soutien scolaire et diffusion de la culture, lutte contre toutes les formes d’exclusion pécuniaire et sociale. Ainsi dans une région urbanisée aux trois-quarts, l’aménagement rural devient une priorité face au développement de la métropole lilloise.

45C’est la fin du plan routier socialiste et l’abandon des grands travaux. Un nouveau plan est élaboré mais ses moyens sont globalement en baisse (180 millions de francs par an pour 1994-1998 au lieu de 230 millions « en vitesse de croisière »). Cette volonté de « rééquilibrage » entre la ville et la campagne, les villes moyennes et la métropole, entre l’usine et le bureau, passe par la « remise à plat du fonctionnement de (notre) pratique administrative »9 : outre les changements qui ont été décrits plus haut, le conseil général décide de « se décentraliser » à l’échelon des arrondissements. Réunis en conseils d’arrondissement, les conseillers généraux reçoivent une dotation d’un franc par habitant dont ils décident librement de l’affectation sur leur territoire. Des « Maisons du département » destinées à rapprocher l’administration territoriale des habitants sont ouvertes. Mais les services techniques et administratifs centraux rechignent à se dessaisir de « leurs » dossiers, par crainte de perdre leurs pouvoirs et leur influence. Les Maisons du département resteront des coquilles vides.

46Sur de nombreux points, la droite a affiché les mêmes priorités que la gauche : transport scolaire gratuit, aide massive à l’enseignement, solidarité entre les territoires et cohésion sociale entre les habitants du département. Les collèges bénéficient de moyens supplémentaires qui passent de 100 millions de francs, en 1992, à 405 millions en 1997 alloués aux travaux de remise aux normes et de sécurité. Il restait encore, en 1992, une cinquantaine de collèges « Pailleron » à reconstruire. Au total, c’est une dépense cumulée de 2,6 milliards qui est programmée sur cinq ans, de 1996 à 2001 pour la sécurité des collégiens. De plus, les subventions pour création de salles de sport et plateaux techniques d’éducation physique et sportive passent de 1,8 millions à 4,2 millions en six ans. Le financement du soutien pédagogique, soit 9 millions en 1997 répartis entre 287 établissements, permet de rémunérer des intervenants, professeurs ou extérieurs, à hauteur de 3 heures hebdomadaires par classe de sixième.

47Si on peut dire qu’il n’y a pas eu de changement radical dans les options générales, il faut souligner que la politique du département a été infléchie dans plusieurs domaines, dont certains sont devenus l’enjeu de polémiques au moment des votes et jusque dans les campagnes électorales de 1995 et 1998. L’action en faveur de la lutte contre la toxicomanie et les aides individuelles en faveur de la restauration scolaire ont reçu une approbation quasi unanime. Mais il n’en a pas été de même pour la suppression des moyens financiers accordés au Mouvement du Planning familial et la réduction de la politique familiale de 13,6 millions à 8,4 millions, ni pour le rattrapage des dépenses d’investissement et de fonctionnement en faveur de l’enseignement privé. Cinquante-deux chantiers de rénovation et de sécurité, pour un montant exceptionnel de 7 millions de francs, ont été ouverts en urgence, « en prenant le risque de transgresser les dispositions de la loi Falloux » comme l’a annoncé le premier vice-président Jean-René Lecerf10 : les subventions aux établissements privés, alignées sur celles versées à l’enseignement public, sont passées de 40 à 58 millions de francs.

48L’action culturelle a continué sur sa lancée. Toutefois, elle exprime une priorité pour l’investissement qui passe de 60 millions au lieu des 18 millions antérieurs, au détriment des dépenses de fonctionnement qui ne montent que de 32 millions à 47 millions. De même, la politique du tourisme a connu une croissante notable de son budget d’investissement, de 6,2 millions à 17,8 millions, mais parallèlement, une réduction sensible des frais de fonctionnement a été imposée au Comité départemental du Tourisme, aux syndicats d’initiative et offices du tourisme, aux manifestations touristiques. Le conseil général n’a réduit son soutien ni aux grands équipements qui assurent le rayonnement culturel des villes les plus importantes ni à la création. Il a ainsi acheté la propriété familiale de Marguerite Yourcenar au Mont Noir, dans les monts de Flandre. Celle-ci est devenue un lieu de promenade accessible au public et, en même temps, un lieu de résidence pour écrivains français et étrangers. Mais il a eu pour souci de favoriser une diffusion plus harmonieuse des outils culturels par un partenariat avec des petites communes dans un réseau départemental de diffusion en milieu rural.

49L’intérêt porté au monde rural s’est conformé à la loi sur l’équipement et l’aménagement des communes rurales. Par le biais de sa participation aux « contrats d’objectifs intercommunaux » proposés par l’Etat et la région, à travers son partenariat privilégié avec la Chambre d’agriculture, le département s’est investi dans le secteur de l’aménagement et de l’agriculture. Cette aide touche à la fois les équipements publics (électrification, travaux hydrauliques, animation de la vie rurale) mais aussi les agriculteurs, en particulier pour la rénovation et la construction des bâtiments d’élevage, dans la perspective de réduire les pollutions d’origine agricole.

50Une innovation importante a marqué le secteur de l’action économique. Le département a donné un nouvel élan à l’aide économique indirecte, qu’autorise la loi Galland de 1988, en réorientant la politique de leurs prédécesseurs, considérée comme du « saupoudrage au coup par coup », vers une politique plus « macro-économique », sur l’ensemble du département. La majorité du conseil général a voulu « contribuer, aux côtés d’autres collectivités, à valoriser le tissu industriel et stimuler la création d’activités nouvelles »11. Par un nouveau « Fonds d’aide à la localisation des entreprises », par son association aux projets de l’OPAC du Nord et des offices d’HLM, de plusieurs chambres de commerce, d’organismes d’insertion de publics en difficultés et de défense des locataires, le département a entrepris « une démarche globale ». Celle-ci vise à évaluer les marchés potentiels, à déterminer les enjeux économiques à venir et à associer des partenaires locaux, dans un souci de cohérence avec les initiatives privées »12.

51Le slogan du conseil général entre 1992 et 1998 était : « rigueur financière et ambition politique »... ce qui n’est pas à première vue très différent des objectifs des Verts au conseil régional, durant la même période. Les aspirations de la majorité départementale de droite, et tout particulièrement de son président, évoquent une action de défense et d’illustration du département comme maillon essentiel de la décentralisation, plutôt qu’une politique de rupture.

52Il existe un pouvoir décentralisé réel, régional ou départemental, pour qui sait se l’approprier, même si on ne peut parler de « gouvernement » régional ou départemental ni de « meso-gouvernement », puisqu’il s’agit d’une dilatation de compétences transférées de l’Etat vers les collectivités locales et non d’une véritable autonomie politique accordée, en dépit du principe de libre administration. Le débat sur la faiblesse des régions françaises par rapport aux länder allemands, aux régions autonomes espagnoles, aux régions ou communautés belges, même aux dévolutions galloises ou écossaises, nous apparaît être un faux débat qui tendrait à confondre décentralisation, régionalisation et fédéralisme. La France a clairement exprimé, en 1982, son refus du modèle italien ou espagnol de la régionalisation, puisque l’article L.4111-3 du Code général des collectivités territoriales rappelle que la création et l’organisation des régions en métropole et outre-mer ne portent atteinte ni à l’unité de la République ni à l’intégrité du territoire. « Malgré les importants transferts de compétence dont elles bénéficient, les régions ne sont pas les Etats fédérés d’un Etat fédéral ou les institutions politiques d’un Etat composé. Nous restons dans un Etat unitaire»13

53Entre la région et le département, y aurait-il un échelon de trop ? Ni leurs compétences, ni leurs capacités financières ne sont identiques ; elles sont en revanche complémentaires : on décrypte assez clairement une ligne de partage entre les politiques stratégiques et les politiques de proximité en direction des habitants pour l’exercice desquelles le département du Nord est peut-être trop étendu et trop peuplé. Au contraire, le législateur doit-il obliger ou simplement encourager les collectivités territoriales à agir de manière convergente, à collaborer dans le sens d’une plus grande solidarité entre elles en matière d’aménagement rural et du territoire, d’aides à la création ou au maintien d’emplois, et plus généralement dans le domaine du développement économique ? Les expériences des guichets uniques pour les créateurs d’entreprises et les chômeurs à la recherche d’un emploi se sont multipliées partout en France. Elles sont un des exemples de la capacité des collectivités locales à s’organiser entre elles, avec ou sans la présence de l’Etat, avec ou sans l’engagement du Contrat de Plan.

54La décentralisation est-elle d’ailleurs compatible avec les contraintes d’une contractualisation plus ou moins négociée ? N’est-il pas temps pour l’Etat « d’accepter de se recentrer sur ses compétences régaliennes pour mieux les exercer, en laissant le soin aux niveaux régionaux, départementaux et communaux d’exercer leurs compétences dans toute leur plénitude »14 ?

55Reste la question du mode de scrutin régional. Cette question, rattachée à l’amélioration du fonctionnement des assemblées, est en discussion au Parlement depuis les élections de mars 1998. Un projet de loi envisage d’instaurer un scrutin de liste à deux tours organisé dans le cadre de la région et non plus des départements, et d’attribuer à la liste obtenant la majorité absolue au premier tour ou arrivant en tête au second tour une prime, sur le modèle du scrutin municipal. L’objectif, selon le ministre de l’Intérieur, est « de permettre à la fois des majorités stables et une représentation convenable des autres sensibilités ».

56C’est oublier que dans d’autres pays européens, l’absence de majorité électorale dans les conseils locaux est une donnée plutôt courante de la vie politique locale, et qu’elle ne débouche pas toujours sur une situation de blocage. Malgré un système aussi brutal que le vote uninominal majoritaire à un seul tour, il n’est pas rare, en Grande-Bretagne, que les élections locales génèrent des conseils locaux de comté, de district ou d’autorité unitaire indécis15 , lorsqu’un nombre exactement semblable de sièges est obtenu par les deux principaux partis, les Conservateurs d’un côté, les Travaillistes de l’autre, seuls ou unis dans une coalition de circonstance aux Libéraux-Démocrates. Une réflexion sur les vertus et défauts de chaque type de scrutin devrait être l’occasion de poser à nouveau la question de la représentativité des instances locales, au-delà de celle des élus. Le temps est peut-être venu de redonner une place plus grande au débat, au sein des assemblées locales, et de favoriser les compromis, sans compromissions.

Notes de bas de page

1 Delcamp A., « La décentralisation française et l’Europe », dans Pouvoirs n° 60, 1992, p. 155

2 Bourjol, Les Institutions régionales de 1789 à nos jours, Paris : Berger-Levrault, collection l’Administration nouvelle 1969.

3 Les enquêtes de l’Observatoire inter-régional du Politique (O.I.P.) montrent un attachement aux territoires de 53 % pour la région et de 50 % pour le département (et 52 % pour la ville ou la commune) alors que le sentiment de proximité est de 67 % à l’égard de la région mais de 55 % à l’égard du département et 86 % à l’égard de la commune. Voir Régions, la Croisée des chemins ; Perspectives françaises et enjeux européens, Dupoirier E. (dir.), Paris, Presses de Science Politiques, Collection Références inédites, 1998, pp. 291-292.

4 Dupoirier E., « Régions : problèmes et défis », Pouvoirs locaux n° 36, 1988, V, p. 64.

5 La différence de composition entre la Commission permanente et le Bureau, à partir de la distinction entre « délégataires » et non « délégataires » est importante. Voir les débats autour de la participation du Front National à l’exécutif régional en Rhône-Alpes et Languedoc-Roussillon.

6 Breuillard M., « Du Littoral à l’Eurorégion, un exemple de recomposition spatiale dans le Nord-Pas-de-Calais », dans Nord-Pas-Calais : Changement régional et dynamique des territoires, Journée d’étude sous la dir. de D. Paris, sous l’égide du FRE-Ville (Pôle Universitaire Européen -Nord-Pas-de-Calais et Observatoire régional de l’habitat et de l’aménagement), février 1996, pp. 235-249.

7 Voir « Interview de Michel Delebarre : « Etre la première région pour les emplois-jeunes » in Dunkerque Littoral, le journal de la communauté urbaine de Dunkerque n° 13, mai 1998, p. 5.

8 Pontier J.M., « Les anamorphes de la décentralisation, Les Petites Affiches, (I et 2) 13 et 18 novembre 1992, n° 137, p. 4-8 et n° 139, pp. 19-23.

9 Déclaration du Président Jacques Donnay, procès-verbal des délibérations du conseil général, réunion du 18 septembre 1995.

10 Voir « Les grandes orientation de la politique du conseil général du Nord entre 1992-1998 », rapport établi par les commissions pour le lancement de la campagne électorale.

11 Conseil Général du Nord, 1996, Rapport annuel.

12 ibidem.

13 Commentaire sous l’article cité dans Code général des collectivités territoriales annoté et commenté, Editions du Moniteur, octobre 1996, IV-1/3.

14 Hoeffel D., « Identité et territoire », dans Pouvoirs locaux 1996, n° 3, 1/IV/ (déc.), p. 5.

15 L’expression anglaise consacrée est « hung council », littéralement « en suspens ».

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