Connaissance de soi et connaissance historique : « ego-histoire » et savoir
p. 145-158
Note de l’auteur
Reproduit avec la permission de l’UNESCO, Rencontres philosophiques 1995. © UNESCO, 1995.
Texte intégral
1En lançant sa collection d’« ego-histoires » en 1987, Pierre Nora ne péchait pas par modestie. D’après lui, cette tentative des historiens cherchant « à se faire les historiens d’eux-mêmes » constituait « un genre nouveau, pour un nouvel âge de la conscience historique »1. Si les récits de vie d’historiens ne sont pas tout à fait une nouveauté de notre fin de siècle – les mémoires d’Edward Gibbon datent de 1796 – il est vrai qu’ils sont assez rares. En France, quelques historiens du dix-neuvième siècle, comme Edgar Quinet, Ernest Renan et Ernest Lavisse, ont raconté leur jeunesse ; au vingtième siècle, Pierre Gaxotte est allé un peu plus loin en rappelant les premières étapes de sa carrière2. Mais jusqu’aux environs de 1980, il manquait l’exemple d’un historien français de métier qui narrait non seulement l’éveil de son intérêt pour l’étude du passé, mais aussi le développement de sa vocation et les relations entre son travail scientifique et les vicissitudes historiques de son temps.
2La vague de publications autobiographiques en France qui a commencé avec le livre de Philippe Ariès en 19803 et qui comprend maintenant les textes de plus d’une douzaine d’historiens, constitue donc un phénomène digne d’intérêt, sans équivalent en France avant cette date et, à ma connaissance, sans équivalent dans d’autres pays4. Pour la première fois dans l’historiographie moderne, des historiens nous ont présenté une collection de textes autobiographiques assez nombreux pour prétendre à un caractère représentatif. Pour la première fois aussi, il s’agit, non pas d’entreprises isolées les unes des autres, mais de « vies parallèles » écrites par des auteurs au courant des projets de leurs collègues. Et pour la première fois enfin, ces essais autobiographiques paraissent dans le cadre d’une réflexion théorique visant à mettre en question le statut de l’histoire tout entière.
3René Rémond, l’un de ces « ego-historiens », a bien expliqué l’embarras traditionnel de notre profession envers le genre autobiographique. Si la recherche des origines est « le propre de l’intelligence historique... l’application [à son propre cas] en est tout à fait insolite ; [l’historien] n’est pas accoutumé à se prendre pour objet et la pensée d’appliquer à son propre cas la méthode qu’il a une habitude professionnelle de pratiquer sur autrui le déconcerte ». La formation des historiens sert à les détourner d’une telle entreprise, pour des raisons épistémologiques : « Une longue tradition leur a appris à se défier de la subjectivité, de la leur tout autant que de celle d’autrui : ils savent d’expérience la précarité du souvenir, la fragilité du témoignage ; ils connaissent par métier l’inconsciente propension de chacun à introduire dans la courbe de son existence une cohérence empruntée. Ils n’ont pas la présomption de se croire mieux défendus contre ces déformations : ils ne sont pas assurés de déjouer les pièges de la mémoire qu’ils ont appris à déceler chez les autres »5. Double douteux de l’histoire, l’autobiographie mime ses procédures mais ne peut pas fournir une représentation du passé digne de foi. L’historien qui s’adonne à ce genre suspect met en question le sérieux de toute son œuvre.
4C’est l’historien-impresario Pierre Nora qui a essayé de vaincre cette résistance traditionnelle en assignant à l’autobiographie un but scientifique. En lançant le projet collectif des Lieux de mémoire en 1984, Nora appelait ses collègues à reconnaître que l’histoire n’est pas la découverte d’une réalité extérieure au chercheur, mais un processus de construction dans lequel l’historien joue un rôle actif. Ce rôle « était autrefois simple... se faire la parole du passé et le passeur de l’avenir. A ce titre, sa personne comptait moins que son service : à lui de n’être qu’une transparence érudite, un véhicule de transmission... A la limite, une absence obsédée d’objectivité. De l’éclatement de l’histoiremémoire émerge un personnage nouveau, prêt à avouer, à la différence de ses prédécesseurs, le lien étroit, intime et personnel qu’il entretient avec son sujet. Mieux, à le proclamer, à l’approfondir, à en faire non l’obstacle, mais le levier de sa compréhension. Car ce sujet doit tout à sa subjectivité, sa création et sa recréation »6.
5D’après Nora, donc, l’absence des éléments autobiographiques dans les travaux des historiens vient de la persistance d’un positivisme dépassé qui leur avait appris « à s’effacer devant leur travail, à dissimuler leur personnalité derrière leur savoir, à se barricader derrière leurs fiches, à se fuir eux-mêmes dans une autre époque, à ne s’exprimer qu’à travers les autres »7. Le projet des Lieux de mémoire, qui visait à rem – placer cette histoire positiviste par une histoire consciente des défis de la pensée postmoderniste, exigeait comme complément indispensable un retour des historiens vers eux-mêmes. Les Essais d’ego-histoire, publiés en 1987, sont à lire comme un deuxième volet de la problématisation du savoir historique entreprise dans Les lieux de mémoire.
6Même si c’est Pierre Nora qui a trouvé pour ce projet l’étiquette d’« ego-histoire », il faut reconnaître que quelques historiens français l’avaient devancé en publiant leurs mémoires. Le premier dans la lice fut Philippe Ariès : son Historien du dimanche avait paru en 1980, sept ans avant les Essais d’ego-histoire8. Ariès était bien placé pour réussir dans le genre autobiographique. Ses livres avaient connu beaucoup de succès auprès du grand public, et sa carrière insolite – résumée parfois par d’autres historiens à celle d’un « marchand de bananes » car il avait travaillé pendant presque trente ans dans le service public comme spécialiste des échanges commerciaux en produits tropicaux – piquait la curiosité. Son récit avait aussi l’attrait d’une révélation scandaleuse : peu de ses lecteurs, surtout parmi son audience américaine, qui avaient contribué pour beaucoup à son succès, savaient que le génial historien de l’enfance avait été un ancien militant de l’Action française9.
7Il serait tentant de voir dans Ariès le tenant de la pratique de l’ego-histoire, et dans Pierre Nora le théoricien du mouvement. En effet, Un historien du dimanche exauçait une ambition théorique qui datait du début de la carrière de son auteur. Dans les années 1940, bien avant la publication des travaux qui firent sa réputation, Ariès s’était essayé au genre autobiographique dans des termes qui anticipaient les positions de Nora. D’après lui, les membres de sa génération, celle de l’entre-deux-guerres, ne pourraient pas échapper à cette évidence que leurs vies privées avaient dépendu des événements historiques. « Il n’était presque pas de moments du jour qui ne dépendissent d’une décision politique ou d’une agitation publique ». Leur expérience fut différente de celle de leurs parents, pour lesquels des traditions datant de l’ancien régime étaient toujours vivantes. Grandissant dans Paris, « la grande ville technicienne », le jeune Ariès trouvait le passé « moins présent ». La liaison avec le passé, « qui était donné[e] à mes parents devait être acquis[e] par moi » par l’étude10. Dès le début de ses travaux, Ariès fut convaincu que la recherche des temps perdus était nécessairement une quête intensément personnelle, quasiment religieuse, dont l’aboutissement devait libérer le savant de son obsession de l’objectivité11.
8Où trouver des exemplaires de cette histoire subjectiviste, liée à l’expérience personnelle de ses auteurs ? D’après le jeune Ariès, dans ce qu’on appelle couramment l’école des Annales, mais qu’il appelait à l’époque « l’histoire existentielle ». Pour Ariès, écrivant en 1949, la nouvelle histoire de Marc Bloch et de Lucien Febvre se définissait, non pas par son intérêt pour le destin des classes inférieures, ni par son ouverture vers les autres sciences sociales, mais par sa conscience de l’importance de la distance entre le chercheur et le passé. « Il paraît difficile de saisir la nature propre du passé, si on mutile en soi le sens de son temps. L’historien ne peut plus être l’homme de cabinet, le savant de caricature, retranché derrière ses fichiers et ses livres, fermé aux bruits du dehors. Celui-là a tué ses facultés d’étonnement, et n’est plus sensible aux contrastes de l’Histoire ». La conclusion évoque beaucoup plus la sensibilité des années 1980 que celle de 1949 : « l’Histoire se conçoit comme un dialogue où le présent n’est jamais absent »12.
9Un historien du dimanche remplissait donc le programme intellectuel qu’avait imaginé Ariès dès le début de sa carrière, et même les observations les plus frappantes sur l’influence de ses expériences sur sa pensée historique, comme ses réflexions sur l’avènement de l’âge de l’informatique, avaient été anticipées dans ses essais des années 1940. En enrôlant d’autres membres de la tendance des Annales dans son projet d’« ego-histoire », Pierre Nora retraçait – consciemment ou inconsciemment – l’itinéraire d’Ariès.
10L’initiative de Nora était, sinon tout à fait originale, du moins assez osée. Dans les trente années depuis les premiers écrits d’Ariès, l’historiographie dite des Annales avait suivi un autre chemin. Ses protagonistes les plus en vue avaient préconisé la quantification et le rapprochement avec les sciences sociales les plus « objectivistes », la géographie, la science économique, la démographie. On aurait pu facilement manquer l’élément subjectif qui faisait surface de temps en temps, même dans les prises de position les plus « scientifiques », comme l’article célèbre de Fernand Braudel sur « La longue durée ». Braudel y liait sa découverte de ce phénomène à son expérience de prisonnier de guerre entre 1940 et 1945 : « Refuser les événements et le temps des événements, c’était se mettre en marge, à l’abri, pour les regarder d’un peu loin, les mieux juger et n’y point trop croire »13. Même l’évolution du « paradigme annaliste » vers l’anthropologie culturelle dans les années 1970 et 1980 n’impliquait pas forcément un intérêt plus évident pour la réflexion personnelle.
11Afin de désarmer les soupçons de ses collègues envers l’autobiographie, Nora fut donc obligé de distinguer son initiative de l’autobiographie traditionnelle. L’étiquette « ego-histoire » fonctionnait dans ce sens, tout autant que les consignes annoncées dans la préface de sa collection : « Ni autobiographie faussement littéraire, ni confessions inutilement intimes, ni profession de foi abstraite, ni tentative de psychanalyse sauvage »14. La collection des « ego-histoires » éditée en 1987 se distinguait de l’autobiographie traditionnelle aussi en ce quelle comprenait les histoires de vie de plusieurs auteurs, présentées en série. Alors que d’habitude l’autobiographie met en relief l’unique, la publication collective demandait aux collaborateurs un effort conscient de penser à ce que leurs expériences avaient eu de commun. La lecture du volume fait croire à l’existence d’un questionnaire servant de guide aux auteurs. Six des sept contributeurs ont raconté leur origine familiale et leur éducation. Après cela, on remarque surtout des références aux grands événements publics de l’époque : février 1934, Munich, la défaite de 1940, mai 1968. Est-ce là l’influence de Nora, l’un des premiers à préconiser « le retour de l’événement » dans l’historiographie ?15 . Bien que les contributeurs soient pour la plupart connus pour leurs travaux sur l’histoire économique et sociale, voire culturelle, c’est l’histoire politique et idéologique qui organise les récits de leurs propres vies.
12Ce schéma est certes légitime, mais il présente aussi ses défauts. Il a l’avantage de faciliter les points de comparaison, mais au prix de l’élément personnel qui fait l’attrait de l’autobiographie classique. Une comparaison entre l’« ego-histoire » de Raoul Girardet et les mémoires publiés par le même auteur un peu plus tard nous révèle jusqu’où ce prix peut s’élever. Dans sa contribution au projet collectif, Girardet faisait brièvement référence à ses expériences dans la Résistance et, plus tard, dans la défense de l’Algérie française, mais il omettait les détails, évoquant le manque d’espace16. Trois ans plus tard, il racontait l’épopée haletante d’un jeune homme qui vivait son engagement dans la Résistance sur le mode de l’ironie, mais qui avait tout de même frôlé la déportation à Buchenwald – manière d’insister sur l’importance de l’accident dans le déroulement de l’histoire. Et c’est seulement dans ce deuxième texte qu’on apprend que Girardet avait participé au réseau de l’O.A.S. et qu’il avait fait deux mois de prison pour des complots contre de Gaulle (complicité qu’il niait d’ailleurs)17.
13La version discrète de sa vie, publiée dans la collection de Nora, ne révèle pas du tout les vraies dimensions de l’engagement de Girardet dans l’histoire qu’il racontait dans ses publications sur Le nationalisme français et L’idée coloniale. Il est peut-être significatif aussi que trois historiens qui avaient été fortement marqués par leur rencontre avec le communisme – Emmanuel Le Roy Ladurie, Alain Besançon, Annie Kriegel – aient choisi d’écrire des livres individuels, dans la tradition confessionnelle, alors que les ex-communistes sont sous-représentés (et les fidèles du PCF tout à fait absents) dans la collection de Nora18. Ces autobiographies plus traditionnelles n’ont pas l’élégance littéraire qu’on trouve dans les Essais d’ego-histoire, où les contributeurs ont évidemment cherché soigneusement les formules lapidaires – « Je suis historien parce que je suis le fils de la morte et que le mystère du temps me hante depuis l’enfance » (Pierre Chaunu) ; « Le temps de mon enfance fut celui où les monuments aux morts étaient encore neufs » (Girardet). Mais, en compensation, elles sont beaucoup plus dramatiques et révélatrices – parfois sans doute plus que ne l’auraient voulu leurs auteurs. A vrai dire, ce sont ces textes qui nous livrent cette « chair humaine » qui est, d’après Marc Bloch, la matière de la vraie histoire et qui fait la fascination du genre autobiographique.
14Essayons néanmoins de lire cet ensemble de textes autobiographiques comme une entreprise collective, l’histoire d’Une génération, pour reprendre le titre du livre d’Alain Besançon – titre assez insolite pour une autobiographie. Après tout, il s’agit d’une génération qui s’identifie avec l’école des Annales – même l’historiographe du Parti Communiste Français, Annie Kriegel, concède que « j’en étais dans une certaine mesure »19 – dont l’un des fondements a été de valoriser l’expérience collective au dépens de l’expérience individuelle. D’après Pierre Nora, il s’agit en effet d’une « génération intermédiaire. Pionniers héritiers de pionniers, à qui reviendra le mérite historique, sinon d’avoir fait la percée du moins d’avoir élargi la brèche et conquis le terrain, opéré la sortie en masse du ghetto universitaire...[et] installé le peuple historien – pour combien de temps ? – dans la Terre promise »20. Cette métaphore militaire – choix curieux pour une génération d’historiens dont les préoccupations ont été avant tout civiles – suggère que nous avons affaire, non pas à de grands capitaines dont les hauts faits méritent la narration individualisée, mais à un groupe dont les expériences vécues ensemble éclipsent les particularités individuelles. La lecture de leurs textes nous apprend, en effet, que quelques expériences communes ont fortement marqué la vie de cette génération. Mais l’individualisme, inhérent à toute entreprise autobiographique, fait souvent surface aussi, dans la diversité inattendue des trajectoires personnelles et surtout dans la découverte derrière les façades d’un besoin de foi et de justification qu’on n’aurait pas toujours soupçonné.
15Bien que les mémoires qui nous concernent ici n’offrent pas un échantillon représentatif – en premier lieu, parce que ces auteurs sont tous des vedettes de leur profession – on peut quand même tirer de leur lecture quelques conclusions générales. Il s’agit pour la plupart – exception faite de Le Roy Ladurie et de Goubert – d’enfants de souche bourgeoise. Epaulés par des familles qui reconnaissaient la valeur de l’éducation, ils ont profité de la structure méritocratique du système d’éducation français, qui facilitait la promotion de jeunes sujets doués et possédant, dès le début, un certain capital culturel. Parmi ces mémorialistes, Pierre Goubert, fils d’un ouvrier sans instruction, est le seul à avoir rencontré une opposition à ses ambitions, chez ses parents et chez ses professeurs, preuve que « la ségrégation sociale scolaire fut autrement puissante sous la IIIe République que sous les suivantes »21.
16Nos mémorialistes avaient des origines géographiques variées. Les Parisiens sont nettement sur-représentés (Ariès, Besançon, Duby, Girardet, Kriegel, Perrot), les gens du Midi aussi (Agulhon, Bluche, Le Goff). Parmi les provinciaux, il ne s’agit pas de familles implantées sur place depuis longtemps (exception faite encore une fois de Le Roy Ladurie et de Goubert). Le plus souvent, les pères des futurs historiens furent des personnes attachées à des institutions, comme l’armée ou l’éducation, et sujets à être transférés au gré de leurs carrières. Ce déracinement fut renforcé par le système d’éducation français, qui attirait la plupart d’entre eux vers Paris avant de les renvoyer en province au début de leur carrière, mais jamais dans leur région d’origine. Dans un pays où l’on ne cesse de parler de l’esprit du terroir, l’élite des historiens, spécialistes de la mémoire collective, fut donc cosmopolite.
17Les futurs historiens se souvenaient presque tous d’avoir été dès leur jeunesse des lecteurs voraces. L’auteur le plus souvent cité dans leurs textes est sans doute Jules Verne, et on peut dire de façon générale qu’on a affaire à des gens qui ont appris très jeunes, par la lecture, le plaisir de l’évasion vers des horizons lointains. Ils ont été aussi pour la plupart de bons élèves, et ils ont gardé, à quelques exceptions près, de la nostalgie pour les écoles de la IIIe République finissante. « On imagine mal, aujourd’hui, la chance des petits lycéens de cette IIIe République du temps de la ‘décadence’ » écrit Pierre Chaunu. « En matière d’éducation publique, nous jouissions de beaux restes »22. Du point de vue américain, on est frappé par l’uniformité de leur expérience universitaire. Plus de la moitié ont fait « Normale Sup » et presque tous sont arrivés tôt ou tard à la « vieille » Sorbonne. Leurs souvenirs de cette faculté d’histoire sont concordants : honnêteté intellectuelle, respect pour la recherche bien faite, une certaine fermeture à l’égard des événements et des mouvements intellectuels hors l’université. Cette atmosphère intellectuelle un peu fade ne les décourageait pas, en partie, paraît-il, parce que la plupart ne se sentaient pas doués pour de grandes aventures. « Plusieurs avouent clairement ne s’être pas sentis capables des altitudes philosophiques, ni dignes des grandes fréquentations littéraires » écrit, avec raison, Pierre Nora. « L’histoire a prolongé chez eux le choix du professorat comme un acte de modestie intellectuel et social, tout empreint d’un esprit de sérieux, de l’humble soumission aux faits du réel, au labeur solitaire des archives et des bibliothèques »23.
18A part le cas exceptionnel d’Ariès, qui ne cherchait pas un poste d’enseignant, nos mémorialistes ont tous profité de l’expansion sans précédent du système d’enseignement supérieur dans les années 1950 et 1960. Tous se casaient sans difficulté, et sans avoir à passer beaucoup de temps dans des lycées de province (mais quelle chance pour les élèves du lycée de Compiègne, dont les professeurs d’histoire furent brièvement Annie Kriegel, François Furet, et Denis Richet !). Plusieurs ont gardé de très bons souvenirs des universités de province en pleine croissance – Agulhon à Aix, Michelle Perrot à Caen – mais tous ont gravité, tôt ou tard, autour de Paris. Leurs récits sont un témoignage de la réalité de la centralisation intellectuelle française : on n’est pas, paraît-il, digne d’écrire ses mémoires si l’on n’a pas fait carrière dans la capitale.
19Si l’on trouve beaucoup de points communs dans les carrières de ces historiens-mémorialistes, on trouve beaucoup de diversité dans leurs réactions aux grands événements de l’histoire de leur temps. Tous ont . ressenti pendant leur enfance l’empreinte de la Grande Guerre, traumatisme historique et épopée nationale. En contraste avec leurs contemporains américains, très peu ont vraiment souffert des effets de la dépression économique des années 1930. Leurs souvenirs de la deuxième guerre mondiale frappent par leurs contrastes. Trois d’entre eux – Ariès, Girardet et Rémond – ont été soldats en 1940. Alors que Girardet se souvient de son sentiment d’humiliation après la défaite, Rémond admet avoir « été assez heureux au temps de mon service en dépit des circonstances (1939-1941) » et « avoir pris goût à l’exercice d’un modeste commandement... que je n’ai pas quitté sans quelque regret »24. Ariès et Girardet, amis qui avaient été tous les deux jeunes militants de l’Action française avant la guerre, suivirent des chemins différents pendant la guerre : Ariès trouva un poste dans l’administration vichyssoise, alors que Girardet rejoignit la Résistance, bien qu’il se souvienne maintenant de ses activités comme ayant été pour la plupart futiles25. Même contraste parmi les civils : Pierre Chaunu raconte une vie peu perturbée par l’occupation. Les bibliothécaires ont eu du mal à le chasser de son pupitre à la B.N. le jour de la libération de Paris en août 194426. Annie Kriegel, de famille juive, a dû abandonner son foyer et ses études afin d’échapper à la déportation. Elle a rejoint le mouvement communiste de résistance JC-MOI, une décision qui a changé complètement la direction de sa vie27.
20La lecture de ces textes montre non seulement que les futurs historiens ont vécu les grands événements de leur temps de façon très différente, mais aussi que la logique liant leurs réactions est souvent impossible à anticiper. Philippe Ariès, militant de l’Action française dans sa jeunesse et plus tard défenseur de l’Algérie française, a été aussi le mémorialiste le plus compréhensif envers les jeunes de mai 1968. Annie Kriegel, Alain Besançon et Emmanuel Le Roy Ladurie ont vécu leur rupture avec le communisme comme une déchirure meurtrière, tandis que Maurice Agulhon a pris ses distances avec le Parti si imperceptiblement qu’il s’avère incapable de le dater de façon précise. Les deux historiens qui sont devenus les tenants les plus affichés du catholicisme traditionnel sont Ariès, qui semble avoir maintenu cette position toute sa vie, et Besançon, qui y est arrivé après un long passage par le communisme. Paradoxalement, Chaunu et Bluche, deux historiens d’origine catholique qui sont devenus très conservateurs, se sont aussi tous les deux convertis au protestantisme – Chaunu dès 1954, avant que les innovations de Vatican II aient effarouché les catholiques traditionnalistes.
21Si le contenu de leurs engagements idéologiques furent souvent imprévisibles, la plupart de ces historiens-autobiographes ont montré, à un moment ou un autre de leur vie, une vraie soif d’engagement. Beaucoup d’entre eux ont aussi vécu leur vocation d’historien comme un engagement d’âme et de cœur, mais un engagement souvent en tension avec leurs autres convictions. Pour Emmanuel Le Roy Ladurie, Annie Kriegel, et Michelle Perrot, l’histoire fut le contrepoison qui guérissait les maux d’une adhésion au communisme. D’après Le Roy Ladurie, « la déstalinisation a produit... toute une génération de chercheurs et de travailleurs... » mus par la détermination de réfuter la doctrine que « la vérité, en particulier la factualité historique, n’est que relative aux intérêts momentanés du P. C.F. et aux circonstances... »28. Michelle Perrot cite sa rencontre avec le communisme en expliquant sa réticence envers une certaine conception de l’histoire des femmes : « il n’y a pas plus de ‘science féministe’ que de ‘science prolétarienne’ »29.
22La fécondité de cette tension entre croyance personnelle et discipline professionnelle ne se limite pas aux ex-communistes. Ariès et Girardet, tous les deux imprégnés pendant leur jeunesse par les doctrines de l’Action française, voient leur expérience de façon dialectique : leur attrait pour les idées de Maurras a renforcé leur intérêt pour l’étude du passé, mais la discipline historique leur a appris à se méfier du dogmatisme du mouvement. « Il apprenait au moins à appliquer aux choses de la politique une certaine logique, les lois d’un certain raisonnement, à développer par conséquent l’esprit d’analyse et l’acuité critique, à explorer le contenu des mots, à se méfier de leurs seules résonances. En d’autres termes, c’est en fonction même de la méthode qui se trouvait enseignée qu’il était possible de se libérer du dogmatisme intrinsèque de cet enseignement »30. Pour René Rémond, la croyance catholique l’aurait immunisé contre les tentations du déterminisme économique ou sociologique en lui apprenant « que les faits d’ordre culturel, psychologique, intellectuel ou idéologique ont bien une consistance propre et disposent d’une certaine autonomie »31.
23Parmi ces textes autobiographiques, il y en a un qui, à mon avis, mérite d’être traité à part : celui d’Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre. Entamée, d’après l’auteur, dans le cadre de l’entreprise de Pierre Nora, cette « ego-histoire » fut terminée « avec des années de retard et quelques centaines de pages en trop »– 786 pages de texte, de loin le plus gros récit de vie d’un historien que j’ai rencontré32. Avec son air de thèse d’état – il y a même une « note sur mes archives » qui décrit les 30 mètres linéaires de documentation personnelle conservée par l’auteur – le livre se prête facilement à la caricature. Dans le ton combatif de beaucoup de ses pages, on reconnaît facilement la jeune femme qui savait, d’après son ami Alain Besançon, « tenir en respect plusieurs agents [de police] avec de terribles moulinets de cartable » dans les bagarres de rue33. Ce n’est pas non plus un chef d’œuvre de style : l’auteur elle-même reconnaît ses extravagances, comme les phrases portemanteaux qui dépassent les limites d’une page34.
24En oubliant les sages consignes de son ami Pierre Nora sur la longueur et le contenu, au point de voir son texte exclu du volume, c’est cependant Kriegel qui a le mieux accompli le vœu du promoteur de l’ego-histoire : montrer l’imbrication de la vie et de la personnalité de l’historien dans son œuvre. Malgré quelques boutades contre la tradition des Annales et surtout contre l’histoire féministe, c’est Kriegel, plus que les autres historiens abordés ici, qui a réussi à voir sa propre vie dans la perspective de l’historiographie contemporaine, qui nous a appris à mettre au même niveau le privé et le public, l’expérience des gens humbles et celle des célébrités.
25Dans un récit plein de passion et d’énergie, Kriegel nous raconte son engagement dans la Résistance et dans le Parti Communiste dans les pires années de stalinisme. Mais elle ne limite pas sa narration à sa participation dans des mouvements dont personne ne niera l’importance historique. Elle met sur le même niveau la narration de sa vie de jeune femme divorcée et de mère dans les années 1950, aspects de sa vie que le mouvement pour l’histoire des femmes et pour l’histoire de la vie privée nous a appris à prendre au sérieux35. Et elle est la seule, parmi ce groupe de mémorialistes, à raconter en détail le processus de la recherche historique qui a abouti à l’écriture de sa thèse, Aux origines du communisme français. Quand nos arrière-petits-enfants essaieront de comprendre, vers 2100, ce qu’était la recherche historique avant l’ère où tout fut intégré dans des banques de données accessibles de n’importe quel endroit de la planète, qu’ils lisent ces pages sur le plaisir de « faire soi-même sa collecte, même fastidieuse » et « d’observer in situ exceptions, incongruités, ambiguïtés qui forcent à remanier le cadre conceptuel et les hypothèses du départ »36. Ils s’étonneront, sans doute, d’apprendre comment on a classé des fiches à la main, et ils verront là sans doute la preuve que l’histoire du vingtième siècle fut parmi les derniers vestiges d’une économie artisanale en voie de disparition. En fin de compte, ils apprendront que la recherche historique faisait partie de la même civilisation individualiste qui a donné naissance à l’autobiographie comme genre littéraire37. C’est-à-dire que le texte de Kriegel leur aura permis de comprendre comment la recherche et l’écriture de l’histoire s’inséraient dans la vie au milieu du vingtième siècle.
26Les pages d’Annie Kriegel sur la composition de sa thèse témoignent à la fois de sa révolte contre l’idéologie communiste et contre les limitations d’une historiographie classique incarnée par son directeur de thèse, Ernest Labrousse, qui hésitait à patronner un projet si « délicat », entrepris par une chercheuse si intimement liée à son sujet38. Le résultat fut, cependant, une thèse de forme classique qui a soutenu avec succès, depuis un quart de siècle, la critique la plus minutieuse. C’est seulement avec la publication de son autobiographie que des lecteurs qui n’ont pas connu personnellement l’auteur peuvent comprendre qu’Aux origines du communisme français fut à la fois un ouvrage scientifique et une étape dans l’itinéraire spirituel de son auteur. Dans la soif de justification personnelle qu’on reconnaît, non seulement dans l’ouvrage d’Annie Kriegel, mais dans la plupart de ces mémoires des historiens français, on trouve moins une articulation de la position postmoderniste et subjectiviste articulée par Pierre Nora qu’un écho des aperçus de Philippe Ariès dans ses premiers écrits. Ces historiens ne mettent pas en question l’existence du passé, ni la possibilité pour les chercheurs de le retrouver. Malgré les réticences exprimées par beaucoup d’entre eux envers le genre autobiographique, ils ne mettent pas non plus en question la possibilité de raconter de façon véridique leur propre passé. Plus qu’on n’aurait soupçonné d’après leurs publications scientifiques, cependant, ils se révèlent comme des hommes et des femmes à la recherche d’un sens à leur propre vie. L’étiquette « histoire existentielle » appliquée par Ariès aux œuvres de Marc Bloch et de Lucien Febvre, se trouve justifiée pour eux aussi.
Notes de bas de page
1 Pierre Nora, Essais d’ego-histoire, Gallimard, Paris, 1987,5. Le volume comporte des contributions de Maurice Agulhon, Pierre Chaunu, Georges Duby, Raoul Girardet, Jacques Le Goff, Michelle Perrot et René Rémond.
2 Edgar Quinet, Histoire de mes idées : autobiographie, Hachette, Paris, 1878. Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Calmann-Lévy, Paris, s.d. Ernest Lavisse, Souvenirs, (éd.). Jacques et Mona Ozouf, Calmann-Lévy, Paris, 1988. Pierre Gaxotte, Mon village et moi, Flammarion, Paris, 1968 et Les autres et moi, Flammarion, Paris, 1975.
3 Les textes en question sont, par ordre, chronologique de publication : Philippe Ariès, Un historien du dimanche, Seuil, Paris, 1980. Emmanuel Le Roy Ladurje, Paris-Montpellier PC. -P.S.U. 1945-1963, Gallimard, Paris, 1982. Mona Ozouf, L’image dans le tapis dans Ozouf, L’Ecole de la France, Gallimard, Paris, 1984, 7-24. Pierre Goubert, Naissance d’un historien : hasards et racines dans La France d’Ancien Régime. Etudes en honneur de Pierre Goubert, Privât, Toulouse, 1984, 2 vols., 1 : 9-13. Pierre Nora, éd., Essais d’ego-histoire, Gallimard, Paris, 1987. Alain Besançon, Une génération, Juillard, Paris, 1987. Raoul Girardet et Pierre Assouline, Singulièrement libre, Perrin, Paris, 1990. Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Laffont, Paris, 1991 et François Bluche, Le grenier à sel, Fallois, Paris, 1991.
4 A part les textes classiques de Gibbon et d’Henry Adams (The Education of Henry Adams, paru pour la première fois en 1906), on trouve en anglais quelques textes obscurs publiés avant 1980, comme William K. Hancock, Country and Calling, Faber, London, 1954 et Gabriel Jackson, Historian’s Quest, Knopf, New York, 1969. L’historien anglais de la Révolution française, Richard COBB, a posé des questions théoriques importantes dans une courte esquisse de sa vie : A Second Identity. Essays on France and French History, Oxford University Press, London, 1969. Au début des années 1980, quelques historiens gauchisants ont entrepris une tentative semblable à celle de Nora : Henry Abelove (éd.)., Visions of History, Panthéon, New York, 1984, avec des interviews de beaucoup d’intérêt avec, entre autres, E.P. Thompson, Eric Hobsbawm, et Natalie Davis. La collection se limite cependant à des historiens de gauche. Dans les dernières années, quelques historiens américains ont publié des textes autobiographiques indépendants, apparemment sans liaison entre eux, notamment John K. Fairbank, Chinabound : A Fifty-Year Memoir, Harper and Row, New York, 1982. C. Vann Woodward, Thinking Back : The Périls of Writing History (Louisiana State University Press, Bâton Rouge, 1986). Henry F. May, Corning to Terms : A Study in Memory and History, University of California Press, Berkeley Ca., 1987. Lucy S. Dawidowicz, From that Place and Time, W.W. Norton, New York, 1989. H. Stuart Hughes, Gentleman Rebel, Ticknor and Fields, New York, 1990. Ce dernier est la seule publication de la part d’un historien américain de la France.
5 René Rémond, Le contemporain du contemporain, dans Nora, Ego-histoire, pp. 293-294.
6 Pierre Nora, Entre Mémoire et Histoire, dans Nora, éd., Les lieux de mémoire. 1. La République, Gallimard, Paris, 1984, XXXIII.
7 Pierre NORA, dans Ego-histoire, p. 5.
8 Un historien du dimanche fut le fruit d’un collaboration entre Ariès et Michel Winock, lui-même auteur d’un texte, La République se meurt, dans lequel l’élément personnel fut habilement combiné avec la recréation historique. Ne traitant cependant que’ les années 1956-1958, La République se meurt ne me paraît pas susceptible d’être analysé comme un texte autobiographique.
9 Pour un échantillon du choc produit par cette révélation, voir le compte rendu de Gordon Wright, l’un des doyens de l’histoire française aux Etats-Unis, dans le Times Literary Supplément du 10 oct. 1980.
10 Philippe Ariès Le temps de l’histoire, Editions du Rocher, Monaco, 1954, pp. 9, 17-18. Cet essai fut écrit en 1946.
11 Ibid., p. 24.
12 Philippe Ariès L’histoire existentielle, dans Ariès, Temps de l’histoire, pp. 302, 310-311.
13 Fernand Braudel, L’Histoire et les sciences sociales : la longue durée, dans Annales E.S.C., 13 (1958), p. 748.
14 Pierre Nora, dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 7.
15 Pierre Nora, Le retour de l’événement, dans Jacques le Goff et Pierre Nora, (éd.)., Faire de l’histoire, 3 vols., Gallimard, Paris, 1974, 1 : 210-227.
16 Raoul Girardet, dans Nora, éd., Ego-histoire, pp. 154-155.
17 Raoul Girardet, Singulièrement libre, pp. 69-73, pp. 160-162.
18 Voir les remarques de Rémond dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 338.
19 Annie Kriegel, Comprendre, p. 687.
20 Pierre Nora, Ego-histoire, p. 368.
21 Pierre Goubert, Naissance d’un historien : hasards et racines, dans La France d’Ancien Régime. Etudes en l’honneur de Pierre Goubert, 2 vols., Privât, Toulouse, 1984, 1 : p. 11.
22 Pierre CHAUNU, dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 70.
23 Pierre Nora, in Nora, éd., Ego-histoire, p. 366.
24 René Rémond, dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 297.
25 Raoul Girardet, Singulièrement libre, p. 62, p. 79.
26 Pierre Chaunu, dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 74.
27 Annie Kriegel, Comprendre, p. 195.
28 Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris-Montpellier, pp. 159, 162.
29 Michelle PERROT, dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 292.
30 Raoul Girardet, Singulièrement libre., p. 43.
31 René Rémond, dans Nora, éd., Ego-histoire, p. 333.
32 Annie Kriegel, Comprendre, p. 11.
33 Alain Besançon, Une génération, p. 191.
34 Annie Kriegel, Comprendre, p. 743.
35 Il faut par exemple confronter les pages d’Annie Kriegel sur ses accouchements avec l’excellent livre de Françoise Thébaud, Quand nos grand-mères donnaient la vie, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1986.
36 Annie Kriegel, Comprendre, p. 677. Ces lecteurs profiteront aussi de la lecture de l’essai exceptionnel d’Arlette Farge (Le goût de l’archive, Seuil, Paris, 1989), qui évoque très bien l’expérience de la confrontation personnelle avec les traces du passé dans la recherche archivale. Mais Farge se limite à un portrait de l’auteur comme chercheur ; son texte est évidemment autobiographique mais il ne peut pas se classer parmi les autobiographies.
37 Sur la naissance de l’autobiographie moderne et sa liaison avec les valeurs de la société bourgeoise et individualiste, voir l’article classique de Georges Gusdorf, Conditions et limites de l’autobiographie, dans Guenter Reichenkron, (éd.), Formen der Selbstdarstellung, Duncker et Humblot, Berlin, 1956, pp. 105-23.
38 Annie Kriegel, Comprendre, pp. 616-617.
Auteur
Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université du Kentucky
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