1Le problème de l’acquisition du savoir historique apparaît comme complexe, dans la mesure où il se décompose en toute une série de questions dont aucune n’entraîne une réponse univoque. En premier lieu, il convient de définir ce que l’on entend par un savoir historique, ce qui conduit à une réflexion de caractère épistémologique sur la discipline elle-même. Il faut ensuite se demander par qui le savoir historique doit être acquis et si c’est bien du même savoir que nous parlons dans les différents cas de figure. Enfin, le problème de l’acquisition des savoirs est indissociable de la nature et de l’efficacité des vecteurs qui diffusent la connaissance historique et c’est sur eux que nous nous interrogerons pour terminer cette brève contribution.

Qu’est-ce qu’un savoir historique ?

2Pendant longtemps, la conception positiviste de l’histoire a pu faire considérer que la question ainsi posée était sans objet. Il existait une vérité historique et il appartenait à l’historien de la découvrir par les méthodes qui lui étaient propres, puis de la dire. Après quoi, elle était gravée dans le bronze pour l’éternité. Autrement dit, le savoir historique était considéré comme un ensemble fini, aisé à découvrir et à fixer dès lors qu’on possédait l’ensemble des documents qui permettait de l’établir et ce savoir lui-même était la vérité historique. Cette conception traditionnelle conduisait cependant à admettre que l’accès au savoir était plus délicat pour les périodes les plus anciennes de l’histoire de l’humanité, pour lesquelles les documents étaient rares, et qu’il était impensable pour les périodes les plus récentes en raison de l’impossibilité de consulter l’ensemble des documents.

3De cette conception du savoir historique, aujourd’hui considérée comme réductrice et insuffisante, subsiste cependant, avec des nuances, l’établissement, préalable à toute autre étape du savoir, du fait historique.

Le fait historique

4Il n’est pas de savoir historique sans une connaissance, aussi précise et aussi complète que possible des faits qui constituent la matière première du travail de l’historien. Sur ce point, il n’y a guère de débat, et c’est pourquoi le premier travail de ce dernier consiste à inventorier le corpus des faits sur lequel il appuie sa réflexion. A cet égard, le savoir historique demeure tributaire des méthodes de critique externe et interne des documents historiques qui, depuis que l’histoire a pris rang de science humaine, président à toute recherche. Méthodes qui ne présentent aucune difficulté technique mais exigent une grande rigueur dans leur utilisation et une connaissance approfondie du contexte des documents. C’est sans doute là le clivage qui sépare un travail d’histoire scientifique des multiples chroniques qui, faute de respecter ces règles élémentaires, lisent les documents au premier degré, projettent sur leur contenu une vision anachronique et aboutissent à des conclusions sensationnelles par leur nouveauté, mais fondamentalement fausses au plan historique. Or, la tentation est d’autant plus grande que le savoir historique s’exprimant dans une langue claire sous la forme d’un récit, chacun peut se sentir sans difficulté majeure investi d’une mission d’historien.

5Ceci posé, il est clair que ce tissu de la connaissance historique qu’est le fait a connu durant les dernières décennies un élargissement de son acception. Pendant longtemps, il s’est réduit au grand événement « historique », la bataille, le traité, la journée révolutionnaire, l’avènement ou la mort du souverain, etc. A mesure que l’histoire s’est davantage penchée sur les structures, cette forme élémentaire du savoir s’est déplacée vers des objets plus difficilement assimilables à l’événement tels que l’évolution économique, les mutations sociales, les mentalités, les comportements, en d’autres termes des séries que l’historien tente de quantifier et d’inventorier et qui renouvellent de façon fondamentale la base même du savoir historique. Cette transformation n’annule certes pas l’intérêt de l’événement, mais il lui donne sens en l’incluant dans une masse de faits plus larges dont il n’est dès lors qu’un exemple représentatif. Si bien qu’aujourd’hui le savoir historique dépasse très largement la simple collection de dates, de personnages, d’événements à quoi il a été longtemps réduit et qui forme encore la vulgate élémentaire de la connaissance de l’histoire.

6Mais s’arrêter à cette étape du savoir, c’est demeurer au stade de l’alphabet sans atteindre celui de la lecture. Or le véritable savoir historique, c’est celui qui dépasse la phase du corpus pour passer à celle de l’interprétation.

L’interprétation

7Paul Veyne le rappelait avec force dans son ouvrage Comment on écrit l’Histoire, le savoir historique se présente en dernière analyse sous la forme d’un récit. Celui-ci énonce un certain nombre d’affirmations qui apparaissent à la lecture comme autant de vérités intangibles, de connaissances non soumises à la discussion, bref comme la mise en forme de ce qu’on sait. Si dans les travaux savants sur lesquels je reviendrai le processus par lequel on passe du corpus des faits à leur interprétation est énoncé, il n’en va pas de même pour la plupart des travaux d’histoire et le travail incontrôlable par lequel on parvient à l’affirmation est d’autant moins visible que l’ouvrage est plus synthétique et s’adresse à un public plus large.

8Or il est bien évident qu’entre la simple prise en considération des faits du corpus et le récit que l’historien en fait à l’issue de son travail s’intercale tout un travail de réflexion sur la succession des faits et leur signification, travail qui aboutit à une interprétation du corpus, à une lecture par l’historien, éclairé par sa connaissance du contexte, de la signification au niveau des grandes évolutions des phénomènes qu’il a pu étudier. Or, il faut le dire clairement, à ce stade de l’acquisition du savoir, aucun déterminisme ne conduit de l’étude du document à cette lecture signifiante du corpus. Ce processus de l’interprétation est un acte de création, sans doute différent de la création artistique ou littéraire, mais où l’historien s’interpose entre la prise en considération de ses matériaux et le savoir qu’il en tire.

9Il est en effet évident que si le corpus déterminait la nature du savoir, celui-ci n’aurait guère varié au cours de l’histoire. Or il est bien clair que nous ne lisons plus aujourd’hui l’histoire de la révolution française comme l’ont fait les hommes du XIX^e siècle, et même plus comme on le faisait dans l’entre-deux-guerres à la grande époque des controverses Mathiez-Aulard, ni même comme il y a vingt ans. Aujourd’hui même, c’est peu de dire que deux historiens de grande valeur scientifique tels que Michel Vovelle ou François Furet n’en font pas la même lecture.

10C’est qu’au stade de l’interprétation intervient l’historien avec sa personnalité, avec les préoccupations de son époque. Tout historien sait bien que ses documents ne parlent pas d’eux-mêmes ; ils répondent aux questions qu’il leur pose. Or la nature de ces questions varie en fonction du moment et en fonction de celui qui les pose. Et du même coup le récit interprétatif que chaque historien tire de son travail est à beaucoup d’égards contingent à l’époque où il a été rédigé, subjectif par rapport à celui qui l’a établi. Du même coup, deux conséquences peuvent être tirées de ce caractère contingent et subjectif du savoir historique au stade de l’interprétation. La première est que, d’évidence, elle est du domaine du débat, de la discussion, soumise par définition à la critique et ne saurait en rien se prévaloir du statut de légitimité qui est celui du fait établi. Ce caractère critique du savoir historique ne doit cependant pas faire supposer comme c’est parfois le cas que l’historien est maître absolu de l’histoire qu’il écrit et qu’il a la possibilité de l’infléchir comme il l’entend. C’est oublier que sa création interprétative, pour partiellement subjective qu’elle soit, se trouve étroitement conditionnée par son corpus documentaire, par le contexte déjà connu de la période historique au sein de laquelle il se situe, par la nécessaire confrontation des sources. La limite de l’établissement d’un savoir interprétatif réside dans le principe fondamental de la non-contradiction de celui-ci avec l’ensemble des faits sur lesquels il est établi. En d’autres termes, l’historien n’est pas un romancier. Il ne peut remplacer les lacunes de sa documentation en inventant. Son imagination n’a pas droit de cité dans l’établissement du savoir et il ne peut rien énoncer qu’il ne soit capable de prouver. Sa « création » ne réside que dans l’éclairage, soumis à discussion, qu’il donne des faits qu’il a rassemblés.

11La seconde conséquence à tirer du caractère contingent et subjectif de la dimension interprétative du savoir historique peut constituer un premier élément de réponse à la question posée par cette contribution : un savoir historique à ce stade n’est jamais définitivement acquis. En fonction de la diversité des questionnements que les historiens des époques successives posent au corpus de faits solidement établis, l’interprétation qu’ils en donnent, le récit qu’ils en font mettent l’accent sur des aspects différents et donnent aux savoirs une tonalité nouvelle. Non que les anciennes soient fausses ou dépourvues de valeur. Simplement, chaque génération d’historiens, en modifiant l’éclairage qu’il apporte aux faits, approfondit, nuance, explique autrement le savoir établi par la génération précédente. Le savoir historique ainsi accumulé ne se situe pas au niveau de la substitution d’une vérité scientifique à une autre, mais revêt un caractère cumulatif. Lorsque nous estimons qu’un livre est daté ou dépassé, nous n’entendons pas par là qu’il n’est plus valable, mais que, par rapport à nos préoccupations présentes, il ne nous apporte pas les réponses que nous attendons. Et il est évident que les futures générations d’historiens feront subir le même sort aux savoirs que nous considérons aujourd’hui comme acquis.

12Ce premier point posé, on ne saurait considérer le savoir historique comme un ensemble homogène, et, du même coup, le problème de l’acquisition du savoir ne nous paraît pas se poser en termes totalement identiques selon les groupes considérés. Autrement dit, l’acquisition du savoir historique est différentielle, comme sont différents les vecteurs par lesquels s’acquiert ce savoir.

Une acquisition différentielle des savoirs

13Pour simplifier, nous nous placerons à trois niveaux différents de l’acquisition du savoir historique, en considérant d’emblée que le type de savoir acquis n’est pas de même nature, ne revêt pas les mêmes formes à chacun de ces niveaux. Nous distinguerons ainsi les savoirs savants, les savoirs éducatifs et la vulgate historique répandue dans le public.

Les savoir savants

14Il s’agit évidemment de ceux acquis par les historiens de profession, comme résultat de leur travail scientifique. Nous ne nous attarderons guère sur ce cas, puisque son mode d’acquisition est précisément celui que nous venons de définir. A ce stade, on se trouve à l’origine même des savoirs puisque la profession de l’historien est précisément de les élaborer. Le problème à ce niveau réside dans le caractère individuel (ou à la rigueur limité à une petite équipe) de l’acquisition de ce savoir. Or, on ne saurait considérer comme acquis le résultat d’une recherche tant que celle-ci n’est pas ratifiée par la communauté savante. Ce facteur de reconnaissance, de la réappropriation par la communauté nationale, voire internationale des historiens professionnels, est une étape essentielle de l’acquisition. Lorsqu’il s’agit d’historiens universitaires, les canaux de cette reconnaissance sont institutionnels : jurys de thèse ou d’habilitation et ratification du jugement par l’instance nationale que constitue le Conseil national des Universités ou l’organisme équivalent. Qu’il s’agisse ou non d’universitaires, l’acte décisif de l’insertion du savoir dans la connaissance historique demeure cependant la publication qui permet d’inscrire l’acquis dans le moyen de diffusion le plus généralisé et de le soumettre à l’appréciation de tous les lecteurs.

15A ce niveau, l’expérience montre que l’acquisition du savoir nouveau est très rarement le fait d’un chercheur isolé, mais résulte plutôt d’un ensemble de travaux qui concourt à l’établir, soit que certaines avancées en entraînent d’autres par ricochet, soit que des historiens travaillant dans le même domaine se trouvent conduits à se poser des questions proches. La reconnaissance du savoir résulte alors de la proximité d’une série de travaux aboutissant à des résultats voisins ou complémentaires. Il en a été ainsi par exemple, à la fin des années 70, des savoirs sur le problème des classes moyennes établis par des groupes divers d’historiens ou de sociologues travaillant sur la fin du XIX^e siècle ou la première moitié du XX^e siècle et qui sont parvenus à des résultats concordants ou encore de l’émergence de la notion de culture politique chez les historiens au cours des années 80.

16Il existe cependant un second problème lié à l’acquisition du savoir savant en matière historique, même lorsque la reconnaissance de la communauté des historiens professionnels est acquise, c’est l’exiguïté de cette communauté par rapport au public et le risque de voir ce savoir limité à un petit groupe de spécialistes, sans qu’il puisse se diffuser plus largement. Or, en ce qui concerne l’histoire, ce danger se trouve limité par l’existence d’un second niveau de savoir historique, le savoir éducatif.

Les savoirs éducatifs

17L’histoire est, en France, une discipline d’enseignement qui compte parmi les disciplines fondamentales. La justification de la place qu’elle tient dans le système éducatif français repose sur le fait quelle apparaît (avec la géographie qui lui est étroitement liée) comme jouant un triple rôle au sein de ce système : un rôle de formation de l’esprit, en particulier de l’esprit critique quelle partage avec d’autres disciplines, un rôle civique qui ne lui est pas exclusif mais où elle tient une place essentielle, enfin un rôle qui lui est propre d’apprentissage du monde contemporain, à travers son processus d’élaboration. Ce dernier rôle privilégie par la force des choses l’histoire contemporaine et, plus précisément, l’histoire du XX^e siècle dans les classes du cycle terminal des lycées. Mais elle implique dans une moindre mesure une insistance sur l’ensemble de l’évolution historique depuis la plus lointaine Antiquité, dans la mesure où celle-ci (et toutes les périodes qui suivent) participent à cette construction du monde d’aujourd’hui.

18Ce faisant, le système éducatif fait acquérir à l’ensemble de la population des savoirs historiques, qui constituent pour la plupart de nos concitoyens le substrat de connaissances et d’analyse historiques qui les accompagnera leur vie durant. L’argument souvent employé selon lequel, après avoir quitté le système éducatif (voire en passant d’une classe à l’autre) les élèves (ou anciens élèves) oublieraient tout ce qu’ils ont appris ou, selon la formule consacrée ne « sauraient plus rien » n’a pas grande valeur, dans la mesure où ce qui apparaît ainsi oublié est le détail événementiel ou la précision mémorielle qui permet de répondre aux jeux radiophoniques et non la prise en compte de l’évolution. Simplement cette observation conduit à envisager des programmes davantage fondés sur une approche synthétique qui met en relief les grands phénomènes historiques en les étayant sur des épisodes significatifs plutôt qu’appuyés sur une accumulation événementielle à mémoriser, ce qui ne peut conduire qu’à des résultats décevants.

19Il reste que le système éducatif français fait acquérir des savoirs historiques. Lesquels ? Et quel est leur rapport avec les savoirs savants que nous venons d’examiner ? Le premier point à noter est qu’avec un certain décalage dans le temps (celui nécessité par la reconnaissance et la diffùsion d’un savoir nouveau dans la communauté scientifique), ceux-ci font leur chemin dans le système éducatif. A cela une raison majeure : l’identité d’origine des corps des enseignants d’histoire du secondaire et du supérieur, le second étant très largement issu du premier, qui facilite les contacts et les échanges.

20Il reste que le passage d’un savoir dans le système éducatif, qui conduit à une acquisition par une grande partie de la société, relève de deux conditions. La première est qu’au sein de la communauté des chercheurs, le savoir soit considéré comme admis par tous. On ne saurait concevoir qu’un savoir hypothétique ou qui est le fait d’un groupe de chercheurs mais qui se trouve contesté par d’autres, puisse entrer dans le corpus des savoirs proposés au système scolaire, surtout si sa nouveauté apparaît telle qu’elle efface un savoir antérieur. A cet égard, le décalage dans le temps est une nécessité de prudence, expliquée en particulier par le fait que la majorité des enseignants n’a pas nécessairement connaissance de l’élaboration des nouveaux savoirs et qu’une période de formation s’impose. Sur ce point les incertitudes qui entourent la formation continue des enseignants constituent pour l’acquisition du savoir un obstacle non négligeable. C’est dire que, dans ce domaine, la prudence est de mise et que rien ne peut figurer dans les savoirs éducatifs qui fasse l’objet de polémiques, de contestation ou dont la grande nouveauté pose problème.

21Mais il est une seconde condition à l’acquisition d’un savoir historique dans le système éducatif, c’est que la société soit prête à accepter ce savoir, et, de ce point de vue, les polémiques récurrentes sur les contenus des manuels d’Histoire nous rappellent à l’évidence que cette discipline répond à une demande de formation sociale. Or le décalage est structurel entre la formation historique qu’ont reçue les parents d’élèves et qui constitue souvent pour eux la norme de leur horizon en la matière et celle que reçoivent leurs enfants, parce qu’entre temps les savoirs historiques se sont modifiés. La règle d’or en la matière demeure celle que Jules Ferry dictait en matière de laïcité dans sa Lettre aux instituteurs : ne rien dire qui soit de nature à choquer aucun des élèves dans ses convictions. On conçoit l’extrême difficulté du respect de cette prescription, dans la mesure où l’objet même de la présence de l’histoire dans le système éducatif privilégie l’étude du monde contemporain. Du même coup l’acquisition de savoirs susceptibles de contredire des convictions acquises exige de multiples précautions. Tous les enseignants qui ont eu par exemple à évoquer l’histoire de l’URSS ont eu à connaître ce problème. Les travaux poursuivis par les historiens spécialistes du sujet étaient l’objet de contestations en fonction des opinions politiques de certains de leurs collègues. Jusqu’à la fin des années cinquante d’importantes proportions de Français voyaient dans l’URSS un régime d’avenir et l’une des formes d’organisation possible des sociétés humaines. Du même coup, les historiens étaient tenus à une présentation abstraite du système, des principes qui le fondaient, de ses modalités d’organisation, de la société qui en résultait. Ce n’est véritablement qu’à partir des années 70 que les connaissances sur les blocages du système soviétique, son inefficacité, son caractère insupportablement répressif commencent à pénétrer les savoirs éducatifs. L’effondrement du système en Europe en 1989-1991 conduit désormais à un jugement clairement négatif. Faut-il pour autant considérer que les historiens de qualité qui, dans les années 1960, ont présenté une vision prudemment neutre du monde soviétique, ont ainsi sciemment infléchi l’acquisition des savoirs pour des raisons partisanes, ou en cédant au terrorisme des admirateurs de l’URSS ? Telle a été la thèse de certains journalistes comparant les manuels d’histoire des années 80 à ceux des années 60 comme si le corpus des connaissances était identique dans les deux cas, comme si la vision de la société sur le phénomène avait été intangible.

22Il reste qu’avec des décalages dans le temps dont les raisons viennent d’être exposées, il existe un lien étroit entre les savoirs savants et les savoirs éducatifs. Mais ces derniers, on vient de le voir, se situent à la charnière des acquisitions de la recherche et de ce que pense connaître la société des savoirs historiques, ce que j’appellerai la vulgate historique.

La vulgate historique

23Il faut bien voir en effet que la société possède pour sa part des savoirs historiques. On pourrait à la rigueur admettre qu’un savoir historique est véritablement acquis, à un moment donné de l’histoire, lorsqu’il y a coïncidence sur ce point entre les savoirs savants, les savoirs éducatifs et la vulgate historique admise par la société. Mais force est de reconnaître que c’est rarement le cas. Le plus souvent, l’historien est frappé par la solidité des mythes contre lesquels s’épuise son argumentation, par l’inutilité des efforts pour corriger des images d’Epinal solidement assises, par le travail de Sisyphe que représente son effort toujours renouvelé, mais toujours vain, pour combattre ce qu’il considère comme des idées fausses dont il a vingt fois tenté de démontrer le caractère erroné. Les historiens français ont ainsi eu beau insister depuis bientôt quarante ans, à la suite de René Rémond, pour expliquer que les ligues françaises de l’entre-deux-guerres relevaient davantage du nationalisme traditionnel que du fascisme, un habile montage de télévision juxtaposant un défilé des chemises noires italiennes ou des S.A. nazis et des Croix de Feu du colonel de la Rocque affirmera le contraire avec la force indélébile de l’image qui convainc les plus crédules puisqu’ils ont vu l’identité.

24Il faut donc s’interroger sur cette vulgate historique qui constitue le noyau dur des savoirs historiques de nos sociétés. Et d’abord sur sa constitution. A ce niveau, cette forme de savoir s’acquiert, de manière cumulative au cours de l’existence. La base en est incontestablement le savoir éducatif acquis au cours de la scolarité, un savoir nécessairement décalé (et qui le devient de plus en plus à mesure que l’on progresse en âge) par rapport au savoir savant. Mais aussi un savoir résiduel. Il va de soi en effet que la plupart des détails factuels sauf les plus frappants reculent dans un oubli de plus en plus étendu. Seules subsistent quelques images fortes qui accompagnent l’ancien élève sa vie durant. Mais sur cette base se greffent bien d’autres apports : celui des conversations, celui des lectures de livres ou de journaux, celui des émissions de radio et de télévision, celui des films, celui des témoignages pour les périodes les plus récentes de l’histoire...

25De cette nébuleuse résulte un savoir flou d’où émergent quelques dates clés (1515 ou 1789), quelques personnages illustres (Louis XIV, Napoléon ou Clemenceau), quelques faits majeurs (la Révolution française, la Résistance...). Souvent intériorisé, ce savoir est en outre affecté de connotations positives ou négatives en fonction de critères moraux, éthiques, patriotiques, civiques qui ont peu à voir avec le savoir scientifique.

26Le véritable problème de l’acquisition du savoir historique résulte donc des rapports entre les savoirs des trois niveaux que nous venons d’évoquer. La question est de comprendre par quel processus le savoir se diffuse du stade des historiens professionnels à celui de la société prise dans son ensemble et ce processus nous conduit très directement à l’examen des vecteurs de diffusion du savoir.

Les vecteurs de l’acquisition et de la diffusion du savoir

27Reconnaissons d’emblée que nous connaissons mal les canaux par lesquels passe la diffusion des savoirs. Comment une idée chemine-telle ? Par quel processus complexe fructifie-t-elle et devient-elle une idée acquise ou meurt-elle sans donner de fruit ? Voilà une donnée que nous ne maîtrisons guère. Sans doute peut-on approcher la réponse à cette question en avançant diverses hypothèses : un savoir qui s’implante est un savoir fécond qui permet de rendre compte de réalités qui, sans lui, demeureraient difficilement compréhensibles ; un savoir largement diffusé est un savoir qui répond à une attente, à un pressentiment de la communauté auquel il est proposé et qui n’en attendait que la formulation pour l’adopter. Mais il faut bien admettre qu’il s’agit là d’hypothèses et rien de plus et qu’on pourrait proposer d’autres approches fondées sur les réseaux d’amitié ou de diffusion, la présence dans les médias, etc. De surcroît, il est bien évident que ces canaux de diffusion sont très différents pour les trois niveaux de savoir que nous avons discernés.

Les vecteurs de l’acquisition des savoirs savants

28Comment un savoir historique établi à partir des recherches d’un individu ou de plusieurs, d’un groupe de recherches, d’un laboratoire est-il porté à la connaissance de la communauté scientifique et devient-il un savoir acquis ? Outre les liens personnels des chercheurs travaillant dans un domaine déterminé qui font que des travaux sont attendus de longue date ou qu’il est possible d’assister aux soutenances publiques de thèses, les vecteurs de la diffusion de ce type de savoirs ne manquent pas. Séances de sociétés savantes ou de séminaires de recherche où les chercheurs peuvent exposer les résultats de leurs travaux et les soumettre à la critique ou à la discussion de leurs pairs ou de leurs collègues et qui assurent une communication orale des savoirs. Ouvrages lus par la communauté scientifique et où chacun peut examiner à loisir les résultats de la recherche. Articles dans les revues spécialisées qui permettent d’entrer dans les détails et, dans ces mêmes revues, comptes rendus critiques des publications. Colloques enfin où se réunissent nombre de spécialistes pour débattre plusieurs heures durant des nouveaux apports des travaux les plus récents et dresser en quelque sorte l’état des savoirs ainsi renouvelés. La communauté scientifique ne manque pas des vecteurs nécessaires à sa propre formation et c’est à travers ces multiples canaux que s’inventorie ce qu’on sait, mais aussi que l’accent est mis sur ce qu’on ne sait pas et qu’on voudrait savoir. C’est ainsi que s’élabore, au fil des jours, par une sorte de construction naturelle, inséparable de l’activité quotidienne des historiens, où l’acquisition se fait presque par osmose, le savoir historique.

29Beaucoup plus délicat, mais peut-être aussi beaucoup plus important dans la mesure où l’objet n’est plus professionnel, mais social, est le problème des vecteurs de la diffusion des savoirs éducatifs et de la vulgate historique.

Les vecteurs de la diffusion des savoirs éducatifs

30Nous nous trouvons placés ici à un échelon-charnière de la diffusion des savoirs historiques. En effet, par la force des choses, les savoirs issus de la recherche se trouvent cantonnés dans un cercle plus ou moins étroit de spécialistes qui ont accès aux réseaux de la diffusion savante. En revanche, c’est au niveau du système éducatif entendu au sens large (y compris celui de l’enseignement supérieur) que s’opère véritablement l’acquisition des savoirs par des groupes plus larges et qu’ils entrent dans le patrimoine de la société. A cet égard deux vecteurs jouent un rôle essentiel : les programmes et les manuels.

31On s’attardera peu sur les programmes des études supérieures qui concernent des groupes déjà spécialisés, dont certains sont ceux de chercheurs en histoire en cours de formation, encore que le choix des programmes influe inévitablement sur la nature des savoirs qu’ils acquerront, puis transmettront. En revanche, les programmes de l’enseignement secondaire représentent un élément stratégique de première grandeur dans le processus de l’acquisition et de la diffusion des savoirs historiques. C’est en effet par eux que passe l’essentiel de l’acquisition de la culture historique d’une société et le choix de leur contenu détermine le contenu de cette culture. Dans la mesure où les savoirs savants ne cessent d’évoluer, la fixité de ces programmes apparaît comme un élément de sclérose dans la transmission des savoirs éducatifs. Et c’est pourquoi s’imposent en ce qui les concerne, des révisions périodiques qui doivent tenir compte tout à la fois de leur adéquation aux objectifs qui leur sont fixés dans le système éducatif et de leur correspondance avec la situation globale des savoirs issus de la recherche. C’est précisément cette prise de conscience qui a conduit à la double institution du Conseil national des programmes et des Groupes techniques disciplinaires, organismes permanents d’élaboration et de contrôle des programmes.

32Non moins capital, pour ce qui concerne le savoir éducatif est le problème des manuels qui concerne tant l’enseignement secondaire que l’enseignement supérieur. C’est là en effet que se trouvent consignés et inclus dans des perspectives synthétiques les acquisitions des savoirs savants supposés assez solidement établis pour entrer dans le corpus des connaissances à enseigner. Par les manuels d’enseignement supérieur, ils sont acquis par les futurs formateurs qui les transmettront à leur tour ; par les manuels d’enseignement secondaire, ils entrent dans la formation de base historique de la société de demain et conditionnent la nature et le contenu de sa culture historique.

Les vecteurs de la diffusion de la vulgate historique

33Parmi les divers éléments du savoir, l’histoire jouit en effet d’une place privilégiée dans les centres d’intérêt d’un vaste public. La demande d’histoire est considérable et, comme il est de mise dans nos sociétés régies par la loi du marché, l’offre répond à la demande. Les éditeurs, la presse, la radio, la télévision, le cinéma proposent, en dehors des circuits de la recherche et de la diffusion universitaire ou éducative, une quantité considérable de produits historiques. Or cette profusion fournit le meilleur et le pire.

34Le meilleur, en raison du très grand nombre d’œuvres de vulgarisation de qualité qui consolident et renforcent l’acquisition des savoirs historiques, complètent en l’actualisant le contenu des savoirs éducatifs antérieurs et diffusent sous une forme adaptée à un public non spécialisé les résultats de la recherche. Le pire, car des œuvres médiocres, établies sans soin ni souci de rigueur, bénéficient du même prestige médiatique que des travaux de qualité, et parfois davantage lorsque la lecture qu’ils proposent apparaît d’autant plus sensationnelle qu’elle est en rupture avec ce qui était antérieurement admis. Or il n’existe aucun moyen (et sans doute la liberté d’expression interdit-elle qu’il en existe) qui permette au public de faire le tri et de séparer le bon grain de l’ivraie. Le succès de l’histoire au niveau du public charrie ainsi des savoirs identiquement reçus sans qu’une discrimination puisse s’effectuer entre eux.

35Disons seulement, pour terminer sur une note optimiste que l’évolution des dernières décennies paraît très nettement positive et que la production de vulgarisation de qualité l’emporte globalement sur le goût pour la petite histoire ou pour le charlatanisme (qui n’a cependant pas disparu, tant s’en faut).

36De cette rapide revue des processus de l’acquisition des savoirs historiques que conclure ? En premier lieu qu’il est clairement établi que le savoir d’une époque lui est relatif et qu’il est bien évident que la masse des connaissances perdues, oubliées ou non encore découvertes l’emporte de très loin sur ce que nous croyons savoir. En second lieu que le savoir historique n’est pas uniforme et qu’il est légitime d’en distinguer les divers niveaux. Enfin, que le processus d’acquisition du savoir historique est un phénomène extraordinairement complexe dans lequel les historiens de profession jouent un rôle certes important, mais partiel, et qui intéresse et concerne la société dans son ensemble et pas seulement les spécialistes. Ce qui conduit à une leçon d’humilité : l’historien n’est pas maître des savoirs historiques de la société de son temps.