Louis Beugniez, maire nouvellement élu, entouré du Conseil municipal de Noyelles-Godault en mai 1935

1La présentation des portraits croisés de Paul Bacon, Louis Beugniez, Jules Catoire, Robert Prigent relève d’un exercice peu pratiqué, celui de la biographie de groupe. Elle facilite l’accès à la connaissance de personnalités connues souvent des seuls spécialistes. Elle permet également de mesurer l’importance de l’œuvre d’un collectif fort de son apport global plutôt que de ses individualités. La présentation complémentaire, au sein d’un recueil de documents, des écrits, du témoignage, des activités parlementaires ou ministérielles vient compléter ce tableau d’ensemble et fournir à chaque membre de ce groupe son identité, son caractère propre.

Une présence syndicale évidente

2Faut-il parler de syndicalistes présents au gouvernement de 1945 à 1958 ou du syndicalisme chrétien au pouvoir sous la IV^e République ?

3Une réponse affirmative s’impose à la première question tant le nombre de syndicalistes est important sur les bancs de l’hémicycle parlementaire et dans les bureaux ministériels. Au M.R.P. en 1945, un tiers (11 sur 30) des membres de la direction nationale est issu de la C.F.T.C.1 Des militants syndicalistes membres du parti communiste comme Ambroise Croizat, Marcel Paul, d’autres qui ont choisi d’être présents à la S.F.I.O. comme Christian Pineau, Albert Gazier se retrouvent aux côtés des syndicalistes chrétiens. Influencés par le modèle anglais de travaillisme, ils combattent tous en faveur d’une véritable organisation de la protection sociale, d’une nouvelle législation du travail, d’une prise de contrôle partielle ou totale des moyens de production et d’échanges.

4La IV^e République, contrairement à la III^e République plus bourgeoise dans son recrutement, fait appel notamment aux élites ouvrières pour « refaire la Renaissance ». Il ne manque pas de députés ouvriers ou de milieu modeste en situation de responsabilité dans les commissions de l’Assemblée nationale, dans les cabinets ministériels.

Le poids du syndicalisme chrétien

5Affirmer ou tout au moins poser l’hypothèse d’une prise de pouvoir momentanée du syndicalisme chrétien dans les années cruciales qui suivent la Libération, sans qu’il y ait aucunement monopole en la matière puisque le pouvoir est alors partagé entre des composantes politiques issues de la Résistance, relève d’un exercice autrement original voire périlleux dans ses tenants et aboutissants.

6L’image largement répandue d’un parti communiste fort, agent quasi exclusif de transformation sociale, et celle d’un parti socialiste, maître des relais sociaux que sont les forces syndicales notamment dans la fonction publique, vient immédiatement contredire cette intuition initiale. Il est évident que le rôle des militants socialistes et communistes ne peut être occulté dans les grandes réformes sociales de la Libération : les noms des ministres, des parlementaires auteurs de propositions ou de projets de lois viennent conforter cette réalité.

7Il reste néanmoins possible de maintenir cette hypothèse de travail sur l’impact et l’importance de la présence des syndicalistes chrétiens sous la IV^e République pour deux raisons fondamentales. Leur action a été souvent méconnue au regard des grands ténors communistes ou socialistes tels que Maurice Thorez, Marcel Paul, Christian Pineau, Albert Gazier ou Augustin Laurent. D’autre part cette présence a été sous-estimée au sein d’un M.R.P. devenu assez rapidement plus centriste, moins « ouvriériste » et dans le monde syndicaliste où la C.F.D.T. depuis 1964 a pris avec son propre passé une distance proportionnée à l’attachement de ceux qui ont refusé la déconfessionnalisation.

8Ces deux analyses d’ordre politique et syndical des héritiers de ce courant se conjuguent et renforcent la conviction, développée par les concurrents de la C.F.T.C. de l’époque, du caractère secondaire de l’action des militants chrétiens d’origine ouvrière. Cependant l’examen des listes des membres des commissions parlementaires de la Constituante, des assemblées législatives qui suivent, l’analyse de la composition des ministères qui se succèdent de 1946 à 1958 peuvent nuancer sensiblement ces données qui restent prédominantes.

9L’objet de ce travail part d’un constat simple : les syndicalistes chrétiens sont présents en nombre et en situation de responsabilité dans ces heures décisives. Certes il n’y a pas de têtes d’affiche qui s’imposent comme dans d’autres partis, d’autres pays, mais il est possible d’évoquer une véritable génération de militants ouvriers chrétiens qui viennent tenir un rôle de premier plan dans cette République qui renaît. Ce constat marque les limites et l’intérêt d’une telle recherche.

Des « héritiers »

10L’irruption d’une hypothèse de travail relativement neuve par rapport aux discours traditionnels sur la « déchristianisation ouvrière » ou sur la trahison de l’Eglise vis-à-vis de la classe ouvrière peut nourrir des débats, des thèmes de discussion, sources de fécondité. Le phénomène est original dans sa nouveauté et dans son importance : il est rare que des catholiques sociaux d’origine ouvrière se soient trouvés aux commandes de la politique sociale et familiale de notre pays marqué par la lutte séculaire entre l’Eglise et l’Etat républicain. Un premier ralliement conseillé par le pape Léon XIII à la fin du XIX^e siècle avait abouti à la création d’un parti de « ralliés », l’Action Libérale, composé essentiellement d’aristocrates comme Albert de Mun et d’intellectuels préoccupés d’action sociale comme Jacques Piou.

11Sous l’impulsion de Marc Sangnier, polytechnicien chaleureux et enthousiaste, le Sillon, de 1894 à 1910, tente de proposer une nouvelle voie aux catholiques en dénonçant comme « péril de l’heure présente, le cléricalisme, c’est-à-dire la tendance des évêques à se poser comme chefs civiques des catholiques »2. L’échec de Marc Sangnier condamné par le pape Pie X renvoie à plus tard l’intégration des chrétiens à la République. Celle-ci progresse dans les années qui suivent avec la création de la Jeune République apparue dès 1912, prolongement politique du Sillon et par la présence discrète d’un parti catholique social modéré, le Parti Démocrate Populaire à partir de 1925. Les deux versants de la démocratie chrétienne, l’un plus à gauche, l’autre plus centriste dans son positionnement politique, ne regroupent pas 5 % de l’électorat français en 19363. Le nombre d’ouvriers chrétiens actifs dans ces partis est très restreint. Ces héritiers politiques et syndicaux des abbés démocrates, de Marc Sangnier, habitués avant-guerre à vivre en marge des cercles politiques, se retrouvent à la Libération en pleine lumière : la métamorphose justifie à elle seule une telle étude.

Quatre trajectoires militantes

12Le choix des quatre militants représentatifs d’une génération qui accède au pouvoir en 1945 s’explique en partie par une communauté de destin : l’Action catholique les a nourris, la C. ET. C. les a accueillis dès avant la guerre, la Résistance leur donne une authenticité patriotique.

13Née en 1886, l’Association catholique de la jeunesse française à partir de 1900, sous l’impulsion d’Henri Bazire puis de Jean Lerolle, prend une dimension sociale très marquée4. Elle accueille une partie de la jeunesse catholique qui ne veut pas se contenter d’une action individuelle aussi méritoire qu’elle soit dans le cadre notamment des conférences Saint-Vincent-de-Paul et qui cherche un moyen de peser sur un monde à transformer.

14L’avènement de l’action catholique spécialisée avec la J.O.C. dès 1927 offre aux catholiques de milieu ouvrier une chance particulière de formation et de promotion. Née en Belgique sous l’impulsion du futur cardinal Cardijn, la J.O.C. cherche dès le départ à être « un corps représentatif, une école et à proposer un certain nombre de services »5.

15La genèse des syndicats libres qui se rassemblent sous la bannière de la C.F.T.C. en 1919 est significative des tâtonnements, des difficultés de l’action sociale chrétienne dans le milieu professionnel. Dès 1887 se crée, à l’initiative des Frères des Ecoles chrétiennes et particulièrement du Frère Hiéron, un syndicat, dit de la rue des Petits Carreaux, du nom du siège situé dans un local annexe de l’école des Frères d’où sont issus les premiers adhérents.

16Ce Syndicat des Employés du Commerce et de l’Industrie (S.E.C.I.) se heurte dans son développement à la réticence d’un courant influent dans l’Eglise catholique favorable aux syndicats mixtes, rassemblant dans un esprit corporatiste les patrons et les ouvriers d’une même branche d’activité. D’autre part, les Frères ainsi que les premiers laïcs responsables comme Charles Viennet insistent sur la nécessité d’être introduit par deux parrains dignes de foi et d’être « notoirement catholiques »6.

17La C.F.T.C. animée par Gaston Tessier, le secrétaire général, et Jules Zirnheld, le président, connaît une augmentation sensible de ses effectifs durant l’entre-deux-guerres après avoir réglé son attitude devant le problème confessionnel : elle choisit de s’adresser aux chrétiens et non aux seuls catholiques, tout en faisant directement référence à Rerum Novarum de Léon XIII. La hiérarchie, par l’intermédiaire du cardinal Liénart, fait accepter le principe des syndicats séparés grâce à la lettre de la Sacrée congrégation du Concile connue en juin 1929. Ce texte adressé à l’évêque de Lille apporte la caution pontificale dans un conflit entre ouvriers et patrons du textile roubaisien ; il permet la victoire définitive d’un syndicat professionnel séparé7.

18La liberté syndicale gagnée sur les tenants du corporatisme doit être défendue avec autant de vigueur lors de l’avènement du Front populaire face aux menées de certains responsables de la C.G.T. qui veulent profiter du climat d’enthousiasme populaire et de la réconciliation syndicale entre les ex-Unitaires et les Confédérés pour englober les syndicats chrétiens. Dans les mines du bassin du Nord-Pas-de-Calais, de la Loire, de Lorraine, dans quelques usines métallurgiques, des tentatives d’intimidation obligent les responsables syndicalistes chrétiens à en appeler au gouvernement de Léon Blum8.

19L’habitude de la Résistance est donc bien ancrée dans l’esprit des responsables syndicalistes quand survient le second conflit mondial. Malgré un respect évident pour le passé du héros de Verdun, malgré les instances pressantes de la hiérarchie, une bonne partie des militants syndicalistes chrétiens choisit de s’opposer au nouveau régime qui recherche les bonnes grâces de l’Eglise par des mesures favorables à l’école catholique, à la famille, à la « terre qui ne ment pas ». Leur hostilité se manifeste dans un combat contre la Charte du Travail qui porte atteinte à leur « chère liberté syndicale » mais aussi dans des participations à des mouvements, des réseaux de Résistance.

20L’Action Catholique, la C.F.T.C., la Résistance représentent pour ces militants trois choix de vie, d’action, des facteurs de rayonnement : ne sont-ils pas des révélateurs d’une transformation du visage de l’Eglise dans la société, dans le monde du travail, dans celui de la politique ? Il semble en effet possible de voir dans cette présence et ce succès politique durant les années 1945-1958 l’aboutissement d’un courant de pensée né au XIX^e siècle, longtemps contesté dans l’Eglise et dans la société et qui vient, à point nommé, s’imposer et prendre sa place.

21Une autre caractéristique de la trace de ces militants syndicalistes chrétiens réside dans la concentration dans le temps de leur impact sur la vie politique française. Dès 1965, le M.R.P. dont ils sont membres et souvent en situation de responsabilité, disparaît pratiquement de la scène politique avant de « s’endormir » en 1967. Victime des incertitudes de son programme, du décalage originel entre ses militants et son électorat, de l’ambiguïté de sa relation avec le général de Gaulle, le parti républicain populaire connaît, dès 1947, une première érosion sur le plan électoral suivie de déconvenues successives. L’avènement d’une nouvelle génération, le retour vers le général de Gaulle laissent espérer un sursaut, voire une résurrection en 1958 qui s’évanouit dans les allusions moqueuses au « Volapük » et autre « espéranto européen ».

22Le temps leur a été compté ; intuitivement, ils semblent avoir intégré cette donnée et se sont empressés de proposer, de défendre, d’accélérer des mesures qu’ils estiment indispensables pour le pays, pour « la classe ouvrière », pour les familles françaises.

Des pièges à éviter

23Les avantages évoqués ne doivent pas masquer les difficultés inhérentes à une telle saisie en faisceau d’une génération de militants. Cette démarche simultanée d’une étude collégiale jointe à l’attention portée à la personnalité de chaque acteur politique peut aboutir à des confusions dans l’image finale ou à des déséquilibres dans la présentation de l’œuvre de chacun des intéressés. Parmi ces dirigeants, le poids de chacun est différent dans le temps et dans la responsabilité. Le traitement doit être égalitaire sans être égalitariste ou niveleur.

24Il faut aussi se garder d’exagérer la portée de leur action, savoir en mesurer les limites et surtout ne pas « habiller Pierre le syndicaliste chrétien en déshabillant Paul le communiste et Jacques le socialiste ». Ambroise Croizat, membre du P. C.F., ministre du Travail et de la Sécurité sociale joue un rôle décisif dans la mise en place du système de la Sécurité sociale, Albert Gazier dans la commission à l’Assemblée nationale qui traite de ces questions puis en tant que ministre dans le gouvernement Guy Mollet de 1956 obtient des résultats significatifs dans le domaine des congés payés et des salaires.

25D’autres démocrates chrétiens, de tradition différente, issus de milieux plus aisés, ayant suivi un itinéraire politique parallèle ou opposé, tiennent également leur place dans l’œuvre économique et sociale de la IV^e République. Jean-Marie Louvel, ministre de l’Industrie en 1953 est un républicain populaire soucieux non seulement de la modernisation de l’équipement industriel mais aussi des questions d’organisation et de répartition des pouvoirs au sein des entreprises industrielles et commerciales. Ce polytechnicien se démarque de ses amis politiques en soutenant comme Robert Buron les choix politiques de Pierre Mendès France. L’alsacien Henri Meck, profondément enraciné dans son terroir comme responsable C.F.T.C. des mineurs et animateur avant la guerre d’un parti catholique alsacien, l’Union populaire républicaine, ne participe pas à la Résistance mais joue un rôle souvent décisif dans les débats parlementaires ayant trait aux questions sociales9. D’autres voies, d’autres formes d’engagement syndical, politique, aboutissent à la défense commune d’une politique sociale innovante et adaptée aux nouvelles conditions économiques.

Des pistes à explorer

26Enfin, au fil de la présentation de l’action de cette génération de militants, il est indispensable de se risquer à proposer des clés d’explication, à offrir des pistes de réflexion permettant de donner une cohérence à leur démarche. Il est toujours possible de recourir au hasard comme facteur explicatif ; en dehors du caractère frustrant et obscurantiste d’une telle réponse, elle ne peut s’avérer adéquate sur plusieurs cas simultanés : le hasard est par définition exceptionnel sinon les mêmes effets doivent être produits par des causes voisines. Faut-il se référer à une conjoncture précise et favorable pour justifier leur présence et leur action ?

27Certes les événements de la guerre et les conditions de la Libération font la part belle à ceux qui ont choisi le camp des vainqueurs. Il ne manque cependant pas d’exemples d’hommes politiques de droite comme de gauche qui, très rapidement, se retrouvent en situation de responsabilité alors qu’ils n’ont pas fait le choix de ces républicains populaires : Maurice Thorez, ministre d’Etat du général de Gaulle en 1945, Antoine Pinay nommé président du Conseil en 1953 ont su, chacun à leur manière, retourner une situation délicate ou compromettante à cause de leur attitude durant la guerre. D’autre part d’authentiques résistants sombrent politiquement dès les premières escarmouches ou se retirent de la vie politique pour retourner sur leur terrain de prédilection : Marcel Poimboeuf, Gaston Tessier, syndicalistes chrétiens présents à l’Assemblée provisoire d’Alger et à l’Assemblée constituante, choisissent volontairement de revenir à des postes de direction syndicale.

28Une autre hypothèse de travail, celle du vide politique à la Libération, peut s’avérer féconde au regard de la disparition de la droite compromise par son soutien et sa participation aux instances de Vichy. Cette piste de réflexion n’échappe pas à la critique précédente et se heurte, à moins de sombrer dans le scepticisme démagogique, à la nécessaire compétence requise pour exercer des responsabilités à un tel niveau. Elle peut expliquer en partie, a contrario, la disparition rapide des syndicalistes chrétiens du champ politique. Reste alors à mesurer l’importance du travail de maturation durant les années de l’entre-deux-guerres d’un courant particulier, celui de la Démocratie chrétienne aux ramifications nombreuses, aux nuances nationales, syndicales, politiques, religieuses, qui éclôt à la faveur d’un séisme historique provoqué par le second conflit mondial.

29La conjonction d’un faisceau d’explications mais aussi une certaine hiérarchisation de ces facteurs peuvent fournir une tentative de réponse à cette fécondité d’un groupe d’hommes au service de leur pays à la Libération.