1L’élection présidentielle de 1995 se serait jouée, pour beaucoup d’observateurs et d’analystes, sur le thème de la fracture sociale dont aurait profité Jacques Chirac pour devancer Edouard Balladur au premier tour et Lionel Jospin au second. L’élection législative de 1997 se comprendrait alors par la déception d’un espoir exprimé deux ans avant dans les urnes. Dans un département qui sait depuis très longtemps ce que fracture sociale veut dire, le scénario électoral apparaît pourtant assez différent. Déjà plus barriste que chiraquien en 1988, le nord s’était montré plus balladurien que chiraquien en 1995 et six circonscriptions seulement sur vingt-quatre donnèrent au second tour une majorité à l’actuel Président de la République. Bien avant que n’intervienne la dissolution d’avril, chacun savait donc que la droite parlementaire ne saurait retrouver les positions qui furent très momentanément les siennes en 1993. La gauche n’avait conservé alors que 6 sièges, dont trois pour le PS. Quelle serait l’ampleur du retour de balancier annoncé ? Pour une élection législative, l’unité de mesure est double et les résultats de l’analyse ne sont pas les mêmes selon l’unité que l’on retient. Bien sûr, il faut compter en nombre de sièges car l’enjeu de l’affrontement électoral est celui-là, nationalement et localement. Mais derrière cette réalité-là s’en trouve une autre, moins visible et plus importante pour le long terme, qui concerne les mouvements de voix. Le regard porté sur cette élection variera en fonction de l’unité de mesure retenue.

I – Bilan départemental sous forme d’inventaire

2En emportant 19 sièges sur les 24 qu’offre le département, la gauche donne le sentiment de retrouver une force qui fut la sienne en 1981 ou en 1988. Le PC conserve ses trois sièges dans le valenciennois et le douaisis, le PS enregistre un gain de douze sièges pour envoyer quinze députés à l’Assemblée nationale. La droite parlementaire garde cinq sièges à Lambersart (4^e), Marcq-en-Barœul (9^e), Pont-à-Marcq (6^e), Valenciennes (21^e) et Maubeuge (23^e). Pour la gauche et le PS en particulier, sur le plan symbolique, cette comptabilité de la victoire présente le double avantage de gommer le souvenir humiliant de la défaite de 1993 et de renouer avec des moments prestigieux déjà inscrits dans la mémoire collective. Cela dit, cette comptabilité correspond à la réalité politique du verdict rendu par l’affrontement du deuxième tour, autour de 15 duels PS/UDF-RPR, 1 duel PC/UDF-RPR, 3 duels qui opposent le FN au PC, au PS et à l’UDF, 3 triangulaires qui mettent aux prises le PS, le FN et l’alliance RPR-UDF et deux cas de figure où un seul candidat PC demeure au second tour.

Le premier tour de 1997 : retour à 1986

3La lecture des résultats provenant de l’étude des voix et non plus des sièges est assez différente. Ni 1988, ni 1981 ne constituent des dates de référence, ne serait ce que parce que les candidats du Parti socialiste ne réalisent jamais les scores de premier tour qui furent les leurs lors des deux élections de dissolution qui suivirent les élections présidentielles de 1981 et de 1988. En 1988, 18 candidats du PS passèrent au premier tour la barre des 30 % (dont 11 la barre des 40 %). Ils ne sont plus que 9 en 1997 (dont aucun ne passe la barre des 40 %). Dans la période récente, le point de comparaison le plus proche pour la gauche semble plutôt être l’élection de 1986. Si aux 26,8 % du PS seul on adjoint les 2 points des divers gauche, très proches du PS, on atteint 28,8 %, soit presque les 30 % de la liste Mauroy lors des élections de 1986. Le PC, avec 14,1 progresse de 0,4 % et les écologistes de près de 3 points.

4Par rapport à 1986, la droite, toutes droites confondues, perd un peu d’influence, 49 au lieu de 50 %. Cependant la distribution interne de cette masse électorale a considérablement changé. Il y a onze ans les listes cumulées de l’UDF et du RPR réalisaient le score de 36 %. Aujourd’hui, il faut adjoindre les 4,3 % des divers droite au 26 % des candidats investis par l’UDF et le RPR pour atteindre les 30,3 %, soit une perte de près de 6 points. Le Front national passe, durant la même période, de 11,4 à 17,7 %.

5Depuis 1986, l’ensemble des gauches perd 2 points, celui des droites 1 point ; les écologistes en gagnent 3. Cette stabilité globale est confirmée pour la gauche quand on examine sa structure interne et si l’on veut bien considérer la proximité des écologistes. Elle n’existe à droite qu’au prix d’une modification de sa structure interne : affaiblissement de la droite parlementaire et traditionnelle, montée du Front national.

Tableau 1. Evolution des scores du PS 1986-1997, par circonscription

Le premier tour de 1997 dans le Nord et en France

6Nettement plus à gauche et nettement moins à droite que la moyenne nationale, le département est aussi un tout petit peu moins écologiste. Plus à gauche surtout parce que l’influence du PC s’y mesure à 14,1 contre 9,9 en France, mais aussi parce que l’extrême gauche pèse ici 2,7 au lieu de 2,2. Si l’agrégat PS-divers-gauche se retrouve à l’identique, le poids spécifique du PS est meilleur dans le Nord, 26,8 au lieu de 25,7. On peut ici rappeler qu’en 1986, le PS du Nord faisait moins bien que le PS national, 30 contre 32.

7Le Nord accorde moins ses suffrages à la droite que ne le fait la France dans son ensemble. Cette différence ne tient qu’à la droite parlementaire, moins 5,5. Le Front national, avec 17,7, se retrouve 2,4 points au dessus de son score national.

8Ce rappel des scores départementaux et leur introduction dans une chaîne de consultation fournissent un état des lieux électoral à la veille des élections régionales de 1998 dont on imagine qu’elles se dérouleront à la représentation proportionnelle départementale comme en 1986 et en 1992. Cet état des lieux devrait tendre à conforter la gauche et plus précisément le Parti socialiste. Mais la question de la future présidence du Conseil régional Nord/Pas-de-Calais n’obéit peut-être pas seulement à une logique quantitative.

II – L’abstention paradoxale de 1997

9Donner du sens à l’abstention est un exercice difficile en ce qu’il revient à faire parler ceux qui ne s’expriment pas. Il faut interpréter du silence. Les enquêtes préélectorales par sondages évaluent assez mal l’intensité d’une abstention future. Les instituts de sondage le savent et ne cessent d’attirer l’attention sur le phénomène. En outre, depuis l’élection législative de 1988 et l’intense activité électorale qui suivit, le taux moyen de l’abstention s’est élevé en France : 34 % lors de la législative de 1988, puis le record, 64 %, du référendum sur la Nouvelle Calédonie et l’abstention sans cesse croissante à l’élection européenne. En 1992, beaucoup d’observateurs attendaient encore une abstention très élevée et ce fut une surprise de ne la trouver qu’à 31 %. Dans la même période, le caractère assez participatif que connaissait traditionnellement le département du Nord s’était affaibli. Les causes ne résidaient pas dans un recul de la morale civique mais plutôt dans les formes d’urbanisation conjuguées au retrait participatif des ouvriers. En cela le Nord appartenait à ce vaste ensemble géographique d’une France située à l’est d’une ligne qui court du Havre à Marseille en passant par Paris et Lyon : vieille ligne de partage de la France urbaine et anciennement industrialisée à l’ouest de laquelle on vote plus depuis plus d’un siècle. L’effet de structure est telle que cette frontière s’est retrouvée en 1997. Cependant, au soir du premier tour de 1997, un examen attentif de la répartition géographique des abstentions et des bulletins blancs et nuls révélait que la participation électorale obéissait aussi à d’autres critères. Les terres dites de droite, même dans les zones rurales, enregistraient des hausses très significatives de l’abstention et des bulletins blancs et nuls. La politique, ce qu’on appelle l’abstention de conjoncture, venait compléter l’abstention sociologique. Par contraste le Nord, avec 28 % d’abstention, rejoignait la France qui vote, l’abstention nationale étant de 31,5.

Tableau 2. Evolution de l’abstention 1993-1997

10La gauche a mieux mobilisé son électorat dès le premier tour et confirmé la tendance lors du second. Si on compare le premier tour de 1997 au premier tour de 1993, l’abstention s’accroît dans toute la partie nord du département (à l’exception des 2^e et 5^e circonscriptions) et tout au sud (24^e). A l’inverse l’abstention baisse dans le douaisis et le valenciennois au sens large. On peut dire que la droite subit un effet symétrique de ce qu’avait connu la gauche en 1993. La défaite de celle-ci tenait aussi en ce qu’une partie de son électorat traditionnel l’avait abandonné sans pour autant voter à droite.

11Il arrive que ce mouvement s’inverse entre deux tours. Ce fut le cas des municipales de 1983. En 1997, le mouvement se confirme plutôt. Ainsi, sur les 12 hausses sensibles de la participation entre le premier et le second tour, 11 circonscriptions sont passées de droite à gauche : ce sont les cas des 3 circonscriptions de Roubaix et Tourcoing, celles de La Madeleine, Lille, de la Flandre, de Cambrai ou de Douai et la 24^e. Quand le député sortant est de droite, l’abstention croît au premier tour ; quand la perspective de changement s’affirme, la participation augmente au bénéfice de la gauche. Cette analyse du mouvement de participation mène bien à l’hypothèse d’un rejet de la majorité sortante, d’un vote sanction.

III – L’inexorable balancier du scrutin majoritaire de circonscriptions

12Ce ne sont pas les lois électorales qui font les résultats des élections mais les électeurs et plus précisément leur nombre. La chose est simple à comprendre avec un scrutin à un tour, qu’il soit proportionnel ou majoritaire. Cela est plus difficile à admettre quand il s’agit d’un scrutin à deux tours, comme cela est notre cas ici. Il n’y a pas authentiquement deux élections mais vraiment deux moments d’une élection unique et, pour l’essentiel, le sort final d’une élection réside dans le premier tour. Autour de notre règle du jeu électoral, le champ politique s’est structuré. Les partis politiques et les électeurs ont construit, progressivement mais sûrement, leur comportement de façon telle que l’on peut lire le résultat du second tour dans ceux du premier. Au soir du premier tour de l’élection législative de 1978, la gauche a beau devancer la droite, quand on fait la somme des voix, chacun sait que cela sera insuffisant et que l’UDF et le RPR vont gagner le second tour. Leurs deux électorats se ressemblent étrangement sur le plan sociologique et se situent au même endroit de l’échiquier politique entre le centre et le centre droit. Les consignes de reports réciproques sont suivies avec une redoutable discipline. Le schéma est différent à gauche où la discipline républicaine est d’autant plus imparfaite que les leaders y incitent avec modération. L’élection présidentielle de 1981 est inscrite dans son premier tour, même si les observateurs hésitent à y croire tant l’événement est porteur de conséquences. L’issue de celle de 1988 est connue depuis des mois et, au soir du premier tour on peut évaluer le score du second, qui vient confirmer ce qui est attendu. Les événements d’Ouvéa et la libération des otages du Liban, faits non négligeables intervenus entre les deux tours, ne feront pas frémir les électeurs, ou si peu que l’on peut s’interroger sur l’influence de la conjoncture politique sur le comportement électoral. Le scrutin à deux tours est un scrutin de voisinage et d’alliances légitimées par les électeurs. On ne peut évoluer durablement hors du jeu ou contre la règle du jeu.

13En outre, la logique propre du scrutin majoritaire veut que de faibles déplacements de voix, d’un camp vers l’autre ou d’un parti vers l’autre dans un affrontement dual, entraînent des déplacements importants en nombre de sièges. Dans une France où le rapport gauche-droite s’est durablement installé dans un intervalle 45-55 %, on sait depuis longtemps qu’un déplacement de 5 points correspond au basculement de plus de 150 sièges, tant le nombre de circonscriptions contenu dans cet espace de lutte est important. Autrement dit, il ne faut pas de grands mouvements d’opinion pour entraîner des changements politiques. Le scrutin majoritaire fonctionne comme une espèce de balancier dont on peut mesurer l’amplitude. Pour cela, il faut connaître la structure des reports de voix entre les deux tours et l’affecter au score du parti le plus puissant de l’alliance.

14Quand, à quinze jours du premier tour, les experts et les stratèges des instituts et des partis évaluaient à 320 sièges l’espoir raisonnable de la majorité sortante (majorité absolue à l’Assemblée : 289), cela pouvait aussi se lire autrement : un glissement d’un point (1 % du corps électoral !) suffisait à mettre cet espoir en péril. Les cartes publiées dans la presse à ce moment-là montraient qu’une centaine de circonscriptions se situaient d’ores et déjà dans une zone incertaine.

15Pour le département du Nord, la zone d’incertitude communément proposée à cette date comprenait les circonscriptions d’Orchies (6^e), de Roubaix (7^e), de Gravelines (12^e, qui à gauche ?), de Bailleul (15^e), de Cambrai (18^e) et d’Avesnes (24^e). Localement, les experts n’hésitaient guère sur l’issue de l’élection dans la 7^e, la 15^e et la 24^e. Ils s’interrogeaient en revanche sur la 8^e, celle dont Gérard Vignoble était le député sortant, et commençaient à s’intéresser à la 3^e de Lille-La Madeleine. Au moment même de la dissolution, le sort des 1^re (Lille-sud), 10^e (Tourcoing), 11^e (Armentières), 13^e (Dunkerque), 17^e (Douai) était joué.

16Au soir du premier tour, l’incertitude n’existe plus que pour les 3^e, 6^e, 14^e et 18^e parce que les projections enferment les quatre combats entre 49,2 % et 50,8 %. On voit ici combien de légers déplacements d’intentions de vote puis de voix modifient progressivement les lieux et l’issue de la bataille.

17On peut ainsi, comme l’indique le tableau suivant, à partir d’intentions de vote ou des votes réels au soir du premier tour estimer le nombre de circonscriptions qui s’inscrivent dans une zone d’incertitude et évaluer l’intensité des mouvements de voix nécessaires pour les faire passer d’un camp à un autre. Le type de projection utilisé est ici identique quel que soit le cas de figure d’affrontement bipolaire entre un candidat de gauche et un candidat de la droite parlementaire. Dans ce tableau, les affrontement en duel avec le FN ne sont pas pris en compte (12^e Dunkerque-ouest, 20^e Saint-Amand et 23^e Maubeuge où Jean Le Garrec, Alain Bocquet et Jean-Claude Decagny affrontent le Front national), ni les circonscriptions où ne subsiste que le seul candidat du PC, à Marchiennes et à Denain. Dans l’hypothèse peu probable où le Front national se serait retiré des trois triangulaires de Roubaix et de Tourcoing, la simulation pourrait montrer que les trois candidats de gauche auraient été élus.

18La structure contemporaine du champ politique français implique une victoire concevable de la gauche lors d’un second tour dès lors qu’elle atteint 44 ou 45 % des voix au premier. Déjà lors des élections présidentielles de 1981 et de 1988, le total des droites est majoritaire au soir du premier tour (51,5 %). Aujourd’hui, la structure d’alliance qui prévaut à gauche assure un potentiel électoral auquel s’adjoint une fraction des électeurs du Front national qui refusent de voter pour un candidat de la droite parlementaire au second tour. En moyenne, un peu moins d’un électeur sur cinq du Front national fait ce choix. Un électeur sur deux vote à droite, sans doute en 1997 un peu moins, les autres s’abstiennent. La stratégie de candidature unique durablement installée par la droite parlementaire rend les transferts assez difficiles. Elle ne ratisse pas très large au premier tour et ne peut compter que sur un transfert partiel des voix du Front hors de toute alliance. Elle est victime de la disposition légale, qu’elle a inventée, qui interdit l’accès au second tour des candidats n’ayant pas obtenu 12,5 % des inscrits, donc, aujourd’hui, les primaires systématiques. Elle ne peut compter que sur des moments politiques particuliers qui favorisent dès le premier tour des transferts d’électeurs de gauche à droite, comme ce fut le cas en 1993. Sur les quatre dernières consultations au scrutin majoritaire, elle n’en remporta qu’une. L’autre victoire fut acquise à la représentation proportionnelle.

Tableau 3. Positions des circonscriptions au regard du total des gauches et définition d’une zone d’incertitude

19On mesure, à la lecture du tableau 3, combien le sort de quatre circonscriptions tient à peu de chose. Huit cents voix de plus donnaient à la droite deux circonscriptions supplémentaires (3^e et 14^e), mais cent voix de moins lui faisaient perdre la 6^e. Ce qui prévaut ici prévaut au plan national et confère au scrutin majoritaire son caractère particulier. Le peu d’écart que le tableau révèle entre un résultat terminal réel et l’estimation fournie par une matrice de transferts très abstraite peut donner à penser que les hommes et les femmes candidats jouent un rôle inutile ou vain. D’une part, il faut admettre que l’impact de considérations locales est assez faible. Seule la 24^e circonscription sort du lot et, peut-être la 9^e, plus timidement. Mais d’autre part, le tableau suggère qu’une élection de ce genre se gagne et se perd au premier tour.

IV – Quelques disparités départementales

20La droite parlementaire perd, entre 1993 et 1997, environ 6 points dans le département. Cependant ce repli global correspond à des situations différentes selon les lieux.

21Elle ne se porte pas si mal dans les circonscriptions de Marchiennes (16^e) et de Cambrai (18^e) et progresse dans la 12^e (Dunkerque-ouest) parce qu’en 1993 une partie de son électorat avait voté pour le candidat divers gauche, Régis Fauchois, et retourne en 1997 vers un vote plus traditionnel. Son repli est modéré, inférieur à 5 points dans une large partie de la métropole lilloise, 1^re, 7^e, 9^e et 10^e, à Denain et à Maubeuge.

22L’ampleur du mouvement est nettement plus caractérisée dans les circonscriptions où ses progrès avaient été sensibles en 1993 : le valenciennois et au sens large, la périphérie lilloise. En particulier, des influences locales tendent à s’estomper ou à se banaliser. Le phénomène est très sensible dans la 8^e circonscription et présent dans la 21^e. Gérard Vignoble, maire de Wasquehal, a longtemps bénéficié du renfort d’électeurs qui étaient déjà les siens avant sa rupture avec le PS. Député sortant de la 8^e circonscription, il n’est plus, sauf dans sa commune, que député UDF sortant et si personne ne met en cause son activité au service de la circonscription, l’originalité de sa position a disparu. Il incarne les partis au pouvoir soumis à la sanction. On mesure là l’impact d’une élection fortement nationalisée qui laisse peu d’espace à l’influence notabiliaire locale. Jean-Louis Borloo enregistre une banalisation du même ordre à Valenciennes. C’est au titre de candidat de la majorité sortante que les électeurs réagissent en séparant l’image du maire et celle d’un leadership local plus large. Cette élection marque la fin d’une transgression des clivages traditionnels en réintroduisant des itinéraires personnels dans le répertoire classique. Déjà peu productrice de leaders indiscutables et durables, la droite connaît un rétrécissement de ses options. Partagée en 1992 entre sa forme classique d’alliance UDF-RPR et un voisinage moins aisément classable et concurrentiel, elle apprend en 1997 que, pour les électeurs, elle n’a plus qu’une seule silhouette à laquelle elle ne sait donner un visage. Le leadership issu des appareils est faible et changeant ; celui venu de l’extérieur a perdu son originalité.

23Enfin la droite s’effondre dans les Flandres où son implantation est séculaire. Elle perd plus de 10 points dans les 15^e, 14^e et 13^e, c’est à dire sur toute la région qui court de Bailleul à Dunkerque. Même si le PS n’y fut jamais faible, il ne pouvait prétendre, jusqu’à 1997, y exercer une influence dominante. En 1981, la Flandre intérieure conservait deux députés de droite (Maurice Sergheraert élu dès le premier tour). Le découpage de 1986 n’avait pas affecté l’ancienne treizie simplement devenue quinzie ni vraiment favorisé la gauche pour la définition de celle de Dunkerque-est, devenue 13^e.

24Le changement intervenu est considérable surtout si l’on considère qu’il s’accompagne d’une montée sensible du Front national. Les terres rurales conservatrices avaient longtemps constitué un frein à la nationalisation de l’extrême droite. En 1997, les pertes de la droite parlementaire sont, à l’exception notable de la métropole lilloise, articulées à la poussée du Front. Ceci est particulièrement vrai en Flandres. Si l’extrême droite gagne globalement plus de 2 points, elle le doit principalement à cette mutation rurale alors que le FN tend à stagner ou à se tasser là où il était antérieurement bien implanté (Roubaix, Tourcoing).

25On ne peut déduire ce qui se passe à gauche de la symétrie avec la droite. La progression du parti socialiste est générale et le PC confirme sans faiblesse ses positions antérieures. Le PS a d’autant plus progresser en 1997 que son échec avait été cinglant en 1993. La remontée est à la hauteur de la chute. On peut parler de rebond. Deux remarques sont susceptibles d’être extraites de ce tableau général : l’existence ou non d’un socialisme législatif et une singularité politique.

26Nous avons dit combien le département avait entamé son retour vers la gauche dès l’élection présidentielle. Quelle fut la marge de progression des candidats socialistes par rapport à Lionel Jospin en l’espace de deux ans ? Trois types de situations s’offrent à nous sous ce regard. D’abord, dans six circonscriptions, le candidat socialiste réalise un score inférieur à celui de la présidentielle. Parmi celles-ci, on en trouve trois où le PC est fort et dont l’influence législative l’emporte sur un communisme présidentiel : les 16^e, 20^e et 21^e. Dans les 8^e, 12^e et 21^e, les configurations de candidatures, Vignoble, Fauchois, Borloo, induisent sur un mode résiduel une légère déperdition du vote socialiste. Dans la 23^e, seul le score du candidat officiellement investi par le PS est pris en considération et fausse largement l’analyse. Ensuite, dans cinq circonscriptions, le score du PS en 1997 confirme le score des présidentielles ou l’améliore un peu. Ce sont les 19^e (Denain), 3^e et 4^e (La Madeleine et Lambersart), 6^e et 18^e (Marchiennes et Cambrai). On peut affirmer qu’il n’y a pas, ou pas encore, en l’occurrence, de socialisme législatif. Le vote est ici surtout national et n’enregistre qu’à la marge une prime locale. Dans cette catégorie se trouvent deux circonscriptions que le PS vient de conquérir, la 3^e et la 18^e. Enfin, les autres circonscriptions, plus nombreuses, où un candidat socialiste ou Vert connaît une progression de 5 (7^e, Guy Hascoët à Roubaix) à 12 points (Michel Delebarre à Dunkerque-est). Pour beaucoup ces circonscriptions furent socialistes avant 1993 ou le demeurèrent alors. Mais, et la remarque est importante, on y trouve aussi les 14^e et 15^e de la Flandre intérieure. Ces treize circonscriptions constituent sans doute la base la plus solide de l’implantation législative du PS.

Tableau 4. PS : Ecarts Législatives 97 – Présidentielles 95

27C’est à Maubeuge que l’on trouve une gauche singulière. Elle s’absente d’un deuxième tour qu’elle aurait du remporter. Comment perdre une élection ? Au vu des résultats de 1993, la 23^e circonscription semblait devoir faire l’objet d’une attention très particulière pour les états-majors de la gauche. Le candidat communiste, plus heureux que son homologue socialiste, échappait à l’élimination de quelques voix au premier tour et la circonscription passait à droite au second lors d’une triangulaire avec le Front national. Le scénario de 1997 est déjà presque écrit. Une succession pour le PC doublée d’un parachutage, une division passionnée et insurmontable au PS liée à la vie du Conseil régional programment une élimination généralisée qui se produira alors que le total des gauches était de bon augure pour le second tour. Le candidat de l’UDF, maire de Maubeuge, Jean-Claude Decagny reçoit de la gauche le cadeau d’un duel avec le Front national. La crise de la gauche n’est plus une crise des électeurs mais une crise de l’offre locale. La fédération du Nord du parti socialiste a prononcé une mesure générale de dissolution au lendemain des résultats afin de pouvoir reconstruire sur des bases nouvelles. La règle des 12,5 % des inscrits génère parfois des effets pervers.

V – Du nouveau sur le front des triangulaires

28La stratégie durable du Front national est de se maintenir au deuxième tour chaque fois qu’il le peut. Il conduit ainsi à la prolifération des triangulaires contre lesquelles avait été inventé le seuil des 12,5 % d’inscrits en 1975. Une fois le mouvement réformateur des radicaux de Jean-Jacques Servan-Schreiber et du CDS de Jean Lecanuet intégré à la nouvelle majorité présidentielle de Valéry Giscard-d’Estaing, les partis ferment la porte derrière eux en dissuadant toute perturbation de ce que Michel Jobert appelait « la bande des quatre ». Dans le cadre d’un scrutin majoritaire à deux tours, le FN est quasiment contraint au maintien s’il veut convaincre la droite à envisager l’alliance électorale. Il doit lui démontrer le caractère indispensable de l’échange. La montée du score du FN, et surtout sa nationalisation maintenant achevée, lui permettent de mettre la droite à l’épreuve sur une assez grande échelle. D’ailleurs, un certain nombre de voix ont fait valoir que la défaite de la droite venait du Front national, ou que le Front national avait été l’arbitre de la victoire de la gauche.

29Dans le département du Nord, le FN, comme en 1993, a pu se maintenir dans une triangulaire en trois circonstances : dans les 7^e et 8^e de Roubaix et la 10^e de Tourcoing. Outre le fait qu’en 1993 la même configuration avait produit l’élection de trois députés de droite, l’élection de 1997 enregistre une nouveauté de poids. Le FN ne retrouve pas au second tour son score du premier. D’ordinaire, le FN possède une forte capacité à fidéliser son électorat d’un tour à l’autre, comme il sait le faire d’une élection à l’autre. Cette capacité s’effrite en prenant du relief politique. En effet, la part des électeurs qui lui échappe bénéficie aux candidats de droite ce que montre une analyse fine des transferts entre les deux tours.

Tableau 5. Gains et pertes des candidats présents au second tour (% d’exprimés)

30La première lecture de ce tableau 5 semble montrer que la perte du Front national s’accompagne de bénéfices plus importants à gauche qu’à droite. Remarquons, à ce stade de l’analyse, que le même phénomène concerne les trois circonscriptions à l’identique, dans des proportions sinon identiques du moins comparables. Les gains des candidats socialistes, RPR ou UDF ne proviennent pas seulement de la défaillance des électeurs du Front national, loin s’en faut. A titre d’exemple on peut tenir la comptabilité des mouvements dans la dixie circonscription (Tourcoing).

Tableau 6. Le mouvement des voix entre les deux tours dans la 10^e circonscription

31Le deuxième tour connaît au moins 3629 entrants supplémentaires ; la réserve des voix inutilisées au premier tour est de 8483 voix. Si on ajoute à celles-là les 1886 voix manquantes au FN, on obtient les 13998 voix supplémentaires que se partagent RPR et PS (6539+7459). Autrement dit, le mouvement que nous allons décrire affecte 1/7^e (1886/13998) du mouvement général entre les deux tours. Son ampleur est limitée, mais nous allons voir que sa structure est réelle et politiquement significative.

32En perdant 1886 voix, le FN a perdu 19,6 % de son électorat, près d’un électeur sur cinq et, vu sous cet angle, le proble prend une autre dimension. Cette perte moyenne au niveau de la circonscription se met à varier considérablement quand on change d’échelle. En travaillant au niveau des bureaux de vote et d’agrégats de bureaux de vote, il apparaît très clairement que la perte du FN est proportionnelle au score de la droite au premier tour. Plus la droite est forte, plus l’électeur du FN est volatile, plus le bureau de vote est à gauche, plus l’électeur du FN reste fidèle à son vote de premier tour. Le phénomène est observable dans l’ensemble des trois circonscriptions et ne souffre aucune exception.

Tableau 7. Evaluation de la perte du FN en fonction du vote de droite au premier tour dans la 10^e circonscription (% de voix perdues par le FN sur la base de son score du premier tour – par exemple à Linselles le FN perd au deuxième tour 24 % de ses électeurs de premier tour)

33Une explication locale serait concevable en prenant en considération le poids du maire de Tourcoing dans les bureaux de sa commune. Déjà le cas d’Halluin tend à infirmer l’hypothèse. Surtout l’explication par le localisme est infirmée par l’étude des deux circonscriptions voisines.

Tableau 8. Evaluation de la perte du FN en fonction du vote de droite dans la 8^e circonscription

Tableau 9. Evaluation de la perte du FN en fonction du vote de droite dans la 7^e circonscription

34En se maintenant au second tour, le FN ne peut empêcher un exode de ses voix dont tout porte à croire qu’il profite nettement plus à la droite qu’à la gauche. Il tend à fixer plus facilement un électorat qui, libéré dans un duel traditionnel, se reporte partiellement à gauche. La thèse soutenue selon laquelle, par sa tactique, le FN a favorisé la gauche mérite un examen plus sérieux que celui esquissé au lendemain de la consultation. En tout cas, l’étude des triangulaires de ces trois circonscriptions met en lumière le passage entre les deux électorats du FN et la droite parlementaire. Il vient alimenter la réflexion concernant les stratégies futures d’une droite à la recherche des réponses adaptées à la situation d’impasse dans laquelle elle se trouve, à son corps défendant, aujourd’hui.

*

35La gauche a largement bénéficié de cette élection de dissolution. Sur le plan de la représentation, elle retrouve un rapport de force équivalent à celui de 1988. Sur le plan de sa représentativité, elle est plus proche de ce qu’elle était en 1986. La différence entre ces deux points de référence tient aux effets du mode de scrutin. Le mouvement de balancier lui assure un gain partiellement fragile, sauf si la droite n’arrive pas à sortir d’une position structurellement faible, accentuée par une absence cruelle de leadership. Au moins à titre provisoire, la droite s’accommode de perspectives peintes aux couleurs de la représentation proportionnelle. Mais, finalement, la politique supporte assez bien les paradoxes.