Penser la complexité : l’histoire des relations internationales
p. 103-115
Texte intégral
1Parler de complexité en relations internationales, c’est à coup sûr exprimer une tautologie, tant précisément il est dans la nature des relations internationales d’être complexes. L’ensemble des liens, des échanges, des transferts et des solidarités, ainsi que des différends, des conflits et des guerres qui rapprochent ou déchirent les peuples à travers les frontières constitue un écheveau difficile à démêler. Penser cette complexité, c’est tout simplement penser les relations internationales. A côté du politologue et des autres sciences sociales qui réfléchissent à la chose internationale, l’historien a son mot à dire. Il lui faut à sa manière identifier les éléments de complexité, tenter de les élucider, et, utilisant la spécificité de son métier, inscrire sa réflexion dans la déclinaison de la chronologie. Penser historiquement les relations internationales, c’est rendre intelligible l’inscription de leur complexité dans le temps.
2La conscience de la complexité, on la trouve d’emblée chez les fondateurs de l’école française d’histoire des relations internationales. En effet, Pierre Renouvin, dès les années Cinquante1, a voulu enrichir l’histoire diplomatique traditionnelle, trop réduite à l’histoire événementielle des guerres et des traités, à l’histoire des rapports entre chancelleries et diplomates. A ses yeux, l’histoire des relations internationales doit dépasser l’histoire des relations interétatiques et s’intéresser à tous les types de relations humaines qui impliquent un passage de frontières :
« Dans cette perspective, les rapports entre les gouvernements cessent d’être le centre d’intérêt ; ce qui importe, c’est l’histoire des rapports entre les peuples »2.
3Même la compréhension des rapports politiques entre Etats – que Renouvin ne néglige évidemment pas – implique l’analyse des autres relations qui s’inscrivent sur des registres différents. Pierre Renouvin introduit là une notion tout à fait opératoire, celle des « forces profondes » qui agissent sur la vie internationale et pèsent sur les choix des diplomates : d’une part les forces matérielles – la géographie, la démographie, les forces économiques – et, d’autre part, les forces spirituelles, c’est-à-dire ce qu’il appelle d’une façon générale la « psychologie collective », avec certains grands sentiments comme le pacifisme ou les sentiments nationaux. En ce sens, il s’inspire de l’école des Annales en donnant lui aussi toutes ses lettres de noblesse à l’histoire économique et à l’histoire des mentalités pour les intégrer dans l’histoire des relations internationales. Mais, en même temps, il prend ses distances vis-à-vis de cette école, car il ne néglige pas pour autant l’histoire politique ni ne méprise l’analyse de l’événement ou l’étude des actions des grands hommes. Tout en veillant évidemment à ne pas traiter les événements à la vieille sauce de l’histoire événementielle. Très significative est la construction du livre qu’il publie en 1964 avec son disciple, Jean-Baptiste Duroselle, l’Introduction à l’histoire des relations internationales 3. Renouvin rédige lui-même la première partie, intitulée « Les forces profondes » et Duroselle écrit la seconde, avec comme titre « L’homme d’Etat », ce qui tend à prouver qu’il s’agit là d’écrire une histoire où l’explication de l’action sourde des forces collectives n’exclut pas celle du rôle des individus. A travers cet ouvrage fondateur qui a inspiré tant de chercheurs et fécondé tant de recherches en histoire des relations internationales, Renouvin et Duroselle ont précisément pour but de rendre compte des relations internationales dans toute leur complexité et dans toute la pluralité des niveaux de complexité.
4Il y a d’abord la complexité de l’écheveau des « forces profondes » elles-mêmes. Quelle est la part respective de celles-ci dans le déclenchement d’une crise internationale ou d’une guerre ? Quel est le poids des forces matérielles, en particulier de l’économie ? Pour Renouvin, celle-ci a toujours joué un rôle qui a trop longtemps été négligé. Il n’est pas possible de comprendre les relations internationales, surtout au XXe siècle, si l’on néglige l’analyse des échanges commerciaux, des mouvements de capitaux, des rapports de force économiques et des intérêts financiers, ou si l’on refuse de considérer comment sont maniées les armes de l’économie au service de la diplomatie. Mais, Pierre Renouvin récuse en même temps tout déterminisme économique. Prônant l’étude du cas par cas, il conclut presque toujours que le poids de l’économie, pour important qu’il soit, n’est pas le plus déterminant. D’où la part réservée à la « psychologie collective », avec l’appréciation du poids des mentalités ou du rôle de l’opinion publique, selon une méthode empirique. La première complexité, à analyser et à démêler réside donc, au sein des forces profondes, dans une combinatoire des facteurs dont il convient de mesurer le poids variable à la lumière de chaque cas.
5La deuxième complexité se situe dans le rapport que le décideur en politique étrangère, c’est-à-dire « l’homme d’Etat » analysé par Jean-Baptiste Duroselle, entretient avec les forces profondes. Celles-ci pèsent sur lui à un double titre : d’une part, elles intègrent son passé et sont intériorisées par lui – les pesanteurs sociologiques et culturelles de son milieu d’origine, sa formation – et, d’autre part, elles influencent son présent de décideur : l’entourage, le poids des intérêts et de l’opinion. Mais, le décideur a aussi son degré d’autonomie par rapport aux forces profondes, qu’il est capable de modifier, d’infléchir et auxquelles il peut imposer sa volonté. Duroselle aimait citer l’exemple de Franklin Roosevelt, obligé tour à tour de subir l’isolationnisme de son opinion, de composer avec cette force profonde, puis de la surmonter après toute une préparation pédagogique qui s’est inscrite dans la durée de plusieurs années. En s’intéressant de près à l’étude du « decision-making process », Jean-Baptiste Duroselle assumait ainsi sans complexe la nécessité de faire de l’histoire diplomatique – il ne méprisait pas de prendre cette formule à son compte4 –, à condition de prendre en compte l’élargissement des perspectives et des problématiques, préconisé par Pierre Renouvin et lui-même.
6Penser cette double complexité – la chimie des forces profondes et les rapports entre décideurs et forces profondes – n’est sans doute pas l’apanage des historiens des relations internationales. Les historiens du politique, les historiens des politiques intérieures élucident eux aussi ce même type de problèmes. La spécificité de la vie internationale est l’existence de « l’Autre », de « l’étranger », de tout ce qui est « extérieur », impliquant cette notion de frontières. Les historiens de l’international doivent donc gérer l’étude de cette troisième complexité : ils n’étudient pas seulement les forces profondes et les processus de décision à l’intérieur d’un pays, mais ils doivent démonter les interférences et les croisements qu’impliquent les relations bilatérales ou multilatérales entre décideurs de pays différents, entre forces profondes de pays différents, mais aussi entre décideurs de tel pays et forces profondes de l’autre côté des frontières.
7Les disciples de Pierre Renouvin et de Jean-Baptiste Duroselle ont eu à rendre compte de cette triple complexité. Les thèses de René Girault5, de Raymond Poidevin6, de Pierre Guillen7 et de Jean-Claude Allain8 ont tout à la fois :
mesuré le poids du capitalisme français au début du XXe siècle par rapport à celui des autres forces profondes dans la conduite de la politique extérieure de la France,
analysé son influence sur les décideurs et la façon dont ces derniers se sont servis de lui pour mener leur action diplomatique,
décrit sa capacité de modifier l’économie à l’extérieur des frontières de la France, en Russie, en Allemagne, au Maroc.
8Les conclusions de ces ouvrages, avec quelques nuances différentes, montrent que les intérêts et les facteurs économiques ont joué un rôle vraiment majeur dans les relations internationales de la Belle Epoque, que l’impérialisme a véritablement existé, mais que, contrairement aux affirmations de Lénine, ces forces économiques et financières sont loin d’avoir été fondamentalement déterminantes dans le déclenchement de la guerre en 1914. Bien au contraire, à partir de 1912-1913, les solidarités internationales et les convergences de paix qu’elles construisaient en Europe commençaient quasiment à l’emporter sur les rivalités et les divisions belligènes qu’elles avaient générées auparavant. Il faut donc chercher ailleurs les mécanismes qui ont conduit au premier conflit mondial.
9Lorsque que l’on mène l’enquête du côté des « forces spirituelles » ou du côté des mentalités, on aboutit presque au même type de conclusions doubles. D’un côté, l’essor et l’exaspération des nationalismes a beaucoup fait pour envenimer les relations internationales dans les premières années du siècle. Mais d’un autre côté, la thèse de Jean-Jacques Becker9 montre bien que les idées et idéaux de paix étaient au moins aussi forts, sinon plus, que les pulsions agressives et nationalistes dans l’opinion française à la veille de la Grande Guerre. Non, les Français ne sont pas partis à la guerre dans l’allégresse et la fleur au fusil, sauf dans quelques cas et à quelques moments exceptionnels. Une « résolution tranquille », certainement, mais point d’enthousiasme fébrile. En 1914, l’opinion a accepté, elle n’a pas poussé. Pour la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’on en considère les causes, il est encore plus clair que ni l’économie ni l’opinion n’ont joué un rôle direct majeur. On peut mesurer la part de la crise économique mondiale dans l’avènement de Hitler, dans la montée des égoïsmes nationaux dont il a su profiter, ainsi que le poids de l’opinion américaine qui a poussé la première puissance du monde à l’inaction internationale et au refus de la régulation des affaires du monde. Les forces profondes ont provoqué ces dérèglements, qui, à leur tour, ont largement contribué au déclenchement du conflit, mais les agissements de Hitler restent malgré tout au centre du réseau des causalités directes.
10Ces remarques introduisent une question. Pourquoi se fatiguer à penser la complexité des relations internationales à travers l’écheveau des forces profondes, alors que celles-ci paraissent secondaires dans le déclenchement de deux événements majeurs, comme les deux guerres mondiales qui ont tant marqué notre siècle ? L’historien italien Fulvio d’Amoja en arrive à se demander si la problématique des forces profondes développée par Pierre Renouvin et ses disciples ne cache pas finalement une vision très classique des relations internationales. Ces forces sont présentées comme si complexes, précisément, comme enchevêtrées, multiples, contradictoires, se contrariant tellement les unes les autres que le décideur retirerait une grande marge de manœuvre et une large liberté de choix. En dernière analyse, la complexité de ces forces profondes serait leur faiblesse et elle expliquerait la clarté du primat du politique, de la prééminence de la « loi de la raison d’Etat »10 et de celle de l’intérêt national, avec leurs trois ressorts traditionnels : la puissance, la sécurité et le prestige.
11De fait, les choses ne sont simples que si l’on s’en tient :
à l’analyse de l’ordre linéaire des causes ;
à l’étude des politiques étrangères, comme si elles étaient les constituants uniques des relations internationales.
12Restons d’abord dans le cadre des politiques étrangères. C’est quasiment une tautologie de dire que, dans l’action politique – et une déclaration de guerre en est une –, la marge du politique est énorme au moment de la prise de décision. Mais, les forces profondes exercent leur influence sur les politiques étrangères de bien d’autres manières et à bien d’autres moments. Les forces profondes ne causent pas toujours l’action, elles la conditionnent ; l’action doit en tenir compte et se dérouler en fonction d’elles. A côté de l’ordre de la causalité, il faut donc raisonner aussi en termes de conditionnalité ou de fonctionnalité. Pour prendre l’exemple de l’économie, si elle a joué un rôle second dans le déclenchement de la guerre en 1914 ou en 1939, elle a exercé en revanche un poids décisif sur le déroulement des deux conflits eux-mêmes, entre 1914 et 1918 et entre 1939 et 1945. On risque de ne pas comprendre grand chose aux deux guerres mondiales si l’on néglige l’étude des forces profondes économiques. De plus, Jean-Baptiste Duroselle a raison de distinguer un autre registre bien différent de celui de la causalité, et qui n’est pas non plus celui de la fonctionnalité : celui de la finalité. Dans l’ordre des finalités, le décideur est roi, puisque ses intentions, ses objectifs et les buts qu’il poursuit sont les principes de son action. Et pourtant, non seulement il tient compte des forces profondes, mais il les intériorise et les transforme en motivations. Ainsi l’étude des buts économiques de guerre des différents pays belligérants, faite par Georges-Henri Soutou11, est essentielle pour comprendre toutes les dimensions de la Grande Guerre. La guerre a éclaté alors que les causes économiques de conflit s’atténuaient, mais cela ne signifie pas l’absence de buts économiques, car le conflit une fois déclenché a généré des appétits et des intentionnalités nouvelles dans l’ordre industriel et financier. De même, l’économie a eu aussi sa part dans l’affirmation par la France de ses ambitions après la victoire de 191812 ainsi que dans la stabilisation de l’Europe occidentale au début de la guerre froide13. Dans les deux cas, les décisions – l’occupation de la Ruhr en 1923 ou l’aide Marshall en 1947 – ont été éminemment politiques, avec une finalité politique (la France veut l’affaiblissement de l’Allemagne, et les Etats-Unis celui de l’URSS et du communisme), mais les armes utilisées sont économiques et les conditions de l’échec ou de la réussite le sont aussi. Si l’on reste à l’exemple de l’économie, il convient de bien distinguer trois types de forces profondes que l’on confond trop souvent14 : les contraintes économiques (croissance ou pénuries, inflation ou récession, concurrences, compétitivité, etc.) qui entravent ou favorisent, empêchent ou permettent, rendent possible ou impossible l’action internationale, et sur lesquelles le décideur en politique étrangère a peu de prise ; les intérêts économiques, ceux des milieux dirigeants, qui exercent (ou non) une pression sur le décideur politique ; les atouts ou armes économiques que le décideur peut au contraire instrumentaliser. Dans les deux cas précédemment cités, on peut distinguer les trois niveaux. Tout d’abord, les milieux d’affaires et les intérêts économiques n’ont pas joué de rôle déterminant dans la décision d’occuper la Ruhr ou de proposer l’aide américaine à l’Europe. En revanche, ces deux fois, il y a bien eu instrumentalisation des forces profondes de l’économie par les instances politiques et leur utilisation a servi comme arme pour affaiblir l’adversaire. Enfin, les forces économiques, comme système de contraintes, ont eu le dernier mot : en 1923-1924, elles sont à l’origine de l’échec partiel de Poincaré (la faiblesse du franc qui l’oblige à accepter le plan Dawes – « les forces profondes étaient du côté de l’Allemagne », écrit Jacques Bariéty) ; en 1947-1952, transformées par le plan Marshall, elles expliquent la réussite sociale et politique de l’Europe occidentale.
13Du côté des mentalités, on ne peut nier que les opinions publiques soient également l’enjeu de batailles dans la conduite des politiques étrangères. Si leur poids dans l’ordre des causalités et des origines d’une action extérieure n’est pas évident, d’autant qu’elles sont réputées s’intéresser plus à la politique intérieure qu’à la politique extérieure, leur influence, recherchée ou redoutée, est malgré tout importante sur le cours des événements internationaux. Tant au niveau de la conditionnalité que dans l’ordre des finalités. Pendant les guerres mondiales, elles sont l’objet de tous les soins : le moral des troupes et de l’arrière est le souci constant des décideurs, pour qui la bataille de la mobilisation des esprits est décisive. Crucial aussi est le rôle des opinions dans l’achèvement de conflits comme la guerre d’Algérie ou la guerre du Vietnam, ou dans le rejet de la CED par la France. Dans ce dernier cas, on peut contester ce poids de l’opinion en se fondant sur des sondages qui montrent une courte majorité en faveur des thèses « cédistes » ; mais Jean-Jacques Becker15 montre comment cette majorité est faite d’opinions hésitantes (les « plutôt pour » étant plus nombreux que les « résolument pour ») et comment la minorité, qui d’ailleurs talonne de près la majorité, est nettement plus ferme dans sa résolution : elle contient nettement plus de « résolument contre » que de « plutôt contre ». L’opinion, en dehors des consultations électorales, doit au moins autant se mesurer par un « coefficient d’intensité » que par une simple arithmétique des nombres.
14Finalement, il y a du vrai dans la phrase d’Alain Girard sur l’opinion publique : « elle ne fait pas plus la politique étrangère quelle ne fait la politique intérieure, mais aucune politique, semble-t-il, ne peut se faire ni contre elle, ni sans elle »16. Cette réflexion peut s’appliquer à l’ensemble des forces profondes, économie comprise. Même lorsque leur poids pèse lourd sur les décisions, elles déterminent moins les origines de l’action que leur déroulement et leur issue, moins les causes d’une politique, que les causes de sa réussite ou de son échec.
15Mais les relations internationales ne sont pas seulement le résultat de politiques étrangères. Ces relations internationales doivent beaucoup aussi aux relations extra-étatiques et intersociétales. D’où la tendance actuelle, prolongeant le mouvement historiographique lancé par Pierre Renouvin qui ne voulait pas se contenter de l’histoire des relations interétatiques, à faire davantage entrer les méthodes de l’histoire sociale dans l’histoire des relations internationales, avec l’étude du rôle des migrations17, des mouvements culturels, de l’éducation, du sport dans les relations internationales18. Bien évidemment, les Etats ne restent pas indifférents devant ces phénomènes et ces derniers finissent par entrer aussi dans le cadre des relations interétatiques. Malgré tout, une grande partie d’entre eux échappe à ce cadre. Les travaux de Hartmut Kaelble19 sont précieux à cet égard. Il décrit ce qui fait la spécificité historique des sociétés européennes par rapport aux autres sociétés industrielles ou post-industrielles : l’originalité de la famille, de l’urbanisme, du poids de la classe ouvrière et de l’existence de l’Etat-Providence différencie les sociétés en Europe par rapport à celle de l’Amérique du nord. Cette histoire comparatiste, cette analyse des forces sociales transnationales deviennent histoire et analyse des relations internationales lorsque Hartmut Kaelble induit de sa recherche une étude de ce qui constitue une identité sociale européenne en évolution, mettant ce phénomène en relation et en articulation avec le processus politique de construction et d’intégration européenne.
16Au fond, la question centrale est de savoir si la multiplication et l’intensification d’échanges humains extra-étatiques à travers les frontières finissent par influencer et modifier les relations internationales, y compris les politiques étrangères. A l’arrière de cette question, on trouve évidemment l’interrogation sur la guerre et la paix. Plus de contacts avec l’Autre et avec l’Etranger donnent-ils plus de chances à des relations pacifiques dans le monde ? On connaît la complexité de la réponse : la densification des relations humaines au-delà des frontières génère à la fois plus de compréhension mutuelle entre les hommes et plus de risques de rejets, de phénomènes de xénophobie et de replis identitaires.
17Voilà pourquoi il est important aussi de penser la complexité des relations internationales sous un autre angle. C’est une réflexion sur le temps historique des relations internationales qui s’impose. La chronologie linéaire des alternances de guerres, d’entre-deux-guerres et de paix ne rend absolument pas compte des effets contradictoires de l’internationalisation progressive et cumulative des relations humaines au XXe siècle. Pour mieux comprendre ces phénomènes, il est nécessaire de considérer différents types de temporalités et de se référer aux différents niveaux de complexité des temps vécus.
18Il est primordial de prendre en compte la façon dont les synchronies sont perçues et représentées par les contemporains. Pendant les périodes de paix, beaucoup pensent à la guerre, soit pour la redouter ou l’éviter, soit pour la préparer. Pendant les guerres, la paix devient un objectif majeur, voire une obsession : même si elle est pensée sous la forme d’un espoir de victoire, elle est rêvée comme un futur et immense soulagement. Si la guerre dénoue à court terme tout un tissu de relations entre pays qui deviennent ennemis, elle les interrompt plutôt qu’elles ne les rompt, elle les suspend et les transforme à long terme, sans complètement les annuler. On pense souvent une paix comme un entre-deux-guerres ; il faudrait aussi concevoir dans quelle mesure une guerre est partiellement un entre-deux-paix. Les changements de la guerre ne détruisent pas toutes les continuités de la paix. Celle-ci revenue, les relations ne reprennent évidemment pas à l’identique et encore moins là où elles s’étaient arrêtées. Cette reprise est quasiment attendue – tout est une question de temps, celui du deuil –, car la logique de paix est inscrite à plus ou moins long terme dans la logique de guerre – l’inverse n’étant pas nécessairement vrai – et la fin d’une guerre procède plus de la fatalité que la fin d’une paix. Nous avions déjà eu l’occasion d’inviter à une autre lecture historique du siècle20. Il est nécessaire de mettre en perspective, les changements et les continuités – démarche ultra-classique pour l’historien –, les récurrences d’une paix à l’autre, de l’ère Briand-Stresemann à l’ère Schuman-Adenauer, du plan Dawes au Plan Marshall. Mais il convient aussi d’ajouter une troisième dimension à cette lecture du temps historique pour pouvoir l’appréhender dans tout son relief : celle des décalages entre les différentes lignes de continuité. Les mouvements longs qui animent les forces profondes ne sont pas toujours en phase. Paul Kennedy21 l’a montré : l’ascension ou le déclin des puissances sur la scène internationale dépend finalement à long terme des forces profondes de l’économie. Entre la puissance économique et la puissance militaire, il peut exister un décalage dans le temps – tel est le cas des Etats-Unis au XXe siècle avant 1941 – décalage qui se résorbe. C’est dans l’étude de ces déphasages et de leur résorption, de cette grammaire historique des discordances et concordances de temps, que l’on doit éclairer d’une nouvelle lumière la problématique des forces profondes et de leurs rapports avec les décideurs en relations internationales.
19Enfin, il est une autre piste féconde qui permet de mettre en lumière cette fenêtre d’interférences entre « forces profondes » et « hommes d’Etat », celle qui a été ouverte par Pierre Laborie22 dans le domaine de l’étude de l’opinion. L’analyse qu’il fait de celle-ci dans le cadre plus large et tout à fait opératoire des « systèmes de représentations » ou des « imaginaires sociaux » peut très valablement être effectuée aussi en histoire des relations internationales. Il est certain que la représentation de l’événement par les contemporains fait à son tour événement ou transforme l’événement. Il ne s’agit en rien de nier ou de dissoudre les réalités ni de dire qu’elles n’existent pas en dehors des représentations que l’on s’en fait. Mais le poids des représentations de ces réalités est essentiel tant sur les relations internationales extra-étatiques, que sur les processus de décision politique, puisque le système individuel de représentations du décideur fait partie d’un système social de représentations à une époque donnée. René Girault avait déjà eu cette intuition en lançant son enquête sur « la perception de la puissance » dans quatre pays européens23. La subjectivité peut être créatrice de réalité, puisque la puissance, c’est-à-dire la capacité de modifier la volonté des autres au-delà des frontières ne dépend pas seulement des rapports de force objectifs, mais aussi de la façon dont cette capacité est regardée, représentée par soi et par les autres. En bref, c’est la question de la confiance et de la crédibilité. On ne peut donc raisonner ni en matière d’histoire de la dissuasion militaire ni dans le domaine de l’histoire monétaire internationale, sans se référer aux systèmes de représentations et aux imaginaires sociaux.
20Un tel usage permet de mieux comprendre la façon dont les sociétés vivent et gèrent l’ambivalence fondamentale de leurs représentations du monde et des relations internationales. Beaucoup d’auteurs24 nous rappellent que toute image, et en particulier toute image de l’Autre, est ambivalente, et ce, à deux niveaux différents. Premièrement, le positif et le négatif coexistent simultanément ; anglophobie et anglophilie, par exemple, puisent dans le même capital de stéréotypes, et le passage de l’opinion française d’une vague d’anglomania à un accès de fièvre anglophobe peut se faire rapidement, justement parce quelle utilise quasiment les mêmes représentations dont il lui suffit de retourner le signe algébrique25. Deuxièmement, il y a une importante projection de Soi dans l’image de l’Autre, et celle-ci est souvent instrumentalisée en fonction du futur que l’on espère ou que l’on redoute : ainsi l’image de l’Allemand en France est à la fois le produit d’une haine et d’une fascination – première ambivalence – et la représentation simultanée de l’inimitié héréditaire et du besoin de réconciliation – deuxième ambivalence – pour un avenir meilleur. Ces représentations se construisent bien en fonction d’une triple temporalité vécue par les contemporains – les héritages du passé, les enjeux du présent et les perspectives d’avenir – et du couple identité-altérité qui s’inscrit dans un espace imaginaire complexe et interactif : une identité nationale par exemple se construit par rapport aux Autres – rien d’original dans cette affirmation –, mais, en retour, les relations avec l’Autre finissent à terme, et selon des chronologies intéressantes à étudier, par changer son identité. Face au monde, on n’est pas Français de la même manière en 1900 ou en 1995. On n’est pas « Européen » non plus de la même façon. A la Belle Epoque, existe au cœur de l’identité européenne un complexe de supériorité, qui structure un système colonial de représentations et qui suscite un certain nombre de rivalités entre identités nationales. Après 1945, et plus encore avec la décolonisation, la conscience du déclin devient conscience de la nécessité de construire l’Europe. Au fond, l’« identité » européenne – le sentiment d’appartenance – et la « conscience » européenne – l’intériorisation d’une nécessité politique –, qui s’opposaient au début du siècle, ne sont plus antinomiques cinquante ans plus tard. Tant que l’Europe se prenait pour le monde en le dominant, elle n’éprouvait pas le besoin de se construire. C’est depuis quelle redoute sa baisse d’influence dans l’univers, quelle envisage plus sérieusement sa construction politique. Le chemin n’est pas linéaire, tant les rapports entre identités nationales et identité européenne sont complexes26. Intéressante est précisément la multiplicité des identités qui animent une même collectivité à des degrés inégaux : la part et l’enchevêtrement des identités régionales, nationales et supranationales (au sens étymologique du terme, et non au sens de la construction politique). Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle ont beaucoup écrit sur le sentiment national, sur l’intérêt national. Dans le prolongement de leur réflexion, il conviendrait de réfléchir historiquement à ce qu’est la « sensibilité internationale »– qui ne se réduit pas au pacifisme déjà étudié –, c’est-à-dire ce complexe de sentiments et de représentations, mais aussi d’attitudes et de pratiques sociales, qui poussent à une ouverture au-delà des frontières, dans le sens d’une construction de solidarités. Comment sentiment national et sensibilité internationale s’articulent, se combinent, se nouent, se dénouent, se déchirent, se raccommodent et se modifient mutuellement dans le temps ? Quels sont les relais, les vecteurs et les transferts qui transforment cette articulation ?
21De telles recherches impliquent évidemment une démarche interdisciplinaire. Dans ce champ, l’historien doit tenir son rôle : celui qui pense la complexité des relations internationales en restituant la dynamique du temps. Le temps qui passe, mais aussi qui accumule. Le temps qui érode, fracture et sédimente à la fois. Il faut prendre en compte toutes ces combinatoires tant dans leur synchronie que dans leur diachronie. Pour l’historien, penser les relations internationales, c’est penser l’évolution d’une complexité, celle du rapport des collectivités humaines au monde.
Notes de bas de page
1 Voir « l’introduction générale » écrite par Pierre Renouvin dans le premier volume de Histoire des relations internationales, I, Du Moyen Âge à 1789, Hachette, 1953. Lire la précieuse mise au point de René Glrault : « Présentation. De Renouvin à Renouvin », qui introduit la réédition de cet ouvrage, Hachette, 1994.
2 Pierre Renouvin, op. cit., réédition de 1994, p. 8.
3 Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales, Armand Colin, 1964, réédition en 1992.
4 Jean-Baptiste Duroselle, « De ‘l’histoire diplomatique’ à l’‘histoire des relations internationales’ », Mélanges Pierre Renouvin, Paris, P.U.F., 1966, pp. 1-15.
5 René Girault, Emprunts russes et investissements en Russie, 1887-1914, Armand Colin, 1973.
6 Raymond POIDEVIN, Les relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Armand Colin, 1969.
7 Pierre Guillen, Finances et diplomatie. Les emprunts marocains de 1902 à 1904, Publications de la Sorbonne, 1972 ; L’Allemagne et le Maroc, 1870-1905, Paris, 1967.
8 Jean-Claude Allain, Agadir 1911, une crise impérialiste en Europe pour la conquête du Maroc, Paris, 1976.
9 Jean-Jacques Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977.
10 Fulvio d’Amoja, « Primato délla politica estera, primato della politica interna nella storia delle relazioni internazionali », Studi s tor ici, 1981, pp. 565-567.
11 Georges-Henri Soutou, L’Or et le Sang, Fayard, 1988.
12 Jacques Bariéty, Les relations franco-allemandes après la Première Guerre mondiale 1918 – 1924, Pedone, 1977 ; Denise Artaud, La question des dettes interalliées et la reconstruction de l’Europe (1917-1929), Université de Lille III, 1976.
13 Gérard Bossuat, L’Europe occidentale à l’heure américaine : le plan Marshall et l’unité européenne, 1945-1952, Complexe, 1992.
14 Robert Frank, La hantise du déclin. Le rang de la France en Europe, 1920-1960 : finances, défense et identité nationale, Belin, 1994, pp. 137-140. Voir aussi la distinction entre « pulsions » et « pressions » économiques chez Jean-Baptiste Duroselle, « De ‘l’histoire diplomatique’ à l’‘histoire des relations internationales’ », Mélanges Pierre Renouvin, Paris, P.U.F., 1966, pp. 1-15, et Tout Empire périra. Une vision théorique des relations internationales, Publications de la Sorbonne, 1981. Lire également : René Girault, « Le difficile mariage entre deux histoires. Economie et relations internationales dans le monde contemporain » et Jacques Thobie, « La dialectique forces profondes-décision dans l’histoire des relations internationales », Relations internationales, n° 41, printemps 1985.
15 Jean-Jacques Becker, « L’opinion », in René Rémond (dir.), Pour une histoire politique, Seuil, 1988.
16 Alain Glrard, L’élaboration de la politique étrangère.
17 Pierre Milza, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle : aux origines du rapprochement franco – italien de 1900-1902, Ecole française de Rome, 1981. Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Paris, Plon, 1993. Janine Ponty, Polonais méconnus : histoire des travailleurs immigrés en France, dans l’entredeux-guerres, Publications de la Sorbonne, 1990. Ralph Schor, L’opinion française et les étrangers, 1919-1939, Publications de la Sorbonne, 1985.
18 Voir les numéros spéciaux de la revue Relations internationales : « Culture et relations internationales », n° 24, hiver 1980 et n° 25, printemps 1981. « Sport et relations internationales », n° 38, été 1984. Voir aussi Alfred Wàhl (dir.), Sport et relations internationales, Université de Metz, 1994.
19 Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, Belin, 1982.
20 Robert Frank, « Guerres et paix en notre siècle », in Ecrire l’histoire du temps présent, C.N.R.S., éditions 1993.
21 Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1991.
22 Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Seuil, 1992.
23 René Glrault et Robert Frank, La puissance en Europe, 1938-1940, Publications de la Sorbonne, 1984. La puissance française en question ! 1945-1948, Publications de la Sorbonne, 1988. Josef Becker, Franz Knipping (éd.), Power in Europe ? Great Britain, France, Italy and Germany in a Postwar World 1945-1950, New York, Walter De Gruyter, 1986. Ennio Di NOLFO (éd.), Power in Europe ? II. Great Britain, France, Italy and Germany and the origins of the E.E.C., 1952-1957, New York, Walter De Gruyter, 1992.
24 Andris Barblan, « A la recherche de soi-même. La France et Fachoda », et Marlis Steinert, « L’évolution des images nationales en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale », Relations internationales, n° 2 « Mentalités collectives et relations internationales », novembre 1974. Egalement Pierre Laborie, op. oit., 1990.
25 Voir aussi Images et imaginaire dans les relations internationales depuis 1938, sous la direction de Robert Frank, avec la collaboration de Maryvone Le Puloch, Cahiers de l’I.H.T.P., n° 28, juin 1994.
26 Voir Identité et conscience européennes au XXe siècle, sous la direction de René Glrault, Hachette, 1994.
Auteur
Professeur d’Histoire des Relations internationales à l’Université de Paris I-Sorbonne
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