Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Ce livre est le fruit de vingt années de dépouillements et de réflexion. C’est en 1970 que j’aperçus, traînant sur le bureau d’un collègue, un rouleau des comptes de l’hôpital Saint-Sauveur de Lille qu’une étudiante de maîtrise, jolie comme un cœur mais un peu faible en paléographie, lui avait apporté, dissimulé dans son petit parapluie, à fin de se le faire transcrire. Je lus, avec l’émotion qu’on imagine, « pour 21 bonniers de blé, 11 200 gerbes, valent 882 rasières, c’est pour le mille 78,75 rasières, pour le cent 7,875 rasières et pour le bonnier 42 rasières ». Ainsi avait-on la surface, la récolte et le rendement.
2Nul ne perçut l’intérêt de ce texte. En 1975, voyant que rien ne bougeait, je me résolus à exploiter moi-même cette belle série. J’allai à la Cité Hospitalière ; je recopiai les comptes de Saint-Sauveur ; entre midi et quatorze heures, dans un bistrot, je faisais mes opérations, sans calculette, et les rendements de tomber, 19, 21, 23 hl/ha. Quels ravages dans nos préjugés ! Dès ce moment, je pris le soin d’établir la valeur métrique des mesures anciennes, ce qui m’a donné des peines infinies et des joies ineffables. Entre temps, je m’étais attaqué à d’autres séries documentaires. Je découvris, entre autres, les extraordinaires comptes cambrésiens qu’H. Neveux venait de déflorer. Je fis aussi de belles découvertes dans le riche dépôt d’Arras, où je repris l’étude des comptes de Thierry d’Hireçon, abandonnés depuis un siècle. Que de trésors !
3Comme j’ai travaillé dans les archives et les bibliothèques d’Arras, Cambrai, Douai, Lille et Saint-Omer, la région que j’ai étudiée a pour nom le Nord/Pas-de-Calais. Chose étrange, il n’y en a pas d’autre pour cette région si originale : pour les uns c’est l’extrême nord de la France, pour les autres l’extrême sud des Pays-Bas, et chacun de marginaliser, de négliger ces extrêmes. Pour désigner ces régions dont la richesse avait allumé sa convoitise, Louis XIV disait « Les Flandres », terme impropre, mais aussi chargé de résonances magiques que « le Nord », appellation que je voudrais imposer et qui aura un sens, du moins pour les historiens français.
4La région actuelle est historiquement composite : elle comprend l’Artois, le Boulonnais, le Cambrésis, la Flandre Wallonne et des parties de la Frandre Flamingante, du Hainaut et du Pays de Montreuil. D’un point de vue géographique il faut distinguer, d’abord, un haut pays au sous-sol crayeux, donc assez bien égoutté, plus ou moins relevé par l’anticlinal artésien et recouvert de limons très riches et parfois très épais, comme dans le Cambrésis, puis un bas pays argileux, naturellement moins fertile, ainsi dans la Flandre Flamingante (Cassel, Hazebrouck, Bailleul) et dans le nord de la Flandre Wallonne (Ferrain). A la jonction de ces deux pays court une dépression monoclinale où se sont logées les vallées alluviales, souvent très larges, de la Haine, de la Scarpe, de la Haute-Deûle, de la Lys, de l’Aa (marais de Saint-Omer) auxquelles on peut adjoindre la plaine maritime (Bergues, Calais, Bourbourg), toutes terres potentiellement riches, mais à conquérir sur les eaux. Quant à la circulation, le roulage est plus aisé dans le haut pays, qui est relativement sec, que dans le bas pays fangeux. Mais les rivières du haut pays ne sont que de petits torrents tout juste bons à faire tourner des moulins. C’est dans le bas pays que les rivières peuvent porter barque ; c’est là qu’elles ont été canalisées. D’où l’importance du « contact artésien » où, à la limite du haut pays, là où les rivières s’assagissent, sont nées tant d’étapes de la navigation, tant de marchés du blé, Saint-Omer, Aire, Lillers, Béthune, La Bassée, Lille, Douai, Valenciennes.
5Aucune de ces petites provinces n’était médiocre, comme on peut s’en convaincre en lisant les admirables Statistiques Départementales des préfets de Napoléon, mais l’état des archives n’a permis d’étudier que l’Artois, le Cambrésis et la Flandre Wallonne, c’est-à-dire les régions limoneuses du haut pays, sans doute plus riches que les autres. Je n’ai pas touché au Hainaut parce que le chaos des mesures et des monnaies y rendait illusoire toute étude économique, c’est-à-dire chiffrée. Tant qu’on n’aura pas ramené les mesures et les monnaies hennuyères à des quantités précises d’hectares, d’hectolitres et de grammes d’argent, tous les discours ne seront que du vent et les graphiques des attrape-nigauds.
6Par un heureux hasard cette région du Nord se distingue puissamment de ses voisines. Selon le dernier de ses historiens, l’agriculture belge n’a fait aucun progrès au Moyen Age1 ici au contraire. Avec la Picardie, les rapports sont conflictuels. Les nationalistes picards revendiquent tous les limons, et tout ce qui vient dessus, la commune de Cambrai, les poètes arrageois, les beffrois, les vesces, les rendements de 20 pour un, et s’indignent que les régions économiques récentes aient amputé la Picardie de l’Artois. On a vite fait justice de cette revendication extravagante. L’Artois, qui fut flamand jusque vers 1200, fut séparé de la Picardie, qui n’existait pas encore, au Xe siècle, quand les comtes de Flandre perdirent Amiens et Montreuil. Dès lors, si ce n’est auparavant, les deux provinces se tournèrent le dos : l’Artois regardait vers le nord, vers le bassin de l’Escaut, vers le Zwin ; la Picardie ne regardait vers rien, car les exportations de blés picards vers Paris sont un mythe, du moins au Moyen Age. Enfin les différences entre les deux provinces étaient énormes : ici la discipline agraire, si contraire au progrès, là la liberté la plus totale, ici des rendements de 5,5 à 8 hl/ha, là de 20 ou 30, quatre fois plus, ici des jachères, là des vesces sur la troisième sole. En 1789, Arthur Young estimait que la Flandre et l’Artois étaient les provinces les mieux cultivées de l’Europe, dignes de fournir des modèles même à des agriculteurs anglais, alors que la Picardie était la province la plus mal cultivée du royaume, ce qui n’est pas peu dire2. La Picardie a-t-elle, même, existé ? Ni comtes, ni capitale, ni Etats, ni monnaie, ni coutume, ni cour de justice. Dans un congrès de 1973, R. Fossier s’est demandé pourquoi sa Picardie n’avait pas constitué une grande principauté féodale. La réponse saute aux yeux : Saint-Quentin, Amiens, Abbeville et Beauvais, qui produisaient les mêmes denrées, n’avaient rien à s’échanger. Au contraire, ce qui fit la nécessité, la solidité de la principauté flamande, ce sont les échanges, sans doute fort anciens, entre le plateau céréalier artésien et le bas pays flamand.
7Dans le temps l’information est aussi incomplète que dans l’espace. Avant 800, c’est le vide intersidéral. Au IXe siècle la passion des administrateurs carolingiens pour l’écrit et le chiffre a produit ici des textes capitaux qu’on cherche en vain ailleurs. De 900 à 1250, période décisive, les documents manquent presque totalement ; de même de 1550 à la fin du XVIIIe siècle. A ce moment l’inspiration physiocratique fit paraître des textes fondamentaux, comme le mémoire de Montlinot (1776), si bien commenté en 1804 par François de Neufchâteau, et les statistiques départementales des préfets de Napoléon, celui du Nord pour l’an X et celui du Pas-de-Calais pour 18143. Rien de plus émouvant, pour l’historien de l’agriculture, que de voir, dans le dernier de ces textes, le progrès agricole en marche et l’agriculture flamande conquérir, canton après canton, le Pas-de-Calais. Aux abords de la Flandre tout est déjà fait : on a renoncé à la jachère, on pratique la petite culture, la culture à bras. Plus loin on s’y met progressivement. C’est à nouveau, après les siècles moroses de l’époque moderne, l’entrain du Moyen Age. C’est dire combien il faut regretter de connaître aussi mal celui qui inventa cette fameuse agriculture flamande, le petit paysan avec son louchet.
8Il s’agit ici en effet, on l’a deviné, d’une histoire de l’agriculture, non des campagnes. On ne trouvera pas ci-dessous ce qui fait la matière des grandes thèses françaises d’histoire régionale : rien sur les conditions naturelles et les paysages, dont j’ai dit ci-dessus le peu qui importe, rien ou presque sur la seigneurie, qui se fossilisa si vite, rien sur les ravages de la guerre de Cent Ans, le plus souvent faute de guerres, ni sur la « reconstruction à l’identique » des années 1450, pour cause d’évolution. Ce qui m’intéressait, c’étaient les productions, les facteurs de production, les techniques, les rendements et, accessoirement, dans la mesure où la conjoncture économique commande les décisions des entrepreneurs, les prix et les salaires. Mais écrire l’histoire économique du Nord requerrait un autre gros volume.
9L’essentiel de celui-ci concerne la période 1285-1477, celle où les comptes se multiplient et que j’ai arrêtée à l’irruption de la guerre française. N’eût été la peste (1349-1669), j’aurais pu décrire une agriculture à l’état d’innocence et j’aurais eu de la peine à périodiser mon étude. La Mort constitue donc dans celle-ci une coupure inéluctable et tragique : entre 1340 et 1370 la population a baissé des trois quarts. Comme toutes les catastrophes, celle-ci a eu des effets différents : les uns ont baissé les bras, ont régressé vers la médiocrité ; les autres ont retroussé leurs manches, ils ont innové, ils se sont modernisés. C’est du moins ce que j’ai essayé de montrer.
Notes de bas de page
1 A. Verhulst. Précis d’histoire rurale de la Belgique, Bruxelles, 1990, pp. 64, 67. 71, 100.
2 A. Young, Voyages en France (1787, 1788, 1789), éd. H. See, Paris 1931, pp. 613-622.
3 Ch. Leclercq de Monlinot, mémoire inédit de 1776 (Arch. Dép. du Nord. M 641). François de Neufchâteau, dans Olivier de Serres. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Paris 1804-1805, pp. 184-204. Chr. Dieudonné, Statistique du département du Nord, 3 vol., Lille s.d, rééd. G. Montfort-le Portulan. Brionne s.d. Annuaire statistique du département du Pas-de-Calais pour l’an 1814, Arras, 1814.
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