Chapitre XI. Le Cambrésis après la peste
p. 235-245
Texte intégral
1Heureux Cambrésis qui a gardé d’aussi belles archives ! Les baux des dîmes des années 1370-1620 ont été bien étudiés1 ; ils permettent d’imaginer une agriculture qui n’a pas dû beaucoup varier des grandes pestes du XIVe siècle au début du XIXe. Pour le XIVe siècle, période charnière entre le monde plein et le monde vide, trois séries de comptes ont été traitées2. Ici les changements ont été considérables.
2Mieux que tous les autres, les comptes cambrésiens illustrent de chiffres précis la conjoncture du XIVe siècle. D’abord ils ont permis d’établir que les quatre gratis mortoires de 1340, 1349, 1360 et 1369 ont enlevé chacun le tiers des êtres vivants. Ensuite ils montrent bien les cycles des prix des grains et leur effondrement durable à partir de 1370. Soient ici, tout de même, quelques chiffres pour mesurer l’ampleur de la récession. Il s’agit du prix du mencaud en deniers d’après les comptes des chapelains de Notre-Dame.
blé | monnaie courante | monnaie douzième |
1331-1336 | 53,18 | 53,18 |
1391-1400 | 56,95 | 23,73 |
coefficient | 1,07 | 0,45 |
avoine | ||
1331-1336 | 38,81 | 38,81 |
1391-1400 | 58,04 | 24,18 |
coefficient | 1,50 | 0,62 |
3 Les prix du blé se sont donc maintenus en nominal ; en argent ils ont baissé de plus de moitié. Chose curieuse, l’avoine a beaucoup mieux résisté : à la fin du siècle, l’avoine valait autant que le blé. Il est vrai que sa mesure était supérieure de 50 %. Peut-être faut-il penser que le nombre des chevaux avait moins baissé que celui des hommes.
4Au début du siècle les fermages étaient stipulés dans les deux céréales, plus de blé, moins d’avoine : en 1322-1324, par mencaudée, 4,86 mencauds de blé et 2,39 d’avoine, mais les censiers, qui n’avaient pas trop de toute leur production, rachetaient souvent leur cense. En 1394-1396, les chiffres étaient de 2,28 et 1,21, mais beaucoup de fermages étaient seulement en blé. Comme on le voit le poids du fermage avait baissé de 53 % pour le blé, de 49 % pour l’avoine, la baisse intervenant dès 1340. La baisse fut encore plus forte à l’hôpital Saint-Julien (moins 57,09 % pour le blé de 1323 à 1396-1400) et chez les chapelains de Saint-Géry (moins 66,60 % de 1336 à 1399). La carte des fermages montre, une fois de plus, la disparité entre le nord et le sud, entre l’ouest et l’est. On a utilisé ici la notion de fermage annuel, en mencauds d’équivalent-blé (fermage en blé plus les deux tiers du fermage en avoine, le tout divisé par trois).
5Voici les résultats pour les fermages des chapelains de la Cathédrale de Cambrai en 1392-1395 :
6Ouest de l’Escaut :
• nord | 4 villages | de 0,92 à 2.00 | moyenne =1,61 |
• sud | 11 V | de 0,50 à 2,29 | m = 1,06 |
7Est de l’Escaut :
• nord | 6 v | de 1,23 à 1,78 | m = 1,38 |
• sud | 11 V | de 0,22 à 1,78 | m = 0,90 |
8Le prix de la terre, lui aussi, s’effondra. Les chapelains de Notre-Dame ont acheté des terres. On a 36 chiffres utilisables, avec circonspection, car le prix varie fort, dans le même village parfois. On a en 1322-1338, 10 achats bien dispersés dans l’espace et bien groupés autour d’une moyenne de 7,44L la mencaudée et d’une médiane de 7,12 (pied 12) ; en 1393-1396, on a 10 achats, malheureusement dominés par Ruyaulcourt, où la terre était chère, d’où une moyenne de 4,77 L et une médiane de 4,08 (pied 28,8). Le prix de la terre avait donc baissé de 43 % en nominal, de 76 % en argent. Ce qui était rare vers 1320-1340, c’était la terre ; vers 1370-1400, c’était l’homme. De même pour l’argent, dont le loyer baissa beaucoup.
9Les salaires, eux, avaient augmenté, aussi bien en nominal qu’en argent ou en blé, surtout ceux des maisnies : à Saint-Julien la masse salariale fut multipliée, des années 1330 aux années 1370, par 3,68 en nominal, par 1,53 en argent. De même partout.
10 Il faut ajouter certains changements structurels. D’abord les fortunes ecclésiastiques augmentèrent beaucoup, du fait, sans doute, de la générosité testamentaire, car les achats résultèrent surtout du placement des sommes données. On a évalué la propriété cléricale à 40 % du sol en 1789, à 43 % en 1620, en 1573 et déjà au XVe siècle3. Cette conquête débuta au XIVe siècle : les terres des chapelains de Notre-Dame furent multipliées par 2,97 de 1322- 1324 à 1392-1394, celles des chapelains de Saint-Géry par 2,91 de 1336 à 1399, celles de Saint-Julien par 1,68 de 1323 à 1392, et cela rien que pour les terres cultivées, sans tenir compte des nombreuses terres laissées a riés. Le Cambrésis région de grande propriété, donc.
11Mais aussi le Cambrésis région de grande exploitation4, donc de « grande culture ». Le phénomène a, lui aussi, débuté au XIVe siècle. Chez les chapelains de Notre-Dame, le fermier moyen avait 10,62 mencaudées en 1322- 1324 et 21,27, deux fois plus, en 1394-1396. Ces chiffres sont faibles par eux-mêmes du fait que dans certaines paroisses les chapelains n’avaient qu’une terre et que la concentration y était impossible, mais la tendance est nette. C’est alors que dut se mettre en place l’oligarchie des gros fermiers caractéristique de cette province et coupable, paraît-il, de son enlisement dans la routine. La mobilité des fermiers fut assez forte jusqu’à 1400 au moins, car elle constituait leur arme maîtresse pour faire baisser les fermages, mais on voit dès cette époque s’installer des dynasties de gros censiers. On peut penser que ce fut là l’effet des mortalités : si les trois quarts des laboureurs ont péri, il était normal que les survivants eussent quatre fois plus de terre.
12Face à la crise de la céréaliculture, la première réaction des Cambrésiens fut de laisser en friche une partie des terres, les parcelles marginales sans doute, celles qu’on avait exploitées dans l’euphorie du monde plein. Ç’avait déjà été le cas après 1316, mais ces terres avaient assez vite été réaccensées, en argent ou en grains. Le phénomène fut beaucoup plus ample et plus durable après 1340. Pour certaines des chapellenies de Saint-Géry on connaît la surface des terres qui devaient le gavene au comte de Flandre et celle des terres exploitées. Cette dernière faisait en 1362 84,97 des terres soumises au gavène, en 1370-1388 76,01 %, en 1390-1399 81,79 et 97,18 % en 1399. De fait, après la reprise de 1393 certaines terres abandonnées depuis longtemps furent réaffermées, pour des loyers d’ailleurs très faibles. Mais ces pourcentages sont imparfaits, car toutes les terres ne devaient pas le gavene.
13Pour mieux mesurer l’ampleur de cette désertion il faut constituer le fichier des terres. Pour Saint-Géry on trouve ainsi 64 parcelles ; 28 peuvent être suivies pendant tout le siècle ; 17 ne sont citées qu’une année. Des 25 terres citées par le compte de 1336, 5 se perdent aussitôt et 2 après 1362, et on peut s’assurer qu’elles ne furent pas louées à deniers, ni arrentées. En 1395-1399 il y avait 47 parcelles dont 17, qui sont inconnues avant 1370, devaient être des acquisitions récentes. Ces 47 terres faisaient 216 meneau – dées, dont 34,71 étaient à riés. Vers 1400, 17,60 % des terres étaient en friche. Il est remarquable que la plupart de ces terres vaghes se situent dans le Cambrésis riche, celui qui, avant 1340, avait connu les plus belles fumures et les fermages les plus lourds. C’est là peut-être qu’on avait exploité le plus de terres marginales, là qu’on subit de plein fouet la contraction du marché.
14Il est évident que la friche fut un phénomène conjoncturel plus que structurel. Il serait intéressant de suivre ses variations après 1400 et de tenter de voir si elles accompagnèrent celles des prix des grains. Le XVe siècle cambrésien ne fut peut-être pas immobile. On l’a jusqu’ici étudié à partir des baux des dîmes, avec des résultats, il faut le dire, assez décevants. L’étude serait à reprendre.
15La seconde conséquence de l’effondrement du marché du blé fut sans doute la baisse des rendements.
16Les chapelains de Notre-Dame ont continué après 1350 à exploiter eux-mêmes les terres laissées par leurs fermiers, ce qui permet d’entrevoir les caractères de l’agriculture cambrésienne. Ils produisirent du blé et de l’avoine, rien d’autre, sinon qu’en 1360 une terre de 24,75 mencaudées (8,78 ha) rendit, outre du blé, 1,67 mencauds de pois (94 litres !) ; cependant le prix des pois était 3,22 fois plus fort que celui du blé. Pourquoi ne pas en faire plus ? Routine ? A Saint-Julien les dîmes en régie rapportaient de petites quantités de seigle et d’escourgeon et même, en 1387 et 1388, un peu de navettes. Le paysan cambrésien faisait, lui aussi, surtout du blé et de l’avoine : les antipodes de la polyculture flamande. C’était tourner le dos au progrès.
17En 1362 les mêmes chapelains cultivèrent, en Artois, les terres d’Hermies et autres lieux circonvoisins, environ 90 mencaudées, 31,91 ha, de quoi constituer une ferme d’une charrue. De fait ils achetèrent trois chevaux, un char et le harnais pour 17 L, plus 20 ovins, 3 vaches et un veau ; ils louèrent deux valets du 19 novembre à la Saint-Jean. Quant aux bâtiments d’exploitation, ils se trouvaient sans doute à Cambrai, à 15 km de là. Pourquoi pas ? Cette même année le censier d’Haynecourt laboura bien les terres de Saint-Vaast, à 19 km de chez lui. En tout cas ce furent les fèvres d’Hermies et de Cambrai qui ferrèrent les chevaux et entretinrent la charrue. On tombe des nues.
18Il n’y avait donc que trois chevaux à la charrue, au lieu de quatre vers 1800. Il est vrai qu’on était en Artois. Leur prix devait être faible : si le junior equus fut revendu pour 10 L, c’est que les deux autres étaient de vieilles rosses. Pendant 26 semaines les trois chevaux reçurent chacun 16,10 L d’avoine par jour et un demi fais (fasciculus) de foin par semaine (9,2 L) ; du 18 mai au 24 juin, pendant 36 jours, les deux chevaux qu’on avait gardés reçurent chacun 14,09 litres d’avoine par jour, exactement un boistel, plus des vesces (un demi cent, 20 s), du foin et de l’herbe (10,8 L). C’était moins que la ration quotidienne de 1800 : 6,14 1 d’avoine, 8 kg d’hivernage et 5 de foin, de trèfle et de luzerne5.
19Donc dans cette ferme de 30 ha dont 10 en mars, trois chevaux à 16,10 litres d’avoine par jour pendant six mois et deux à 14,09 1 pendant six mois auraient consommé 139,58 hl d’avoine, ce qui supposerait un rendement net de 13,96 hl/ha, brut de 17,23 et 18,88 avec la semence. Non seulement il n’y avait pas de place pour d’autres cultures, mais on peut se demander si ce rendement était souvent atteint. Il est vrai qu’ici on était en Artois. En 1360 à Saint-Souplet et Saint-Benin on ne fit aucune recette d’avoine : elle avait toute été mangée par les chevaux.
20En 1362 le censier d’Haynecourt reçut 28 boistels d’avoine (3,94 hl) pour 14 jours de travail de ses deux chevaux, soit, ici encore, 14,09 1 par jour et par bête. Il s’agissait de la première façon de 26 mencaudées d’avoine, sans doute un déchaumage au binot, soit 0,66 ha par jour, ce qui est faible. On a 0,76 ha par jour pour la seconde façon, qui n’était peut-être qu’un hersage.
21En 1363 les chapelains firent cultiver à mars 15 mencaudées sises à Beaumetz-les-Cambrai, en Artois encore. Deux paysans promirent de labourer (excolere), semer (seminare), rouler (ploustrer) et herser (reherchier) : quatre roies, mais peut-être pas plus qu’un véritable labour. Les labours de blé coûtaient toujours deux fois plus cher : deux fois plus de façons, mais réparties sur deux ans, comme l’indiquent bien les payements. En 1800 on faisait trois labours pour les blés, mais avec de forts hersages, et un seul pour les mars, mais « secondé de beaucoup de coups de herse »6. Il semble qu’avant 1350 on faisait mieux.
22Les fumures sont bien connues car à partir de 1369 les comptables des Chapelains Notre-Dame prirent souvent la peine de noter le lieu-dit, le nom de la terre éventuellement, le nombre de parcelles, les tenants et aboutissants, l’origine de la possession (don ou achat) et sa nature juridique, voire les censiers précédents, le censier actuel, son lieu de résidence, le point où il en était de son bail, au besoin le nom du prochain censier avec référence au livre des baux, plus les stipulations essentielles, grains quérables ou portables, obligation de payer les rentes, qualité des grains et quantité des fumures. Mais il est rare que l’on indique si le censier avait fait son devoir. On ne peut mesurer que les exigences du propriétaire.
23Celles-ci étaient fort variables. A Anneux, le village où les fermages étaient les plus élevés en 1392-1395, on connaît les fumures exigées pour huit terres entre 1375 et 1400 : au total 15 chiffres pour 24 baux. La moyenne est de 24,54 barous par mencaudée, en 9 ans, la médiane de 24, les extrêmes de 8,57 et 57,14 ! On n’observe aucune corrélation entre les terres les plus fortement fumées et celles qui devaient les fermage ? les plus lourds. En 1397 et 1398 deux terres devaient l’une et l’autre 6,28 m/m au blé et environ 3 au mars ; elles devaient recevoir l’une 57,14 barons par mencaudée, l’autre 8,57.
24Bref, 101 données ont pu être retenues pour 25 paroisses. Il s’agit toujours du nombre de barous à poser en neuf ans. La moyenne par mencaudée s’établit à 19,71, la médiane à 20 ; les extrêmes sont 39,68 et 4,40. Ce sont les moyennes du village ; certaines terres faisaient plus ou moins. Ces données peuvent être cartographiées. En voici le détail :
25Ouest de l’Escaut :
• nord | 5 villages | de 23,16 à 39,68 | moyenne 31,50 |
• sud | 7 villages | de 4,40 à 29,46 | moyenne 20,15 |
26Est de l’Escaut :
• nord | 5 villages | de 9,14 à 27,62 | moyenne 19,53 |
• sud | 9 villages | de 7,45 à 24 | moyenne 14,90 |
27Cette fois encore l’Escaut sépare deux Cambrésis : la moyenne est de 24,88 barons à l’ouest, 17,01 à l’est. En revanche la différence nord/sud est peu marquée : le commerce n’y est pour rien. La différence devait être entre une agriculture de type artésien, plus intensive et une autre de type cambrésien, plus terne. La corrélation entre fumure et fermage est à nouveau très faible.
2820 barous par mencaudée, soit 0,50 kg par m2 et par an, c’est deux fois moins que ce que déposait, pour le seul fumier de basse-cour, le fermier lillois modèle de 17767, qui d’ailleurs y ajoutait 0,25 kg de gadoue, plus des cendres et des tourteaux ; il est vrai qu’il n’avait ni jachère, ni moutons. Dans le Cambrésis de 1370-1400 le fermier modèle, celui de Graincourt, qui d’ailleurs était un artésien, arrivait à 0,99 kg par m2. Mais dans l’ensemble les chiffres ne sont pas plus élevés que ceux de 1329-1337. Stabilité coutumière des fumures ? C’est ce que disent certains baux. Mais les exigences du bail étaient-elles respectées ?
29Ce n’est pas ce que suggère le livre des baux de Saint-Julien8, qui montre plutôt la réduction drastique des exigences de l’hôpital entre 1318 et 1370. Par exemple, la belle terre d’Anneux (25,75 ha) était baillée en 1318-1329 pour 11,5 mencauds de la mencaudée, 7,5 de blé et 4 d’avoine ; le blé serait à 6 d près du meilleur du marché de Cambrai et l’avoine à 2 d près ; le preneur payerait les rentes et mettrait chaque année 116,67 barilliees de fiens. Dès 1340, tout cela fut revu à la baisse. En 1370 le fermage était de 4,5 m/m (3 de blé, 1,5 d’avoine) ; le blé n’était plus qu’à 18 d du meilleur et il n’était plus portable à Cambrai ; le censier n’acquitterait plus les rentes ; la fumure était réduite à 44,44 bariliees par an. Etait-elle effectivement déposée ? Il ne le semble pas. Le fermier de 1360 devait espardre 1000 bariliees ; le comptable n’en trouva que 611. Finalement on renonça à rien exiger. On fit confiance au fermier : son intérêt était de bien fumer « ses » terres. Le pouvait-il ?
30La réponse à la question, c’est l’élevage. Il paraît que celui-ci était surtout ovin, qu’il se faisait pour la fiente surtout, qu’il était spéculatif, c’est-à-dire fort variable, qu’il était limité aux grosses fermes et qu’il a beaucoup reculé au XVe siècle9. En 1362, pour mettre en exploitation les terres d’Hermies, les chapelains achetèrent, on l’a vu, 4 bovins et 20 ovins. On ne voit nulle dépense pour le berger, la bergerie, les fourrages. La vaine pâture dut les nourrir. D’ailleurs on dut acheter des fiens. Pour bien il eût fallu 160 moutons. Le problème, c’est qu’un mouton coûtait cher et rapportait peu. La laine ? Mais il paraît que la laine cambrésienne était médiocre et qu’il n’y avait guère de draperie locale. La fiente, alors ? Mais pourquoi tant dépenser quand le prix du blé était aussi peu encourageant ? Donc les fumures ont dû baisser et les rendements s’en ressentir.
31Le taux de la semence a augmenté régulièrement : vers 1322-1336 1,20 hl/ha pour le blé, 1,49 pour l’avoine, vers 1358-1376 1,53 et 1,65, vers la fin du siècle 1,59 pour le blé, contre 1,75 ou 1,90 en 1800, et autant pour l’avoine.
32Reste à tenter de calculer quelques rendements.
33La cense du Més, que Saint-Julien avait dans les faubourgs de Cambrai, rapporta en 1377 15,52 hl/ha net, soit 19,16 brut pour le blé et sans doute 10,99 et 13,57 pour l’avoine. Ces chiffres sont inférieurs de cinq points à ceux de 1323 et, comme il s’agit de terres suburbaines, ils sont sûrement plus élevés que la moyenne. En tout cas les rendements obtenus par les chapelains de Notre-Dame furent beaucoup plus faibles.
34A Saint-Bénin et Saint-Souplet, à 25 km au sud-est de Cambrai, les chapelains de Notre-Dame avaient une belle terre, arrondie par des achats en 1334-1357, au total 28,24 ha. Le prix de la mencaudée étant alors de 3,93 L, soit 11,08 L l’ha, la terre valait 312,93 L. En 1356-1358 les fermages en grains rapportèrent en moyenne 29,03 L par an : 9,28 % ; c’était beau. Mais en 1360 le fermier prit la fuite ou mourut. Les chapelains moissonnèrent le blé et l’avoine (rien d’autre !). Ils eurent une gerbe de 5,10 1 pour 119,90 m2, soit au total 51 mencauds de blé pour 24,75 mencaudées. Le rendement à l’ha fut faible : 3,27 hl net, 4,04 brut, un peu plus si les moissonneurs et les batteurs furent payés en nature. Cependant, vue l’envolée des cours du blé. le profit fut de 39,56 L. Quant à l’avoine, elle fut toute entière consommée par les chevaux, ce qui porte à estimer le rendement à 7,21 hl/ha net, 8,90 brut. Bref le rendement du capital fut de 13 %, dont à déduire sans doute quelques frais. Les mauvaises années pouvaient être très bonnes pour certains. L’année suivante la terre fut accensée pour 15 L, ce qui met à 4,79 % la rémunération du capital. Il est vrai que le prix des grains s’était effondré.
35En 1361 la mort de certains fermiers conduisit les chapelains à moissonner à leurs frais les terres vacantes, ce qui permet de calculer les rendements suivants (en hl/ha) :
blé net | blé brut | avoine nette | avoine brute | |
Anneux | 11,87 | 14,65 | 4,67 | 5,77 |
Doignies | 9,41 | 11,61 | 6,20 | 7,65 |
Neuvilly | 10,33 | 12,75 | 7,05 | 8,71 |
36Un peu plus si les ouvriers étaient payés en nature.
37Quant aux terres d’Hermies, qui, on l’a vu, avaient été exploitées par les chapelains en 1362, elles furent baillées a grosse muison en 1363. Si on admet que la grosse muison représentait 67,94 % du produit net pour le blé et 72,90 % pour l’avoine, on obtient les rendements suivants, en hl/ha :
blé net | blé brut | avoine nette | avoine brute | |
11,69 | 14,44 | 9,81 | 12,11 | |
10,69 | 13,19 | 4,91 | 6,06 | |
8,19 | 10,10 | |||
moyenne | 10,19 | 12,58 | 7,36 | 9,09 |
38Les derniers efforts des chapelains pour exploiter la terre sont de 1374. Leurs blés furent en partie moissonnés par eux, en partie vendus sur pied, ce qui donne des rendements en hl/ha fort différents :

39Comme on voit, les belles moissons étaient vendues sur pied ; on ne moissonnait soi-même que les tristes récoltes dont personne ne voulait. Par conséquent, seuls les plus élevés des chiffres de ci-dessus peuvent fournir une indication sur le niveau des rendements cambrésiens.
40Puisqu’il faut proposer une estimation de ces rendements, on se risquera à avancer 16hl/ha pour le blé, comme en 1800, et 12 pour l’avoine. La baisse aurait donc été plus forte pour l’avoine. Elle n’a rien à voir, évidemment, avec un « déclin de la chevalerie ». Mais elle explique bien que le prix de l’avoine se soit redressé par rapport à celui du blé et que cette céréale si précieuse ait disparu de nombreux fermages. Quant au blé, la baisse de son rendement aurait été de 25 % et non de 45 % comme l’ont supposé certains. La ratio était passée de 16,67 à 10.
41Si les emblavures ont baissé de l’indice 100 à l’indice 75 et de même les rendements, la production s’est retrouvée à l’indice 56,25. L’étude des quatre dîmes les plus importantes de Saint-Julien montre, de 1318 aux années 1370, une baisse de 55 %, soit le niveau 45. Cela vient du fait que la marge des fermiers des dîmes avait augmenté, passant probablement de 50 à 60 %10. Quoi de plus normal dans une période où les fermiers cambrésiens dictaient la loi aux propriétaires ?
42Mais n’importe qui, ou presque, pouvait affermer une dîme, tandis qu’exploiter la terre n’était pas à la portée du premier venu. Aussi la baisse des fermages fut-elle plus forte pour les terres que pour les dîmes. On peut tenter d’estimer le taux des fermages en comparant les baux a grosse muison aux baux immédiatement antérieurs et postérieurs, et en appliquant les coefficients calculés dans un chapitre précédent. Dans les années 1353-1369 17 terres furent affermées ad grossum muyagium. Pour le blé on connaît 7 fois le fermage antérieur (3,64 m/m) et la magna censa (5,59 m/m) ; le fermage aurait donc baissé à 42,11 %. Pour l’avoine on peut suivre six terres accensées pour 1,96 m/m avant et 1,52 après et, entre deux, à grosse muison, pour 3,46 m/m, d’où on tire des taux de fermage de 48,76 puis de 36,36 % du produit net.
43Les dernières terres vendues a grosse muison le furent en 1375. Pour trois terres à blé, la grosse cense fut de 8,90 m/m et la nouvelle de 3,67, d’où un taux de fermage de 32,80 % ; pour une terre à mars les chiffres, 4,56 et 2,00, donnent un taux de fermage de 36,30 %. Ces chiffres sont assez fragiles, mais ils sont convergents : le taux de fermage aurait baissé de 70 % vers 1320 à 55 puis 42 vers 1353-1369 et environ 33 % en 1375.
44Il n’est pas impossible qu’il ait encore baissé par la suite. Vers 1391-1396 le fermage pour le blé était, chez les chapelains de Notre-Dame, de 2,24 m/m, soit 3,56 hl/ha. Si le rendement du blé était de 16 hl/ha brut et de 12,96 net, le prélèvement aurait été de 24,47 % ; pour l’avoine, avec un fermage de 1,21 m/m soit 2,88 hl/ha et un rendement brut de 12 hl/ha, net de 9,72, on aurait un taux de prélèvement de 29,62 %.
45Quoi qu’on pense de ces chiffres, la tendance est manifeste. La baisse continue des fermages traduit deux phénomènes distincts, celle des rendements, celle du taux de prélèvement. Tragique défaite des propriétaires ! Désormais, il faudrait, pour fonder un obit ou une chapelle, donner trois ou quatre fois plus de terre que du côté de Lille. Voilà peut-être pourquoi en 1789 la propriété ecclésiastique recouvrait 40 % du sol ici, là seulement 10 %.
46Les comptes des chapelains de Notre-Dame permettent de calculer la rentabilité de ces exploitations agricoles.
47A Anneux en 1361 une mencaudée de terre a mettre sus a ble coûta 54,37 s ; les grains, vendus sur pied, rendirent 5,218 mencauds, soit 26,09 s ; déficit 28,28 s. Pour l’avoine les frais durent être de 27,52 s ; le produit fut de 2,325 mencauds valant 16,82 s ; déficit 10,7 s. L’effondrement des cours des grains, de 186,15 à 60 d pour le mencaud de blé, ruinait les producteurs.
48Cependant les chapelains s’obstinèrent. On peut étudier de près les 90 mencaudées d’Hermies exploitées par eux en 1362. On a vu la mise de capital : 3 chevaux, un char et le harnais (17 L), 3 vaches et un veau (12 L), 20 ovins (15 L) et du fumier (8 L) : total : 52 L. On n’ignore rien des frais de fonctionnement. Le 19 novembre on embaucha deux valets, qui furent payés jusqu’au 24 juin, 16,5 L l’un et 12 L l’autre. La nourriture des chevaux coûta, aux prix courants, 26,15 L pour l’avoine, 1 L pour les vesces et 10,8 pour l’herbe et le foin, soit 37,95 L, à quoi il faut ajouter 3,9 L laissées chez le forgeron. Le semeur reçut 12 d de la mencaudée, soit 1,1 L pour le blé et 1,65 pour l’avoine, sans oublier 0,25 L pour le port des semences. Celles-ci peuvent être estimées à 8,65 L pour le blé et 5,04 pour l’avoine. Echardonner les avoines, 12 jours à 18 d, revint à 0,9 L. Le total monta donc à 87,94 L. S’il avait fallu payer les valets et nourrir les chevaux pendant 52 semaines, et non 31, le dépense aurait été de 134,67 L. Naturellement on ne paya pas de fermage, mais resteraient à compter les frais de moisson et de battage.
49En fait les grains furent vendus sur pied, le blé pour 5, 4,37 et 3,5 m/m selon les champs, d’où une recette de 111,25 mencauds valant 50,06 L, l’avoine pour 3 et 1,5 m/m, d’où une recette de 59,75 mencauds valant 16,80 L. Donc une recette totale de 66,86 L. Apparemment les troupeaux n’avaient rien rapporté. L’exploitation telle que la pratiquaient les chapelains n’était donc pas rentable. Sans doute ne s’y résolvaient-ils que faute de mieux, en attendant de trouver un censier. Nul doute que cette expérience ruineuse ne les ait disposés à consentir des fermages modérés : un faible loyer valait mieux qu’un lourd déficit.
50Les dernières tentatives d’exploitation directe datent de 1372 et 1373, ce pourquoi les chapelains durent par deux fois puiser 30 L dans leur coffre (area). A Hermies 4,5 mencaudées qui avaient coûté 1,5 L en frais d’août et sans doute 3,18 en labours, soit 4,68 L, rendirent 16 mencauds de blé valant 4,10 L. Au même endroit 9,5 mencaudées furent travaillées en 1372 et 1373 pour environ 15 L ; en 1374 elles rendirent, a grosse muison, 46,63 mencauds de blé valant 14,47 L.A Awoingt on travailla 35 mencaudées ; 26,6 d’entre elles, qui avaient sans doute coûté 41,13 L en frais d’ahan et 19,6 en frais d’août, soit 60,73 L, produisirent 162 mencauds de blé (9,68 hl/ha !) valant 53,73 L. Au même endroit 20,08 mencaudées coûtèrent à travailler 15,69 L et furent vendues sur pied pour 60 mencauds d’avoine valant 14,34 L.
51Donc l’exploitation directe était toujours déficitaire. Ne pouvait s’en sortir que celui qui n’avait pas de salaires à payer et qui ne comptait pas son travail. Pour les propriétaires il n’y avait qu’une solution, trouver un fermier. Si possible. A n’importe quel prix. Ainsi baissèrent les fermages.
52Au-delà de 1400 il faut laisser la parole à H. Neveux. Cet auteur a évoqué la routine, l’immobilisme de l’agriculture cambrésienne, qu’il a attribués à l’omnipotence des gros censiers moins soucieux d’augmenter leurs profits que d’asseoir leur prestige dans le village. Faut-il pour autant admettre les rendements du blé qu’il a proposés ? En 1562-1564 7 hl/ha, puis 12, 9,5 et 4,5, mais ce furent des années exceptionnellement calamiteuses. En 1610 7,8, 9 et 11,4 hl/ha. Ces dernières valeurs ont été tirées des baux de dîme en supposant que la marge des fermiers était de 15 %. C’est beaucoup trop faible ! La marge était plutôt de 50 %. Dès lors les rendements seraient de 13,26, 15,3 et 19,38, avec une moyenne de 15,98. On est donc tenté de conclure que la productivité n’a guère baissé, sinon dans le court terme, de 1400 à 1800 : 16 hl/ha pour le blé, avec un rendement à la semence baissant de 10 à 8,5.
Notes de bas de page
1 H. Neveux. Les grains du Cambrésis ; fin du XIVe siècle-début du XVIIe siècle. Paris, 1980.
2 A. Derville, « L’hôpital Saint-Julien de Cambrai au XIVe siècle. Etude économique », Revue du Nord. t. 70, 1988, pp. 285-318. ID.. « Les chapelains de Saint-Géry de Cambrai au XIVe siècle ». Le Moyen Age. t. 95, 1989. pp. 225-278. ID.. « La conjoncture cambrésienne au XIVe siècle », Pensants and Townsmen in Médiéval Europe. Studio in honorem A. Verhulst, Gent, 1995. pp. 561-572.
3 G. Lefebvre. Les paysans du Nord pendant la Révolution Française. Lille. 1924. p. 10. H. Neveux, Les grains..., pp. 232 et 235.
4 Chr. Dieudonné, Statistique du département du Nord, Lille, an X, t. 1, p. 487 : fermes de 6 à 700 mencaudées, soit de 213 à 248 ha.
5 ID., ibid., t. 1, p. 585.
6 ID., ibid., t. 1, p. 361.
7 ID., ibid., t. 1, pp. 570-571 et 606-607.
8 B.M. Cambrai, IB 230.
9 H. Neveux, Les grains..., pp. 271-282.
10 A. Derville, « Dîmes, rendements du blé et révolution agricole dans le nord de la France au Moyen Age », Annales ESC., 1987. pp. 1411-1432.
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