1« La masse des connaissances perdues, oubliées ou non encore découvertes l’emporte de très loin sur ce que nous croyons savoir »1, observe Serge Berstein. Cet aveu d’un historien contemporain rejoint une constatation faite, il y a plus de quarante ans, par Henri-Irénée Marrou qui critiquait alors les prétentions scientistes d’une histoire qui pouvait être positiviste ou marxiste : « L’homme historien... sait qu’il ne peut tout savoir, il ne se prend pas pour plus qu’un homme et accepte avec simplicité de ne pas être Dieu : il connaît en partie dans son petit miroir de façon limitée et souvent obscure. Mais il sait qu’il ne sait pas, il mesure et situe l’immensité de ce qui lui échappe, acquérant par là-même un sens aigu de la complexité de l’être et des situations de l’homme dans leur tragique ambivalence »2.

2Ce livre, préparé par Yves Beauvois et Cécile Blondel, rassemble treize écrits d’historiens français et étrangers qui tentent de répondre à une demande paradoxale : exprimer ce qu’ils ne savent pas. En fait, le paradoxe n’est qu’apparent car il s’agit d’une exploration des limites de leur domaine. La recherche de l’historien rencontre en effet de nombreux obstacles.

3D’abord, les archives ne livrent pas tout ce que l’on voudrait savoir ou bien restent enfouies et protégées par le secret d’Etat. Charles Kecskeméti, secrétaire général du Conseil international des Archives, institué depuis 1948 sous l’egide de l’UNESCO, évoque notamment la situation des pays de l’Est où la notion de secret d’Etat a été abusivement étendue. Nicolas Werth montre comment les soviétologues ont dû travailler pendant soixante-quatorze ans avec des sources partielles, et inégalement fiables, et comment ils se trouvent maintenant en présence d’une montagne d’archives avec des moyens limités pour l’exploiter.

4Le refus de laisser l’histoire jouer un rôle ancillaire dans un système totalitaire a caractérisé l’expérience polonaise. L’intelligentsia historienne, que Daniel Beauvois connaît bien, a effacé l’amnésie provoquée par le pouvoir en restituant au peuple son histoire nationale. Cette réappropriation de l’histoire a fortement contribué à inspirer le mouvement populaire de Solidarnosc. Cependant, aujourd’hui, les exigences politiques de la concorde nationale incitent à limiter les recherches sur un passé récent brûlant. Le délai de trente ans pour accéder aux archives est dicté par la salubrité publique : la Pologne a choisi la mansuétude plutôt que l’hypermoralisme et la rancune.

5Un deuxième obstacle entrave la quête des historiens : ceux-ci sont victimes de mythes, d’idéologies, de tabous. Pour la Russie, Nicolas Werth montre comment, après les déformations idéologiques de l’ère soviétique, l’ouverture des archives fait prendre conscience de tout ce qu’on ne savait pas. En France, Pierre Birnbaum explique comment le chauvinisme qui exalte le soldat laboureur alimente l’antisémitisme et constate que « l’Affaire Dreyfus constitue sans aucun doute l’expérience la plus frappante des méfaits de l’ignorance ». Au-delà des Alpes, Gianni Perona passe en revue un certain nombre de tabous : les viols de femmes commis soit lors de la guerre civile italienne en 1943 – 45, soit en 1944 par les soldats marocains de l’armée française dans le Latium méridional ne laissent guère de traces dans les archives judiciaires ou militaires ; les femmes de l’ennemi, lorsqu’elles sont exécutées, sont oubliées dans les récits ; la vie et la mort du héros de la Résistance sont parfois maquillées.

6La course d’obstacles continue pour les historiens lorsque ceux-ci veulent affronter les phénomènes d’opinion. Pierre Laborie tente d’éclairer ce concept dans le cadre national en soulignant l’importance de l’évolution de l’opinion publique sous le régime de Vichy. Robert Frank lui restitue sa place dans les relations internationales, car la politique des états, sans être commandée par l’opinion, ne peut se faire ni contre elle ni sans elle. Si, à la suite des travaux de Renouvin et de Duroselle, les forces profondes qui influencent les relations internationales doivent être analysées, elles jouent cependant un rôle secondaire dans le déclenchement des deux conflits mondiaux du XX^e siècle.

7D’autre part, les historiens peuvent être victimes du piège des mots et des abus de la conceptualisation comme l’expliquent Pierre Milza et Maurice Tournier. Les historiens seraient-ils « des bricoleurs du langage » s’interroge P. Milza qui a travaillé sur les fascismes et les totalitarismes et qui défend un usage pragmatique des mots ? Enfin les historiens risqueraient-ils de verser dans une histoire trop subjective ? Jeremy D. Popkin observe la persistance d’un positivisme dépassé chez trop d’historiens qui négligent de présenter avec leurs travaux des informations autobiographiques et félicite les historiens français d’avoir publié, au cours des années quatre-vingts, des ouvrages « d’ego-histoire » qui clarifient leurs rapports avec leur œuvre.

8Réfléchir sur les limites de l’investigation historique, c’est aussi observer les relations de l’histoire avec les sciences humaines : la linguistique et la sociologie ont été invitées à témoigner. Maurice Tournier, après avoir rappelé que « le structuralisme s’était construit sur une évacuation de la diachronie », constate que le linguiste qui ne fait pas l’effort d’être historien passe à coté de sa propre langue. En effet, les mots sont « acteurs et rédacteurs d’histoire », et, au milieu du foisonnement verbal des discours du passé, nous conservons seulement les mots qui ont réussi, qui sont entrés dans l’histoire. François Chazel propose un code de bonne conduite entre historiens et sociologues pour établir des relations stables. Il prend acte qu’il y a maintenant une histoire du temps présent et une sociologie historique. Il note que la sociologie et l’histoire ont fini par renoncer à être des disciplines fédératrices des sciences humaines et sociales : elles ont été tentées de le devenir, la première de Comte à Durkheim, la seconde avec les Annales. François Chazel pense qu’une réflexion à partir des conceptions wébériennes faciliterait une meilleure compréhension entre sociologues et historiens.

9Après avoir relevé les limites de l’enquête historique, deux contributions tentent de définir la nature et l’utilité de l’histoire. Serge Berstein s’interroge sur l’acquisition du savoir historique qui s’effectue en deux étapes : l’établissement du corpus des faits et leur interprétation. Il montre que cette acquisition est différentielle selon les personnes concernées en distinguant les savoirs « savants » ratifiés par la communauté des historiens, les savoirs « éducatifs » avec l’apport de l’historien dans la formation de l’esprit critique et dans l’éducation du citoyen rendu apte à comprendre le monde contemporain, et ce qu’il appelle la vulgate historique avec ses images d’Epinal.

10A son tour, Michel Winock se demande à quoi sert l’histoire. Il écarte les « leçons » de l’histoire que celle-ci était censée infliger aux princes à l’époque classique, avec Bossuet et Voltaire, et aux générations montantes à l’ère positiviste. Ces leçons supposeraient un déterminisme historique qui n’existe pas. L’historien ne peut prévoir l’avenir : combien d’historiens avaient prévu l’effondrement de l’URSS ? L’histoire serait-elle inutile, aujourd’hui ? Non, répond Winock, à la suite d’Henri-Irénée Marrou, mais elle exige la modestie. Définie comme connaissance du passé, elle contribue à l’intelligence du monde présent, à décrypter le paysage où nous vivons. Elle donne conscience de l’historicité qui nous aide à relativiser l’événement qui surgit, à nous situer dans le temps. Elle met à notre disposition, en les éclairant, les œuvres culturelles et artistiques du passé. Elle nous fait rencontrer autrui, nous fait perdre notre suffisance et éloigne de nous « l’égocentrisme, l’ethnocentrisme et le culturocentrisme ». Et Michel Winock conclut : « La connaissance du passé ne nous préservera jamais du pire, du moins nous autorise-t-elle à fonder sur la liberté et la créativité humaine notre avenir ».

11Rédigé par des historiens et des sociologues français très connus et par plusieurs spécialistes étrangers, ce livre apporte une information très riche sur les limites actuelles, la véritable nature et la très réelle utilité de l’histoire. Remercions en terminant Yves Beauvois et Cécile Blondel qui ont rassemblé ces textes et le personnel des Presses Universitaires du Septentrion qui les a édités.