Chapitre VIII. L’Artois (1263-1349)
p. 151-202
Texte intégral
1L’Artois, qui, vers 1288-1347, faisait quelque 553 509 ha, y compris les comtés de Guînes et de Saint-Pol, était un pays de limons assez riches. On reste donc ici dans les greniers du haut pays. La province exportait normalement ses blés vers la basse Flandre, par les étapes du « contact artésien », Douai, La Bassée, Béthune, Lillers, Aire, voire vers la mer, par Saint-Omer ; les parties du sud-ouest (Saint-Pol, Hesdin) respiraient par Etaples et surtout Le Crotoy. Depuis fort longtemps l’agriculture artésienne était profondément commerciale. Le problème sera de déterminer si le commerce stimulait la production jusqu’à 50 km de la mer ou de la frontière flamande. La solution sera positive.
2L’agriculture artésienne est éclairée par des sources diverses au premier rang desquelles se placent les comptes des bailliages1 et ceux du fameux Thierry d’Hireçon2.
I – Les grosses fermes de Thierry d’Hireçon
3Thierry d’Hireçon, « agriculteur artésien », est célèbre depuis 1892, date de son invention par Jules-Marie Richard3. II est rare en effet de mettre la main sur des dizaines de comptes privés du début du XIVe siècle et de découvrir des rendements du blé trois ou quatre fois supérieurs à la moyenne internationale. On a donc fait de Me Thierry un agriculteur de pointe et de ses exploitations des fermes modèles. Ce triomphalisme a eu un effet pervers : beaucoup d’historiens pensent que ces rendements fabuleux ne sont pas représentatifs et les écartent sans autre forme de procès ; d’autres n’hésitent pas à les corriger « arbitrairement ». Sont-ce là des conduites scientifiques ? Il ne faut pas marginaliser les témoins gênants, ni corriger les chiffres désagréables. Il faut traiter tous les comptes sans préjugés idéologiques.
4Thierry Larchier, natif de Hérisson, dans le Bourbonnais, est un de ces parvenus qui abondent au Moyen Age, type social auquel les historiens devraient s’intéresser plutôt que de se gargariser sempiternellement de la permanence pluri-séculaire des « dynasties patriciennes », qui n’est qu’un leurre. Il avait servi le roi dès 1283 puis, dès 1293, le comte Robert II d’Artois ; on le voit en 1302 donner des ordres aux baillis artésiens. Il fut ensuite le tout-puissant favori de la comtesse Mahaut (1302-1329) et, sans le titre, le gouverneur de l’Artois jusqu’à sa mort le 14 novembre 1328. Ce Mazarin au petit pied accumula une énorme fortune ; en particulier il profita des difficultés financières des grandes abbayes bénédictines pour leur acheter en viager les plus belles de leurs cours, Roquétoire, près d’Aire, à Saint-Bertin, Bonnières, dans le bailliage d’Hesdin, à Anchin et Sailly-en-Ostrevant, près de Douai, à Marchiennes.
5Il s’agit ici d’une économie de profit, non de subsistance. Ce que Me Thierry demandait à ses fermiers et à ses régisseurs, ce n’était pas du blé, mais de l’argent. Il n’était pas un gentleman farmer féru d’agronomie, mais un grand propriétaire absentéiste grugé par ses intendants, lesquels faisaient plutôt moins bien que le paysan moyen.
6Cette insolente fortune, accumulée en aussi peu de temps par un parvenu « sans scrupules », comme on dit, et de fait pas toujours honnête, suscita des haines virulentes dans la noblesse artésienne. En 1315 les Alliés d’Artois chassèrent Thierry du comté et pillèrent ses biens. De là, sans doute, la perte de la plus grande partie de la comptabilité antérieure à 1318. Donc les comptes conservés concernent surtout la décennie 1318-1328. Il sera difficile d’apercevoir une évolution, mais pas impossible de faire le point.
7Ce fut une période de monnaie fondante : pied tournois 14,79 le 4.03.1318, 17,72 le 2.03.1323, 24 le 24.07.1326. Ce fut surtout une période de récession économique après la terrible mortalité de 1316 : baisse des cours du blé, mévente. Or, loin de baisser les bras, Thierry d’Hireçon adopta une politique volontariste ; il congédia ses censiers et reprit en mains la gestion des grandes fermes ; il développa la production ; il confia à des agents commerciaux la vente de ses grains : faire de l’argent !
8Des 51 propriétés artésiennes de Me Thierry ne peuvent être utilement étudiées que les trois grandes fermes de Bonnières, Roquétoire et Sailly. Il s’agit donc, plus que jamais, de la grande culture. Malheureusement ces comptes sont souvent mal ordonnés. Ce ne sont pas les comptes d’une exploitation, mais ceux d’un régisseur disant à son maître : « j’ai reçu tant ; j’ai dépensé tant ; voici votre reste », le tout parfois dans un ordre chronologique, celui de ses tablettes ou de son « papier ». De plus Thierry d’Hireçon avait coutume de confier à ses régisseurs divers revenus seigneuriaux ou ecclésiastiques qui sont parfois difficiles à isoler des chiffres de l’exploitation agricole. Décidément il vaut moins que sa réputation.
9En janvier 1312, Me Thierry acheta en viager aux moines de Marchiennes, leur cour de Sailly estimée à 700 livrées de terre, c’est-à-dire que le domaine devait rendre 700 livres par an. Le prix d’achat est inconnu.
10Sailly était dans le bailliage d’Arras, mais à 11 km au sud de Douai. On y utilisait les mesures d’Ostrevant, c’est-à-dire celles de Douai. C’est vers cette ville qu’on exportait les grains. C’est là qu’on faisait l’essentiel des achats. Discordance entre la géographie économique et la géographie administrative.
11Sailly était une très grosse exploitation : 7 varlets de kierue, 14 kevaus traians, soit en principe 210 ha, en fait 280. En 1317 la censière des années 1308-1314 se plaignit qu’en 1312 son nouveau maître eût augmenté le fermage d’une demie rasière de grain (0,421 hl de blé et 0,494 d’avoine) par rasière de terre (0,4522 ha), d’où une perte de 100 rasières de blé et autant d’avoine. Les deux soles faisaient donc chacune 200 rasières de terre ce qui, avec la jachère, fait 600 rasières, 271,32 ha. C’était là une estimation modeste. En 1315-1317 la censière dut en moyenne par an pour le blé, 1506 rasières soit, à 6,5 rasières de blé par rasière de terre, 231,69 rasières de terre et, pour l’avoine, 1212 rasières à 5 r/r, soit 220,36 rasières de terre ; avec la troisième sole cela devait faire 678,08 rasières, 306,63 ha, à moins que le fermage n’ait encore été augmenté en 1315. En 1317 on laboura 212 rasières de jachère et 204 de mars ce qui doit faire, avec la première sole, 624 rasières, 282,17 ha. Par la suite les régisseurs comptèrent toujours trois soles de 209,25 rasières constituées par trois grandes coutures d’un seul tenant, l’une « a le voie del escluse », l’autre « a le voie del bos », la dernière « a le voie de Viteri », total 283,87 ha, survivance d’une grande réserve carolingienne (le village fait 743 ha). Y ajouter un bois, de grands prés, un vivier et un moulin.
12Les bâtiments, sans doute disposés autour d’une grande cour avec, au centre, un énorme tas de fumier étaient clos de murés ouvrant par une porte monumentale comportant une cambre à l’étage. La dépense des « œuvres » laisse apercevoir la maison, avec des « loges » sous le toit, et, sans doute dans des bâtiments séparés, la cuisine et le four. Elle mentionne aussi les estaules (étables) des chevaux, des poutrains et des grans jumens, l’« hôtel » des vaques, les étables des blanches bêtes, des brebis, les porcheries, les trois soues, qui furent pavés de grès en 1324, de nouvelles porcheries en 1325. Il y avait deux granges, la grande, qui fut couverte de tuiles en 1321, et la petite, avec des aires où battre les gerbes, et un grenier. On trouve aussi l’hostel a le forge et la careterie. Tout cela nécessitait un entretien régulier voire exceptionnel. En 1322 il gela du 6 janvier à la mi-mars, il neigea beaucoup et la fonte des neiges entraîna des inondations4, et il fallut refaire les estanques du vivier, qui avaient été rompues as desgiaus (au dégel). En 1324 il fallut refaire le moulin et ses estanques qui avaient été emportées ou rompues par « les grandes eaux de l’Ascension ».
13Cette superbe propriété suscita bien des convoitises. En 1316 les Alliés d’Artois et les soudoyers du roi, les « Pertrigos », y levèrent 760,64 hl de blé et 1235,99 hl d’avoine ; la réquisition des vesces et d’autres damages montèrent à 176,85 L et le gouverneur d’Artois « eut par force » 300 L. Cela donne une idée des mœurs du temps. Aux prix de famine de 1316 les grains saisis valaient bien 1980 L. Soient donc 2450 L de dommages. Cela donne une idée de la richesse de ces gros fermiers. La censière se plaignit aussi de n’avoir pu rembourser à temps ses bailleurs de fonds et d’avoir dû les payer « de tournois à parisis » : elle avait emprunté 500 L tournois, elle dut rembourser 500 L parisis, perte sèche 100 L parisis.
14La gestion de Sailly fut assez chaotique. En 1308 les moines de Marchiennes l’avaient accensé à l’advesture pour 6 rasières de blé et 5 rasières d’avoine la rasière de terre, soit 11,17 et 10,92 hl/ha. Dès son entrée en possession Thierry d’Hireçon « ôta de cense » les eaux, le four, l’autelage et les menues dîmes, qui valaient 40 L par an, et augmenta la cense de 0,5 rasières, soit 12,10 hl/ha pour le blé et 12,02 pour l’avoine. En 13141e bail fut renouvelé pour 7,20 rasières de blé (13,40 hl/ha) et 5,79 d’avoine (12,65 hl/ha) : dans le monde plein d’avant 1316 les propriétaires faisaient la loi. En 1318 la censière, qui sans doute avait trouvé un maître moins tyrannique, partit et Sailly fut accensé pour 6 ans à un nommé Wautier Godebert, avec les dîmes, terrage, gaule, rentes, autelage, pré, four, moulin, vivier et justice, mais sans le bois. Le tarif était celui de 1312, 6,5 et 5,5 rasières à l’advesture. En fait, dès 1321 Wautier Godebert rendit des comptes détaillés qui montrent qu’il n’était plus qu’un régisseur, d’ailleurs flanqué d’un comptable, Henri Rastel. En 1324, il partit lui aussi, écœuré sans doute. Un warde, Mahiu li Hubers, de Sailly, fut nommé. Il fallut recapitaliser Sailly, acheter un pré, du foin, des fiens, du matériel et réempoissonner le vivier.
15On a les comptes de Mahieu de 1324 à 1328. Ils sont bien ordonnée, mais truffés d’erreurs, et d’erreurs point innocentes : il força la ration de blé des maisnies à 8 hl par an, compta deux fois les frais de l’août de 1326 et se trompa sur les mesures. Ces erreurs ne furent pas relevées à l’audition des comptes, que Me Thierry présidait parfois en personnes. Négligence en haut, coulage en bas.
16Les trois comptes de Mahieu Li Hubers sont difficiles à exploiter. Le premier couvre 16 mois, de la Saint-Jean 1324 à la Toussaint 1325, les deux autres douze mois d’une Toussaint à l’autre (1325-1326 et 1327-1328). On y trouve les moissons de 1324, 1325 et 1327. Il est impossible d’en faire la balance puisque le régisseur ne vendait pas lui-même ses grains mais les livrait à un agent commercial qui, de 1321 à 1325, fut Baudin Bacon de Douai.
17Les dépenses sont plus proches de la réalité : 433,86 L en 1324, 201,59 en 1325, 192,10 en 1327. Elles étaient couvertes par les rentes et les censes, en principe 47,75 L, par les exploits de justice, une quarantaine de livres, par la vente des poissons, une trentaine. Au besoin Monseigneur envoyait de l’argent, 175,28 L en 1324, ou commandait de vendre des bêtes, 32,45 L en 1324, de l’escourgeon, 23,93 L en 1324, de l’avoine, 109,03 L en 1325 et 81,84 en 1327, du blé même, 106,84 L en 1327. Le régisseur était donc en rapports constants avec le maître et avec son banquier, Andrieu de Monchy. Mais il tenait mal ses comptes : celui de 1327 détaille 191,69 L de recettes, mais en totalise 868,26 !
18Il est cependant possible d’estimer le rendement de l’exploitation. En 1325, 1506 rasières de blé à 10 sous et 1212 d’avoine à 3,5 sous firent 965 L, beaucoup plus que les 700 livrées de 1312. Après 1316 la baisse des prix des grains réduisit peut-être ce rendement à 600 L, du moins certaines années : en 1321 on vendit les blés de Sailly à 6 s la rasière5.
19Cette conjoncture déprimée explique peut-être les efforts de Me Thierry pour améliorer la productivité de Sailly. Il fallut refaire la careterie, qui avait « fondu » du temps du censier et acheter du matériel neuf pour remplacer celui qu’il avait emporté. Pour les « quatre officines » les taskieurs avaient refusé de marchander en taske (à prix fait) vue la cherté des matériaux ; il fallut donc présenter des factures détaillées ou des « tailles ».
20Voici les chiffres :
1324 | 1325 | 1327 | |
fèvre | 31,86 L | 15,92 L | 19,65 L |
carlier | 19,65 L | 6,94 L | 9,01 L |
gorlier | 17,68 L | 11,58 L | 12,80 L |
cordier | 6,1 L | 3.63 L | 3,63 L |
Total | 75,29 L | 38.06 L | 45,09 L |
21Les chiffres de 1324 s’expliquent par ce que l’année avait duré 16 mois mais surtout par des achats de matériel : des areles, des herches, des binos, des caretes etc. On acheta aussi beaucoup de bêtes, des semences (80 rasières de blé, 32 de vesce, 3 de pois et 7 de lentilles), de la vaisselle de terre et de bois. Ces achats continuèrent les années suivantes. En 1325 on refit tout le caudrelach (vaisselle de cuivre) et en 1327 toute la cuvellerie (cuves, cuviers, tonneaux, tines et seilles). D’autres investissements plus authentiques furent le pavage des trois soues, de nouvelles porcheries, l’achat en 1327 d’une charrette neuve qu’on fit ferrer avec 180 livres de fer à 6 d la livre et, dès 1325, l’embauche d’un septième valet de charrue.
22L’inventaire dressé le 14 novembre 1328 par les gens de la comtesse énumère la vaisselle du cuivre, d’airain et d’étain, quatre quarretes ferrees, deux beneaus et une boiste sans roes, quatre areles, cinq binoirs, quatre erches et cinq paires de fers d’areles. Ce n’était pas énorme, mais les charrues avaient deux socs : charrues tourne-oreille ! En 1325 les charrettes portèrent à Douai chacune 768 kg ; c’est peu.
23Les maisnies varièrent de 14 à 17 : 6 keruiers, puis 7 à partir de la Toussaint 1325, parfois aidés par 1 ou 2 hercheurs employés pour quelques jours, 2 pasteurs ou bergers, puis 3 à partir de la Toussaint 1327, 1 porkier, 1 vakier, 1 varlet par maison, 1 peskeur-mannier pour s’occuper du vivier et du moulin, 2 servantes dont une petite, puis une seule en 1317, plus parfois un herbillon (?) et un petit garçon pour aider a warder les pourceaus en août et les agneaus avant août. Tout cela suggère un développement de l’élevage.
24Le coût total des salaires varia peu : de 26,9 L par terme à la Saint-Jean 1324 à 29,9 à la Saint-Jean 1328, malgré la dévaluation monétaire. Le kerruier le mieux payé passa de 63 à 65 sous par terme et la grande meskine de 40 à 25 ! Ces salaires étaient supérieurs à ceux que Saint-Sauveur offrait à ses maisnies à ce moment : 40 s pour le valet le mieux payé, de 15 à 25 pour la première meskine. Naturellement, ces maisnies étaient mobiles ; certains partaient puis revenaient, mais on n’en voit pas qui aient quitté le service au milieu d’un terme, ce qui était si fréquent à Saint-Sauveur.
25Soit maintenant l’agriculture.
26Les terres étaient marnées et fumées avec soin. En 1324 on fit espardre 450 benelees de marie et 3700 de fiens à 20 d le cent, soit une moyenne de 1,04 kg par m2. Il avait fallu 119 journées à 5 d pour fiens kerkier et mener as cans (charger les fiens et les mener aux champs). En 1327, il n’en fallut que 36 à 8 d pour charger ; on déversa sur les coutures 500, 360 et 1100 charrettes de fiens, ce qui fait encore 0,55 kg par m2. C’était honorable : vers 1800 le fermier lillois modèle épandait 1,02 kg de fumier de basse-cour par an et par m2 et il n’avait ni jachère, ni moutons.
27Les labours étaient normaux. En 1327 la censière avait donné aux jachères trois roies : biner, terchier, couvrir, et sans doute, vus les prix, deux aux mars ; elle citait pour mémoire les binotages « et le surplus » ; de fait il restait une sole à binoter, gasquerer, et ploustrer et les avoines à herchier et ploustrer. Le hersage était un travail léger, qui pouvait être fait par deux poutrains (poulains) et rapide : en 1325, 24 jours pour une sole, soit 4 ha par jour.
28Pour les semailles on avait recours à des semeurs. Il en coûtait de 45 à 55 sous pour une couture, soit en moyenne 6,35 d par ha, ce qui faisait un ou deux ha par jour. En attendant le passage de la herse, il fallait warder les semences des oiseaus, soit de 30 à 42 d en 1327. Cette année-là semer une couture prenait deux semaines, ce qui faisait 7 ha par jour si, chose courante chez Thierry d’Hireçon, on travaillait le dimanche, sinon 8,60 ha ; manifestement on employait plusieurs semeurs.
29Il fallait ensuite extirper l’ordure. En 1317, pour esqueller (?) les blés, on employa 38 femmes pendant 3 semaines, c’est-à-dire 21 jours (sic) ; total 798 jours à 4 d. Et encore 125 journées de 9 femmes à 6 d le jour en deux semaines de 7 jours chacune. En 1327 il fallut 131 jours à 5 d par jour pour sarcler les chardons des mars et 38 jours d’une « ouvrière » à 5 d pour ôter les chardons des blés et pour essoiler (?) cette couture.
30Les moissonneurs étaient payés en nature. A l’août de 1326 les blés furent soyés au 17e, c’est-à-dire que les moissonneurs reçurent une gerbe sur 17. Ce taux pouvait baisser si le blé était cher. L’avoine était fauchée à 10 d la rasière de terre ; en 1326 elle fut soyee au 16e et on faucha les esteules. En 1328, elle fut en partie sciée, en partie fauchée à 16 d la rasière de terre : monnaie faible. Les autres grains devaient être moissonnés par les maisnies.
31Faute de char, les gerbes n’étaient pas toutes rentrées tout de suite, mais mises en coisiaus (petites meules). En 1324, il fallut payer des entasseurs à 16 d le jour, peut-être une paire ; au total, 50 journées, ce qui pourrait donner la durée de la moisson. En attendant, de crainte des vols, il fallait salarier des wardes : 2 en 1324 pour 660 d et 3 en 1325 pour 960 d, ce qui doit bien faire pour chacun une cinquantaine de nuits.
32Le blé était battu au 30e, l’avoine à 1 d la rasière, l’escourgeon à 2 d. Les blés étaient en général portés à Douai pour y être vendus par un agent spécial. En 1322-1323 Baudin Bacon reçut de Sailly 1693 rasières et il en avait déjà 3302,63. C’était la mévente noire. Les grains étaient mesurés (à 2 d du muid), espalés (?) au même prix, et surtout remués (à 0,33 d du muid). Les blés de 1318 le furent au moins 24 fois, ceux de 1319 16, ceux de 1320 6, ceux de 1322 166. Qui a dit que le Moyen Age ne savait pas conserver ses grains ?
33La production était assez variée : blé, escourgeon, avoine, fèves, lentilles, pois, vesces.
34Estimer le rendement de blé est très délicat. La surface est toujours estimée à 209 rasières, y compris l’escourgeon. On y sema 1,30 hl/ha en 1324, 1,42 en 1325, 1,55 en 1327, y compris les soyestés, mais celles-ci, qui ne rapportèrent en 1321 que 18,86 rasières de grain, devaient être peu étendues : un ou deux hectares. La récolte fut très variable : 13820 gerbes en 1326, après un hiver exceptionnel, et 25762 en 1327 où il y en eut grant plenté, chaque gerbe faisant 5,47 litres de grain. En 1325 on battit 1877 rasières. dont sans doute à déduire 280,69 pour des dîmes et des terrages (chiffres de 1321 et 1322). Resteraient 1596,31 rasières, plus la moisson au 17e, soit 1696,08 rasières. Le rendement à la semence serait donc de 11,62 et à l’hectare de 15,11. Si les terres devaient la dîme et le terrage on arriverait à 18,66. Il est vrai que la première sole portait aussi un peu d’escourgeon et peut-être de seigle. La médiocrité de ce résultat explique sans doute la décision de semer de plus en plus dru. Les années suivantes semblent avoir été meilleures, mais on n’ose calculer les rendements, vu qu’on ignore si elles comportaient encore des dîmes et des terrages.
35L’escourgeon fut très variable. En 1324 on avait pu en vendre 130 rasières à 36 et 45 d. Ces prix trop faibles expliquent peut-être la baisse des années suivantes. En 1324, on en sema 8 rasières, en 1325 on récolta 78 rasières, soit une ratio de 9,75. En 1327, on sema 15 rasières de terre avec 13,5 rasières de grains, soit 1,97 hl/ha.
36L’avoine occupait la plus grande partie des 209 rasières de la seconde sole. En 1324, on en faucha 168 rasières et on battit 1649,5 rasières de grains, dont sans doute 291,2 pour une dîme et un terrage. Restent 1358,3 rasières, soit un rendement de 17,66 hl/ha avant dîme et terrage. On sema 168 rasières de grain sur 144 rasières de terre, soit 2,55 hl/ha et on eut à l’août de 1325, 1432,5 rasières d’avoine, dont sans doute 252,8 pour des dîmes et terrages ; restent 1179,7 rasières de grains, une ratio de 7,02 et un rendement net de 17,90 hl/ha (brut de 22,10 ?). En 1327, on eut 12 742 gerbes qui rendirent chacune 11,36 litres. Le rendement net à l’ha fut sans doute de 27,30 en 1326 et de 26,68 en 1328. C’était plutôt brillant. Donc on avait de l’avoine à vendre : 600 rasières en 1324, 454 en 1326, 329,38 en 1327.
37Il ne restait pas grand place pour les vesces. De plus leur rendement était très faible. En 1327, on battit 700 warats qui donnèrent 16 rasières de semence (à 2,26 1 le warat) ; or à l’août 1328, on moissonna 3030 warats, soit un rendement de 4,33 pour un. C’était insuffisant. En 1324, on n’eut que 5051 waras, plus 1000 de terrage ; on dut en recevoir 6649 de Baudin Bacon ou d’un autre pour arriver aux 12 700 nécessaires (pour 16 mois). En 1325 on ne moissonna que 1600 waras de povre veche ; on reçut de Baudin Bacon 2550 de povre noire vece et 3850 de viese ; le total, 8000, ne suffit pas. Les récoltes de 1327 (5250 w) et de 1328 (3030 w) ne furent pas non plus suffisantes. Pourquoi tant d’avoine et si peu de vesces ?
38Les pois étaient destinés aux maisnies : au moins 0,25 rasières par semaine, soit 3,53 litres par jour. Quelles bâfres ! On en semait 3 rasières en 1324 (à 9 s la rasière) et 2,5 en 1327 : stabilité. Mais le rendement était très irrégulier : en 1326, on n’eut que 192 waras, en 1327 422, en 1328 325. En 1327 le warat rendit 3,95 litres de pois. C’était parfois insuffisant et les maisnies devaient manger des fèves.
39On fit aussi, à l’occasion, des lentilles. On en sema 4 rasières (à 6,17 s) en 1324 et 3 (à 10 s) en 1325. On en eut, à chaque fois, de quoi remplir une travée de la grange (une arke, une arkiere).
40Les pailles furent vendues en 1324, année difficile : 60 rasières de terre à 30 ou 36 d et 750feures d’avoine à 48 d le cent. Elles furent ensuite, plus normalement, réservées à l’élevage.
41Le compte des chevaux est mal tenu. En 1324 il y avait 13 chevaux trayans. L’un d’eux mourut et fut remplacé (5,3 L). On acheta 12 poulains à Montreuil, dans un pays qui ressemblait à la Flandre Maritime et qui produisait peut-être, lui aussi, des bêtes puissantes (prix unitaire 3,75 L, 4,09 avec les frais) et on construisit pour eux une étable. En 1326, une jument avait pouliné et il y avait 14 chevaux. En 1327, on compta 13 chevaux, 2 grandes juments et 4poutrains. L’inventaire de novembre 1328 retrouva 13 kevaus de harnas, une grande jument et ses deux poutreles. Donc on faisait de l’élevage. Comme on ne vendait pas de chevaux, c’était pour remplacer les bêtes crevées.
42Les chevaux étaient nourris d’avoine, un tiers à midi, deux tiers as vespres, et de vesces ou, à défaut, de foin. La ration quotidienne d’un cheval fut en 1324 de 17,91 litres d’avoine, en 1325 de 20,37, en 1326 d’environ 17, en 1327 de 18,52. En 1327 les grandes juments poulinières recevaient 6,18 1 et les poutrains 12,35 s’ils travaillaient, sinon moitié moins. Les juments et leurs rejetons devaient aller au pré. Les chevaux recevaient chacun 1,5 ou 2 warats de vesce par jour et, lors des grands travaux, du pain d’avoine.
43L’élevage bovin n’a laissé de traces qu’en 1324 avec la vente d’une vache pour 2,98 L. Puis aucun achat, aucune vente, même pas de cuirs, aucun frais de boucher pour l’abattage. Le cheptel devait ne servir qu’à la dépense de l’hôtel, à moins que le maître ne se fît envoyer des bêtes grasses à Arras. En 1328, on trouva 13 vaches laitières, 2 grands bœufs, 9 veaux, 1 torelet et 4 petits veaux de lait. Les aumailles passaient l’été au pré et l’hiver à l’étable. On ne voit pas qu’on leur ait donné autre chose que du foin.
44En 1324, comme le censier était parti à la Saint-Jean en emportant tous les foins, on n’eut que les regains. On acheta deux rasières de pré pour 72 sous et, à l’hiver, une charretée de foin (10 s) et 46 fais (à 30 et 28 d), soit au total 12,5 charrettes et autant de tonnes. Normalement les prés suffisaient amplement. A la Toussaint 1328 le régisseur estimait qu’il lui restait une arke (une travée) de foin. Le 14 novembre suivant les gens de la comtesse trouvèrent trois arkes de la neuve grange pleines de foin. Qui mentait ?
45L’élevage ovin est mieux connu, car il était spéculatif : on vendait de la laine, aux drapiers de Douai sans doute.
46Le troupeau n’a pas beaucoup augmenté. En 1321 il y avait 400 bêtes et 12 agneaux ; en 1324 on vendit 17 bêtes à 6 s pièce et Monseigneur ordonna d’acheter à Arras 41 antenois (bêtes d’antan, donc d’un an) à 8,17 s pièce : des bêtes supérieures sans doute. En 1325 on comptait 100 portières et 89 agneaux de lait et on tondit 323 adultes et 88 agneaux. En 1327-1328 on avait 120 portières et 100 agneaux de lait, chiffres fallacieux semble-t-il car en novembre 1328 l’inventaire dénombra 156 moutons, 155 portières et 118 agneaux, soit 429 bêtes. Cette relative stabilité des effectifs prouve-t-elle que 94,5 ha de jachères ne pouvaient porter plus que 400 ovins ? Ce n’est pas sûr car, on l’a vu, on était passé de deux à trois pasteurs à la Toussaint 1327 : sans doute espérait-on faire encore plus.
47Les brebis avaient des étables, sans doute pour l’agnelage. En 1325-1326, de l’entrée de janvier à la fin de mars, en 89 jours, les portières reçurent chacune 0,494 1 d’avoine par jour ; du 1er février au 31 mars, en 60 jours, les mères et les petits reçurent 180 warats de vesce et les agneaux des « pois de lentilles ». En 1327-1328 les portières reçurent chacune 0,417 1 d’avoine « jour et nuit » du Ie’janvier au 30 avril et les 100 agneaux, de même, 0,247 ; les petits eurent, du 1er mars au 31 mai, 0,02 warat de vesce par jour. Puis tout le monde allait aux champs ou au pré. A part cela, les frais étaient faibles. On achetait à un mercier de Douai quelques sous d’oint à 10 d la livre (1327) et autant de vif argent à 36 d la livre (1327) ; au total au plus 104 s en 1322, par la suite beaucoup moins. Laver et tondre les blanches bêtes en mai coûta en 1325 42 d du cent, chiffre maximum.
48La laine se mesurait en pierres de 12 livres de Douai, soit 5,1 kg. En 1325 la toison d’un adulte pesait 1,266 kg et celle d’un agneau 0,356 kg. En 1327, les chiffres étaient 1,266 et 0,262. C’était beaucoup moins qu’en 1800 où la toison lavée pesait communément 4,5 livres, soit 1,94 kg7. La vente en était lente et les stocks s’accumulaient, parfois pendant plusieurs années. Peut-être étaient-ils vendus par Baudin Bacon. En tout cas on n’en a pas les prix. Si on accepte ceux de Bonnières, de 25 à 35 s la pierre, on peut estimer que les moutons de Sailly rapportaient facilement de 100 à 150 L par an. Spéculation hautement rentable !
49Le nombre des porcs fut peut-être limité à 40. En 1324, au départ du censier, on vendit 83 pourceaux gras à 20 et 33 sous et on en acheta 40 maigres à 7,58 s. En 1328, il y avait 40 pourceaux grands et petits. Mais les truies sont prolifiques. On vendit donc souvent des pourceaux : 23 en 1325, 60 en 1326 et peut-être 25 en 1327. A l’août on les mettait sur les esteules (chaumes). En 1325, les 23 pourceaux à vendre furent « gouvernés de grain à l’issue des éteules » : ils reçurent chacun pendant 16 jours 1,07 1 de soucrion (escourgeon) par jour ; les 60 de 1326 eurent chacun, pendant 14 jours, 0,41 1 de soucrion ; c’est insignifiant. En 1327, 25 pourceaux mis en encras pendant 61 jours jusqu’à la Toussaint eurent 2,98 1 par jour et Monseigneur envoya du blé de Fampoux. Ces porcs étaient sans doute destinés à sa table. En temps ordinaire, la nourriture des cochons devait comporter surtout du son et du petit lait.
50Le bois de Sailly était exploité à part. En 1322, on en tailla 14,5 mencaudées (6,22 ha), ce qui donna 72 cents de bourrées (fagots) à 4 s et 159,5 cents de raime à 9 s qui furent achetés par le foumier de Vis ; de 38 caisniaus ou petits chênes, on fit 22 faissiaus de grosse laigne à 4 d. Recette 86,77 L, frais 19,43 L, dont 3,26 de faux frais (livraisons à Me Thierry, aux garenniers de la comtesse etc.). Le profit fut donc de 11,35 L à l’ha.
51Tout compte fait, Sailly ne laisse pas une impression très favorable. Peut-être le domaine fut-il mal géré... En tout cas les résultats furent beaucoup moins brillants qu’à Bonnières.
52Bonnières était en ligne droite à 16 km au sud-est d’Hesdin, presque à la frontière de la Picardie, et à 46 km du Crotoy : c’était vraiment l’Artois profond. Quand Thierry d’Hireçon l’acquit en viager en décembre 1310, cette cour d’Anchin fut estimée à 700 livrées de terre, comme Sailly. C’était pourtant une exploitation beaucoup plus grande : 12 charruées, soit en principe 360 ha. Les trois soles faisaient 457, 453 et 461 journaux, total 1371 journaux, soit 367,70 ha de labours, plus les prés, les courtils et un bois. Le domaine comprenait quelques droits seigneuriaux, qui furent comptés à part : la recette, qui baissa de moitié de 1310 à 1328, fut en moyenne de 72,68 L par an. Il y avait aussi deux dîmes, dont la plus grosse disparaît des comptes après 1320. En juillet 1316, les Alliés d’Artois y firent pour 387,33 L de dommages et prirent pour 8 487,3 L. L’énormité de cette somme a étonné certains auteurs. Il s’agissait sans doute de blés c’est-à-dire, aux prix de famine de ce moment, environ 2 400 setiers. 11 y en avait souvent autant dans les greniers de Bonnières.
53En 1311, Bonnières était affermé à un nommé Thomas Lostelier. Il y avait donc de gros fermiers capables de prendre une ferme de douze charrues ! Thierry d’Hireçon, qui voulait reprendre la cour en mains, lui chercha querelle à propos de ses mies (labours), de ses assolements et de ses semences. Thomas se défendit par témoins. Il n’en fut pas moins congédié avant le terme de ses neuf années, sans doute vers la Noël de 1315, date à laquelle fut dressé l’inventaire de la ferme. Ensuite Bonnières fut confiée à un bailli, Baudin Houlier, les surplus étant commercialisés par Pierron Loisel, maire de Hesdin. Baudin n’était pas plus honnête que ses congénères. Par exemple il porta en dépense des rations alimentaires gargantuesques pour des domestiques : 3,45 kg de pain par jour, plus 0,393 litre de pois et le reste à l’avenant. Mais ses comptes sont bien ordonnés. Il était capable et sous sa direction les profits de Bonnières augmentèrent sensiblement. Il recevait 16 L par an.
54Le compte des œuvres suggère que les bâtiments étaient classiques. Il y avait cependant une demeure seigneuriale avec une chapelle et des « hautes salles », celle où avait résidé le moine prévôt et où firent parfois étape Me Thierry ou la comtesse. On cite aussi une mare dans la cour, un hangart et une maison des femmes. On fit 1950 pieds de fossé au pré ou dans les champs et des sois (barrières) autour des blés.
55L’effectif salarié fut assez stable : en général 24 maisnies, soit 12 varlés de kevaus (parfois 13), 3 berquiers, puis 4, puis 5, en général un porquier avec en 1320 un garchon pour warder pourceaus en août, parfois un vakier, en général un semeur et toujours un varlet par cour et 2 mesquines ; y ajouter un sergent, un sénéchal et, parfois, un portier. Les salaires étaient payés à deux termes, l’un à la Toussaint, l’autre, plus élevé d’environ 10 %, à la Saint-Jean-Baptiste. De 1320 à 1324 la masse salariale fut à peu près stable (78,125 L en moyenne). De 1324 à 1327, elle augmenta de 18,31 %, à cause de l’affaiblissement de la monnaie. La hausse fut menée par les valets de charrue (plus 20,75 %) et surtout par les bergers (plus 47,27 %), preuve sans doute du développement régional de l’élevage ovin.
56En moyenne les gages des maisnies montèrent à 80,79 L par an, à quoi il faudrait ajouter la nourriture. On ne connaît que les « dépens de l’hôtel », en moyenne 15,09 L par an. On achetait parfois 10 ou 16 hl de sel et, tous les ans, de 50 à 100 livres de chandelles de suif à mèche de coton (50 livres à 9 d en 1321, 100 livres à 10,56 d en 1327). 11 fallait coutumièrement 2 500 harengs pour le carême, le plus souvent quelques cents pour l’août ou, même, pour l’avent ; les prix furent stables, de 3 à 4 d le cent. Y ajouter l’huile de carême : 4,5 setiers de navettes à 6 s, soit 6,25 cl par personne et par jour. On servait pour environ 20 s de chair fraîche aux cinq dimanches de la moisson, et jusqu’à 38 s en 1327, plus du vin (de 54 lots à 8,67 d en 1320 à 72 lots à 14 d en 1327). Les maisnies étaient de plus en plus exigeantes. On ajoutera, à titre de curiosité, l’achat fréquent de vaisselle de bois : en 1321 50 écuelles et plateaux, 100 louches, en 1323 25 grandes écuelles, 4 grandes louches et 100 petites, en 1324 200 petites louches et 50 écuelles ou plateaux. On ne savait sans doute pas « faire la vaisselle ».
57On connaît peu le matériel. En 1315 il y avait 8 fourches longues pour querquier en aoust et 9 courtes pour entasser, plus 5 fourquiés de fer (?), 5 peles ferees, 2 brenques (?) et 2 louches a relever fossés, plus encore 10 paires de roues à 40 s la paire, mais point de chars, de charrettes et de beneaus : le censier avait dû les emmener. A la Toussaint de 1320 le régisseur avoua 8 charrettes et 1 banquart (?) toutes ferees dont laferure est Mgr et ne les retient fors de rebender et de clouer8. En 1328 on vendit au moins 7 charrettes, 3 bennes dont une avec roues et 6 escaffetes de benel (?)9. Les transports de blé à Hesdin et à Saint-Riquier permettent de calculer la capacité des charrettes : de 1000 à 1100 kg. On achetait chaque année de 2 à 4 clevures a férir caretes, c’est-à-dire des clous, pour les roues bien sûr, et parfois des bendes de fer : en 1322 on en acheta 5 à 40,8 d et on en fit faire 3 avec le fer de céans, à 16 d pièce. Le métal coûta donc 24,8 d par bende, soit peut-être cinq livres de métal, ce qui est bien peu. Les roues n’étaient pas cerclées de fer, mais armées de bendes et munies de gros clous. En 1321 le cent de clou a bende coûtait 6 s et en 1327 le cent de cleu de carete 12,5 s. C’étaient des clous énormes.
58On retrouve ici les quatre offichines classiques. Les taskieurs marchandaient à forfait pour plusieurs années, le fèvre pour 24 L, le caron pour 10, le gorelier pour 10,5 puis 9, puis 10 plus un setier de blé. Le cordier était payé sur facture : de 6,21 L en 1322 à 7,81 en 1327 ; il est vrai que la livre de corde était passée de 3 à 3,6 d.
59En 1315 il y avait à Bonnières 23 bêtes chevalines, dont 3 chevaux de Mgr, qui étaient « au séjour », 19 ronchins ou jumens et une poutrele. Ce nombre fut considérablement augmenté. Dès 1320 il y avait 26 kevaux traians et 7 poutrains, 3 de l’an, 2 d’un an et deux de deux ans. Par la suite il y eut toujours 24 ou 25 chevaux de labour. 22 bêtes crevèrent (cuirs vendus de 4,44 à 9 s pièce). Or on ne connaît que 7 achats, surtout des adultes au début des années 20, et 7 ventes, des vieux ou des jeunes10. Voici le détail :
Achats | 1321 | 3 chevaux à Arras à 10,5 L |
1322 | 1 jument et 1 poutrele à 3,5 L | |
1324 | 1 cheval à Aire à 8 1 | |
Ventes | 1320 | 1 vieux cheval à 0,66 L |
1322 | 1 vieux cheval à 3 L | |
1324 | 2 vieilles juments à 0,8 L | |
1327 | 3 poutrains et poutrelles à 3,33 L |
60Donc l’élevage fut important. En 1328 les juments furent vendues de 7,25 à 11 L et les chevaux à 4,5 L, tout harnachés (enharneskie’s de kierue).
61Il est facile de calculer la ration quotidienne des chevaux de labour :

62Lors des mars et des couvraines on leur donna souvent du pain de seigle ou d’escourgeon. En 1327, 17 grands chevaux de Monseigneur reçurent par jour, pendant sept jours, 20,42 litres d’avoine et 1,68 warats de vesce.
63A en juger par les salaires versés pour espardre les fiens, on épandait en moyenne 2980 beneaus par an, soit 0,81 kg par m2, si le benel faisait une tonne, comme la charrette. Pour charger les « amendements » il fallait trois ou quatre aides payés 6 d par jour (8 en 1327), ce qui établit que l’opération durait de 16 à 26 jours. Comme cette dépense figure vers le début des « mises », il est à présumer qu’on fumait les terres en hiver.
64Le débat entre Thierry d’Hireçon et Thomas Lostelier jette un peu de lumière sur les labours. Au dire des témoins le censier avait fait son devoir : il avait fait deux roies avant les navettes, selon la coutume, et quatre avant les blés, un froissich d’hiver et trois d’été ou, disent d’autres témoins, trois d’été puis un d’hiver, la quarte roie étant le remutich, juste avant les semailles. Il n’est donc pas sûr qu’on ait ici donné neuf labours à la terre. En 1814 le canton d’Hesdin n’en faisait que cinq, plus cinq hersages11.
65En 1321 et 1322 on acheta des semences de vesce, de bisaille et de blancs pois. Parfois on faisait espurer les semences de blé et gribler celles des mars.
66Les cultures étaient sarclées par des femmes, jusqu’à 1116 en 1324, à 4 d le jour, et même 6 en 1327. En 1321, 1028 sarcleresses travaillèrent du 7 juin au 10 juillet. En 1322, on sarcla les blés du 2 au 14 mai et les avoines du 30 juin au 2 juillet ; puis on esquella (?) les blés du 12 au 15 octobre. L’opération reste un mystère.
67En 1321 les blés furent moissonnés à 3 sous du journal et en 1324 à 3,5 ; les autres années les ouvriers furent payés en nature, sans doute au 17e, comme à Sailly. L’avoine fut parfois fauchée à 9 d du journal, plus 6 ou 7 pour amasser et lier, parfois au pourcentage. Mêmes variations pour le battage. L’avoine était parfois battue à 20 d du muid (1,67 du setier). Dans les autres cas, on a supposé que le battage se faisait au 30e, comme à Sailly. Les batteurs qui « tenaient la grange » assuraient l’entassage pour 15 livres environ.
68La gamme des produits et leur utilisation étaient les mêmes qu’à Sailly, mais ici on a le compte des gerbes.
Bonnières Nombre de gerbes et de warats en milliers (1320-1327)

69Ce sont des chiffres nets, déduits éventuellement les salaires des moissonneurs, la dîme et le terrage.
70Pour le blé, on connaît plus ou moins bien les surfaces. Le reste est plus sûr. La récolte n’est pas donnée par le régisseur, car le battage était très lent ; elle a été calculée d’après le nombre de gerbes et le rendement du cent de gerbes.
Bonnières Le blé (1320-1327)

1 = surface en journaux
2 = semences en hl/ha
3 = rendement en setiers au cent de gerbes
4 = moisson en setiers (nette)
5 = rendement net (hl/ha)
6 = rendement brut (hl/ha)
7 = ratio
71Les gerbes faisaient donc en moyenne 7,32 litres de grain, 5,49 kg. C’étaient, comme il est dit une fois, des gerbes sciées, donc avec moins de paille. L’augmentation de la densité des semences explique sans doute celle du nombre de gerbes et surtout la baisse de la ratio, du moins par rapport aux régions voisines.
72Pour l’avoine les surfaces sont bien connues, car, étant fauchées à deniers, elles figurent dans les frais d’août. Voici les chiffres :
Bonnières L’avoine (1321-1325)

1 = surface en journaux
2 = semences en hl/ha
3 = nombre de setiers au cent de gerbes
4 = moisson nette en setiers
5 = rendement net en hl/ha
6 = rendement brut en hl/ha
7 = ratio
73Il semble qu’on ait volontairement réduit les surfaces et augmenté le taux de la semence pour maintenir la production, cela pour pouvoir produire plus de fourrages, en particulier les vesces dont la surface passa de 68 journaux en 1322 à 115 en 1325. Cela n’empêcha pas les.granges et les greniers de s’emplir d’année en année, comme l’indiquent bien les restât de fin d’année. A la Toussaint de 1328, il restait 12 900 warats de vesce et 5 600 de bisaille contre 4 000 au 1er août 1320 ; pour l’avoine on était passé de zéro gerbe et 29,31 setiers à 24 000 gerbes et il serait resté 749 setiers si les gens du roi n’avaient levé 457 setiers et si on ne s’était décidé, enfin, à en vendre 284, peut-être « par doute de l’ost » car les années précédentes on n’en avait pas vendu un seul setier. Craignait-on à ce point de manquer ?
74L’élevage était une bonne solution à la surproduction des grains dont souffrait le haut pays et Baudin Houlier l’a systématiquement développé dans les années 20, comme on l’a vu pour les bêtes chevalines. C’est encore plus net pour les autres espèces.
75En 1315, il y avait 22 bovins : 2 taureaux, 12 vaches et 8 veaux, génisses, bouviaus et toriaus. En 1320 il y en avait 23 : 1 tor, 9 vakes et 13 jeunes. En 1328 on trouva 1 tor, 18 vakes, 6 bœufs et 14 jeunes : le cheptel avait presque doublé. Or une laitière suppose un veau par an. On n’avait pas de peine à utiliser les liens, mais que faisait-on des veaux et du lait ?
76Il ne semble pas qu’on ait abattu de bêtes, à moins que les maisnies en aient été capables. On ne fit appel au boucher qu’en 1320, pour tuer un vel pour Madame. On vendit un cuir de vache en 1327 : peut-être une bête crevée. Certaines bêtes furent livrées au maître, ainsi trois bœufs qu’on engraissa de la Toussaint 1327 au 29 Mai 1328 avec 14,07 litres d’avoine par jour, une ration de cheval. Mais les ventes furent importantes, et encore n’a-t-on pas beaucoup de comptes des « ventes de Bonnières » que tenait Pierron Loisel. On sait cependant qu’en 1322, on vendit 50 « fromages de presse » et 200 livres de beurre, et presque autant en 1324. En 1315, on avait trouvé 160 fromages de 24 d et 240 livres de beurre de 5 d. La production devait être régulière. De 1322 à 1327 on vendit au moins 22 bêtes, des vieilles vaches à 0,82 L, des bœufs gras à 8,33 L. En 1323 on engraissa 4 bœufs du 3 juin à la Toussaint avec une ration quotidienne de 12,39 litres d’avoine et 1,19 warat de vesce ; ces bœufs furent vendus 8,5 L. Les vaches qu’on vendit en 1328 lorsqu’on liquida les biens de Bonnières, valaient en moyenne 2,67 L ; ce devait être le prix d’une bonne laitière.
77Sauf ceux qu’on engraissait, les bovins consommaient exclusivement du foin. Parfois, les prés étaient fauchés à deniers : au plus 8 journaux (2,15 ha) en 1323. C’était bien peu pour 23 bêtes. Les maisnies devaient en faucher et faner d’autres. A la Noël de 1315, il y avait 500fais de foin dans le fenil, peut-être 125 tonnes. En tout cas ces prés, qui devaient être en piteux état, furent améliorés : en 1322 on fit 600 pieds de fossé à 4 s du cent, en 1323 on coupa les buissons es près derrière le viés grange et on en fit des fagots, 2000 bourrées d’espines.
78L’élevage porcin n’était pas moins florissant. A la Noël 1315 on trouva 65 sujets : 21 adultes, 22 porcelets de Pâques et 21 d’août. A la Toussaint de 1320 ils étaient déjà 137 : 1 ver, 5 truies, 39 pourceaux d’un an et 92 de moins d’un an, dont 38 de moins de huit mois. En 1322 on amenda 43 porcelets et en 1324 60. En 1328 on liquida 406 bêtes : 2 vers, 7 truies, 343 pourceaux et 54 porcelets ; les pourceaux furent vendus à 17 ou 20 s pièce. Le troupeau avait plus que sextuplé.
79Une partie de la production était vendue : en 1322, 75 pourceaux à 14,67 s, en 1324 35 à 16 s et 1 à 8, en 1326 31 à 16,06. D’autres, dûment engraissés, étaient consommés par les maisnies, au moins six par an pour faire six bacons. D’autres étaient engraissés pour Monseigneur. Pour la maison, l’encras durait normalement de la Toussaint à la Noël, chaque bête recevant de 1 à 1,83 setier de blé ou de soucrion, soit de 3,68 à 6,75 litres de grain par jour pendant 55 jours. Ceux qui étaient destinés au maître reçurent 8,90 litres de grain pendant 13 jours en 1321, 9,08 pendant 26 jours en 1324 et 10,12 pendant 30 Jours en 1325. En 1323, exceptionnellement, les pourceaux reçurent 2,5 setiers de fèves de la Saint-Jean à l’août. Bel exemple d’élevage spéculatif !
80Les ouailles augmentèrent aussi beaucoup. On en comptait 535 en 1315, dont 135 fumeles et 100 agneaux, et seulement 383 en 1320, dont 4 rams (béliers), 110 femelles et 117 agneaux. Le troupeau augmenta ensuite. On lava et tondit 600 blanches bêtes en 1321, 737 en 1322, 727 en 1323, mais seulement 599 en 1324 et 604 en 1327. Ce qui ralentit la croissance, ce fut la mortalité : en 1324 on vendit 25 peaux de mouton (à 16,8 d) et 42 d’agneaux (à 3,42 d) morts de clavel et en 1326 encore 20 piaucheles de mortoires, et 56 en 1328. Cependant, lors de la liquidation de 1328, on trouva 1118 bêtes. De fait on était passé de trois à cinq bergers, ce qui suggère qu’un berger gardait et soignait quelque 225 ovins.
81Les bêtes devaient aller aux champs, ce qui suppose que les jachères n’étaient pas trop souvent labourées. En 1322, de l’agnelage, au début de janvier, au 19 avril, 158 portières et 148 agneaux restèrent dans les bergeries, nourris de 42 setiers d’avoine (80 litres par jour) et de 2000 warats de vesce (18,35 par jour). Des chiffres du même ordre se trouvent dans les comptes suivants, sauf en 1327 : 56 setiers d’avoine et 1800 warats de bisaille. Cette même année, on tâta du mouton gras : 54 moutons reçurent chacun 67,47 litres d’avoine et 11,11 warats de bisaille.
82Les ventes, mal documentées comme on l’a dit, signalent cependant en 1322 114 blanches bêtes vendues à la fête de Saint-Riquier, à 54 d pièce, en 1323 22 petits agneaux à 30 d, en 1324 160 moutons à 110 d. En 1326 on mena à Roquétoire, près d’Aire, 160 moutons dont 121 furent vendus à 143,31 d pièce12.
83Le profit principal était peut-être la laine, qui était livrée à Pierron Loisel. Elle se vendait assez irrégulièrement. A la Toussaint de 1328, il restait en stock 1072 viaures et 234 agnelins, la tonte de deux années. Peu après on vendit 203 pierres de laine et 13,64 pierres d’agnelin à 35 s la pierre. En 1326, la pierre valait 29 s, et 31 s pour l’agnelin. C’étaient des pierres d’Hesdin, c’est-à-dire de 14 livres. On peut calculer que le viaure faisait environ 2,65 livres et l’agnelin 0,82. Mais quel était le poids de la livre d’Hesdin ? En tout cas la laine de 1328 pouvait bien valoir 380 L, pour environ deux tontes.
84C’était un élevage spéculatif. Les choses n’avaient guère changé en 1814 quand le préfet du Pas-de-Calais écrivit : « Des cultivateurs de l’Artois achètent des agneaux mâles provenant du Boulonnais. Ils les nourrissent pendant l’hiver et le printemps suivant ; ils font la tonte de ces bêtes et les revendent ensuite. Le profit des cultivateurs se trouve donc dans la vente des laines et dans le cru des agneaux »13.
85Les profits de cet élevage étaient donc considérables. Il semble que, vue la dépression des prix du blé après la mortalité de 1316, la reconversion dans l’élevage ait été délibérée. Alors, pourquoi n’en fit-on pas plus ? Parce qu’il faut du temps ; c’est déjà bien beau d’enregistrer de tels progrès en huit ans. Peut-être le marché était-il contracté. Peut-être y avait-il des goulots d’étranglement : pas assez d’étables, pas assez de prés, pas assez de jachères. Peut-être atteignait-on une limite : 1118 ovins pour 367,70 ha de labours, cela donne une densité de 304 au km2. En 1814 celle-ci était de 63 dans l’arrondissement de Saint-Pol.
86En tout cas ce bétail fumait bien les terres. Vers 1800 on estimait que 100 moutons parqués fumaient une mesure de 0,3546 ha en quinze jours et que le « champiage » durait de la Décolasse (29 août) à la fin de brumaire (21 novembre), soit six parcs successifs14. A ce compte 1118 ovins auraient pu fumer 23,79 ha et il aurait fallu 15 ou 16 ans pour fumer les 367,70 ha de labour de Bonnières. Cela complète le fumier de basse-cour, déjà abondant, et explique la splendeur des rendements.
87Le reste est moins original. Il y avait des vignes, où on travailla en 1321. Le courtil était parfois foui et planté à deniers, en mars. On y faisait des fèves dont on récoltait de 6 à 10,5 setiers ; c’était plus qu’il n’en fallait pour la nourriture des maisnies et en 1327 on n’en fit même pas. On y faisait aussi des navettes ; on en recevait des quantités identiques et, comme on n’avait besoin que d’1,5 setier pour l’huile de carême, on vendait le surplus, à 20 s le setier. Du bois on coupait en moyenne 4 journaux par an ; il y restait des chênes qu’on abattait et sciait pour les œuvres.
88A la mort de Thierry d’Hireçon on vendit les biens meubles de Bonnières. Pour le blé, la vente qui se fit à Bonnières, à Saint-Riquier et surtout à Hesdin, dura du 31 novembre 1328 au 19 août 1329, à cause de la lenteur de battage et pour ne pas casser les prix. En voici la synthèse :
Vente des biens de Bonnières (1328-1329)
blé | 5 220,75 | setiers | à 15,55 s | 4 058,65 L |
escourgeon | 63 | setiers | à 8 s | 25,20 L |
avoine | 240 | setiers | à 12,10 s | 145,25 L |
pois | 60,25 | setiers | à 12,50 s | 37,65 L |
bisaille | 63,75 | setiers | à 13,33 s | 42,50 L |
vesce | 62 | cents | à 28,5 s | 88,35 L |
navettes | 7 | setiers | à 15 s | 5,25 L |
pailles de blé | 20,00 L | |||
chevaux et harnais | 205,55 L | |||
bovins | 56,50 L | |||
porcins | 242,70 L | |||
ovins | 368,70 L | |||
laine | 390,08 L | |||
bois | 81,21 L | |||
prés | 4,50 L | |||
petit mobilier | 19,00 L | |||
total | 5 791,10 L |
89On n’avait pas estimé les fiens, ni les bêtes prises pour la cuisine de Madame. Les frais avaient monté à 287,77 L (battage des gerbes, transports etc.).
90Evidemment il y avait là le stock de deux années, du moins pour le blé, et un capital (bêtes, matériel). Mais d’autres calculs, qu’on épargne au lecteur, permettent de penser que Bonnières devait rendre dans les 3 000 livres par an. On était loin des 700 livrées de 1310. La gestion d’Anchin avait été fort négligente. Thierry d’Hireçon la muscla et quadrupla les profits. Dans les années 1320 il y avait encore de beaux jours pour l’entreprise agricole. Les grandes abbayes bénédictines n’auraient pas connu de telles difficultés financières si, au lieu d’affermer paresseusement leurs belles cours, elles les avaient confiées à des prévôts énergiques et capables. Mais les moines du XIVe siècle n’avaient plus l’envergure de ceux du XIIe.
91Roquétoire est à 5 km au nord-ouest d’Aire. Cependant, on y utilisait les mesures de Saint-Omer, place avec laquelle se faisaient les échanges. La « maison » de Saint-Bertin, estimée à 300 livrées de terre, fut acquise en viager par Thierry d’Hireçon le 23 juin 1309, on ne sait pour quel prix.
92Elle fut immédiatement confiée à Jehan du Gardin, sans doute un bourgeois d’Aire, où une famille de Gardino est citée en 1237, ainsi que d’autres revenus plus ou moins proches voire, à l’occasion, ceux des prébendes d’Aire, Lillers, Saint-Omer et Thérouanne, ce pourquoi les comptes qui concernent Roquétoire sont dits « comptes d’Aire ». Jean du Gardin était un comptable très capable et très appliqué : son compte de 1324 fait environ six mètres de long ! La confiance de son maître le porta dès 1318 au poste de bailli de Béthune et de Beuvry, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à tenir les « comptes d’Aire ». Evidemment il n’était pas le régisseur de Roquétoire.
93En 1309, Roquétoire était accensée pour 750 rasières de blé par an, ce qui faisait alors 802,5 L, beaucoup plus que les 300 livrées de l’acte de vente. En 1315 elle fut reprise en mains propres par Me Thierry et confiée à un warde, Vastin Midoque. Vastin était un paysan qui partageait la table de ses maisnies, touchait 5,33 L par an et sans doute participait aux travaux. Les comptes qu’il a fournis à Jean du Gardin sont assez médiocres. Lui aussi a calculé des rations de blé extravagantes, 0,125 rasières par semaine, soit 8,68 hl par an et 2,33 kg de pain par jour, sans compter les féculents et le reste. Et on verra qu’il n’a pas été très inventif.
94En 1315, Roquétoire était vide et on commençait à peine à la rééquiper. Aussi les Alliés d’Artois n’y trouvèrent-ils à piller que pour 699,05 L, plus un peu de mobilier. Puis ce fut le chaos. Des comptes à peu près normaux ne furent peut-être pas tenus avant le 9 mai 1318. Dès l’année suivante, ils couvrirent une année entière, d’une Toussaint à l’autre. Les sept comptes qui subsistent permettent d’étudier les années 1318-1326.
95En 1318 les labours faisaient 305 mesures (108,15 ha), en 1326-1328 seulement 253 (89,71 ha). Il est probable que les soles avaient été estimées très grossièrement par Saint-Bertin et qu’ensuite on les mesura plus exactement. Bref Roquétoire était en principe une ferme de trois charrues, en fait, on le verra, seulement de deux. Des charruées de 45 ha, c’était vieux jeu.
96Le personnel était très nombreux, trop peut-être : quatre bouviers (encore un mot archaïque) ou plus exactement deux bouviers et deux valets pour cachier le kerue, c’est-à-dire mener les chevaux de tête (archaïsme !), une mesquine, le warde, plus quatre valets de renfort pour l’août ; à partir de 1320 s’ajoutèrent, plus ou moins régulièrement, un ou deux bergers, un ou deux vakiers et un porkier. Mais la liste des salariés et celle des rationnaires ne concordent pas : en 1320 et 1321 on a dix rationnaires et sept salariés, plus le warde, en 1322 le porkier ne fut pas payé, les deux bergers ne furent pas nourris ! Bref, de 8 à 10 travailleurs pour 2 charrues, c’était beaucoup ; à Bonnières, on avait 24 maisnies pour 12 charrues. Encore un archaïsme ? Mais les salaires étaient plus faibles : en 1321 le valet de charrue le mieux payé touchait 95 sous à Bonnières, 60 à Roquétoire. Le travail était-il le même ?
97Le fermier étant parti en emmenant tout, il fallut acheter tout le matériel. D’abord des chars à quatre roues ferrées, un en 1315 (5 L), un en 1319 (4,33 L), puis des roues, 4 en 1318 (à 9 s l’une, dont 3,5 pour la ferrure), 4 en 1320 (à 4 s sans le fer), 4 en 1321 (à 10 s avec les armons ?), 4 en 1322 (à 7,75 s dont 2,75 pour la ferrure), 8 en 1324 (à 8,75 s, dont 3,75 pour les claver chacune de 75 clous), 4 en 1326 (total 22 s sans le fer, mais avec 2 armons). Ce matériel qui durait si peu devait être d’une bien médiocre qualité. Nulle trace de charrette ni de benel. On acheta en 1315 2 charrues estofees, 2 herses, 1 binot et diverses pièces pour 28,33 s, puis en 1318 une paire de fers de charrue et 1 binot (10 s), en 1319 3 paires de rouelles de charrue (7 s), en 1320 4 roues de charrue (5 s). De même, 5 goriaus et des traits (34 s), puis encore 2 en 1321 (12,5 s), et 1 en 1326 (5s) ; plus 2 vans (43 d) et encore 3 en 1322 (54 d) ; et encore en 1322, 5 fourkiés (5 s) et 1 faux (22 d) ; en 1315 les cordes et les cavestres coûtèrent 9,5 s.
98L’entretien du matériel n’était pas moins onéreux. L’ointure des harnais pouvait coûter 12 s par an. Le fèvre de Roquétoire était un taskieur payé 3,33 L l’an pour retenir hamas de kerue et ferrer kevaus ; en 1318 on lui fit ferrer un keval qui n ’estoit mie en se taske, soit 4 s pour 6 fers neufs (à 6 d l’un) et pour 4 piés rassir, c’est-à-dire reclouer (à 3 d). Le caron d’Esque entretenait les chars, les charrues et les beniaus pour des sommes variables (de 34,5 s en 1318 à 46 en 1322). Le gorlier toucha de 4,5 à 11 s selon les années et le cordier de Saint-Omer de 16 à 25 s. Bref les quatre métiers pouvaient coûter 6,76 L par an. Tout cela donne une idée du capital nécessaire à un fermier de deux charrues.
99Il semble au premier abord que les terres de Roquétoire étaient lourdes : en 1315 les corvées y furent faites par des charrues à quatre chevaux. De fait les deux charrues de Thierry d’Hireçon exigèrent sept chevaux. On en avait acheté 5 en 1315 (prix moyen 7,8 L), puis en 1318 un à Cassel (6 L), en 1321 un autre de 7 L à Béthune, en 1322 un autre de 13 L, toujours à Béthune, et une jument à la grande fête d’Ypres (12 L) ; en 1324 on acheta encore une jument à la fête de Thorout (12 L) et 3 poutrains de 3 L chaque à Herzele, près d’Alost ; total 13, mais deux au moins crevèrent, dont on vendit les cuirs et en 1322 on vendit 3 mauvais chevaux qui ne pooient durer. En 1326 il restait 5 chevaux et 3 poutrains.
100En principe ces bêtes venues du nord devaient être fortes ; d’ailleurs leur prix d’achat fut normal. On est donc étonné par leur ration quotidienne : en moyenne 6,84 litres d’avoine et moins d’un warat de vesce. Sans doute les chevaux travaillant à quatre étaient-ils deux fois moins bien nourris que ceux qui ahanaient à deux. Ce n’était pas que l’avoine manquât, car on en vendait. C’était plutôt un archaïsme local.
101On est, de même, étonné par la pauvreté des fumures : en moyenne, par an, 16,14 mesures, 5,72 ha, à en juger par les salaires payés aux espardeurs de fiens. A ce compte, les terres n’étaient fumées que tous les 15 ou 16 ans ; à moins évidemment qu’une partie du travail n’ait été faite par les maisnies elles-mêmes.
102Les cultures étaient assez peu variées. Voici les surfaces en mesures :

103Et voici les gerbes, en milliers :

104Comme on voit, les chiffres de 1318 sont anormaux, ce qui laisse penser que la culture n’avait repris son cours qu’en 1317 après plusieurs années d’interruption dues à la révolte des Alliés d’Artois. Le peu d’importance de l’avoine s’explique par le fait que la maison percevait de grosses censes et rentes en avoine ; à l’occasion, même, on en vendait.
105Les comptes du blé sont bien tenus. Sauf en 1325, où ils furent payés à deniers, les moissonneurs le furent toujours en nature, au 20e en 1320 et 1323, au 16e en 1321 et 1322, au 15e en 1327 ; pour les autres années on a pris le salaire moyen de la seizième gerbe.
106Le rendement brut a été calculé en fonction d’un prélèvement décimal de 10 %, mais sans terrage. En effet la maison de Roquétoire percevait le terrage de blés. Ce terrage était affermé pour 100, 120, 160 ou 184 rasières selon l’étendue de la roie, est-il dit, et bien sûr selon la valeur de la récolte. Cela pouvait correspondre à 5 ou 600 ha, la moitié de la paroisse. Il semble préférable d’admettre que le maître de Roquétoire ne levait pas le terrage de ses propres terres. Bref, voici les chiffres.
Roquétoire Le blé (1315-1327)

1 = surface en mesures
2 = semences en hl/ha
3 = rendement net en rasières au cent de gerbes
4 = rendement net en hl/ha
5 = rendement brut en hl/ha
6 = ratio
107La moyenne, 19,34 hl/ha de rendement brut, est un peu faible. On peut faire les mêmes calculs pour l’avoine.
Roquétoire L’avoine (1318-1327)

1 = surface en mesures
2 = semences en hl/ha
3 = rendement net en rasières au cent de gerbes
4 = rendement net en hl/ha
5 = rendement brut en hl/ha
6 = ratio
108Les semailles, une rasière par mesure de terre, étant très élevées, la ratio fut toujours faible. Les gerbes étaient sciées, ce qui est exceptionnel et pourrait constituer un archaïsme de plus. Les rendements faibles de 1321 et 1325 sont peut-être imputables à des causes climatiques, comme la sécheresse de 1325 ; sinon ils furent corrects, ce qui tient sans doute à la densité des semailles.
109L’élevage porcin nous échappe presque totalement.
110Les aumailles (bovins) sont à peine mieux connues. En 1319 il y avait quatre vaches ; en 1320 on en acheta une cinquième, pour les maisnies, et on cite 5 veaux, de même qu’en 1321. En 1324 et 1326 on trouve un vakier, ce qui suggère quelque développement. On vendait du beurre, soit un profit annuel de 40 ou 50 sous. Mais les bêtes restent inconnues. Point de ventes. Les rares bêtes engraissées l’étaient pour la table du maître, tel ce bœuf envoyé à Gosnay en 1326 pour la fête donnée au comte de Hainaut. Telle fut peut-être ici la finalité de l’élevage bovin.
111En tout cas on avait beaucoup de foin. Me Thierry possédait huit prés : deux de 23 et 13,5 mesures à Blessel, c’est-à-dire à Blessy, à 5 km d’Aire, un de 8 ou 8,5 mesures à Pinchebure, trois de 1,25, 1,5 et 11 ou 12 mesures à Roquétoire, plus sans doute un autre encore, et le paissich de Hautonbieke. L’herbe fut parfois vendue sur pied, celle des deux petits prés de Roquétoire pour 24 ou 13,33 s la mesure (1318-1320), pour 28 et 16 (1326). En 1319 les deux prés de Blessel le furent pour 13 s et celui de Pinchebure pour 10,59. Le plus souvent les prés furent exploités en régie. Dès 1321 on en fit flotter (irriguer) l’un ou l’autre, en moyenne 27,6 mesures par an (9,79 ha). On les faisait faucher, espardre, faner et emmuler à deniers. Aucune trace de regains : peut-être les prés étaient-ils communs après le Saint Jean, comme il est dit du paissich en 1320. Les coûts furent très variables : pour tous ces travaux on trouve en 1319 27,5, 37,2, 37,33 et 54 d la mesure et de même ensuite. A cela s’ajoutait le salaire d’un garde pour surveiller les travailleurs et éviter les vols, puis les frais de transport et d’entassage dans les granges.
112La production était évaluée en meules et en carees ou caretees.
Les foins de Roquétoire (1312-1326)

1 = surface en mesures
2 = nombre de carees
3 = nombre de meules
4 = nombre de meules par mesure
5 = contenance d’une meule
113On faisait donc de 0,5 à 0,7 meules par mesure, le foin étant plus ou moins abondant et les meules ayant à peu près la même grosseur. Une meule faisait environ 3 charées à deux chevaux, soit 3 tonnes, ce qui porte la production à 1,5/2,1 tonnes par mesure, soit de 5,60 à 7,83 t à l’ha. C’est à peu près le chiffre qu’on donnait en 1800 pour le trèfle (9,10) et pour le sainfoin (5,24)15.
114La production fut donc variable. En 1318 on dut acheter 2 charretées à 10 s l’une. L’année suivante il resta dans les prés 13 meules dont nul ne voulait. En 1323 il restait 15 meules d’antan et en 1324 39 carees de même. Cette année-là le fourrage ne fut pas vendu car il n’avait mie este’de grant value. En 1326 il y en eut moult peu et on n’en vendit pas. Si certaines années on n’arrivait pas à vendre le foin, c’est que les herbivores étaient peu nombreux dans la région ou les prés très nombreux : après tout la vallée de la Lys, fertilisée par les crues limoneuses de la rivière, produisait disait-on au XVIIIe siècle, « les plus beaux foins de la province ».
115L’élevage ovin, mieux documenté, fut aussi plus important, plus spéculatif. En 1319 on refit la bergerie, puis on acheta des moutons qu’on vendit en 1320 avec un beau bénéfice. L’opération se répéta plusieurs fois. Point de fumeles, ni d’agneaux : on nourrissait les moutons pour les revendre un peu plus gros, un peu plus chers. Mais le principal profit était la laine qui se vendait sans peine, sans doute aux drapiers d’Aire ou de Saint-Omer. En 1319- 1320 la toison valait 38,24 % de la valeur totale de la bête et 76,47 % de la valeur ajoutée. Les bêtes étaient ordinairement achetées à la foire de Saint-Riquier ; en 1326 on n’y trouva pas ce qu’on désirait et on dut aller en chercher à Pernes et à Thérouanne, qui d’ailleurs coûtèrent plus cher. Bref le troupeau a varié entre 120 et 240 têtes, ce qui donne de 134 à 268 ovins au km2 de labours. Ce n’était pas si mal. Voici les chiffres :
1319 | 160 | moutons achetés à la fête de Saint-Riquier | à 8,66 s livrés |
1320 | 160 | viaures vendus | à 6,5 s |
158 | moutons vendus | à 10,5 s | |
234 | moutons achetés à Saint-Riquier | à ? | |
1321 | 232 | viaures vendus | à 5,33 s |
1322 | 226 | moutons vendus | à 9 s |
120 | moutons achetés à Saint-Riquier | à 8,6 s | |
1323 | 114 | moutons achetés à Saint-Riquier | à ? |
1324 | 120 | viaures de 1323 vendus | à 4 s |
118 | viaures de 1324 vendus | à 4,5 s | |
114 | moutons de 1323 vendus | à 10 s | |
1326 | 120 | moutons achetés à Pernes et Thérouanne | à 11,42 s |
116Restent, pour finir, les bois. Thierry d’Hireçon avait reçu de la comtesse 5 mesures à couper chaque année dans le bois de Wasselau, près d’Aire. En 1309, il y prit 10 poises d’écorce à 4 s, moins 6 d pour « peler » les troncs. Dès 1311 il fit mesurer le bois et tracer des laies. En 1312 il y coupa 19 550 fagots à 8,67 s le cent et y fit « peler » 25 poises d’écorce à 6 s ; la recette monta à 92,22 L, la dépense, hors transport, à 10,4 L. Le profit fut donc de 46,15 L à l’ha. Cependant dès 1315 il préféra vendre sa coupe à 6,75 L la mesure (19,04 L à l’ha), puis en 1319 à 6,5 L (18,33 L/ha). En 1321 une mesure fut coupée et donna 2 900 fagots qui furent vendus à 4,48 s le cent ; le travail au cent était passé de 10 à 12 d : baisse des prix, hausse des salaires, effets de la mortalité de 1316. Ce bois devait être fort dégradé car en 1320 la coupe de l’annoy de Roquétoire rapporta beaucoup plus, 9 L de la mesure. Dès 1320 Me Thierry afferma la garenne pour 7 L, puis 8 en 1324. En 1326 le bois fut repris par la comtesse. Il était peut-être épuisé par douze années de coupes (en 1315, 1316 et 1317 on ne l’avait pas exploité), ce qui suggère que Wasselau faisait 60 mesures (21,28 ha).
117Les comptes de Thierry d’Hireçon, qui ne portent le plus souvent que sur une décennie, ne permettent pas, en principe, d’apercevoir une évolution. Ils montrent bien, en revanche, les différences entre les trois grandes exploitations, Sailly, Bonnières et Roquétoire, toutes trois situées dans des terroirs apparemment comparables. Au dynamisme d’un Baudet Houlier, qui multiplia les profits de Bonnières et porta le rendement du blé à des sommets, quoique ce domaine fût des plus mal placés pour la « vidange » de ses blés, s’opposent la paresse et le manque d’imagination d’un Vastin Midoque, alors que Roquétoire était à deux pas de la frontière flamande et de Saint-Omer, donc de la mer. Il n’y avait pas de déterminisme géographique, mais surtout des facteurs humains.
118Dans l’ensemble, les rendements de blé furent honorables, c’est-à-dire comparables à ceux de Saint-Sauveur. Ils le seraient un peu moins s’il était avéré que ces exploitations ne devaient pas le terrage. On l’a vu, cela semble avoir été le cas à Roquétoire. Ailleurs il n’y en a aucune preuve et c’est peu probable : Marchiennes n’était pas le seigneur de Sailly, ni Anchin celui de Bonnières ; leurs terres devaient donc payer le terrage aux seigneurs du lieu, qui sont bien connus par la suite.
119Quant au rendement à la semence, il dépendait avant tout de la densité des semailles, qui était fort variable dans l’espace et dans le temps. On aurait donc tort de privilégier cette donnée peu sûre. La solution qui s’impose consiste à établir les valeurs métriques des anciennes mesures et à calculer des rendements en hl/ha. Sans cela il n’est point d’étude économique de l’ancienne agriculture.
120Il est probable qu’après la mortalité de 1316 la conjoncture économique ne fut guère favorable à la céréaliculture. Il est sûr, en tout cas, que la mévente accumula d’énormes stocks dans les greniers. Vers 1320, Thierry d’Hireçon confia à Jean de Gouves le soin de vendre ses avoines et surtout ses blés sur les marchés du « contact artésien ». En six mois, de décembre 1320 à la Saint-Jean 1321, il s’en vendit pour 1 935,17 L16. Peut-être Me Thierry donna-t-il aussi la consigne de développer l’élevage, qui était une bonne alternative au marasme de la céréaliculture. Pour les bovins et les porcins les résultats furent maigres ou assez maigres, du fait sans doute que la plupart des ménages avaient une vache et un cochon. Il n’en fut pas de même pour les ovins.
121Cela autorise une réflexion sur la draperie. Il est désormais acquis que les draperies dites flamandes utilisaient les laines indigènes bien plus que les « coûteuses » laines anglaises. Mais ces laines d’Outre-Manche étaient-elles si coûteuses et les laines nostrees suffisaient-elles ?
122Les besoins de la draperie artésienne ne peuvent être estimés que fort grossièrement. Vers 1300, une très grande place drapière comme Saint-Omer (ou Ypres) avait une capacité de production de 100 000 draps par an ; les autres, Aire, Arras, Béthune, Calais, Hesdin, en faisaient peut-être autant toutes ensemble. C’étaient des « grands draps » pesant sur le métier, selon un texte audomarois, 39 livres, soit 16,69 kg ce qui, compte tenu des déchets, représentait, paraît-il, 20 kg de toison. Les toisons de Sailly faisaient, on l’a vu, lavées, 1,266 kg et celles de Bonnières sans doute 1,135. Disons, pour simplifier 1,25 kg, le double d’une toison anglaise17. Donc un grand drap aurait exigé 16 toisons et toute la draperie artésienne pas loin de 3,2 millions de moutons, soit 578 au km2 et environ 722 au km2 de labours. On n’en était pas là, on l’a vu, pour Bonnières et Roquétoire. De plus de bons auteurs pensent que l’élevage ovin n’était guère pratiqué par les petits paysans. Il semble, de fait, que les redevances dites de vif herbage ou de mort herbage perçues par les seigneurs sur les ovins de leur seigneurie ne montaient pas bien haut. Bref, l’Artois devait importer des laines, sans doute de la Picardie, comme l’a montré l’importance de la foire de Saint-Riquier, et, bien sûr, des îles britanniques.
123On peut se demander si la baisse du prix des toisons de Roquétoire, de 6,5 s en 1320 à 4 en 1323, ne fut pas due à la concurrence insulaire du temps où l’étape des laines anglaises était à Saint-Omer. Dans la décennie 1319-1328 le prix moyen de la stone de laine anglaise moyenne ou médiocre fut, à la production, de 5,51 sh, ce qui met le kg à 0,87 sh18, soit 3,47 sous parisis. Si les toisons de Roquétoire pesaient 1,25 kg, le kg de laine artésienne valait, à la production, 5,2 s.p en 1320, 3,2 en 1323 : il s’était aligné sur les prix anglais. Les laines anglaises ont pu concurrencer les laines artésiennes : c’étaient des produits comparables par la qualité et par le prix.
124On aurait tort de croire, en effet, que les laines anglaises étaient toutes de première qualité19. La plus grande partie devait se situer au niveau des laines continentales, pour la qualité comme pour le prix. Quand la fiscalité anglaise s’alourdit, les petites laines anglaises cessèrent d’être compétitives, car les taxes n’étaient pas ad valorem, mais spécifiques. A la fin l’Angleterre n’exporta plus que les meilleures de ses laines. La baisse de ses exportations, qui est si nette après le sommet de 1304, résulta de l’alourdissement de la fiscalité, non d’un effondrement de la demande continentale.
125Le mouton artésien fut donc prospère au XIVe siècle, du moins tant que prospérèrent les draperies locales.
126En quittant Thierry d’Hireçon on ne saurait oublier de s’amuser des cocasseries de l’histoire universitaire, car Me Thierry a donné lieu à deux interprétations opposées et parfois simultanées. D’une part les rendements à la semence qu’il obtenait, jusqu’à 14 pour un dit-on, ont été marginalisés, voire corrigés à la baisse, Me Thierry étant classé parmi les gentlemen farmers non représentatifs. D’un autre côté, comme il produisait beaucoup de vesces, on a déclaré qu’il était très représentatif et que les régions voisines, Cambrésis et Picardie, semaient aussi force vesces sur leurs jachères. En fait l’érudition établit que les régisseurs de Me Thierry n’étaient pas des « agriculteurs de pointe » et qu’il n’y a pas trace de vesces en Cambrésis, ni en Picardie. Telles sont les mésaventures comiques de l’arbitraire, ou plutôt tragiques car ces grosses erreurs, publiées dans de grandes thèse sorbonniques passent pour paroles d’Evangile. Il faut respecter les textes, il faut laisser à Thierry d’Hireçon l’honneur de ses rendements et à l’Artois l’exclusivité de ses vesces.
II – Le prodigieux Béthunois
127En 1814 on obtenait ici, pour le blé, 18 hl/ha, plus qu’à Arras (15 hl/ha), mais moins qu’à Saint-Omer (21 hl/ha). En 1852 le pays était à l’avant-garde du département avec un rendement de 24 hl/ha20. C’était beau, mais nettement plus faible que vers 1300-1350. D’autre part il faudrait, selon certains, opposer le haut pays limoneux, voué à la grande culture et à la routine, et le bas pays alluvial, pays de petite culture à bras, beaucoup plus avancé21. Cette opposition, qui ne s’observe pas au Moyen Age, ne doit rien à la géographie, plutôt à l’histoire. Enfin, ici point de documents sur de grands domaines, mais huit textes concernant surtout de petites exploitations.
128C’est au début de la guerre, vers juin 1297, que le comte de Flandre, seigneur de Béthune, dut faire saisir les terres que damoiselle Mariien Faverelle, sans doute bourgeoise de Béthune, mais originaire d’Arras et francophile, possédait dans le bas pays béthunois : 21 mencaudées de blé, 19 d’avoine, sans doute 20 en jachère, 0,5 en lin et 2,25 de pré, soient 22,74 ha. Posséder n’est d’ailleurs pas le terme correct, puisque certaines de ces terres étaient tenues en cense ; mieux vaut parler d’exploitation. Bref on saisit moins les terres que les récoltes. Certaines estimations, qui sont au passé, ont sûrement été faites après la moisson, donc après perception de la dîme et du terrage22.
129Les résultats sont remarquables : pour le blé quatre terres rendant de 26,70 à 31,15 hl/ha (moyenne 28,48), pour l’avoine quatre terres rendant de 17,46 à 31,42 hl/ha (moyenne 22,60). Avec la dîme et le terrage on a 35,16 pour le blé et 27,90 pour l’avoine. Apparemment point de légumineuses et peu de bêtes : deux vaches à qui pouvait suffire 0,80 ha de pré. Point de chevaux non plus, mais une assez belle basse-cour (30 poules et 9 oisons). Aucun matériel agricole, sinon un harnais de charrue. Etait-ce vraiment une ferme ? Peut-être, si on admet que le bailli comtal avait laissé l’exploitation aux mains d’un gérant et n’avait pas levé ce qui était indispensable, chevaux, charrues, etc, à charge pour lui d’en rendre compte ultérieurement comme cela se fit en 1302 pour les terres du mayeur de Saint-Omer, Jean Florent, jeté en prison pour ses crimes23.
130On a aussi les comptes des hôpitaux de Béthune et de Gosnay. Ces petites maisons permettent d’imaginer l’économie des petits laboureurs et des paysans sans train de culture.
131Pour le Grand Hôpital de Béthune on a un compte partiel pour 131924. Ce compte est très bien articulé : par exemple les dépenses comprennent quatre chapitres, les vivres et le vêtement, la moisson, les salaires, les ouvrages ; le compte matières, bien séparé, occupe le verso du rouleau. Le maître, Jean de Ghoy, devait être un bourgeois de Béthune.
132Si on considère la consommation de blé, la maison devait nourrir en moyenne 38 rationnaires. Il y avait un maître non-salarié, mais vêtu et peut-être nourri, un chapelain salarié, mais sans doute non nourri, et quatre maisnies, soit un varlet de kierue et un pasteur, tous deux payés 25 s pour le terme de la Toussaint, et deux mesquines payées chacune 20 s ; pour l’août on embauchait trois aides. Bref on devait nourrir 33 rendus ou pauvres, passants ou malades. On avait vendu 6 keutes (matelas) pour 100 s ; il en restait 18, de quoi imaginer deux corps par lit. On avait fait 6 fosses pour 6 morts : en 131 jours !
133Le patrimoine comportait quelques rentes, dont 26,5 mencauds d’avoine, et deux censes, d’où 45 mencauds de blé ; mais l’essentiel venait des terres. Pour ces 131 jours les recettes montèrent à 55,76 L, dont 43,19 pour les ventes. La culture en fit le tiers : vente d’ahans 45 s (5,21 %), de blé 12,04 L (27,87 %) et d’esteules 23 s (2,66 %), mais tous les blés n’étaient pas encore battus. L’élevage compta pour la moitié : vente d’ovins, de laines et de peaux 13,54 L (31,35 %), d’un pourceau 24 s (2,78 %) et d’herbe 6,4 L (14,82 %). Le reste était de la viesware (vieux habits des morts).
134A l’août de 1319, on dépouilla 15 mencaudées de blé (5,32 ha) et 20 de mars (7,09 ha) ; avec les jachères on devait exploiter 18 ou 19 ha. Il y avait une jument, qu’on échangea contre une meilleure (coût 48 s). C’était un peu trop pour 20 ha de terre ; on vendit donc l’ahan de 4,5 mencaudées de blé. Inversement on fit renghiller (déchaumer) des terres pour 3 s. De même on paya 66 d pour 11 jours a fouir les cornees des terres que li kierue ne pouvait atteindre : pour bêcher le bout des champs. Ni char, ni charrette, ni benel.
135Le blé rendit 3 100 gerbes, dont 800 de povre ble tout versé. Le rendement, 6 mencauds de 0,789 hl au cent de gerbes, permet d’évaluer la production à 186 mencauds (146,754 ha) pour 15 mencaudées (5,319 ha). Le rendement fut donc de 27,59 hl/ha après dîme et terrage, et de 34,06 avant. Et c’était une année médiocre ! Pour les mars on récolta 350 gerbes d’avoine ; c’est peu, mais on en avait une grosse rente. Outre cela on eut 1 200 warats de povres fèves et 350 de pois tout aussi pauvres, plus, pour les bêtes, 14 cents de bregerie et 11 de veches. 6 sortes de grains : la polyculture était en marche. On ne vendit que du blé : 77,5 mencauds à 37,28 d : bien faibles prix. Le reste fut consommé par l’hôtel et par les étables.
136Le bétail ovin, fort important, comprenait 42 hanres et moutons, dont on vendit 19 (à environ 12 s pièce) et tua 3, plus 4 agneaux ; on prit aussi a nour rechon 42 brebis : recette à venir. Cette activité spéculative, fort remarquable pour une aussi petite exploitation, justifiait l’embauche d’un pasteur. Le reste était plus banal. Des 4 pourceaux un fut vendu, un tué. On avait 3 vaques et leurs jovenes viaus (jeunes veaux). Une partie de cet élevage devait se faire à l’étable. On paya 84 d pour faire les regains. Les prés n’étaient donc ouverts à la paisson qu’à l’arrière-saison.
137La laine était filée à domicile. On vendit, pour 35 s, 2 pesons de filé. Le reste servit à faire 60 aunes de drap et 12 de blanquet ; coût, pour tistre, esbourer, parer, tondre et appareiller, 6,65 L. Il s’agissait de vêtir les rendus et les rendues.
138Restent, mystérieux comme toujours, les courtiex. On y planta des porions. Ils produisirent aussi du chanvre et du lin : on acheta, pour semer, 3 mencauds de canewise à 6 s et 4 de linuis à 9 s. Cela ne suffisait pas : on acheta 0,25 mencauds de canewise pour faire oile a ardoir (huile à brûler) et 0,5 d’oliet (oeillette) pour faire oile a mengier. On acheta de même 24 livres de lin à 7,79 d et une de filé de lin à 13 d. Le personnel devait filer à la veillée.
139Faute de bois on utilisait les saules qui, comme partout dans le pays, bordaient les chemins et les fossés : 16 d pour halos abattre et fagoter.
140Dans les années 1305-1312, Thierry d’Hireçon accumula les achats dans le Béthunois, particulièrement à Gosnay, aux portes mêmes de la ville. Il y fit construire un puissant château et obtint la haute justice. Le château et la justice furent légués à la comtesse, les terres et les rentes données aux fondations pieuses de Me Thierry, les deux chartreuses du Val-Saint-Esprit et du Mont-Sainte-Marie et l’hôpital de Gosnay. Aujourd’hui il ne reste, pour servir sa renommée posthume, que des comptes dans les archives.
141Ceux de l’hôpital sont ceux que tint le « garde et gouverneur », Mikiel Belline, de 1333 à 1343, du moins 7 d’entre eux25. Ils vont d’un 15 juillet (Saint-Vaast d’été) à l’autre. Ils sont remarquablement précis, assez bien articulés et à peu près exempts d’erreurs.
142La consommation de blé passa de 75,625 mencauds en 1334 à 104 en 1343. Cela fait en principe de 22 à 30 rationnaires. Le compte de 1333 cite cinq rendus et rendues, les mesquines, le berger et le maître. A cela s’ajoutaient les accouchées, dont on a les noms, qui passaient un mois à l’hôpital et recevaient 8 lots de vin, soit un demi-litre par jour, et les malades pour lesquels on a les noms, la durée d’hospitalisation et, éventuellement, la mention d’un décès. En 1339, par exemple, les accouchées furent 0,59 par jour et les malades 3,23. Mais il y avait aussi les pauvres, c’est-à-dire les passants qui, dit-on en 1343, consommaient les 5/8 du pain : donc 18 ou 19 pauvres et 11 ou 12 personnes pour l’hôtel ? Gosnay était un tout petit hôpital, comme il y en avait tant. Cela n’empêchait pas que ses comptes fussent bien tenus.
143Les recettes montèrent, bon an, mal an, à une centaine de livres (plus ou moins 25 %), dont environ 16 de rentes en deniers. L’hôpital avait aussi deux grosses rentes en nature, l’une à Coges, près de Bapaume, 160 mencauds de blé et 80 d’avoine, l’autre à Hénin-sur-Cojeul, un peu plus au nord, 48,5 m de blé et 24,5 d’avoine, ce qui n’était évidemment pas le cas du paysan moyen.
144En 1334, ces grains de rente auraient pu se vendre 89,37 1 ; on n’en vendit que pour 82,07 L. De sa production l’hôpital ne vendit que des trémois (11 L) et du foin (16 s). Un petit paysan qui n’aurait eu à nourrir que 5 bouches eût vendu plus de son blé et de ses légumineuses. En tout cas, malgré la mévente des blés, l’hôpital était prospère : il put acheter en 1333 3,25 mencaudées de terre (10,35 L) et 1,75 de pré (9,91 L). Un petit paysan eût eu de la peine à en faire autant. L’économie de la maison de Gosnay n’est donc pas typique.
145L’exploitation, elle, l’est. En 1333 on exploita 21 mencaudées de labours et on en acheta 3,25, puis encore 0,625 en 1335 ; total 24,875 m. Or en 1336 comme en 1343 l’exploitation couvrit 28 m. La différence, 3,125 m, vient sans doute du refroissich, qui est d’ailleurs cité en 1336. De fait la surface de la sole des mars est en général supérieure à celle de la sole des blés antérieure. Bref, c’était une exploitation de 10 ha au plus, donc très intéressante.
146L’hôpital n’avait ni train de culture, ni valet de charrue. Tous les travaux agricoles étaient faits « à deniers » : on louait des ahans, des chars, de la main d’œuvre. Ainsi devaient faire de nombreux petits paysans.
147Les comptes de Gosnay partent du 15 juillet et, par conséquent, commencent par la moisson, laquelle durait en général deux jours. On y trouve du blé et, en 1334, un peu d’escourgeon, puis, pour les trémois, de l’orge, citée en 1336, un peu de fèves, surtout des vesces et de la bregerie (environ 50 %), des pois (25 %) et de l’avoine (25 %) : peu d’avoine parce qu’on n’avait pas de chevaux, mais beaucoup de fourrages. La polyculture était assez avancée, l’élevage assez important.
148On commençait par scier les blés. En 1333 on embaucha à Béthune 8 paires de soyeurs à 17 d le jour chacun (forte monnaie !), un pour scier, l’autre pour lier. Chaque paire fit 2216,25 m2 par jour ; coût total 4,53 s la mencaudée. Les autres années le travail se fit à la tâche aux prix de 4,5, 4, 4, 4,5 sous, 9,5 en 1340 et en 1343 17 s faible monnaie, soit 3,4 s forts.
149Puis on s’attaquait aux trémois, qui étaient sciés ou fauchés. En 1333 on employa 22 femmes à 13 d le jour ; chacune fit 1733 m2. On prit aussi 2 hommes à 15 d et 4 femmes à 12 d pour loyer (lier) ces trémois. Coût total 2,67 s de la mencaudée. Les autres années les prix à la tâche furent de 2,58 s, puis 3,85, 3,06, 3,5, 5 s en 1340 et en 1343 10 s faibles ou 2 sous forts.
150On ne signale qu’en 1334 l’achat de loiens : 2 milliers à 32 d. Les autres années les liens durent être faits à l’hôpital.
151Engranger coûtait fort cher. Il fallait louer 2, 3, voire 4 chars à 9, 8, 7 ou 6 s le jour ; en 1340 le loyer passa à 16 s (et à 10 s pour une charrette) ; en 1343 il était de 26 sous faibles. Pour entasser il fallait en général 3 hommes pendant deux jours. Leur salaire quotidien fut successivement de 15, 14, 13, 12 deniers, puis 18 en 1340 et en 1343 24 d faibles. On louait aussi pour un jour, aux mêmes prix, un valet pour mettre à point et battre le groin, c’est-à-dire les épis tombés à terre pendant l’opération.
152Les éteules étaient en partie pikiees à 2 ou 3 s la mencaudée, et 8 en 1343. Si on ne coupait pas les éteules des mars, c’est que ceux-ci étaient fauchés et que leur paille était récupérée au battage. Ces éteules étaient apportées à la grange par des femmes, 10 à 5 d (1333), 8 à 4 d (1335), 6 à 5 d (1336), 6 à 12 d (1343). Les éteules non pikiees étaient renghilliees en terre, enfouies.
153Le coût de toutes ces opérations fut, à la mencaudée, de 7,24 s en 1333, puis de 6,07, 6,85, 6,67, 8,07, 14,70 en 1340 et en 1343 19,75 sous faibles.
154Les salaires étaient donc faibles. En 1333 une femme qui portait au col l’éteule gagnait 5 d par jour, soit 5,8 litres de blé au prix du marché de Béthune, mais combien de jours trouvait-elle à s’employer ? Pour gagner ses 4 hl annuels elle aurait dû se louer pendant 70 jours. Les salaires des moissonneurs étaient plus élevés, d’une part parce qu’ils apportaient leurs outils, de l’autre parce que. le travail pressant, le marché de l’embauche était déséquilibré : en 1333 un scieur gagnait en deux jours un demi mencaud, le dixième de son blé annuel.
155Les salaires furent orientés à la baisse de 1333 à 1339. Pour les entasseurs cette baisse fut de 20 %. Cependant le prix du blé augmentait. Sur le marché d’Arras le mencaud valut en 1333 5,08 et 6 s, 14 en 1339. C’est, d’une façon presque caricaturale, la conjoncture d’un monde qui se remplissait.
156Les salaires réagirent assez bien aux premières dévaluations de la Guerre de Cent Ans. L’entasseur, qui gagnait 13 d en 1336 (pied 12) en gagna 18 en 1340 (pied 36) et 24 en 1343 (pied 60). Cependant le prix du blé avait été multiplié par 5 : sur le marché d’Arras on trouve en 1343 le mencaud de blé à 21 s moyenne monnaie, c’est-à-dire à 7,35 s forte monnaie et à 36,74 faible monnaie. Or la récolte de 1343 ne fut nullement médiocre. Puis, le 26 octobre 1343, la monnaie fut mise au pied 15 et on en revint à peu près aux prix et aux salaires d’avant 1337. Quoiqu’on fût passé du pied 60 au pied 15, la forte monnaie fut estimée 5 fois plus forte que la faible. C’était comme si on était revenu au pied 12. Bref, il paraît que les salaires avaient augmenté moins vite et moins fort que le reste et que la dévaluation avait profité aux producteurs. Evidemment.
157Ensuite venaient les labours. Pour les blés on a 5 roies, plus le renghillage, font 6. Ahaner une mencaudée à mars coûtait deux fois moins cher, ce qui fait 3 roies. Total 9, comme il se doit. Le semeur recevait 4 d par mencaudée. Les semences étaient souvent achetées à Béthune. Les blés étaient toujours esquellés par des femmes faisant en moyenne une mencaudée par jour (de 0,63 en 1333 à 2,13 en 1343). Puis les blés et les mars étaient sarclés, en général par des femmes. En 1333 5 mencaudées de blé demandèrent 6 jours et 9,5 de mars 18, nettement plus : évidemment les mars étaient plus sales que les blés. Ensuite on a des chiffres globaux et variables. En 1343, 8,5 mencaudées de blé furent sarclées par 24 femmes. Le coût total de ces travaux varia de 6,8 Len 1333 à 8,45 en 1336, 10,47 en 1339, 12,37 en 1340 et en 1343 8,44 livres fortes.
158Les batteurs étaient payés à 2 ou 3 d le mencaud. En 1335-1340 ils reçurent en outre leur desgemer a prime, mention tout à fait exceptionnelle qui confirme la règle, parfois contestée, que les travailleurs n’étaient pas nourris par leurs employeurs.
159Les fumures prenaient place après les labours des jachères : en 1343, l’ahan des blés fut payé en monnaie faible, donc avant le 26 octobre ou peu après, ïesfiens le furent en monnaie forte, donc après cette date. L’hôpital produisait ses fiens et il en achetait, par exemple au châtelain de Gosnay. En 1336, 6 mencaudées reçurent chacune 35 caretees : total 210, dont 102 de la maison et 108 achetées. On en acheta aussi en 1333 (48 carees), 1334 (78 caretees) et 1343. Les prix de la caree et de la caretee étaient identiques : 8 d en 1333-1336. Il est donc prudent de retenir une charge limitée à 1 000 kg au plus. Cela donnerait une pleine fumure de 35 t par mencaudée, soit 9,87 kg par m2. C’est tout à fait honorable. Mais on fumait tous les ans, plus ou moins, comme le prouve la permanence des salaires versés aux kerkieurs, 12 jours en 1333, puis 7,5, 6, 18 en 1336 précisément, puis 6, 8 et 12. Les terres de l’hôpital étaient donc bien fumées, ce qui laisse présager de beaux rendements.
160Les rendements du blé sont faciles à calculer. On a la surface, le nombre de gerbes et de mencauds, « rabattus la dîme et le terrage », et même le groin, c’est-à-dire les épis tombés à terre lors du déchargement des chars et qu’un valet ramassait et battait pour que rien ne se perdît. On connaît aussi les semailles. Voici les chiffres :
rendement brut (hl/ha) | semailles (hl/ha) | ratio | |
1333 | 26,55 | ||
1334 | 29,80 | 1,78 | 16,74 |
1335 | 29,36 | 1,67 | 17,58 |
1336 | 24,62 | 1,62 | 15,20 |
1339 | 19,17 | ||
1340 | 31,63 | 1,62 | 19,53 |
1343 | 28,66 | ||
1344 | 1,85 |
161La moyenne, superbe, est de 27,11 hl/ha. Vivent les petits producteurs ! Pour l’avoine les données sont moins nombreuses : 1333 rendement brut de 28,02 hl/ha, 1334 35,56 avec des semailles à 3,49 hl/ha, soit une ratio de 10,19. C’étaient déjà les rendements de 1800, alors que presque partout l’avoine était fort en retard.
162L’élevage est plus mal connu, mais il était classique : peu de bovins et de porcs, beaucoup plus d’ovins.
163Il y avait en général deux vaches à qui on donnait de l’avoine quand elles avaient vêlé. On ignore tout des veaux. En 1333 on vendit un bouvel de 4 ans (85 s). En 1339 on acheta la chair d’un bouvel, en 1340 et 1343 celle d’un demi bouvel.
164L’hôpital avait un pré de 1,75 mencaudée (0,62 ha). On fauchait et fanait, on engrangeait ou emmulait. En 1334 on fit une meule de 7,5 toises de tour, en 1335 une autre d’entre 7 et 8 toises. C’était énorme. On vendit du foin en 1334 (16 s), en 1336 (42 s), en 1339 (une meule de 50 s). Beaux profits, car les frais ne montaient qu’à 5 ou 7 s. Cependant la fenaison se faisait après le 15 juillet et on ne parle pas de regains. Il semble que dans le Béthunois les prés étaient communs après la première herbe26.
165Les vaches devaient donc être nourries à l’étable. En 1334-1336 les deux vaches de l’hôpital furent wardées à Béthune, par un Béthunois, pour un modeste salaire en blé, de la Saint-Vaast à la Saint-Rémi. Par la suite on salaria un vakier pour les garder pendant le mois d’août. La plupart du temps ces bêtes devaient rester à l’étable, nourries de vesce et d’herbe, laquelle il fallait acheter. En tout cas cet élevage n’était pas spéculatif, mais domestique.
166Du même des porcs. En 1333, il y avait 4 pourceaux dont un fut vendu (17 s) et les trois autres tués à la Noël. De même en 1334. Par la suite l’hôpital acheta ses bacons à Béthune, par exemple en 1339 trois pourceaux pour faire trois bacons, ou des fiés, le fleck valant apparemment un demi bacon.
167L’élevage ovin, c’était autre chose ! En 1335 on acheta au marché de Béthune 34 bêtes à laine de 4 s pièce, puis en 1336 40 moutons à la Saint-Luc, peut-être à la fête de Pernes. Total 76, dont on tua 6 ; reste 70. Cela exigea l’embauche d’un berger. En 1339, on acheta 34 moutons « tout nus à la Pentecôte (16.05) quand ils furent tondus », à 8 s pièce. En 1340 on put vendre 45 viaures à 8 s et en 1343 49 à 2,5 s forte monnaie, mais on en avait tondu 54 et 12 étaient morts, laissant des peaux de 2 s. Ni portières, ni agneaux : on faisait du mouton pour la laine et très peu pour la viande. C’était un élevage spéculatif et d’un bon profit. La toison payait le prix d’achat et les seuls frais étaient le salaire du berger, 35 s en 1336, 34 en 1339, 60 en 1340, 40 en 1343, plus le vivre. Nouvelle preuve de la vigueur de l’élevage ovin en Artois à cette époque : même les petits exploitants en faisaient. Cela pourrait expliquer la hausse du salaire des bergers, générale à cette époque. On ne sait comment était élevé ce fouc de 50 ou 100 moutons, mais l’importance des fiens produits par l’hôpital suggère qu’il devait passer beaucoup de temps dans la bergerie.
168Le peu qu’on sait de la basse-cour ne mérite pas qu’on s’y arrête. De même pour le courtil. On n’y faisait pas de navette, du moins pas beaucoup, puisqu’on devait en acheter, et sans doute pas de lin. Tous les ans, on achetait quelques livres de lin « pour les meskines », qui devaient le filer, et on faisait tistre le filé par un tisserand. Voici les chiffres :

169Donc on achetait en moyenne 27,14 livres de fibre par an et on faisait 45,57 aunes (environ 32 m), mais cela ne suffisait pas. En 1336 on acheta à un marchand de toile 95 aunes à faire les lincheux des malades, à 7,5 d l’une. et en 1340, à la fête de la Saint-Luc à Pemes, 85 aunes à 12,5 d, pour faire des lincheux, c’est-à-dire des draps de lit. L’industrie de la toile était certainement déjà vivace dans la région, appoint appréciable pour les petits ménages.
170Il faut enfin faire un sort aux clôtures. On refit un muret, on fit les peux (pieux) de la soif (barrière) et on en fit une autre autour du courtil. On planta des halos (saules) : en 1334 250 « entour les prés », en 1335 50 pour faire fuille (fuel) et closure, et encore 300. Cela fournissait aussi des choques (souches) à brûler. En 1334 on « releva » 1 600 pieds de fossé « entour le pré » et encore en 1335. Surtout on fit de nouveaux fossés en 1333, en 1334 (2 500 pieds de 1,5 sur 1,5 pied et 1 625 de 6 pieds). En 1339 on fit autour des blés des esseux et des ruios pour le drainage et encore, en 1340 et 1343, « entour les blés, pour les bêtes », ce qui prouve que les bêtes pâturaient les jachères et que l’hôpital faisait des investissements.
171Mais tout le monde en faisait. Il est difficile d’ouvrir un compte de bailli sans trouver des recettes de halos vendus et des dépenses de clôture. Dans un seul compte de 1315 on peut trouver que le fossé qui enclôt les près madame, à Béthune, qui faisait 9 pieds de large et qui était rempli de coulins, fut refoui sur 600 pieds pour 24 s, soit une trentaine de journées d’ouvrier, et que le bailli fit planter 100 grandes plantes de sauch sur les escluses des viviers pour retenir les mais traus, les mauvais trous27.
172On s’en voudrait aussi de quitter l’hôpital de Gosnay sans noter le rôle éminent des femmes dans l’agriculture du XIVe siècle. On les a déjà vues exploiter certaines des grosses fermes de Thierry d’Hireçon. Ici on voit que la plupart des chars loués par l’hôpital de Gosnay le furent à des demoiselles, à des veuves : autant d’exploitantes. Ce progrès-là peut-il se séparer des autres ?
173On peut aussi faire état de deux petits textes isolés. Au printemps de 1334 on fit dans le parc de La Buissière une « pasture pour les bêtes ». On fit donc labourer 8,5 mencaudées (3,01 ha), ce qui exigea 11 journées de charrue : 0,27 ha par jour. C’est peu, mais cette terre n’avait jamais été travaillée. On sema 5,5 mencauds d’avoine (2,26 hl/ha)28.
174Plus intéressant est un compte de dîme pour Festubert pour 1324-132829, qui permet d’imaginer la production paysanne moyenne : blé 2 700 gerbes à 5,08 mencauds (4,01 hl) le cent, avoine 1 594 gerbes à 4,42 mencauds le cent (5,47 hl), fèves, vesces, orges et bregeries 1 283 waras, lin 404 bottes, y compris un peu de chanvre : sept plantes ! Le lin envahissant déjà les champs ! Et l’avoine somptueuse !
175Restent, enfin, quelques fermages. A Choques la prisée de 13 1 930 trouva une cense de 10,25 mencauds de blé à la mencaudée soit, la mesure du lieu étant un peu supérieure à celle de Béthune31, au moins 22,81 hl/ha et une autre de 5,125 m/m pour l’avoine, soit 17,89 hl/ha, tandis que d’autres terres devaient 10 ou 15 sous par an soit, au cours du temps, 2,5 ou 3,75 mencauds de blé, mais tous les ans. Ces fermages énormes supposent des rendements très élevés.
176A Beuvry, le fermier du château, qui exploitait 129 mencaudées, soit 45,74 ha, ou peut-être 50,79 si on met la mencaudée à 0,3937 ha, devait en 1286 (bail de 1284) 6,125 mencauds par mencaudée pour le blé, soit 13,63 hl/ha, et pour l’avoine 4,125 m/m, soit 14,40 hl/ha, ce qui confirme le haut niveau atteint par l’avoine. En 1301 le fermage fut porté à 6,75 et 4,25 m/m. En 1303 il fut rebaillé pour 7,0625 et 4,25 m/m soit, pour les deux grains, 15,71 hl/ha, ce qui pouvait faire 50 % d’une production nette de 31,42 hl/ha. En 1315 le taux pour le blé était de 10,5 m/m, soit 23,36 hl/ha et peut-être 75 % d’un rendement net de 31,15 hl/ha. Le rendement brut a donc dû être de 38,5 hl/ha. Pour l’avoine on a en 1315 un taux de 6 m/m, soit un fermage de 20,95 hl/ha. Le taux du fermage n’était donc pas fixe, comme le veulent certains historiens pressés, mais soumis à la conjoncture. Dans le monde plein les propriétaires étranglaient leurs fermiers. Il en alla inversement après 1316. En 1332 le bail de 1324 s’achevait : la cense était de 4 ou 5 m/m pour le blé, soit 8,90 ou 11,13 hl/ha et peut-être 33 % de la récolte nette.
177La même année on arrenta toutes les terres de Beuvry par petits lots. La surface mesurée fut de quelque 104 mencaudées ! Les fermiers antérieurs avaient-ils donc été floués ? Dans ce cas leurs fermages et leurs rendements auraient été plus élevés qu’on ne l’a dit. Les rentes exigées des preneurs allaient de 10 à 17 s la mencaudée. C’était beaucoup. En 1334 le blé comtal vendu par le receveur de Béthune valut 4,17 s le mencaud32. Les rentes de Beuvry représentaient donc de 2,40 à 4,08 m/m tous les ans. C’était apparemment une bonne affaire pour le seigneur et cela prouve qu’il y avait plenté de petits paysans pour acquérir la terre à des prix très onéreux. Ce fut pourtant un calcul stupide et on aimerait connaître le nom de l’imbécile assez naïf pour croire que la bonne monnaie si difficilement restaurée en 1330 durerait jusqu’au Jugement Dernier. On sait ce qu’il en advint dès 1337. Cette décision malencontreuse prive l’historien d’informations précieuses, car une rente est immuable, mais elle allait dans le sens du progrès car, il faut le redire, l’avenir n’appartenait pas à la grande culture, mais à celle des petits paysans travaillant la terre à bras.
III – Les revenus comtaux dans les bailliages d’Avesnes et d’Aubigny
178Les comtes d’Artois possédaient peu de « terres propres », car ils avaient hérité leur comté des comtes de Flandre dont le domaine avait été totalement perdu, usurpé lors de la magna perturbatio de l’an Mil. Les barons artésiens en avaient gardé ou acquis beaucoup plus. C’est donc dans les seigneuries acquises au XIIF siècle que l’on trouve les terres comtales, ainsi dans celle d’Avesnes, acquise en 1225, et dans celle d’Aubigny, acquise en 1275. Il s’agissait surtout de vastes coutures d’un seul tenant. A cela s’ajoutaient les « fourfaitures », c’est-à-dire les terres confisquées au fil des ans pour suicide, pendaison, bannissement ou « défaute d’homme » (retard à prêter l’hommage) ; leur sort était d’être restituées par grâce aux condamnés ou à leurs ayants-droit ; ou bien elles étaient accensées ou arrentées.
179Pour la période 1285-1349 on garde 72 comptes du bailliage d’Aubigny-Avesnes, dont 26 comptes de la Toussaint, les plus utiles, car ils donnent les recettes en grains, celles de l’août.
180La région n’était pas des plus favorisées. Les terres y étaient, semble-t-il, assez difficiles. On était assez loin des gros marchés comme Béthune, La Bassée ou Douai. Il faut donc s’attendre à trouver une agriculture moins avancée et des rendements plus faibles. De 1309 à 1332 on trouve même, dans le bailliage d’Aubigny, 35,75 mencaudées marginales, par trop malvaises, laissées wastes pendant un temps plus ou moins long, car nul ne les voulait ahaner ; elles furent parfois, pour finir, réaccensées à bas prix. Sinistre présage.
181Ces terres comtales ne rendaient que du blé, parfois un peu d’escourgeon, et de l’avoine. Le prince, qui ne faisait pas d’élevage, ne demandait pas de vesces à ses fermiers. Cela ne signifie pas, évidemment, que nul n’en faisait.
182Pour le bailliage d’Aubigny, on peut dénombrer 13 terres faisant 169,5 mencaudées (72.73 ha) dont 106,5 « des terres monseigneur » en trois soles de 57, 18,5 et 31 mencaudées et 63 de soyestés en trois soles de 29, 7 et 27 mencaudées où le comte n’avait que la moitié des gerbes. En 1337, quand toutes ces terres furent affermées, on les estima à 160 mencaudées, « peu plus, peu moins », dont 63,165 de soyestés. Au mesurer le preneur trouva 106,835 mencaudées, dont 40,86 en blé, et 18,195 en soucrion, soit 59,055 mencaudées pour la première sole, 19,12 pour la seconde et 28,66 pour les jachères, soyestés non comptées. Tout cela est assez cohérent et permet de penser que de 1285 à 1337 les surfaces furent assez correctement évaluées.
183Comment exploiter ces terres ? Quatre modes étaient possibles et furent expérimentés avec des succès divers, la régie, la cense, le métayage et la soyesté. Pour les soyestés le propriétaire livrait la moitié des semences et recevait la moitié des avesties, des gerbes en terre. Les autres terres étaient en général baillées à ahaner à moitié par des baux de 6 ou 9 ans et le propriétaire recevait de même la moitié des terres avesties ; on employait alors le terme de moiterie, métayage. Dans les deux cas, le propriétaire recevait une terre à dépouiller. Il pouvait faire la moisson à ses frais. Le plus souvent il vendait ses grains sur pied, a grosse muison, comme on disait en Cambrésis.
184Chose digne de remarque, dès 1305 les comptes ont noté certaines des obligations des métayers. Par exemple dame Maroie Pipe devait « tout marier » en 6 ou en 9 ans et « tourner en terre toutes les esteules ». Il est permis de voir là une trace de l’administration de Thierry d’Hireçon, qu’on voit intervenir dès le printemps de 1302 dans la gestion des terres d’Aubigny. Le bail ou la coutume imposaient aussi le ruiotage : en 1337, sur 28,66 mencaudées en jachères, 13 étaient toutes ruiotees et 15,66 toutes entires. Le ruyotage, qui était déjà pratiqué par les Gallo-romains d’Annappes a été bien décrit en 180 333. Rappelons-le, il consistait à creuser un fossé avec la bêche, puis à le combler avec la terre extraite, de façon que « le fond se retrouve au-dessus » ; c’était un labour profond. En 1337 il ne concernait chaque année que 12,37 % des terres, ce qui veut dire que chaque terre était ruyotée tous les huit ans. La culture était intensive. Le fermier de 1337 s’engagea en outre à ahaner de quatre roies ses terres à blé et à mettre en terre la moitié de ses éteules de blé. Les exigences du seigneur s’étaient un peu réduites depuis la mort de Me Thierry.
185Voici les chiffres en mencauds par mencaudée de la cense des blés sur pied, pour 13 terres comtales.

186De 1285 à 1305 la cense a grosse muison a augmenté, parfois de beaucoup, parfois de peu ou de rien, ce qui semble exclure une hausse des rendements. Il faut plutôt imaginer une gestion plus stricte des affermages ou une hausse de la demande. En 1305 tous les grains d’Aubigny étaient affermés par Jean d’Aire et son frère, le sire d’Anier, peut-être deux représentants de la riche famille audomaroise des Aire. Rien n’interdit d’imaginer que les gros marchands de Saint-Omer se procuraient à la source les blés qu’ils vendaient aux Flamands ou aux Anglais.
187A quels rendements pouvaient correspondre des prix de 8,25 mencauds par mencaudée, soit de 16,67 hl/ha ? Pour le Cambrésis voisin on a pu estimer la part du moissonneur-batteur à 26 % du produit net. Le vendeur d’une moisson sur pied aurait ainsi perçu 74 % du produit net, soit 60 % du produit brut. Le prix de 16,67 hl/ha aurait donc correspondu à un rendement brut de 27,78 hl/ha ou 25,00 si, comme il est probable, les terres du comte ne supportaient pas le terrage, mais seulement la dîme. Un prix de 6,75 m/m aurait encore représenté un rendement de 20,45 hl/ha. Si on semait 1,51 hl/ha, comme en 1303, cela mettrait la ratio à 13,54. Ce n’est pas mal pour des terres difficiles.
188A présent l’avoine.

189Les extrêmes furent donc 7,13 hl/ha en 1285 et 13,51 en 1303, ce qui suppose un rendement maximum de 20,29 hl/ha et sans doute une ratio de 12,76. La hausse fut moindre que celle du blé : le marché de l’avoine était peu actif, sauf en temps de guerre et d’opérations militaires, d’où sans doute les chiffres élevés de 1303 et 1304.
190Après 1305 les terres furent moissonnées en la main madame. On a donc en recette des gerbes et, dans le compte suivant, le résultat du battage. Les résultats sont consternants. Pour l’août 1306 on trouve deux champs de blé de 18.5 et 7 mencaudées qui avaient rapporté en 1303, à grosse maison, 16,67 hl/ha ; ici ils rendirent 9,28 et 6,26, chiffres à forcer un peu, sans doute, s’il faut compter un salaire en nature pour les moissonneurs et les batteurs. Et ce ne fut guère mieux les années suivantes34.
191En 1327 on mit fin à cette expérience calamiteuse. Les avesties furent à nouveau accensées sur pied, la mencaudée de blé pour 7,5 mencauds, soit 15,15 hl/ha, l’avoine pour 4 mencauds aubignisois, soit 12,69 hl/ha. Retour à 1300 ! Il n’y a donc pas lieu de croire que le rendement du blé avait baissé jusqu’à 1,6 hl/ha comme certains ont tenté de le faire croire. Simplement l’exploitation par les baillis était désastreuse. Cependant en 1332 on était revenu aux errements antérieurs, avec des résultats aussi lamentables.
192Les terres d’Avesnes faisaient 434,685 mencaudées en trois soles de 99,685, 167,5 et 167,5 mencaudées ; s’y ajouta en 1323 une terre de 25 m. Le total faisait donc 197,25 ha. Elles furent en général baillées à ahaner à moitié et accensées sur pied, le blé entre 5 et 6,75 m/m (10,10 et 13,64 hl/ha), l’avoine pour 2,5 (11,89 hl/ha), puis 2, puis 1 (4,76 hl/ha). On ne sait pourquoi l’août 1297 fut catastrophique : le blé, peut-être moissonné par le comte, ne rendit que 2,95 m/m (5,96 hl/ha). En 1300 le blé fut accensé sur pied pour 6,5 sous la mencaudée. En 1303 on retrouve de grosses censes confortables, 7 m/m pour le blé, 2 pour l’avoine. En 1304 les terres à blé furent exploitées en régie ; il en coûta 24,86 s de la mencaudée (16 pour les labours, 8,51 pour les semences et 0,35 pour les semeurs). La récolte fut accensée pour 4 m/m, car elle était très mauvaise : le blé se vendit à l’automne pour 12 s, au printemps pour 24 s. Bénéfice considérable, donc, mais exceptionnel. En 1305 retour à la vente sur pied : les grosses censes furent de 6,5, 4,75, 4 et 3,5 m/m. A partir de 1306 les terres furent moissonnées en la main Madame, faute de trouver qui voulût les accenser ; le résultat fut aussi catastrophique que pour les terres d’Aubigny. Que d’expériences décevantes !
193A la Chandeleur 1328 les terres furent accensées à deniers pour 9 ans, pour 4.5 sous de la mencaudée, wide ou plaine, donc tous les ans, soit 97,84 L par an. En 1332 le loyer était de 6,5 s ; le preneur devait ruyoter chaque année le tiers des blés, soit un ruyotage complet en 9 ans ; il devait aussi mettre ens toutes les éteules et marier en 9 ans 60 mencaudées. En 1338, ces 450 mencaudées « plus ou moins » furent rebaillées pour 150 L (6,67 s la mencaudée), mais avec les terrages. Le preneur trouva 149 mencaudées ahanées de 4 roies et semées de blé, plus 8 en soucrion, 3 en navettes et 3 de mauvaises terres a riés. Les autres étaient toutes wides (non semées) et entires (non ruyotées). On ne devait donc faire que six mies ; mais le fermier devait ruyoter chaque année le tiers de ses terres à blé, soit environ 50 mencaudées la u il verra que boin sera, et enfouir 300 mencaudées d’éteules, autrement dit toutes ses éteules. En 1348 la ferme, augmentée des corvées, fut portée à 160 L. Il est vrai que la monnaie était bien faible.
194De tous ces chiffres on peut tirer deux conclusions. La première, qui est banale, est que le rendement des terres était variable ; mais les chiffres d’Aubigny prouvent qu’en 1327 on en tirait autant que vers 1300 et que ce n’est pas parce que les terres étaient surexploitées, épuisées, qu’elles rendaient aussi peu quand elles étaient moissonnées par la comtesse. Le seconde conclusion, c’est que la gestion comtale était très paresseuse : les labours étaient sans doute corrects, mais le sarclage était exceptionnel ; surtout, il n’y avait pas de fiens. La comtesse n’avait pas de bêtes et ses baillis n’achetaient pas de fumier ; leurs rendements, c’étaient ceux d’une culture sans autre fumure que celle, peut-être, de la vaine pâture. On aurait pu faire mieux. Finalement on se décida à tout affermer à deniers : démission !
195Dans cette région les comtes d’Artois possédaient aussi des terrages, qu’ils affermaient en général. Les terrages sont, comme les dîmes, des témoins de la production agricole mais, comme elles, des témoins très infidèles, car on n’en connaît que les baux. Le bail était un prix convenu pour la moisson prochaine ou pour les années à venir. Le propriétaire mettait le terrage aux enchères. Parfois les amateurs se le disputaient et le prix montait ; parfois personne n’acceptait le prix proposé et le propriétaire n’avait plus qu’à prendre les risques lui-même et à supporter les frais de la levée. La baisse du revenu net peut donc refléter la diminution des emblavures ou celle des rendements, mais aussi la hausse des marges des fermiers, celle-ci résultant de la lutte entre bailleur et preneur ou, tout simplement, de la dépression du marché, des difficultés du commerce et du marasme des prix.
196C’est donc avec beaucoup de circonspection qu’il convient de considérer les chiffres concernant le terrage d’Aubigny et, dans le bailliage d’Avesnes. ceux de Rullecourt et d’Avesnes même. Comme ils étaient affermés pour du blé et de l’avoine dans une proportion constante, on peut se borner à donner le nombre total de mencauds, tous grains confondus.
197Voici les chiffres, en mencauds :

198L’intérêt de ces chiffres est d’abord leur divergence, qui interdit toute explication simpliste : une série baisse quand l’autre monte, exactement comme pour les dîmes ; les sommets et les creux ne coïncident pas. On cherche en vain l’effet des guerres et des mortalités. Il semble qu’il faille renoncer à tirer quoi que ce soit de ces variations à court terme.
199Cependant trois séries de chiffres commençant en 1285 ne sont pas, même incomplètes, chose à abandonner sans combat. En les triturant35 on peut en tirer des indices décennaux.
1285-1294 | 106,81 |
1295-1304 | 106,37 |
1305-1314 | 104,01 |
1315-1324 | 497,80 |
1325-1334 | 491,91 |
1334-1344 | 87,20 |
200Cela met en évidence la baisse, surtout à partir de 1315, peut-être même de 1323.
201Cette baisse des terrages ne semble pas imputable à la production, mais au marché. On connaît en effet le nombre de gerbes effectivement levées les années où le terrage était en régie, celui d’Aubigny en 1308 et 1309, celui d’Avesnes en 1308, 1313 et 1323-1327.
202Voici d’abord les chiffres moyens des gerbes :
Aubigny | Avesnes | |
blé | 610 | 1 771,33 |
escourgeon | 85 | 108 |
sole 1 | 695 | 1 879,33 |
avoine | 235 | 909,17 |
vesce | 400 | 938,00 |
pois | 63,67 | |
sole 2 | 635 | 1 910,84 |
203Les deux soles étaient donc bien équilibrées. Il appert aussi que les paysans d’Aubigny étaient plus évolués que ceux d’Avesnes : ils faisaient relativement moins de blé et plus d’escourgeon, moins d’avoine et plus de vesces (et de lentilles parfois). Le progrès venait du nord. La production n’a pas fléchi : à Avesnes le nombre total de gerbes annuelles a augmenté de 1308-1313 (3 542) à 1323-1327 (3 914,25). Cette fermeté de la production aurait dû rendre les gens du comte intraitables dans leurs rapports avec les fermiers. Or, si en 1309 ils avaient réussi à faire augmenter le prix d’Avesnes auprès un chantage à la régie, en 1332 ils capitulèrent. Et bientôt ils abandonnèrent le fermage en grains pour le fermage en deniers, qui était beaucoup moins avantageux. C’était par paresse, pour s’épargner la peine de ramasser ces grains et, surtout, celle de les vendre.
204Dans les années 20, sans doute depuis la mortalité de 1316, la mévente des grains fut très grave, surtout à Avesnes, qui était plus loin de la Flandre qu’Aubigny : plus aucune vente ; dans les greniers les stocks s’accumulèrent.
Bailliage d’Avesnes. Stocks de grains à la Toussaint et à l’Ascension

205Les baillis étaient aussi mal taillés pour vendre des grains que pour les produire.
206Face à cette conjoncture morose, les gens du comte décidèrent d’abord de faire appel à un marchand, Baude le Wastelier, sans doute un Béthunois. Selon son compte de la Toussaint 1333 celui-ci avait reçu des bailliages de Béthune, Lens, Aubigny et Avesnes 2 434,66 hl de blé, 98,03 d’escourgeon et 2 198,92 d’avoine, qu’il avait presque entièrement vendus, principalement sur le marché de Béthune à des gros marchands de Wameton, Ypres, Gand, Bruges36. Victoire du marchand sur le bailli ! Il est juste d’ajouter que la révolte de la Flandre occidentale n’avait pas dû faciliter la vidange des grains artésiens.
207Mais les prix de 1333 avaient été très faibles : en moyenne 49,99 d le mencaud de blé, 30 d celui d’escourgeon et 37,13 d’avoine soit, pour l’hectolitre 63,36, 38,02 et 30,00 d. La recette monta à 802,23 L, la dépense à 171,58 (21,39 %). Et on n’avait eu qu’à prendre les grains chez les baillis, sans avoir à ramasser les gerbes ni, surtout, à les battre. On n’exagère sûrement pas quand on évalue à 50 % la marge d’un fermier des terrages ou des dîmes : 35 % de frais et 15 % de bénéfice37.
208Les baillis étaient-ils toujours capables de gérer ces énormes quantités de grains ? On peut en douter. Jake le Prévost avait rendu à la Toussaint 1324 un compte parfait, du moins « sur le papier ». Après sa mort ses héritiers se déclarèrent incapables de fournir ce qu’il restait devoir : 697 mencauds de blé, 345 d’escourgeon et 403 d’avoine, valant au total 431,08 L ; à cela s’ajoutaient 79,25 mencauds de blé et 163 d’avoine dus par les héritiers de Jean de Flammermont, qui avait été bailli en 1319 et 1320. Où étaient passés tous ces grains ? Peut-être n’avaient-ils jamais été perçus : ils n’auraient existé que sur le papier....38. Bref, pour finir on se résigna à accenser ces terrages à deniers.
IV – Chenses, moiteries et soyestés diverses
209Il s’agit de trois modes indirects de faire-valoir et, comme tels ils posent des problèmes spécifiques. Pour les soyestés et les moiteries le propriétaire, on l’a vu, recevait la moitié des avesties, charge à lui de les moissonner. Son revenu était donc un reflet fidèle de la production. Pour les censes, qu’elles fussent simples si le fermier avait pris les terres toutes vides, ou a grosse muison s’il les avait reçues empouillées, le problème était moins simple. Le fermier produisait ce qu’il voulait ; il pouvait sans doute desroier et refroissier ; il s’engageait seulement à rendre les terres telles qu’il les avaient reçues et, entre temps, à payer chaque année telle quantité de blé ou d’avoine. A la limite il pouvait ne pas produire une seule gerbe d’avoine ou désirer les garder toutes pour ses chevaux ; alors il rachetait sa cense : on portait en recette ce qu’il devait payer et en dépense ce qu’on lui avait « revendu ». Les censes sont un bon témoin de la conjoncture économique, on l’a vu pour Beuvry, non de la production. Pour un peu on s’imaginerait que les fermiers artésiens ne faisaient que du blé et de l’avoine !
210Les soiestiers de Thierry d’Hireçon recevaient des semences de blé et d’avoine, mais aussi de ront grain, autrement dit de légumineuses39 et surtout de vesce, et on retrouve les warats en recette40. Ses terrages, quand ils n’étaient pas affermés, rapportaient aussi des vesces, parfois verdes, des pois, du soucrion41. Pour les petits domaines de Me Thierry on trouve presque partout et presque régulièrement du soucrion, des lentilles, des fèves, des pois et des vesces. La dravière, parfois consommée verte, n’est citée qu’à Aire42. La bisaille est notée ici et là43. L’orge et la paumelle n’apparaissent qu’à Yvergny44 et à Lens45. Le soile ou seigle était très rare46 et le mestillon n’est cité qu’à Yvergny47.
211Ainsi l’agriculture artésienne comportait-elle 13 plantes de plein champ : c’était bien une polyculture. Il faudrait y ajouter la guède, le lin et le chanvre, qui apparaissent dans la recette des dîmes de Lillers et de Lens et qui ont dû être des produits des champs. En revanche les navettes sont restées des plantes de courtil. Bref, l’agriculture commune était plus variée que celle des grands domaines, qui étaient surtout des usines à blé.
212Les soyestés étaient rares. Le comte d’Artois n’en avait que dans quatre bailliages, et bien peu. Dans les comptes de Thierry d’Hireçon on n’en trouve que dans sept domaines, y compris Sailly et Roquétoire. Le plus souvent il s’agissait de quelques mesures. L’exception était Fampoux, un peu à l’est d’Arras, où le compte de 1322 totalise, pour une cinquantaine de souastiers, 3 645 gerbes de blé, 3 476 d’avoine et (crus sur la troisième sole ?) 1 606 warats de vesce. Ç’avait été un domaine comtal, mais en 1303 il était affermé en bloc et le compte n’y distingue pas les soyestés.
213La moiterie, qui était plus avantageuse, puisque le propriétaire percevait la moitié des récoltes sans avoir à avancer la semence, était moins fréquente que ne le laisserait croire l’exemple du bailliage d’Aubigny-Avesnes. Les propriétaires préféraient la cense, qui leur épargnait le souci de faire eux-mêmes la moisson.
214Les archives de Marchiennes en contiennent quelques exemples provenant du bailliage d’Arras.
215A Saudemont, à 15 km au sud de Douai et utilisant les mesures douaisiennes, les terres étaient accensées en 1294 pour 13 rasières de blé à la rasière de terre, chiffre maximum, ou pour 12, chiffre médian, soit 19,55 hl/ha ; pour l’avoine on a au plus 10,5 rasières et à la médiane 9, c’est-à-dire 19,66 hl/ha48. On imagine les rendements.
216A Sailly-en-Ostrevant, à 11 km de Douai, les terres furent prisées, sans doute vers 1312 en vue de la vente à Thierry d’Hireçon, à 6,25 rasières de blé la rasière de terre, soit 11,64 hl/ha, et pour 5,25 d’avoine, soit 11,47 hl/ha49. C’était peu et on comprend que Me Thierry ait augmenté le loyer de Sailly. Cependant les soiestés rendaient jusqu’à 4 rasières au blé et 3,5 au mars, soit une production nette de 8 et 7, c’est-à-dire 14,90 hl/ha pour le blé et 14,90 pour l’avoine. Si tel était le rendement net, on peut calculer que le fermage aurait été de 78 et 75 % : chiffres d’avant 1316 !
217En 1315 à Boiry-Sainte-Rictrude, au sud d’Arras, les terres en cense étaient prisées pour 9 mencauds de blé la mencaudée, soit 18,10 hl/ha pour le blé, pour 3 mencauds d’avoine, soit 14,27 hl/ha50. Cette région d’Arras avait donc, elle aussi, de très beaux rendements.
218Les comptes de Thierry d’Hireçon contiennent quelques exemples précieux de baux partiaires. Peut-être concernent-ils des terres médiocres dont l’exploitant n’osait promettre un fermage fixe. C’est du moins ce que pensent certains historiens. A Ablain, au nord d’Arras, une terre de 6,5 mencaudées (2,79 ha) était affermée en 1322 pour deux gerbes sur cinq, soit 40 % du produit net. C’était une espèce de métayage. A l’août de 1323 elle dut rendre 550 gerbes car, une fois déduits « la disme, le terrage et la dixième gerbe pour le soiage », il resta 400 gerbes. Le propriétaire en eut 160, soit 29,09 % du produit brut. Ces 160 gerbes rendirent 15 mencauds de blé, soit 12,94 hl. Donc le rendement brut avait dû être de 15,95 hl/ha51.
219Chez Me Thierry le métayage est bien attesté à Auchy-les-Hesdin où les terres de La Camoye étaient baillées a droite moiterie, c’est-à-dire a waigner a moitié. Le propriétaire ne livrait pas la semence, mais aidait à la moisson en versant une trentaine de sous. Il recevait des gerbes, de 900 en 1324 à 2 459 en 1327 pour la même sole de 50 journaux, ce qui suppose des récoltes de 1800 et 4 918 gerbes et, avec des rendements au cent de gerbes de 3,35 puis 2,93 setiers, des rendements nets de 7,46 et 17,83 hl/ha, des rendements bruts de 9,22 et 22,01. Les années se suivent et ne se ressemblent pas.
220Toujours chez le même, les terres d’Avesnes, à mi-chemin d’Arras et de Saint-Pol, étaient ahanées à moitié. Le propriétaire baillait parfois le semence, ainsi pour l’avoine 0,5 mencauds par mencaudée, soit 2,38 hl/ha ; il recevait la moitié des avesties, des grains sur pied. Qu’en faire ? En 1312 Me Thierry accensa ses blés verts pour 12,12 hl/ha et ses avoines pour 9,51 ; le censier fut celui-là même qui avait ahané les terres. Triste année ? En 1314, peut-être parce que la récolte s’annonçait splendide, on préféra prendre le risque de la faire soi-même : on fit soyer et charrier les blés a disme, au dixième ; le battage, qui se fit à deniers, donna un rendement net de 25,02 hl/ha soit, brut, peut-être 30,89. D’autres années furent moins glorieuses. En 1322 les avoines furent censi tout viert pour 1,48 hl/ha. En 1328 Mgr ordonna de vendre son blé en plein marché d’Arras car il ne se pooit garder et fu de ses pieurs (pires) blés. Ensuite il reprit ces terres en main car, écrit le gestionnaire, nul ne les veut ahaner a moitié. Les cultivateurs voulaient tous les profits, quittes à supporter tous les risques.
221Le propriétaire en fut réduit à exploiter ces terres à ses frais et, pour commencer, à faire ahaner 25 mencaudées de terre à blé à 14 s la mencaudée et à les semer pour 3 d la mesure. Solution très désavantageuse. En 1312, avant d’être confisquée par la comtesse et donnée à Me Thierry, la terre d’Avesnes faisait 12 ha52. Des acquisitions l’avaient portée à quelque 24,45 ha en 1328. C’était encore trop peu pour équiper une ferme d’une charrue, mais tel était sans doute le but visé. Si, en attendant, on l’exploitait à grands frais, c’était pour entretenir sa fertilité et « pour mieux faire que perdre ».
222Les chiffres ne manquent donc pas, mais ils ne peuvent être maniés sans précautions. Un excellent érudit, grand spécialiste de l’histoire ecclésiastique, n’a pas craint d’affirmer que la cense était en 1303 de 10,05 hl/ha dans le bailliage de Lens, de 14,3 dans ceux de Beuvry et d’Aubigny et de 16 dans celui d’Avesnes, ce qui, avec un taux de fermage de 50 %, conduirait à des rendements très élevés, de 20 à 32 hl/ha53. Cela n’est pas impossible, mais il convient d’être exigeant. Pour Beuvry il s’agit de la ferme du château, dont on a déjà parlé ; le fermage était sans doute de 50 % et le rendement net devait être de 32,26 hl/ha pour le blé, de 31,42 pour l’avoine54. Mais pour Lens, Avesnes et Aubigny il s’agissait de récoltes vendues sur pied, a grosse muison ; le preneur, qui n’avait pas eu à travailler la terre, payait beaucoup plus cher ces gerbes toutes prêtes à moissonner et la cense n’était sûrement pas de 50 %. Bref, voici les chiffres, en mencauds par mencaudée et en hl/ha :
Lens | blé avoine | 4 m/m | = 7,35 hl/ha |
Avesnes | soucrion | 6 m/m | = 12,12 hl/ha |
Aubigny | blé | 8,25 m/m | = 16,67 hl/ha |
223Quel était le taux de la cense à grosse muison ? On n’en sait rien. Pour le Cambrésis, on a pu l’estimer à 74 %, ce qui mettrait les rendements nets du blé à 9,93 hl/ha (Lens), 19,11 (Avesnes) et 22,52 (Aubigny). Ces chiffres sont vraisemblables, mais ils sont fragiles, c’est-à-dire isolés. L’historien préfère des séries, des moyennes.
V – Les dîmes : Festubert et Gouy
224Vers 1980 les dîmes étaient à la mode. On leur demandait de tout dire sur la production agricole et ses variations. C’était une illusion. Si le prix d’une dîme augmente ce peut être parce que la surface décimée a augmenté, ou le rendement escompté des grains, ou parce que, le marché étant orienté à la hausse, l’acheteur de la dîme était disposé à en donner plus. Et inversement. Certains ont supprimé deux de ces trois variables : ils ont supposé que la surfaces des dîmerons ne variait pas et que le taux du « fermage » restait stable ; ainsi les fluctuations du produit décimal traduiraient-elles fidèlement celles, tant espérées, du rendement des grains. C’est une erreur. Il est donc impossible de déduire un rendement du revenu d’une dîme. Tout cela, bien sûr, dans le cas où la dîme était affermée en grains ; si elle l’était en argent, une quatrième variable apparaît, le prix des grains. De plus, si le fermier offrait de payer tant de mesures de blé et autant d’avoine, cela ne veut nullement dire qu’il espérait recevoir une égale quantité des deux céréales : il pouvait avoir une raison de préférer garder pour lui plus ou moins de l’une ou de l’autre. Etc... Bref, on abrège.
225La communauté scientifique a assez vite perçu la vanité de ces recherches et les dîmes sont passées à la trappe. Il arrive cependant qu’elles apportent des informations précieuses à l’historien qui ne cherche pas à tracer des courbes séculaires sur un papier millimétré à ordonnées logarithmiques.
226A Festubert, près de Béthune, une petite dîme de surface inconnue fut en régie de 1324 à 132858. Des comptes du bailli de Béthune on peut tirer trois informations. D’abord sur l’éventail des productions : 2 700 gerbes de blé ayant rendu en moyenne 0,051 mencaud (4,02 litres), 1 594 gerbes d’avoine (de 5,45 1), enfin 1283 warats de trémois (fèves, vesces, orge, bregerie) et 404 bottes de lin « y compris un peu de chanvre ». Donc la troisième sole semble n’avoir pas été cultivée, mais on cultivait en plein champ 8 plantes dont 2 textiles. En second lieu la vente des grains avait rapporté 66,75 L et celle des pailles 9,48, soit 12,43 % du total ; les savants ont tort de négliger les pailles. Enfin la recette avait été de 76,23 L et les frais de 31,96, soit 41,93 % de la recette brute, sans même qu’il y eût profit pour un fermier. Il n’est donc pas exagéré de penser que le fermage d’une dîme représentait 50 % du produit brut et non 5 ou 10 % comme l’ont affirmé certains historiens.
227A Gouy-sous-Bellonne, au sud de Douai, en 1263, le curé abandonna sa part des dîmes (un sixième et des poussières) et le grebionum (les gerbes tombées sur l’aire où se faisait le partage des dîmes) contre une rente de 22 muids, moitié blé, moitié avoine, plus un peu de pois et de paille. Certains en ont conclu que « le sixième de la dîme » valait 110 hl de blé (plutôt 111,14), soit une production de 6 600 hl (plutôt 6 668,4) sur une surface de 175 ha et un rendement de 37 hl/ha (plutôt 37,71)59. En fait on peut penser que, le terroir faisant 547 ha, la sole des blés ne devait pas en faire plus que 146 ; d’autre part, si on compte tout, la part du curé s’élevait à 20,55 % des dîmes et non à 16,67 %, sans même parler du grebion ; le produit décimal aurait donc été de 540,85 hl et le produit décimé de 5 408,5 hl, ce qui met le rendement à 37,08 hl/ha.
228Dans la foulée on trouverait pour l’avoine un rendement de 44,25 hl/ha, ce qu’on se garde bien d’avouer. Mais la rente du curé reflétait mal la production du village : la seconde sole portait sans doute moins d’avoine que de légumineuses et de plantes industrielles à forte valeur marchande, d’où cette plantureuse recette de 132 rasières d’avoine (130 hl) qui n’avait aucun rapport avec la production d’avenu sativa. Reste que Gouy constitue, à ce jour, le sommet de l’agriculture artésienne.
Conclusions
229Le copieux dossier artésien autorise quelques conclusions.
230Il est sûr, d’abord, que les méthodes étaient diverses, et les rendements encore plus, car ils dépendaient de la valeur des terres, du nombre des façons et des sarclages, de la quantité des fumiers, de la densité des semences, du temps qu’il faisait etc. On ne saurait donc redire avec assez de fermeté qu’un exemple isolé ne prouve rien et qu’on doit exiger des séries de chiffres, des moyennes si possible ou, à défaut, beaucoup de modestie de la part des historiens. Dans les années 1306-1328 les baillis de la comtesse obtinrent de bien piètres résultats quand un intendant de Thierry d’Hireçon en obtenait de si brillants. Quelles conclusions n’en tirerait-on pas si on n’avait pas les comptes de Me Thierry ? Certains parleraient d’un effondrements des rendements européens alors qu’il ne s’agit que de l’incompétence de quelques fonctionnaires.
231Conditionné qu’il est par les Statistiques des préfets de Napoléon, l’historien est enclin à penser que le Pas-de-Calais a toujours fait moins bien que le Nord. C’est sans doute une erreur d’optique. Vers 1300-1350 l’Artois fut probablement la région agricole la plus avancée de toute l’Europe. Pour le Béthunois, région de pointe, 13 chiffres des années 1297-1343 donnent une moyenne superbe de 31,38 hl/ha (plus ou moins 20 %), mais à l’extrême sud, aux abords de la Picardie, Bonnières, ce n’était pas mal non plus. Dans le centre du comté, si ingrat à première vue, les agriculteurs multipliaient les façons : quatre labours seulement avant les blés, mais un ruyotage complet en 9 ans, qui valait bien plusieurs labours ; c’était, déjà, la technique du jardinage appliquée à la culture des champs.
232L’Artois était alors, certes, le grenier de la Flandre et des pays circonvoisins, mais sa production n’était pas dominée par le seul souci de faire du blé. La seconde sole n’était pas sacrifiée ; elle était même souvent glorieuse. Le premier critère du progrès agricole, c’était sans doute le rendement de l’avoine. Là où il était élevé l’agriculteur pouvait satisfaire ses besoins en livrant moins de terre à cette céréale, donc faire autre chose, en particulier des fourrages. C’est pourquoi l’autre critère du progrès fut celui de l’élevage, qui apparaît si bien dans les comptes de Thierry d’Hireçon et, même, dans ceux des petits exploitants du Béthunois.
Notes de bas de page
1 Pour les cotes d’archives je renvoie une fois pour toutes à R.-H. Bautier et J. Sornay. Les sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Age. Les Etats de la maison de Bourgogne, t. 1.2, Les principautés du Nord, Paris, 1984. Sauf exception je n’ai pas cité les cotes des documents utilisés : parlant des comptes d’Aubigny de 1285 à 1349 il m’aurait fallu citer 72 documents différents. Ces comptes étaient rendus à trois termes, la Chandeleur. l’Ascension et la Toussaint. Dans mon texte cela donne l’hiver, le printemps et l’été.
2 Cotes d’archives dans P. Bougard, « La fortune et les comptes de Thierry d’Hireçon (+ 1.328) », Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, t. 123, 1965, pp. 126-178. Y ajouter A.D. Pas-de-Calais A 71.13 (inventaire de la maison de Sailly le 15.11.1328, à la mort de Thierry).
3 J.-M. Richard. « Thierry d’Hireçon agriculteur artésien (13..-1328) ». Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, t. 53. 1892, pp. 383-416 et 571-604.
4 P. Alexandre, Le climat en Europe au Moyen Age, Paris, 1987. pp. 443-444.
5 A.D. Pas-de-Calais, A 849.6.
6 Ibid., 833.3b.
7 Chr. Dieudonné, Statistique du département du Nord, Lille, an X, t. 1. p. 473.
8 A.D. Pas-de-Calais, A 847.6.
9 Ibid.. A 519.
10 Aux comptes de Bonnières ajouter A.D. Pas-de-Calais A 858.4 (1324).
11 Annuaire statistique du Département du Pas-de-Calais pour l’an 1814, Arras, 1814. p. 468.
12 A.D. Pas-de-Calais, A 863.1.
13 Annuaire... du Pas-de-Calais..., p. 490.
14 Chr. Dieudonné, Statistique, t. 1, p. 475. G. Lefebvre, Les paysans du Nord pendant la Révolution française, p. 205.
15 Chr. Dieudonné, Statistique, t. 1, p. 390.
16 A.D. Pas-de-Calais. A 849.6.
17 E.-M. Carus-Wilson et O. Coleman. England’s export trade 1275-1547, Oxford, 1963, p. 13.
18 T.-H. Lloyd, The movement ofwool prices in médiéval England, 1973.
19 A. Derville. « Les draperies flamandes et artésiennes vers 1250-1350 », Revue du Nord, t. 54, 1972, pp. 353-370.
20 Annuaire du département du Pas-de-Calais pour l’an 1816. Arras. 1816, p. 151. R. Hubscher. L’agriculture et la société rurale dans le Pas-de-Calais du milieu du XIXe siècle à 1914. p. 39.
21 D. Rosselle, Le long cheminement des progrès agricoles : le Béthunois du milieu du XVIe siècle au début du XIXe siècle (Thèse de Lille 3, multigraphiée).
22 Rijksarchief te Gent, Oorkonden der graven van Vlaanderen, Chronologisch supplément n° 297. Texte aimablement communiqué par B. Delmaire et corrigeant son édition de 1978, « La fortune d’une bourgeoise de Béthune à la fin du XIIIe siècle », Bien Dire et Bien Aprandre, n° 1, 1978, pp. 12-29.
23 A. Derville, « Seigneur Jean Florent de la Porte, mayeur de Saint-Omer (1305-1315) et ses exploitations rurales », Revue du Nord, t. 64. 1982, pp. 683-705.
24 A.D. Pas-de-Calais. A 895.
25 Ibid., A 893 et 894.
26 Ibid., A 320.2.
27 Ibid., A 330.4.
28 Ibid., A 539.2.
29 Ibid.. A 481.
30 Ibid., A 119.4.
31 A.D. Nord, B 14714.
32 A.D. Pas-de-Calais, A 535.5 : 2 778,5 mencauds vendus pour 578,73 L.
33 P. Léman, « Drainage et amendement sur le site gallo-romain de Villeneuve-d’Ascq ou les origines de caput fisci d’Annappes », Centenaire de l’abbé Cochet, 1975, 1978. p. 325-340. Chr. Dieudonné, Statistique, t. 1, p. 354.
34 O. Hemery, Problèmes agricoles au XIVe siècle dans les bailliages d’Aubigny et d’Avesnes-le-Comte, mémoire de maîtrise de Lille 3, 1958, 60 p. (ouvrage par ailleurs truffé d’erreurs).
35 Pour chaque série calcul des moyennes décennales ; calcul de la moyenne générale : indice 100 ; calcul des indices annuels, puis des indices décennaux.
36 A.D. Pas-de-Calais, A 535.5.
37 A. Derville. « Dîmes, rendements du blé et révolution agricole dans le nord de la France au Moyen Age », Annales E.S.C., 1987. pp. 1411-1432.
38 A.D. Pas-de-Calais, A 438.5.
39 Ibid., A 856.2 (Rély 1324).
40 Ibid.. A 845.4. 847.5, 849.1. 852.1 (Roquétoirc 1318-1321), A 853.3 (Fampoux 1324).
41 Ibid., A 852.5 (Avesnes 1321), A 857.1 (Fillièvres 1323), A 868.2 (Avesnes 1327).
42 Ibid., A 863.1. A 864.1.
43 Ibid., A 958.3 (Bonnières), A 863.2 (La Carnoye), A 847.1, 849.4 et 852.3 (Yvergny).
44 Ibid.. A 843.2, 847.1, 849.4 et 852.3.
45 Ibid., A 856.1.
46 Ibid., A 841.3 (Sailly), A 852.2 (Bonnières).
47 Ibid., A 843.2, 849.4 et 852.3.
48 A.D. Nord, 10H 242 n° 3917.
49 Ibid., 10H 237 n° 3818 et 3819.
50 Ibid., 10H 181 n° 2879.
51 A.D. Pas-de-Calais, A 853.6 et 855.5.
52 R. Berger et B. Delmaire, « Jean de Beauquesne (1263-1302). Documents inédits pour l’histoire des baillis artésiens », Liber Amicorum P. Bougard, Lille. 1990, pp. 87-95.
53 B. Delmaire, Le diocèse d’Arras de 1093 au milieu du XIVe siècle. Arras, 1994. p. 29, n. 74.
54 ID., Le compte général du receveur d’Artois pour 1303-1304, Bruxelles, 1977, § 505 et 512.
55 ID., Ibid., § 1191 et 2591.
56 ID., Ibid., § 919-922, 932, 944-946.
57 ID., Ibid., § 877-878 et 894-896.
58 A.D. Pas-de-Calais, A 481.1.
59 B. Delmaire, Le diocèse..., p. 150, n. 76.
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