Chapitre II. Une génération qui s’engage
p. 55-84
Texte intégral
1Pour ces quatre militants le temps de formation se confond bien souvent avec la période d’engagement. Comme le dit Robert Prigent, « on était un peu maître Jacques à cette époque là »1.
2Les fonctions se cumulent, se juxtaposent, se superposent. Les modestes moyens financiers dont disposent les responsables des œuvres sociales de chaque évêché les obligent à multiplier les fonctions de chaque permanent. De même que Jules Catoire à Arras se partage entre les œuvres diocésaines et le syndicat chrétien, Robert Prigent à Dunkerque est affecté par l’abbé Pels au Secrétariat social à mi-temps et à la C.F.T.C. pour l’autre partie de sa fonction. Paul Bacon avant de monter à Paris s’engage dans l’A.C.J.F. du Béarn mais également à l’union locale C.F.T.C. de Pau. Louis Beugniez devient permanent du syndicat libre le 1er juillet 1935 tout en restant actif et présent dans les organismes jocistes.
3Au-delà de la multiplicité des formations et des engagements, deux points communs rassemblent ces militants : leur adhésion à la centrale syndicale chrétienne durant l’entre-deux-guerres et leur combat dans la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale.
La C.F.T.C., lieu privilégié de l’engagement
4Jules Catoire est le premier, parce qu’il est l’aîné des quatre, à s’engager dans la centrale syndicale. Mgr Hoguet le présente le 27 juillet 1921 au bureau du syndicat des Employés de commerce et de l’Industrie présidé par Jules Delplace2. Aussitôt promu conseiller syndical, il est nommé secrétaire de l’Union locale d’Arras en octobre 1922. Les qualités d’organisateur, d’entraîneur n’ont pas échappé au vicaire général. A peine nommé, Jules Catoire réorganise le secrétariat social, lance le journal la Vie syndicale, devient propagandiste et redéfinit les fonctions de la section syndicale par rapport au bureau de l’Union locale, organise des journées d’action, d’études sociales. Le discret et réservé Mgr Hoguet trouve en Jules Catoire, débordant de tonus, meneur d’hommes, le complément idéal pour développer l’action apostolique dans les milieux professionnels.
5L’année 1923 est décisive à plus d’un titre pour le développement du syndicalisme chrétien dans le Pas-de-Calais3. Au mois de mars, Jules Catoire réussit à rassembler plus de 150 participants à une journée sociale, salle des Beaux-arts à Arras avec la participation de Charlemagne Broutin, le responsable régional, Jules Zirnheld, le président national de la C.F.T.C., Eugène Duthoit, professeur aux Facultés catholiques de Lille et surtout président des Semaines sociales et l’évêque d’Arras, Mgr Dutoit. En juillet, une réunion spéciale est prévue pour l’admission des nouveaux adhérents, l’effectif atteint alors 204 membres. Le syndicat commence à attirer et séduire. En dehors de l’Union locale d’Arras, d’autres se mettent en place à Calais, Béthune, Boulogne, Saint-Omer avec des sections chez les employés en majorité, dans le textile, le bâtiment.
6Mais l’événement le plus riche de promesses en 1923 correspond au lancement d’un Syndicat Libre de Mineurs (S.L.M.) à Allouagne. Louis Delaby raconte dans son livre La Trouée 4une confidence faite par un membre de la C.G.T. à Henri Meck, député du Bas-Rhin, secrétaire général de la Fédération Française des Syndicats Professionnels de Mineurs ; « il n’y a rien à faire pour vous chez nous, tout au plus quelques créatures patronales iront chez vous, mais avec la masse, rien à faire ». Pour ce militant cégétiste, toute tentative d’implantation est, soit vouée à l’échec, soit condamnée à se transformer à brève échéance en « syndicat jaune ».
7En 1920, lors de la venue de Gaston Tessier, les dirigeants syndicaux d’Arras prennent des résolutions : « on travaillera dès qu’on le pourra la région minière »5. En février 1921, Eugène Dupuis, président du S.E.C.I., demande de continuer les efforts à Arras et au dehors pour l’extension du syndicalisme chrétien. Le 4 février 1923, une tentative de création de section syndicale est faite dans le Nord à Fresnes-sur-Escaudain avec Charlemagne Broutin qui, accompagné de Jules Catoire, rencontre Théodore Fleury, un mineur prêt à se lancer dans l’aventure, mais l’affaire n’aboutit pas. Le dimanche 17 juin, Gaston Debray et Jules Catoire rencontrent à Allouagne près d’Auchel quelques mineurs chrétiens désireux de se renseigner. En juillet, à l’issue d’une retraite à Wardrecques, cinq mineurs, dont le futur secrétaire Jules Pruvost, décident de lancer une section après avoir écouté Jules Catoire leur présenter les buts et l’intérêt du syndicat chrétien. Conscient de l’enjeu, celui-ci, dans le Nord Social du mois d’août, rappelle que « ce qui a été réalisé à Allouagne peut être réalisé partout, ce qu’il faut, c’est du cran aux futurs militants ». Dès le mois d’octobre, sans affiches d’invitation, par le seul bouche à oreille, quarante mineurs sont présents à Chocques.
8Dès le mois de décembre une Assemblée fédérale des mineurs nomme Jules Pruvost secrétaire général. Les premières réunions de lancement à Allouagne se sont déroulées dans l’arrière-salle du café de l’Espérance appartenant à ses parents. Jules Catoire note cependant « des interventions répétées du comité des Houillères à l’évêché contre les syndiqués ». Dès 1924, le syndicat libre des mineurs se rattache à la Fédération Française des Syndicats Professionnels des Mineurs animée par Henri Meck. En 1925, la fédération de Lens est créée, Jules Pruvost devient permanent en 1928 et l’année suivante, Louis Delaby monte une section d’employés des mines. Ce père de famille nombreuse, mis à l’écart par l’administration des Houillères pour avoir osé présenter une liste commune employés-ouvriers C.F.T.C. aux élections des administrateurs de la caisse de secours de Dourges, est choisi par Jules Catoire comme second permanent, avec des chefs de section comme Félix Pierrain à Dourges, Louis Beugniez et Côme Chevalier à Noyelles-Godault, Charles Lefevre à Lens.
9Le S.L.M. dynamise l’Union départementale et devient un élément moteur, une référence dans le développement syndical. La structure choisie par Jules Catoire est d’une réelle efficacité. Elle comporte plusieurs niveaux de responsabilités savamment dosés pour éviter l’astreinte trop lourde ou le sentiment d’inutilité. L’unité de base reste la section syndicale organisée autour de son bureau, avec des collecteurs. L’Union locale ou la Fédération des mineurs prend en charge les tâches astreignantes telles que la défense des personnels, la propagande, l’information et les contacts avec les différents partenaires ou autorités compétentes. Cet accroissement de la responsabilité des unions locales et de l’union départementale nécessite des installations adaptées : une maison syndicale est ainsi inaugurée en 1932 à Arras au 21, rue Saint-Michel. Des consignes précises fournies par Jules Catoire rappellent la nécessité d’un ordre du jour à chaque réunion du bureau.
10A l’image de la pratique belge, le syndicat propose de nombreux services. L’U.L d’Arras reçoit d’ailleurs sa première médaille dans un congrès national en 1926 pour ses cours professionnels. Des groupements d’achat sont mis en place dans les unions locales. A côté de la caisse de secours, un autre service se révèle très efficace surtout durant les années trente, le placement : « c’est une forme d’entraide syndicale appréciée qui contribue beaucoup au développement de notre syndicat » reconnaît le Nord Social de septembre 1923.
11L’empreinte particulière de Jules Catoire réside dans l’importance donnée dans son Union départementale à la formation doctrinale. En 1930, près d’une centaine de cercles d’études sont organisés chaque mois de l’hiver dans la région Arras-Mines. « Les professeurs de cercles d’études » sont convoqués chaque dernier dimanche du mois à Arras ou à Lens et ils passent la journée à faire le bilan et à préparer les prochaines réunions avec l’abbé Hébert et Jules Catoire. Une Ecole normale ouvrière, créée dès 1925 à l’échelon régional, vient renforcer ce souci de la formation.
12L’ensemble de ces facteurs d’accroissement permet d’aboutir vers 1934-1935 à un bilan assez flatteur pour un organisme à peine vieux de 15 ans. L’U.D.C.F.T.C. du Pas-de-Calais compte 38 syndicats et plus de 18 000 adhérents soit trois fois plus de syndicats et 9 fois plus d’adhérents en 10 ans. Le syndicat libre monte en puissance sans toutefois prétendre à concurrencer la C.G.T. forte de ses 60 000 membres en 1933. Le S.L.M. contient plus de la moitié des cotisants, notamment la section des employés. En 1933, la création d’une fédération polonaise donne une impulsion décisive au ralliement des mineurs slaves : les succès de l’Union départementale amènent, cette année là, Gaston Tessier à demander à Jules Catoire de faire un exposé sur la propagande au congrès confédéral de juin6.
13Une récompense vient en 1934 encourager le propagandiste de l’U.D. et le renforcer dans ses convictions : il est fait chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, distinction pontificale qui vient garantir l’authenticité du travail apostolique de Jules Catoire. En 1935, pour la première fois, il fait partie des 27 membres du bureau confédéral et reçoit toujours sur proposition de Gaston Tessier la présidence de la nouvelle commission du chômage qui vient de se mettre en place7. La tâche lui convient puisqu’il est depuis mai 1931 secrétaire de la commission chargée de gérer le fonds communal de chômage à Arras puis membre de la commission départementale du Travail.
14L’année 1936 représente pour le Syndicat Libre des Mineurs une rude épreuve. Alors que des adhérents et des jocistes participent aux grèves de soutien au gouvernement du Front populaire en juin, des consignes, venues des responsables départementaux de la fédération C.G.T., appellent à boycotter les mineurs cartés à la C.F.T.C. au nom de l’unité syndicale. Dans certains puits de mines, notamment aux sièges 2 bis, 4, 5 et 7 de la concession des mines de Marles, sous la pression des délégués mineurs de la C.G. T, à partir du 12 juin les adhérents du S.L.M. sont mis en quarantaine8 : le travail cesse à leur arrivée sur le carreau des mines, les familles ne peuvent plus s’approvisionner dans les magasins d’alimentation des corons qui doivent appliquer la consigne. Catoire, dans un premier temps, tente de négocier avec le chef Julien Priem qui se retranche derrière la volonté populaire. Le chef syndicaliste chrétien fait alors appel à Gaston Tessier, secrétaire de la Confédération, à Henri Meck, député et responsable national des mineurs C.F.T.C., pour obtenir le retour à la liberté syndicale.
15Malgré les assurances données par Léon Blum et Jean-Baptiste Lebas à la suite d’un rapport établi par le syndicat libre sur la situation le 8 juillet, l’intimidation persiste dans certaines concessions durant l’été. Jules Catoire décide alors de permettre aux adhérents de prendre une carte à la C.G.T. tout en restant à la C.F.T.C. Un noyau d’irréductibles fidèles autour de Joseph Sauty a refusé les propositions de la direction ; ils sont déplacés et « parqués » dans la concession de Marles et deviennent pour les mineurs et pour la France chrétienne d’alors, grâce au relais de La Croix de Paris, le modèle « de la juste lutte pour la liberté contre les rouges ». De partout des dons, des sommes d’argent affluent pour permettre à ces « héros de la liberté » de survivre dans ce « camp de concentration ». En février 1937, les chefs de la C.G. T, D. Coisne, J. Priem, J. d’Argeuves pour le syndicat du Pas-de-Calais et Kléber Legeay pour la Fédération nationale du sous-sol C.G.T. font « une sérieuse mise en garde » aux sections cégétistes qui ne respectent pas la liberté syndicale9. « Rien ne peut autoriser nos camarades à empêcher de travailler des ouvriers qui refusent d’adhérer à notre syndicat ou qui adhèrent à un syndicat constitué conformément à la loi, c’est le cas du syndicat chrétien dit libre ».
16Le S.L.M. sort renforcé et grandi de l’épreuve. Des indicateurs objectifs traduisent cette montée en puissance. En 1937, après l’installation de Joseph Sauty comme permanent à partir du 1 er mars, une Union locale à Lens se crée : en avril 1938, la maison du syndicat, la Centrale, rue Diderot, est inaugurée par Mgr Hoguet et le 12e congrès national du S.L.M. y réunit 250 délégués. Les sections jocistes, les secrétariats sociaux ont soutenu ce combat « des martyrs de la Liberté » dont Jules Catoire est la figure de proue. Les contacts permanents qu’il noue en 1936 avec les parlementaires de la mouvance catholique sociale comme Maurice Schumann, Champetier de Ribes, Philippe Serre, renforcent sa réputation déjà bien établie à la Confédération. Il est amené à rencontrer à plusieurs reprises Jean-Baptiste Lebas et même Léon Blum. Lors du congrès national de juin 1938, il est élu vice-président de la C.F.T.C. La montée en puissance de la Fédération du Pas-de-Calais et de son animateur se fait quelque peu au détriment de la prédominance traditionnelle de l’U.D. du Nord et de son responsable Charlemagne Broutin.
17Le grand rassemblement de Béthune du 21 mai 1939 vient consacrer cette percée du mouvement ouvrier chrétien dans un département « rouge ». Organisée par Jules Catoire et les responsables de Béthune, une grande fête du travail comprenant une messe célébrée par Mgr Hoguet en présence de l’évêque d’Arras, un jeu de masse préparé par l’abbé Hébert, un défilé où sont représentées les diverses composantes du monde ouvrier chrétien, rassemble plus de 40 000 personnes. Ce résultat « au-delà de toutes les espérances », vient signifier que le temps de la récolte semble venue. La guerre va alors bousculer cette dynamique de progression, de « conquête ».
18Paul Bacon contrairement à Jules Catoire qui devient l’une des figures nationales de la centrale syndicale chrétienne, n’a jamais occupé avant la guerre de fonctions nationales au sein de la C.F.T.C. L’engagement syndical est cependant précoce puisque lié directement à son entrée dans le monde du travail, dès 1923 ; « mon gars, il faut que tu te syndiques » lui conseillent les vieux contremaîtres amis de son père10. Il verse donc une cotisation à l’unique section syndicale C.G.T. de l’usine de Jurançon : « très rapidement, je me suis rendu compte que ma cotisation ne servait à rien et que le syndicat C.G.T. s’occupait de tout autre chose que des gens de mon acabit ». Or, dans le même temps, se crée une Union interprofessionnelle C.F.T.C. sous la houlette de Jean Fille Lambi, un camarade du quartier Notre-Dame de Pau, membre également du cercle d’études A.C.J.F.
19Ce jeune homme imprimeur, dynamique met alors en place une union avec des cheminots et des syndiqués chrétiens isolés. Le premier objectif de cet embryon syndical est d’arriver à créer à Pau une section C.F.T.C. aux Prud’hommes. « Comme je le voyais tous les jours, il me demande, puisque je travaille, de me syndiquer à la C.F.T.C ». Non seulement Paul Bacon accepte mais il devient aussitôt son adjoint. Il est chargé de faire des tracts, de rédiger des circulaires, des convocations, il assure les permanences hebdomadaires de l’Union locale intersyndicale ; « j’ai été pris par le syndicalisme en même temps que j’ai été pris par le compagnonnage : ce sont deux sources, deux veines, tout à fait différentes : le compagnonnage c’est d’abord le métier, la C.F.T.C. c’est une action sociale de défense dans la ville de Pau où tout le monde a su que je devenais l’adjoint de Fille Lambi ».
20L’action syndicale se couple avec une participation à l’A.C.J.F. du Béarn. Lors des tournées de formation dans les villages autour de Pau, sur les conseils des jésuites de l’école de Purpan, Paul Bacon et ses amis insistent sur la nécessité de mettre les jeunes ruraux intéressés en contact avec la C.F.T.C., sans pour autant recevoir de consignes de la rue Cadet : « c’était l’A.C.J.F. qui prenait d’elle-même l’initiative ». Cette action sociale vient, selon Paul Bacon, dynamiser les cercles d’études inspirés des cahiers de l’Action Populaire qui lui semblent trop intellectuels, abstraits pour la « clientèle » visée. Le lancement d’une vingtaine de groupes C.F.T.C. dans les villages, tous rattachés à la seule Union locale et interprofessionnelle permet de leur donner des objectifs de mobilisation en vue des élections prud’homales grâce à des distributions de tracts, de circulaires.
21Lorsqu’il vient à Paris, Paul Bacon est à la recherche d’un travail quand le père Corbillé aumônier national de l’A.C.J.F. lui propose de l’aider à la rédaction du journal L’équipe ouvrière : « j’étais membre de l’équipe ouvrière nationale et chômeur. Je ne suis pas resté longtemps chômeur parce que j’ai accepté de faire au début n’importe quoi : j’ai fait de la comptabilité, puis dessinateur et éditeur de publicité dans une société qui éditait les programmes de cinéma et de théâtre ». Travaillant au marbre, il possède une spécialisation adaptée au travail de rédaction du journal d’action catholique : totalement intégré à la J.O.C. naissante, il ne reprend pas une cotisation syndicale tout en travaillant en lien avec la centrale. C’est ainsi qu’il crée un service d’épargne pour les jocistes et le rattache à la rue Cadet en s’affiliant à la caisse C.F.T.C. Il reste toujours marqué dans sa démarche par une attitude syndicaliste : « j’ai des droits, est-ce qu’on les respecte ou pas, j’ai des besoins, est-ce que je peux les satisfaire ou pas ? ».
22Lors des événements de 1936, en tant que jociste, il se retrouve au coude à coude avec les syndicalistes chrétiens : « nous sommes un peu en avant de la C.F.T.C., ici à Saint-Maur, nous sommes au coeur des occupations d’usines, nous faisions partie des grévistes. Nous avons eu, dès le départ, une réaction contre le rôle dominateur de la C.G.T. ». Il fait alors connaissance de Jules Catoire : « je l’ai connu comme syndicaliste, c’était pour moi le grand modèle, le grand bonhomme du syndicalisme, à côté de lui, je mettais Sauty, ce sont des hommes d’action plutôt que de paroles, je suis porté à préférer les hommes d’action plutôt que de parole : franchement Catoire était admirable, il faisait les choses, il ne perdait pas son temps à dire : ‘on va convoquer un tel, un tel, et quand ils seront là, voilà ce qu’on dira’, il convoquait les gens et on faisait les choses ». Il évoque sa réputation nationale au niveau de la C.F.T.C. ; « c’était l’homme des mineurs. La C.F.T.C. du Nord était connue dans la France entière, même à Pau, à cause de son journal le Nord social ». La fibre syndicaliste de Paul Bacon ne tarde pas à reprendre le dessus dès le début de l’occupation allemande.
23Robert Prigent possède un profil syndical qui se marque davantage dans le temps et les responsabilités. Il a, durant sa jeunesse, devant lui l’exemple d’un père engagé, convaincu de la nécessité syndicale : son anticléricalisme le pousse vers la C.G.T. mais le bien-fondé de l’action syndicale n’est jamais remis en cause. Paul Bacon aurait pu poursuivre dans la voie du compagnonnage suivie par son père, il a choisi de militer dans un syndicat chrétien à cause du milieu paroissial dans lequel il baigne par la volonté de sa mère. C’est la J.O.C. qui attire Robert Prigent alors qu’il se trouve dans une situation semblable à celle du jeune Bacon arrivé à Paris : « je découvre la J.O.C. et en même temps le chômage »11.
24En 1929, Robert Prigent fait partie de ceux qui sont licenciés par les aciéries et forges de Firmigny à Leffrincoucke. Comme son père meurt d’un cancer du larynx et que sa mère lave du linge à domicile, Robert Prigent obtient un sursis d’un an et travaille sur les chantiers de construction de la nouvelle écluse, la digue et la jetée de Dunkerque « dans les conditions les plus joviales et les plus dures ». Le père Gérard Pels, aumônier missionnaire du travail envoyé par le cardinal Liénart, a lancé la J.O.C. et vient de créer en octobre 1933 une modeste antenne de syndicat libre dans le but de la rattacher par la suite à la C.F.T.C. Il existe une section employés du commerce et de l’industrie, une section chez les métallurgistes, aux produits chimiques notamment à l’usine Lesieur, chez les ouvriers textiles de Van Desmet à Watten, aux tuileries de Wardrecques.
25En janvier 1934, le père Pels lui demande de quitter l’usine et de s’occuper de cette C.F.T.C. dunkerquoise ; « cela découlait de l’esprit jociste, c’était assez humble comme sécurité d’emploi ». Lors d’une réunion des syndicats C.F.T.C. du Nord présidée par Charlemagne Broutin, il est officiellement engagé le 15 janvier ; « j’ai connu alors la période des grèves de 36, des grèves sur le tas avec la prédominance des ex-Unitaires, le syndicat le plus dynamique, avec le monopole de l’embauche sur le port de Dunkerque ». Il doit également s’employer en tant que responsable syndical à conduire un grève en cet été 1936 aux établissements Desmet à Watten dans le textile et aux Tuileries de Wardrecques. Il anime la grève et parvient à obtenir la suppression de la baisse de 10 sous prévue sur le salaire. S’appuyant sur le Syndicat des employés du commerce et de l’industrie qui rassemble des militants des bureaux du transit et de l’animation du port de Dunkerque, la C.F.T.C. réussit à gagner deux sièges dès novembre 1935 au conseil des Prud’hommes à Dunkerque avec comme élus, Dewert et surtout Dechanne qui devient par la suite plusieurs fois président de cet organisme professionnel.
26Avant 1930, Edouard Leriche, un roubaisien pionnier du mouvement mutualiste chrétien, a créé une Fédération des sociétés mutuelles familiales de la région du Nord à laquelle appartient « la Famille dunkerquoise »12. En 1930, cette société mutualiste régionale donne naissance à la caisse primaire d’assurances sociales « la Famille », installée à Roubaix et comptant 130 000 assurés dans l’arrondissement de Lille et la Flandre. Une fédération des sociétés de secours mutuel familiales de la région du Nord regroupe 82 mutuelles dans le Nord dont celle de Dunkerque. Un service d’achat en commun y est installé rue de l’amiral Ronarc’h. L’Union locale s’est développée et à la fin de l’année 1937, l’effectif approche les 3000 cotisants. Robert Prigent vient de céder sa place à Jean Courtecuisse en tant que secrétaire et seul permanent C.F.T.C. face à une quinzaine de permanents C.G.T.
27L’Union régionale qui regroupe en dehors du Nord-Pas-de-Calais, la Somme, l’Aisne et les Ardennes, est en nette progression : sous l’impulsion de Charlemagne Broutin, le secrétaire général, de Georges Torcq, le président et de militants chevronnés comme Arthur Houte d’Halluin, Louis Blain dans le textile, le groupement régional passe de 19 syndicats, deux Unions locales et une Union départementale, celle du Pas-de-Calais, en 1922, à 43 syndicats en 1924, à 124 syndicats, 20 Unions locales en 1936. Le Nord Social du 3 janvier 1937 estime que les Syndicats Libres ont triplé leurs effectifs en 6 mois : ils atteignent près de 100 000 adhérents répartis en 240 syndicats, 30 Unions locales, 5 Unions départementales. L’Union régionale compte alors 50 propagandistes. Les élections prud’homales situent également l’importance du syndicalisme chrétien qui, parti d’une implantation fragmentaire, recueille dans le Nord aux élections du 13 novembre 33,8 % de suffrages exprimés contre 66,2 % à la C.G.T. ; le nombre de délégués C.F.T.C. aux prud’hommes passe de 14 en 1926 à 78 en 1938.
28Tout en étant rattaché à l’Union départementale du Nord, Robert Prigent choisit de se mettre à l’école de Jules Catoire au plan de la conception de l’action et de la formation des militants : « Jules me conseillait et je suis resté proche. Jules a été mon père spirituel, il avait une technique pédagogique de formation spirituelle des militants que j’utilisais »13. Quand Marcel Muller, membre du groupe de fondation de la L.O.C. sur le plan national, vient à Dunkerque pour un meeting, il annonce à Robert Prigent, déjà fortement impliqué dans les manifestations nationales de la J.O.C., qu’il pourrait devenir permanent national du mouvement lociste. Robert Prigent prend alors des dispositions et surtout prévient le père Pels « catastrophé » à l’annonce de ce départ. Le glissement d’une activité syndicale vers l’Action catholique s’opère pour le militant dunkerquois comme pour Paul Bacon.
29Louis Beugniez connaît la démarche inverse : de la J.O.C., il passe à la C.F.T.C. Le point de passage de ce transfert est le combat victorieux mené en mai 1935 par ce jeune homme de 28 ans responsable de la fédération jocistes de Lens-Béthune mais surtout tête de file de la liste d’opposition à la municipalité communiste dans sa ville natale. A la fin de l’année 1931, le conseil municipal socialiste est dissous pour des questions budgétaires et religieuses14. Le maire décide de supprimer l’arrêté municipal de 1904 interdisant les processions et veut rétablir la liberté de la rue. Les élections, prévues en mars 1932, se déterminent sur cet enjeu : Louis Beugniez, trop jeune pour être éligible, forme une liste de défense de la liberté qui obtient 5 élus alors que les 18 autres sont des élus communistes. Le nouveau maire supprime par arrêté municipal les processions : les catholiques de Noyelles-Godault, mineurs, jeunes, membres de l’Union paroissiale de la Fédération Nationale Catholique, décident de ne pas prendre en compte l’arrêté et de continuer de défiler par centaines lors des processions habituelles. Les forces catholiques rassemblées et dynamisées par Louis Beugniez, correspondant local de La Croix du Nord qui touche 220 abonnés, préparent l’échéance électorale suivante.
30En 1935, ils parviennent à faire élire tous les membres de la liste au second tour le 12 mai : le 19 mai, le chef de file, Louis Beugniez est élu par les 23 conseillers à l’unanimité. « J’ai démissionné des houillères pour que l’on ne me traite pas de vendu aux houillères. J’ai un faux col, mes mineurs qui m’ont élu vont dire que je suis un vendu aux mines, j’ai démissionné par idéal. Je suis passé de 1200 f à 750 f, j’ai eu tort car on a continué de me dire vendu aux houillères »15. Le 1er juillet 1935, il devient secrétaire-permanent du S.L.M. Grâce à l’action conjuguée des permanents comme Louis Delaby, Jules Pruvost, de militants ardents, les effectifs progressent : 30 sections nouvelles, polonaises, françaises, soit 800 adhérents nouveaux dans la première année de son entrée en fonction. : « C’est peut-être parce que militants et dirigeants mineurs C.F.T.C. étaient ardemment imprégnés de cette doctrine évangélique, doctrine qui a tellement relevé la dignité humaine des travailleurs, que leur action pour le respect de la personne humaine était souvent plus dynamique, plus dure contre les injustices et qui explique ce qu’on appela parfois notre intransigeance. Pour nous, comme pour tous les camarades militants, le syndicalisme chrétien n’était pas une étiquette couvrant une marchandise quelconque ».
31En juin 1936, il participe à sa manière à la défense de la liberté syndicale. Durant cette épreuve de vérité, il ne cesse en tant que correspondant de La Croix du Nord de dénoncer les atteintes au droit syndical et en appelle à l’opinion publique16. Le 20 juin, il intitule son article : « les libertés ouvrières en péril ; alerte aux dictateurs ! ». Il dénonce « la consigne que les meneurs communistes ont lancée dans la Concession des mines de Marles, la chasse aux syndiqués chrétiens ». Le 9 juillet, il revient sur ce thème : « les enfants de nos mineurs chrétiens n’ont plus de pain [...] Nous demandons ce pain et celui de leurs enfants à la générosité des lecteurs de ce journal : adressez votre obole à Jules Catoire, secrétaire de l’U.D. à Arras ». Quelques jours plus tard, il constate que « de tous les coins du pays arrivent des souscriptions modestes mais combien réconfortantes. Aidez-nous à faire triompher le droit des travailleurs au libre choix de leur syndicat. Les catholiques ne permettront pas que ce nouveau genre de fascisme s’étende ». Le journal La Croix de Paris relaie ces appels : plus de 1000 dons sont comptabilisés, accompagnés quelquefois de réflexion sur « la pieuvre C.G.T. » ou « la solidarité chrétienne dans la prière »17.
32Comme le rappelle Louis Beugniez, « la chasse aux syndiqués chrétiens s’organisait : ils étaient mis en quarantaine, leurs enfants malmenés à l’école, les familles menacées, les maisons des ‘rebelles’ repérées et dans certains services nos militants étaient parqués dans une sorte de camp de concentration ‘le terril de Lapugnoy’. Ces ‘déportés’ ne retrouvèrent leur travail qu’un an plus tard ». Grâce aux interventions des responsables régionaux, nationaux, appuyés par les parlementaires, le calme et la liberté syndicale reviennent. Louis Beugniez n’a jamais compris cet « ostracisme gouvernemental » ; « j’en ai toujours voulu au gouvernement du Front populaire de ne pas faire respecter cette liberté là au moins »18. En avril 1937, à la salle de l’Alhambra à Lens, Jules Zirnheld vient célébrer devant 2000 personnes la victoire du S.L.M., le mois suivant les mineurs en tenue sont acclamés par 10 000 chrétiens venus à Lille rendre un hommage à Mgr Six : une statue lui est érigée. Louis Beugniez se voit remettre en compagnie de Louis Delaby, Jules Pruvost et Joseph Sauty la croix de chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand lors du rassemblement de Béthune, le 21 mai 1939, en présence de 40 000 personnes. Chez tous ces militants syndicalistes chrétiens, l’habitude de la résistance est devenue comme une seconde nature.
Le combat dans la résistance
33Le refus de la défaite, la volonté de continuer la lutte se retrouvent dans les quatre itinéraires de guerre de ces militants. Chacun l’exprime à sa manière, en fonction des circonstances, mais, en 1944, tous sont, souvent depuis longtemps, partie prenante des forces de libération, à Alger pour Robert Prigent, à Paris pour Paul Bacon, à Arras pour Jules Catoire, à Noyelles-Godault pour Louis Beugniez.
Des engagements plus ou moins immédiats
34Jules Catoire peut être considéré comme un gaulliste de la première heure. Affecté à sa demande au 509e régiment de chars de combat, le capitaine de réserve Catoire est replié avec ses hommes à Muzillac, chef-lieu de canton au nord de l’embouchure de la Vilaine dès le mois de mai 1940. Le 18 juin, alors qu’il vient de recevoir l’ordre de cesser le combat, il se souvient19 : « j’étais là-bas avec deux officiers du bataillon, pratiquement nous étions là une trentaine d’officiers, De Gaulle nous apparaissait comme le sauveur militaire du pays, et de Gaulle aussi était des chars, le père des chars : un point d’honneur, un peu d’orgueil. Je dois dire que la plupart d’entre nous avons répondu présent à l’appel de de Gaulle ». Il continue : « à part un ou deux, à l’appel du Grand Charles, nous avons tous crié : ‘vive De Gaulle !’ Il y avait une certaine fierté de notre part, c’était un gars des chars qui prenait l’étendard ». Catoire entre en résistance le jour même où il doit sur ordre cesser le combat. Après avoir permis avec d’autres officiers aux 2000 soldats récupérés par sa compagnie de quitter Muzillac dans les trois jours qui suivent, il réussit à échapper au sort des officiers prisonniers à Vannes et déjà avec des moyens de fortune commence à taper des textes, des tracts de résistance.
35Revenu à Arras grâce à une attestation de M. Thellier, responsable de la Fédération agricole, il retrouve les membres de sa famille indemnes mais la maison soufflée par les bombardements ; les amis syndiqués sont dispersés. Immédiatement avec Louis Delaby, il entreprend de retisser la toile, de rétablir le contact avec les jocistes, avec les syndiqués. L’essentiel durant ces mois qui suivent la débâcle est de préserver le moral des catholiques sociaux : « il y a eu des distributions de tracts. Quand on songe qu’au départ on tapait comme on pouvait avec une machine à écrire et avec la pâte à polycopier de l’époque, on tirait 25/30 exemplaires. On se débrouillait, on ne pouvait pas travailler dans des imprimeries, on trouvait des gestetner, dont on falsifiait les baudruches, parce que sinon vous aviez la police française ou la Gestapo sur le dos, il fallait faire très attention à soi, se méfier de tout le monde »20.
36La région Nord-Pas-de-Calais est déclarée zone interdite, rattachée à l’Oberfeld Kommandantur 670 de Bruxelles sous la direction du général Niehoff, un officier prussien rigide et vigilant dans l’application des consignes. Le régime d’occupation est très strict, il impose des réquisitions financières, économiques puis humaines avec l’organisation Todt et le S.T.O. et punit d’emprisonnement les récalcitrants ou les résistants21.
37Comme les organismes ecclésiaux ne sont pas touchés par les mesures d’interdiction de l’occupant, Jules Catoire se recentre sur des activités apostoliques. Pour mener à bien cette relance, sur les conseils de Mgr Hoguet, il s’appuie sur le Secrétariat social de l’Union diocésaine des œuvres dont il devient l’animateur. Il espère, dès le mois d’octobre 1940, rassembler les catholiques sociaux. En décembre, les contacts s’intensifient avec tous les organismes catholiques régionaux et même nationaux. Jules Catoire est ainsi présent au comité national de la L.O.C. qui évoque « la disparition prochaine du syndicalisme chrétien et la création du syndicat unique »22. En février 1941, une Union des secrétariats sociaux rassemble les mouvements familiaux et sociaux dont le but est d’assurer une solution de repli « pour qu’au fur et à mesure que les organisations s’anémieront ou disparaîtront, les militants et les dirigeants se retrouvent dans des groupes affiliés au Secrétariat social ». Le choix ne semble pas encore être définitif à la fin de l’année 1940 entre une tendance à la présence, à l’infiltration des nouveaux organismes qui se préparent ou un refus catégorique ou une abstention conditionnelle.
38Robert Prigent rejoint la démarche de Jules Catoire qui veut préserver les forces vives catholiques en les rassemblant. Mobilisé dans une compagnie de transmission comme Louis Beugniez près de Vouziers dans les Ardennes, Robert Prigent est en permission dans sa famille à Roubaix, à la suite d’un décès familial, au moment de la percée allemande. Le train de retour des soldats s’arrête à Versailles et Robert Prigent, à pied, part vers les rives de la Dordogne en risquant l’arrestation par les troupes allemandes à plusieurs reprises. Ayant passé la Loire grâce à un chauffeur de camion bienveillant, il atteint les rives de la Dordogne à Saint-Julien-de-Lampon. Il organise avec une trentaine de jeunes jacistes qu’il a vus à la messe une réunion pour faire le point en juin 1940 : « c’est l’occupation, c’est le nazisme, il y aura certainement une persécution idéologique des mouvements d’Action catholique, il faudra tenir »23. La première réaction est moins patriotique que religieuse : elle s’appuie sur le désir de « sauver l’essentiel, c’est-à-dire de continuer l’Action catholique ». Il retrouve des locistes à Limoges et s’engage à tenter de réorganiser le mouvement dans la zone occupée en retournant à Paris.
39Revenu, étant démobilisé, à Roubaix, il réussit avec son épouse à rentrer à Paris. Grâce à Emilien Amaury, responsable de l’Office de publicité générale, il obtient des bons de papiers qui lui permettent de sortir des bulletins de militants et d’aumôniers. Il s’efforce de reprendre contact avec les locistes de la zone occupée et de la zone interdite en allant à Calais, Dunkerque, Boulogne en passant par Laon et Tergnier.
40Très rapidement se pose la question de l’attitude de la L.O.C. face à l’Occupation. Des choix s’offrent à elle : participer et faire face à la situation ou se transformer en mouvement déconfessionnalisé. Robert Prigent réunit en novembre 1940, un conseil fédéral de la L.O.C. pour prendre position sur les deux options ; la fidélité à l’Action catholique quoiqu’il arrive, la priorité donnée à l’ouverture et à la déconfessionnalisation. Le choix majoritaire semble pencher vers une abstention. Le cardinal Liénart tranche : « avoir peur de se compromettre est une lâcheté »24. Le secrétariat général décide alors de se replier sur une action à caractère familial en dehors de toute considération politique tout en se rapprochant des organisations familiales pour éventuellement participer aux futures structures administratives. Le désarroi est alors réel chez une majorité de militants plutôt portés à ne pas se compromettre.
41Au mois d’aoùt 1941, les dirigeants nationaux tels que Charles Bonnet, Paul Bacon, Robert Prigent et l’abbé Maxime Hua, aumônier national, se réunissent à Lyon pour la zone occupée. Après avoir rencontré Mgr Guerry archevêque de Cambrai replié à Lyon, ils décident de transformer la L.O.C. en Mouvement Populaire des Familles pour l’élargir aux non-chrétiens en recherchant à mettre en place un mouvement familial et populaire. Le cardinal Liénart conduit les militants du Nord à refuser cette déconfessionnalisation malgré l’insistance de Robert Prigent qui vient à plusieurs reprises en 1942 pour tenter de rallier les locistes. Ceux-ci décident dans un congrès à Lille en juin 1942 de se maintenir. Le nombre de locistes passe de 2000 en 1939 dans le Nord à moins de 1000 en 1943. Des militants de la L.O.C. au nom de l’urgence de l’apostolat s’engagent de plus en plus nettement dans les organismes dépendant de Vichy comme le Secours National, la Famille du prisonnier, les délégations départementales du travail sans pour autant prôner un soutien au régime : la position de la L.O.C. maintenue aboutit dans la région Nord à une impasse.
42Robert Prigent, malgré sa préférence pour le maintien du sigle chrétien et ses sympathies pour la politique familiale de Vichy, accepte la déconfessionnalisation. Il représente, avec Simone Rollin responsable de la L.O.C.F. de la Seine, les familles ouvrières au Comité de coordination des mouvements familiaux où il retrouve le professeur Alfred Sauvy, le sénateur Pernot au nom de l’Alliance nationale contre la dépopulation, les associations familiales protestantes, le mouvement familial des médecins avec le professeur Renaudot, celui du Moulin vert tenu par un prêtre, celui des cheminots, les associations familiales rurales, soit au total une dizaine de mouvements : le but dans l’esprit des dirigeants de Vichy est d’aboutir à « une Charte de la Famille ».
43Louis Beugniez est mobilisé parce qu’il a « oublié » de renvoyer les fiches familiales demandées par le bureau de recrutement qui l’aurait exempté ou affecté spécialement ; il rejoint comme sous-officier un détachement de transmission installé à Chauny auprès de l’Etat-Major de la Zone d’opérations aériennes Nord. De repli en repli après l’attaque allemande, il rejoint Auch, obtient sa démobilisation le 15 août et revient à Noyelles-Godault le 7 septembre. Il vient d’obtenir au 35, rue Saint-Dominique, siège des compagnies houillères, le droit de revenir dans la zone interdite à condition d’accepter de travailler au fond de la mine. La question se pose aussitôt pour lui de rester ou non maire. Il décide de se servir de cette fonction comme couverture à des activités de résistance, utilisant toutes les ressources administratives au profit des résistants.
44Il pratique ainsi la technique du détournement des cartes de ravitaillement pour les réfugiés, évadés et déportés. Il assure des fausses cartes d’identité en fonction de la demande : quand il advient des contrôles, « on s’en tire par la violence ». Ainsi un commissaire de police, venu pour « questionner » un de ses administrés, est mis hors de son bureau en lui disant que ce n’est pas un lieu de torture. La preuve de la réalité résistante de son action se manifeste dans le contact avec un « terroriste » qui possède un papier où sont inscrits des noms de communes avec une croix devant chaque nom sauf celui de Noyelles-Godault où il y a une croix et un zéro : « cela voulait dire que partout, sauf là, on pouvait voler des cartes de ravitaillement car les cartes étaient déjà volées »25.
45Paul Bacon rappelé en 1939, étant donné sa faible constitution, est affecté comme sapeur-télégraphiste au 28e génie à Montpellier. Démobilisé en 1940, il rejoint le secrétariat général de la L.O.C. à Lyon où le cardinal Gerlier a mis à la disposition des deux mouvements ouvriers un immeuble à Sainte-Foix-les-Lyon. Durant cette période lyonnaise, il retrouve des relations d’avant-guerre comme Stanislas Fumet, journaliste, rédacteur en chef de Jeunesse ouvrière. Ayant été pigiste à la revue des Jeunes, celle des dominicains, Paul Bacon a conservé des liens avec Stanislas Fumet en tant qu’ancien journaliste à Sept et à Temps Présent. Il retrouve également « Yvon » Morandat, l’ancien jociste, le syndicaliste chrétien, l’un des premiers à rejoindre de Gaulle et à s’occuper des réseaux de la Résistance. Lors de son premier parachutage en France, en janvier 1941, « Yvon » Morandat vient à Lyon et rencontre « les gens qu’il connaissait », Marcel Poimboeuf et Paul Bacon. « C’était un gaulliste fini, il m’a aidé, il m’a fortifié dans ma conviction qu’il était nécessaire, dès 1941, de commencer à organiser les sections qui prendraient un pouvoir politique » en vue de préparer la Libération26.
46Il fait alors reparaître Monde Ouvrier mais rapidement connaît « quelques difficultés avec la censure » car il est considéré comme un antinazi à la suite d’actions menées en faveur des antifascistes poursuivis par Mussolini et des juifs venant de Russie ou de Roumanie : « je suis un homme à surveiller ». Il s’ensuit une série de longues explications avec les services de la censure de Vichy. « Contrairement à d’autres qui, comme le voulait l’Eglise, considéraient avec bienveillance l’autorité constituée et surtout celle de Pétain, je n’étais pas pétiniste pour un sou ». En effet avant même de partir pour Paris où l’appelle Marcel Muller en 1942 pour relancer les éditions ouvrières, Paul Bacon s’efforce « de remettre de l’ordre car des esprits étaient troublés du fait d’une certaine compromission de certains avec Vichy ».
Le combat contre la Charte
47Paul Bacon, dès la rencontre de Montoire, décide de lutter contre la Charte du Travail et Vichy. Il fonde à Lyon un Centre Ouvrier d’Etudes et d’Information (C.O.E.I.) qui a pour objet d’aider les militants à se protéger contre les tentations de Vichy et les « racoleurs de la Charte du Travail ». C’était selon lui d’autant plus nécessaire que Paul Vignaux, responsable de l’Ecole normale Ouvrière qu’il a connu à l’A.C.J.F. du Béarn puis aux équipes ouvrières avait quitté la France pour les U.S.A. ; « c’est très bien de partir, moi je dis, il faut rester »27. Paul Bacon s’appuie sur Marcel Poimboeuf, André Pailleux et Maurice Guérin et cherche à développer des arguments contre la Charte du Travail, le gouvernement de Vichy avec les risques inhérents. Cet organisme rassemble tous les syndicalistes d’avant-guerre, les jocistes, locistes mais aussi des cégétistes. L’esprit est toujours le même : enquêtes et services sur des thèmes porteurs tels que les budgets familiaux ouvriers, les salaires, la liberté syndicale, le ravitaillement, la durée du travail. Comme l’organisme n’est pas couvert, le caractère anti-pétiniste entraîne un risque constant qui explique le choix de retourner à Paris en 1942. Il peut alors donner plus d’ampleur au C.O.E.I. en accentuant son caractère d’hostilité à la Charte du Travail.
48Jules Catoire et les responsables syndicalistes chrétiens du Pas-de-Calais partagent très rapidement l’avis de Paul Bacon sur la Charte du Travail. Dès le 17 novembre, à la suite de la dissolution de la confédération syndicale chrétienne, Louis Delaby, à Lens s’étonne de cette mesure : « ce que les adversaires de la vraie liberté syndicale, ce que les ennemis jurés ou non avoués du syndicalisme chrétien n’avaient pas réussi à faire en 20 ans, un gouvernement né de nos malheurs le réalise en un tournemain... Nous ne pouvons pas croire que la tâche du syndicalisme chrétien soit terminée au moment même où, au contraire, sa nécessité s’impose plus que jamais »28. En décembre, Jules Catoire provoque une réunion à Lens où sont avancés des arguments en faveur et contre l’acceptation de la Charte.
49Soutenu par Mgr Hoguet, Jules Catoire n’hésite pas à s’opposer en janvier 1941 à son évêque Mgr Dutoit favorable à la Charte du Travail. Les responsables ne sont pas décidés à « brader le syndicat » et le font clairement savoir au préfet lors d’une entrevue le 14 janvier 1941. Alors que dans le Nord, Charlemagne Broutin hésite et espère comme le cardinal Liénart en un adoucissement des conditions et notamment la reconnaissance d’un pluralisme syndical, Jules Catoire vient soutenir à Paris Gaston Tessier, en novembre 1941, contre la tendance, animée par Pérès, favorable à une tentative de participation sous conditions. L’occasion d’affirmer clairement la position de l’U.D C.F.T.C. se présente lors de la venue en février 1942 de M. Lehideux, secrétaire d’Etat à la Production industrielle. Louis Delaby, en argumentant, et Félix Pierrain, par le mot de Cambronne lancé à la cantonade, rappellent leur opposition qui se manifeste par une abstention « tant que la liberté ne nous sera pas rendue ».
50Cette position de fermeté rappelée par Catoire à Charlemagne Broutin est imposée définitivement au sein de la C.F.T.C. lors de l’Assemblée générale du 27 juin 1943. Le soutien du père Hoguet qui n’hésite pas, dans une correspondance en octobre 1942 avec le père Villain directeur de l’Action Populaire, à défendre le refus de participation renforce la conviction de Jules Catoire. « Il était impossible de nous reprocher quoique ce soit, nous pouvions défier n’importe qui de nous désigner un seul de nos gars, du moins dans le Pas-de-Calais, qui fût tombé dans le piège chartiste ou qui ait pu oublier, un seul instant, la primauté de la lutte contre l’occupant »29. Le père Piat, franciscain lié à la C.F.T.C. résume la situation : « Notre position absolue de novembre 1941 a fait couler beaucoup d’encre, l’U.D. du Pas-de-Calais était en flèche ».
Une présence dans les mouvements et les réseaux
51Un mouvement de résistance rassemble, sans qu’ils en prennent conscience sur le moment, trois des militants étudiés : Paul Bacon, Robert Prigent et Jules Catoire font parti de l’Organisation Civile et Militaire (O.C.M.). Né à Paris à la fin de 1940 d’une rencontre de civils comme Maxime Blocq-Mascart et de militaires comme Roland Farjon, fils d’un sénateur du Pas-de-Calais, le mouvement s’organise peu à peu à partir de 1941 dans la région avec, dans le Nord, Jean Delvallez, chef régional et Robert Prigent qui fait partie du noyau de militants démocrates chrétiens autour de Blocq-Mascart. Emilien Amaury à l’Office de publicité générale sert de contact. L’O.C.M. possède deux secteurs, l’un à vocation militaire, l’autre plus orienté vers la réflexion30.
52Robert Prigent fait partie du cercle national d’études de l’O.C.M. car la préoccupation de Blocq-Mascart se concentre sur les questions institutionnelles d’après-guerre. Robert Prigent y participe aussi en tant que militant syndical ouvrier. C’est à ce titre qu’il est désigné pour siéger à l’Assemblée consultative en octobre 1943. Cet organisme, simple comité au départ, prend l’aspect d’une assemblée avec des groupes politiques assez rapidement.
53Paul Bacon contacte Alfred Rozier, directeur du travail et de l’emploi au ministère du Travail à la Libération, qui est membre du mouvement : « j’ai couché plus d’une fois dans son logement pour éviter les rondes et les rafles ». Il est pressenti pour éventuellement remplacer Robert Prigent comme délégué familial et ouvrier à l’Assemblée d’Alger31. Jules Catoire entre à l’O.C.M. en 1943 et devient le second de Raoul François : les responsables précédents, Fernand Lobbedez, ancien maire d’Arras et Abel Guidet, maire de Bapaume, ont été victimes d’une opération de la Gestapo qui a arrêté à Paris « la boîte aux lettres » du Mouvement, Roland Farjon. La fonction d’animateur du secrétariat social, des mouvements d’Action catholique permet à Jules Catoire de rendre dans ses déplacements de multiples « services ». Il fait connaissance avec le futur maire d’Arras, Guy Mollet, « Laboule », dans le cadre de ce mouvement. Il se souvient de sa dernière rencontre avec lui en 1944, boulevard de Strasbourg, près du café Paul à Arras. Un très court dialogue s’instaure et le résistant socialiste lui confie : « Jules, je dois foutre le camp, j’ai les boches à mes trousses »32. Ses projets se résument à une seule préoccupation : « retourner dans le Calvados et trouver refuge chez sa mère ».
54A l’automne 1943, se crée l’Organisation Civile et Militaire des Jeunes (O.C.M.J.) à l’initiative du secrétaire général de la Jeunesse Etudiante Chrétienne, Charles Verny, étudiant en droit à Paris. Ce groupement « paramilitaire » est « investi » en partie par des jeunes jocistes et jécistes dans la région du Nord autour de Michel Hochard qui en devient le chef. Jules Catoire leur procure de faux papiers, de fausses cartes d’identité, de ravitaillement notamment grâce à Louis Beugniez. Son propre fils, Bernard Catoire, engagé par Georges Sueur comme permanent J.O.C. du secteur minier dès 1941, fait partie de l’O.C.M.J..
55L’activité résistante de ces militants est polymorphe et ne répond pas à une visée claire et déterminée. Jules Catoire, Dartois dans la résistance, en est la saisissante illustration. Dès novembre 1940, il a connaissance par Paul Verneyras, syndicaliste chrétien champenois, d’un « comité d’études économiques et syndicales » où sont présents Christian Pineau, Charles Laurent, Gaston Tessier et Louis Saillant33. Lui-même sur le plan régional est engagé dans deux mouvements importants. Natalis Dumez, militant du Sillon, secrétaire de l’abbé Lemire puis membre de la Jeune république, ancien maire de Bailleul, fonde dès septembre 1940 avec Jules Notour, un socialiste, un petit journal La Voix du Nord qui nécessite la création d’un mouvement de diffuseurs. Jules Catoire et de nombreux militants syndicalistes dont Louis Beugniez sont peu à peu impliqués dans ce mouvement.
56En dehors de l’O.C.M. et de l’O.C.M.J., Jules Catoire est également amené à participer au réseau Navarre à partir de janvier 1943. Responsable départemental du Noyautage de l’Administration Publique dont l’animateur national est Léo Hamon, Jules Catoire profite de ses déplacements pour réaliser des transports pour le Front national, pour les F.T.P. de Pannequin, l’O.R.A. de Mallécot. Il bénéficie des services de la « Résistance-fer » et de la complicité des cheminots pour atteindre Boulogne en zone rouge. « On recevait un paquet de tracts de quelqu’un qui avait confiance en nous et qui nous disait : tiens copain, tu veux bien faire ça »34. Ce n’est qu’après la Libération que les identités des résistants sont révélées : ainsi un certain monsieur Personne qu’il rencontre à plusieurs reprises n’est autre que Jacques Piette, ancien maire socialiste d’Hénin-Liétard, membre de l’O.C.M.
57En 1943, il est amené à prendre en charge à la demande de Marcel Vanhove la responsabilité de la diffusion des cahiers du Témoignage chrétien dans le département du Pas-de-Calais. Paul Bacon également propagandiste « car cela allait de soi », signe quelques-uns des cahiers distribués par les équipes sur le territoire national. Jules Catoire utilise le réseau des syndicalistes chrétiens. A côté de ces cahiers qui sont des dossiers de réflexion est diffusé le Courrier du Témoignage chrétien, sorte de tract à distribuer dans les quartiers, à la sortie des usines. Plus les réseaux sont cloisonnés, moins les risques de démantèlement sont grands, ainsi que les aveux sous la torture. L’épouse de Jules Catoire, « maman Jeanne », ne sait rien de ses activités, de sorte que lorsque la Gestapo vient, en juin 1944, arrêter le père et le fils Catoire à Saint-Nicolas-les-Arras, elle ne peut rien dire et la police allemande la relâche au bout de 48 h. Le père et le fils, chacun de leur côté doivent mener jusque septembre une vie de clandestins, allant d’une planque à l’autre. Ce qui caractérise cette participation à des mouvements, c’est surtout son aspect multiforme, il n’y a pas un engagement précis et complet dans un seul mouvement mais une suite d’actions qui se rattachent à tel ou tel groupe sans quelquefois en avoir conscience.
Utilisation des mouvements d’Eglise comme couverture
58Assez rapidement, la liberté d’action accordée aux organismes ecclésiaux permet à des chrétiens engagés dans la résistance à la Charte du travail, impliqués dans des mouvements de se rencontrer en toute impunité, d’échanger des informations. Dès la fin de 1940, une commission professionnelle est chargée de se préparer aux éventuels projets de Vichy. Jules Catoire y retrouve le R.P. Motte, le R.P. Villain, Gaston Tessier, Paul Bacon et Robert Prigent. Des programmations de cercles d’études sont mises en place. Lors de journées d’études à Lyon, le 3 octobre 1943, le souhait pressant de contacts constants et de réunions mensuelles au niveau national entre la J.O.C., la J.O.C.F. et la C. ET. C. est clairement manifesté : « nous connaître entre nous, nous entraider ». Jules Catoire est désigné avec Gaston Tessier, Robert Vansieleghem, Alexis Delorme pour ces rencontres avec la J.O.C., J.O.C.F. et le M.P.F. (Mouvement Populaire des Familles).
59Dans chaque région, des réunions inter-mouvements se mettent en place à l’initiative des responsables nationaux dans le but de donner « une âme commune » mais aussi de diffuser des informations qui relèvent de la résistance. Des projets sont préparés dans le cadre des mouvements d’Action catholique et du M.P.F. pour aider les populations à se prendre en charge. Les militants démocrates chrétiens se retrouvent ainsi à l’origine d’un certain nombre de pratiques sociales et familiales durant la guerre. En Bretagne, en Normandie, dans le Nord de la France se mettent en place des associations familiales rurales qui prennent en charge le ravitaillement des populations. Madeleine Collas et son mari, à Fiers dans l’Orne, en accord avec Paul Bacon, lancent une vaste coopérative de production et de distribution de denrées alimentaires qui regroupe 1200 familles ouvrières. Pour les femmes de prisonniers, le M.P.F. organise des services d’entraide et diffuse un journal appelé L’espoir 35. Les Mouvements catholiques organisent des rencontres régionales. Dans le Pas-de-Calais, Jules Catoire réactive le Mouvement Ouvrier Chrétien à partir de 1942, surtout à l’occasion des funérailles de Mgr Hoguet décédé le 12 novembre. Le M.O.C. devient une couverture officielle à des activités résistantes dans le cadre de journée d’études rassemblant les militants ouvriers chrétiens à Lens, Billy, Bruay, Noeux, Arras et à la Centrale de Lens. Les effectifs sont impressionnants, plus de 120 sections sont affiliées, 60 autres sont en situation préparatoire.
La résistance politique
60Paul Bacon rentre dans l’équipe de Georges Bidault dès la fin de 1942 avec André Colin, Jean Letourneau, Maurice-René Simonnet : « nous suivions Bidault avec quelques dangers puisque Terrenoire et Muller ont été arrêtés et j’ai dû moi-même me cacher pour éviter la Gestapo à Rouen avec ma femme et mes enfants sous le nom de Pasquin qui est le nom de ma famille béarnaise ». A la fin de 1943, au moment de l’arrestation de Jean Moulin, Georges Bidault reprend les principaux membres de son équipe avec un rôle de coordination confié à Jean Letourneau, chargé des questions générales, ami de Paul Bacon. Celui-ci doit préparer l’armature idéologique d’un futur parti démocrate chrétien, le M.R.L. (Mouvement Républicain de Libération), antichambre du M.R.P. dans la région parisienne sur le plan pratique et en France d’une façon générale. Il se retrouve ainsi à Arras où il participe à une journée d’études organisée par Jules Catoire dans le cadre du M.O.C..
61Paul Bacon pour ce travail de réflexion dans l’équipe du C.N.R. et dans la préparation du nouveau parti démocrate chrétien utilise les relations nouées dans le cadre du C.O.E.I. avec des économistes comme François Perroux et Minguy son adjoint de l’institut des Sciences appliquées, avec l’U.S.I.C. (Union sociale des ingénieurs catholiques), avec l’Action populaire du père Bigot. Les thèmes de recherche soumis par Londres, dès 1942, portent sur le régime politique souhaité, sur l’organisation du travail avec la place du syndicalisme, la réforme de l’entreprise et la participation des ouvriers, sur une organisation sociale. Il est en contact avec le père Leroy, un des aumôniers du B.I.T. aux U.S.A. qui lui fait parvenir le plan Beveridge : « cela mijotait, on attendait un monde nouveau, une nouvelle République, un nouvel état social, un nouveau syndicalisme ». Celui-ci, tel que le conçoivent les militants chrétiens, ne peut être que pluraliste et pratique. Il doit être capable de proposer des orientations pour l’avenir mais aussi de mener dans l’immédiat des actions pratiques sur les jardins ouvriers, le ravitaillement, la durée du travail en indiquant aux militants « ce que vous pouvez faire et ce que vous ne pouvez pas faire »36.
62Pour être bien compris des futurs dirigeants, Paul Bacon n’accepte de participer à la préparation de ce nouveau parti d’inspiration chrétienne qu’après avoir reçu de Georges Bidault lui-même l’assurance de la mise en place statutaire d’équipes ouvrières nationales et régionales. Ayant compris la « leçon politique » d’« Yvon » Morandat, et persuadé que tous les problèmes à la Libération devaient être des problèmes politiques, il centre son action sur la lutte politique : « je l’ai dit, je l’ai imprimé, beaucoup de gens me l’ont reproché ». Le but est « d’asseoir le M.R.P. dans la classe ouvrière », de rassembler tous ceux qui, issus du monde populaire, sont syndicalistes, militants, adhérents de mouvements familiaux, sociaux, assistantes sociales dont le trait commun est « leur appartenance à la classe ouvrière ». Paul Bacon connaît tous les responsables pressentis des équipes ouvrières comme Robert Vansieleghem dans le Nord, Jules Catoire dans le Pas-de-Calais. Il est aidé dans sa tâche par un ami personnel, Maurice Neuville, ancien responsable C. ET. C. à Lyon, qui, présent au bureau d’études économiques, est spécialisé dans les projets de Sécurité sociale37.
63Jules Catoire recherché à partir de la fin de l’année 1943, doit de temps à autre disparaître pour éviter des poursuites menées par la police allemande contre un certain Dartois. A la fin novembre se met en place dans le Pas-de-Calais, à l’exemple du Nord, un Comité Départemental de Libération ; il tient sa réunion constitutive à Lens. Sont présents des délégués du parti communiste, des socialistes, du P.D.P., de la C.G.T., du Front national, des F.T.P., de l’O.C.M., de Libération-Nord, du mouvement Voix du Nord et de la C.F.T.C.38. Le président désigné est Gaston Dassonville de La Voix du Nord et le secrétaire du C.D.L., Jules Catoire de la C.F.T.C. Celui-ci est chargé de réceptionner Jean Cabouat, le commissaire de la République choisi par Londres et hébergé un temps par Jean Catrice à Lille. Jules Catoire confie le futur préfet au capitaine Fernand Lhermitte de l’O.C.M. qui le cache dans le secteur de Montreuil.
64Les tâches du C.D.L. sont multiples : préparer la libération sur le plan militaire dans le cadre du « plan vert » qui doit détruire le réseau ferré et du « plan Tortue » dans le but de ralentir les mouvements de troupes, mettre hors d’état de nuire les partisans de Vichy en préparant des listes de suspects. Jules Catoire prend plus spécialement en charge la préparation des Comités Locaux de Libération en parcourant souvent à bicyclette le département. Dans ce souci de préparer la Libération dans chaque commune se manifeste le désir d’une présence des chrétiens résistants dans la nouvelle donne politique. De même que Paul Bacon prépare un mouvement d’inspiration chrétienne pour l’après-guerre, Jules Catoire et Jean Catrice estiment indispensables de créer une structure d’accueil de ces chrétiens entrés en résistance.
65Le rassemblement démocratique des Résistants d’inspiration Chrétienne (le R.I.C.) correspond non seulement aux consignes émises à Paris par Georges Bidault, André Colin, Pierre-Henri Teitgen de préparer politiquement la Libération mais aussi au souhait de peser sur la vie politique régionale. « Vous ne représentez rien » confie le futur préfet Verlomme à Jean Catrice. Joseph Martin, le délégué du P.D.P. au C.D.L. du Pas-de-Calais constate les divisions au sein de cet organisme, « le travail systématique des communistes de débauchage, de division », leur refus d’accepter d’autres organisations dans le comité : « bref tout cela menait à la tombe, petit à petit, C.N.R., C.D.L. et C.L.L. ».
66Jules Catoire partage les préoccupations de son ami mais il refuse d’en rester à un simple constat et reproche « amicalement » à Jo Martin qui le note dans ses mémoires, « de ne vouloir songer qu’à la partie militaire de la Résistance. A son avis, il n’était plus possible de se désintéresser de la partie politique... A l’avis de notre ami Catoire qui avait d’ailleurs de multiples contacts avec le Nord et Paris, les hommes et les femmes de notre esprit devaient penser à l’avenir. Nous devions être présents non seulement pour l’élaboration des programmes, des projets, mais présents dans la réalisation. Que serait notre monde de demain matérialiste ou spiritualiste ? Les chrétiens devaient par vocation influer sur l’avenir de la Nation. Allions-nous recommencer l’erreur du passé, être en dehors des institutions nouvelles ? Enfin il fallait au sein même de la résistance agir en tant que chrétiens ne serait-ce que pour contrebalancer l’équivoque des chrétiens mêlés à Vichy. C’était la pensée de nos amis de toujours, Gay, Teitgen et Bidault ». Le texte indique très clairement les convictions de Jules Catoire. Sur le plan politique comme sur le plan syndical, la préparation de l’avenir est nécessaire et urgente : « Notre programme était simple, nous voulions affirmer la présence des chrétiens dans la défense de la République et de la démocratie. C’était presque une position apostolique. Jusqu’alors, notre seule préoccupation était de mettre l’allemand dehors, il fallait penser à l’avenir »39.
67Ces constatations communes aux responsables des deux départements aboutissent, en juillet 1944, à la constitution chez un militant du P.D.P., Antoine Bréda à Roubaix, d’une nouvelle force politique régionale, le R.I.C. Le choix du sigle à Paris (le M.R.L.) et dans la région Nord (R.I.C.) est très significatif de l’état d’esprit des uns et des autres. L’étiquette chrétienne semble nécessaire à Jules Catoire et ses amis qui veulent dans la politique comme dans le syndicat rappeler clairement leur appartenance : « il n’est pas question de mettre son drapeau dans sa poche » comme le rappelle Jules Clauwaert40. Lors de la constitution du M.R.P. en novembre 1944, le R.I.C. s’efface devant le nouveau parti qui apparaît comme « la suite logique et sans histoire de notre action », à la différence près, d’une déconfessionnalisation du titre pour éviter « un coup de crosse » éventuel mais aussi pour s’ouvrir « à la masse », à l’image du Mouvement Populaire des Familles qui fait suite à la L.O.C.
68Louis Beugniez fait partie des membres de la liste R.I.C. du Pas-de-Calais et se voit à l’approche de la Libération invité par les autres résistants à prendre la direction du Comité Local de Libération : exemple atypique d’une intelligence politique capable de donner le change aux autorités allemandes tout en étant reconnu comme un résistant ou constat lucide d’une capacité, plus fréquente qu’on ne le pense, de profiter des fonctions officielles pour servir les objectifs de la Résistance ? Le débat reste aujourd’hui ouvert au sein des analystes de l’attitude des Français sous l’Occupation. Louis Beugniez fournit la démonstration en zone occupée d’une action résistante dans le cadre d’une fonction politique officielle. Correspondant de La Croix du Nord, il est chargé par Léon Robichez, futur rédacteur en chef du journal démocrate chrétien Nord Eclair, de préparer les premières éditions de ce journal. Il contacte Jules Clauwaert, originaire de Courcelles-les-Lens, formé à l’Ecole de Journalisme de Lille et lui propose de prendre la direction de la rédaction pour le bassin minier41.
69Robert Prigent, dès octobre 1943, quitte la France métropolitaine où il laisse sa femme et sa fille ; « une fois de plus, c’est un choix ; il faut faire, on y va ». Il considère lui-même que son engagement politique a été « accidentel » : « j’étais d’abord un militant social et familial ». Les époux Collas, un peu surpris de l’acceptation de Robert Prigent, l’explique ainsi : « c’est un homme de devoir, comme il avait représenté le M.P.F. aux mouvements familiaux, il estimait que c’était à lui d’y aller ». Il passe d’abord à Londres avant de gagner Alger. Il fait partie d’une opération aérienne de transfert des délégués désignés officiellement avec Delattre de Tassigny, Vincent Auriol, Asquier, Claudius-Petit. Le Comité consultatif d’Alger devient bientôt une assemblée semi-parlementaire où Robert Prigent siège dans le groupe « résistance » avec Claudius Petit, Postel Vinet et d’autres désignés par les groupes tels Libé-Nord, Libé-Sud, Franc-Tireur. Il côtoie Jean Fonteneau de la J.O.C. Robert Prigent, assez rapidement, se retrouve secrétaire du groupe « résistance », membre de la commission de l’Education nationale, de la Santé publique et de la Jeunesse en novembre 1943 puis de celle de la Jeunesse et des Sports dont le secrétaire est Albert Gazier en novembre 1944.
70Robert Prigent avec Hauriou, professeur de droit constitutionnel à Toulouse, rédige au nom du groupe de la Résistance et fait déposer un amendement à l’ordonnance portant organisation des pouvoirs publics à mettre en œuvre après la Libération pour donner le droit de vote aux femmes. Il fait à l’Assemblée d’Alger une intervention pour justifier sa démarche : cet « amendement Prigent » doit s’appliquer dès le retour en France. « On ne doutait de rien, il fallait qu’un homme le fasse à la grande fureur d’ailleurs de nos vieux militants comme le sénateur radical Asquier de l’Ardèche ». Robert Prigent explique ce succès par « le grand élan, l’héroïsme des femmes françaises et surtout la volonté du général de Gaulle ». Des réunions restreintes rassemblent à Alger des chrétiens comme François de Menthon, Diethelm, Bourgoin avec un père dominicain le père Carrière, délégué à (’Assemblée consultative par les français libres d’Egypte : « un grand gars flambart ». De ces échanges naît une petite brochure un groupe de catholiques prend position. La question du droit de vote aux femmes et d’autres propositions à caractère familial notamment sont évoquées, notamment dans un bimensuel « Humanité nouvelle » lancé en décembre 1943 par le M.P.F., la J.O.C., la J.O.C.F. d’Afrique du Nord.
71En dehors de Robert Prigent qui est très actif à Alger, les trois autres militants ne cessent à des niveaux différents en zone occupée de lutter contre la Charte du Travail, de participer à une résistance intellectuelle, spirituelle ou pratique : aux côtés des futurs dirigeants du pays pour Paul Bacon, avec les syndicalistes, les responsables du mouvement ouvrier chrétien et les résistants régionaux pour Jules Catoire, en faveur de ses administrés et des jeunes jocistes pour Louis Beugniez, le combat préparatoire à une rénovation de la France est sans équivoque. Leur légitimité future s’enracine d’abord dans le risque accepté de l’éventuelle arrestation, de la nécessaire vie clandestine d’une planque à l’autre durant quelques mois pour Paul Bacon et Jules Catoire.
Notes de bas de page
1 Interview de Robert PRIGENT le 27.12.1991
2 Archives de Jules CATOIRE.
3 Nord Social de mars, août, décembre 1923, archives C.F.T.C. de Lens.
4 L. DELABY, La Trouée, Liévin, imprimerie artésienne, 1977, p. 27-40.
5 Archives de Jules CATOIRE.
6 Syndicalisme chrétien, bulletin mensuel de la C.F.T.C. n° 109, juin-juillet 1933.
7 Syndicalisme chrétien, ibidem. n° 129, juin-juillet 1935.
8 Archives de Jules CATOIRE.
9 Le Peuple, organe de la C.G.T., février 1937.
10 Interview de Paul BACON le 24.04.1992.
11 Interview de Robert PRIGENT le 16.11.1978.
12 CAUDRON, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, tome IV, « Lille-Flandres », Paris, Beauchesne et Centre d’Histoire de la Région du Nord de l’Europe. 1990, p. 126, 321.
13 Interview de Robert PRIGENT le 16.11.1978.
14 Louis BEUGNIEZ, in Revue du Nord, op. cit.
15 Interview de Louis BEUGNIEZ le 18.06.1992.
16 Archives de Jules CATOIRE.
17 Courrier reçu par Jules CATOIRE, archives personnelles de Jules CATOIRE.
18 Interview de Louis BEUGNIEZ le 20.02.1978. et le 18.06.1992.
19 Revue du Nord, tome 60, n° 238. juillet-septembre 1978, témoignage de Jules CATOIRE. p. 495-498.
20 Ibidem.
21 E. DEJONGHE, D. LAURENT, La Libération du Nord et du Pas-de-Calais, Paris, Hachette Littérature, 1974, p. 15-37.
22 chives de Jules CATOIRE.
23 Interview de Robert PRIGENT le 16.11.1978.
24 R. VANDENBUSSCHE, Revue du Nord, ibidem.
25 Interview de Louis BEUGNiEZ le 20.02.1978.
26 Interview de Paul BACON le 20.04.1992.
27 Paul Vignaux, suite à des engagements en faveur de réfugiés allemands fuyant le régime nazi, a été « invité » par le gouvernement français à quitter préventivement le territoire national.
28 L. DELABY, op. cit.
29 Extrait d’un enregistrement du témoignage de Jules CATOIRE proposé à l’initiative de Mme CASIER, professeur agrégé d’Histoire dans le cadre d’un cours en classe de Terminale au Lycée Gambetta d’Arras le 25.04.1986.
30 A. CAUDRON, « Les démocrates chrétiens de la région du Nord de la France dans la Résistance » in Revue du Nord, tome 60 n° 238, juillet-septembre 1978, p. 589-629.
31 Interview de Madeleine et Roger COLLAS le 2.11.1991.
32 Témoignage de Jules CATOIRE. op. cit.
33 Interview de Paul VERNEYRAS le 4.03.1993.
34 Interview de Jules CATOIRE le 19.07.1987.
35 G.M.R.F. op. cit. n° 5, p. 171-180.
36 Interview de Paul BACON le 24.04.1992.
37 Ibidem.
38 Archives de Jules CATOIRE.
39 Mémoires de guerre de Joseph MARTIN, archives de Jules CATOIRE.
40 Interview de Jules CLAUWAERT le 7.06.1979 et le 22.12.1994.
41 ibidem.
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