1Toute campagne législative est indissociablement nationale et locale. Quels que soient le contexte politique et le degré de politisation du scrutin, elle se joue à la fois dans l’arène politique centrale et dans chaque circonscription qui en recodent les enjeux. Une élection législative française, c’est donc 577 campagnes présentant chacune une configuration singulière. Or force est de constater que l’on ne dispose que de peu de descriptions et d’analyses concernant ces campagnes locales1. On n’en connaît guère que la représentation, souvent stéréotypée qu’en donnent les médias. Le suivi de quelques campagnes locales (construites comme des « tests » ou non), à travers l’image du candidat sur le terrain, est devenu une des figures imposées du traitement journalistique. En contrepoint des analyses nationales, parfois abstraites et désincarnées, la presse écrite, comme les médias audiovisuels, offre des éclairages rapides sur les candidats confrontés au sacro-saint « terrain », condamnés au « parler-vrai », « à l’écoute du citoyen » sur fond de délégitimation du personnel politique. Une certaine représentation du local se trame dans ce traitement médiatique2.

2Mais qu’est-ce donc que faire campagne dans une circonscription législative ? De quel savoir-faire relève l’art de solliciter les suffrages ? A quelles techniques fait-il appel ? A quelles contraintes et logiques obéit une campagne ? Quels acteurs met-elle en jeu ? Autour de quelles séquences s’organisent-elles ? Pour tenter d’apporter des éléments de réponses à ces vastes questions qui privilégient l’angle de la mobilisation, nous nous appuierons sur notre participation à la campagne du candidat socialiste dans la première circonscription du Nord3. Notre participation à l’équipe de campagne nous a conféré une position d’observateur privilégié qui a permis d’appréhender la campagne de l’intérieur, de la voir se déployer et évoluer. Toute campagne revêt une part de secret qui en fait le prix pour ceux qui y prennent part. Seule une approche ethnographique peut permettre d’en lever le voile, d’en dissiper un peu l’opacité4.

3La première circonscription du Nord comprend à Lille les quartiers de Lille-Moulins, Faubourg de Béthune, Lille-Sud, Bois Blancs, une partie de Wazemmes, une partie du centre, Vauban-Esquermes et la commune limitrophe de Faches-Thumesnil. Il s’agit d’une circonscription très hétérogène socialement qui compte des quartiers populaires très touchés par le chômage et l’insécurité et des quartiers plus résidentiels où la droite réalise ses meilleurs scores. Cette circonscription historique de la gauche lui avait été ravie en 1993 de 580 voix par Colette Codaccioni, chef de file du RPR local. Elle était opposée à Bernard Roman, successeur de Pierre Mauroy, premier secrétaire de la fédération socialiste du Nord. L’élection législative de 1997 met aux prises les même principaux adversaires. Colette Codaccioni a été entre temps l’éphémère ministre de la solidarité entre les générations du premier gouvernement Juppé et a été battue aux municipales de Faches-Thumesnil en 1995. Bernard Roman pour reconquérir le siège historique de Roger Salengro et de Pierre Mauroy et effacer ce qu’il désigne comme « l’affront de 1993 » s’appuie sur la très solide armature militante et les positions municipales détenues par le PS local. Son suppléant est le maire de Faches-Thumesnil depuis plus de 20 ans, Jean-Claude Gosselin.

4Nous voudrions ici montrer que faire campagne chez les socialistes de la première circonscription, mais aussi sans doute dans d’autres circonscriptions où les ressources militantes comptent dans la compétition électorale, c’est d’abord mobiliser les siens avant de solliciter le suffrage des électeurs, créer les conditions d’une dynamique avant de la faire rayonner. Tout se passe en effet comme si, avant de prétendre rallier et convaincre, il faut compter ses forces, faire vivre l’idée même de campagne. Ces deux temps seront dissociés ici pour les commodités de l’analyse. Ils n’en sont pas moins enchevêtrés dans le temps. La mobilisation militante ne constitue pas un préalable, acquis une fois pour toutes, mais bien une condition nécessaire d’une mobilisation plus générale et permanente.

I – Mobiliser les siens et faire vivre l’idée de campagne

5Faire campagne, c’est donc d’abord mobiliser les siens, créer une dynamique militante. C’est l’idée même de la campagne qu’il faut d’abord faire vivre en l’incarnant dans un slogan, un message, voire « un concept », portés par un groupe. Dans la circonscription observée, la campagne doit permettre de faire jouer à plein les ressources militantes et mettre à profit les positions institutionnelles occupées. Ces ressources ne sont qu’un potentiel qu’il revient au candidat d’activer5. Ce constat renvoie à un socialisme lillois très territorialisé et encore en prise avec le réseau associatif.

Les grandes manœuvres électorales

6Les militants et les sympathisants sont la première cible de la campagne. Ils reçoivent par courrier d’incessants appels à la mobilisation et seront interpellés et sollicités au moins autant que les électeurs. Plus de 400 d’entre eux participent effectivement à la campagne. Certains ne ménageront pas leurs efforts et consacreront plusieurs heures par jour à la campagne. Il est d’ailleurs significatif que la seule réunion publique organisée pendant la campagne ait été l’assemblée des militants de la première circonscription, élargie aux sympathisants socialistes et aux « bonnes volontés »6. Cette réunion, méticuleusement orchestrée, est conçue comme le coup d’envoi de la campagne, son acte de naissance. Elle est à dessein théâtralisée par l’équipe de campagne. La force collective militante y est mise en scène. On y décalque les techniques des grands meetings nationaux : tribune, décor, affiches du candidat placardées sur les murs, musique tonitruante scandant l’arrivée des orateurs7. Un animateur préside au déroulement de la soirée, présente un à un les intervenants qui se succèdent à la tribune, figures locales emblématiques et personnes représentatives de tous les âges et de toutes les conditions sociales, triés sur le volet. Les discours évoquent non sans émotion la personnalité du candidat, son « charisme », sa gentillesse, son dévouement et sa disponibilité ou, sur un registre politique dramatisé, lèvent le spectre d’une nouvelle législature de droite, brandissent l’épouvantail du libéralisme. L’ennemi est identifié, le principal clivage – celui qui oppose les socialistes aux tenants d’un libéralisme échevelé – activé. Les enjeux du scrutin sont définis et la croyance mobilisatrice que la campagne jouera un rôle prépondérant pour emporter l’adhésion des électeurs est solennellement affirmée. L’instant est grave. La précipitation des événements et l’urgence à agir renforcent la tension. C’est un moment vibrant, chargé d’affects, le début d’une aventure de quatre semaines. Les 300 militants qui se sont déplacés ce soir-là sortent du meeting « remontés », confortés dans leurs convictions... sans avoir oublié de s’inscrire sur le planning des collages et des distributions. Les militants sont en ordre de marche. Les grandes manœuvres électorales peuvent commencer.

7Cette force militante est intégrée dans un dispositif de campagne mûrement réfléchi par le candidat et ses plus proches collaborateurs, une logistique structurée autour d’une équipe de campagne, hiérarchisé. La dissolution n’a pas véritablement pris par surprise les militants socialistes. Le candidat se préparait déjà depuis plusieurs mois. Un slogan est rapidement improvisé, en attendant le slogan du parti : « Roman maintenant ». Les affiches sont tirées dans les meilleurs délais. L’organigramme de campagne définit les rôles. Celui de directrice de campagne est dévolu à Caroline Charle, présidente du quartier de Lille-Moulins, conseillère municipale de Lille, ancienne secrétaire de la section socialiste de Moulins, « fidèle » du candidat, qui connaît parfaitement la circonscription et qui assumera parfaitement ce rôle surtout logistique8. Son rôle sera essentiel dans la maîtrise du dispositif d’ensemble. La fonction de trésorier est tout aussi primordiale. Là encore, elle échoit à un très proche du candidat, conseiller municipal de Lille lui aussi. Chaque dépense doit lui être signalée. Le trésorier centralise toutes les pièces justificatives. L’état des finances est pris en compte lors du choix d’un document. Les autres tâches sont variées : responsables de l’animation politique, de la communication, de l’observation des mouvements de l’adversaire... Un pool de secrétaires est à disposition. Un cercle très restreint prend les décisions autour du candidat. Chargé de définir « la ligne stratégique », il se réunit presque quotidiennement, surtout en début de campagne pour initier le mouvement. Un planning de campagne est défini jusqu’au premier tour avec une montée en puissance lors de la dernière semaine. Un comité de circonscription regroupant les responsables des huit sections du PS est réuni une fois par semaine. Le planning de la semaine y est élaboré.

8Toutes les énergies mobilisées transitent par le « quartier général » de campagne, au cœur de la circonscription dans le quartier de Moulins. Le local de campagne est un lieu de vie, une ruche industrieuse en perpétuelle effervescence où s’échangent les dernières nouvelles, les impressions de campagne, où sont canalisées, régulées, réparties les bonnes volontés qui affluent à mesure qu’enfle la mobilisation. « Pour tous, il y a en permanence une activité dans notre local », écrit Bernard Roman aux militants. Les murs de la permanence témoignent d’une frénésie d’activités : plannings, distributions en cours, informations urgentes, agenda, manifestations associatives à ne pas manquer, décompte des jours avant le premier tour, derniers sondages nationaux, articles de presse mentionnant les derniers rebondissements de l’intrigue... L’équipe est très soucieuse de créer un environnement mobilisateur et intégrateur. Le bureau au premier étage est réservé au noyau de l’équipe, aux « happy few » qui gravitent autour du candidat et qui ont l’impression de compter ou plutôt à qui le candidat veille à donner ce sentiment.

9Si ce souci de rationalité méthodique de tout contrôler et planifier est permanent, c’est qu’une campagne est fondamentalement une séquence politique marquée par l’incertitude. Cette incertitude est multiforme. Elle est relative aux coups joués par l’adversaire qu’il est difficile d’anticiper, au contexte national évolutif dans lequel baigne la campagne locale et qui en imprime très largement le tempo mais surtout elle tient aux réactions de l’électorat toujours sujettes à commentaires et à l’efficience des techniques utilisées qu’il est difficile d’évaluer, à la maîtrise hypothétique de l’offre politique. Toute campagne est en effet indexée sur des représentations des attentes des électeurs, de l’état du champ politique. Véritable pari, une campagne est faite d’anticipations et de conjectures qui revêtent une grande part d’aléatoire. Ce climat d’incertitude et de fébrilité est palpable. Il imprègne les esprits et impose à chacun d’être en alerte. La prudence est alors de règle9.

10Tout se passe donc comme s’il fallait conjurer cette incertitude constitutive du fait électoral par un activisme de tous les instants, l’élaboration d’une ligne stratégique qui tient lieu de viatique que l’on fétichise, la maîtrise la plus totale possible des rouages de la campagne. Rien ne doit être laissé au hasard dans le « pilotage » de la campagne alors même que les aléas en gouvernent en partie le cours. La maîtrise de l’offre politique soumise aux électeurs est en effet dans une large mesure illusoire. L’offre politique, le programme défendu par le candidat mais aussi son image est toujours médiatisée donc déformée10. Le candidat n’est pas le propriétaire de son identité publique. Dans ce contexte d’incertitude caractérisée, tous les moyens ou les informations sont donc bons pour trouver matière à se rassurer ou à conforter ses analyses : l’atonie du principal adversaire dont on se réjouit, les impressions favorables qui remontent du « terrain » que l’on amplifie, les sondages nationaux et les indécis qui rendent probable ou plausible une victoire... C’est à l’aune de cette incertitude que l’on gagnerait d’ailleurs à analyser le rôle de « rassurance » joué par les sondages, les chiffres et le crédit qu’on leur accorde apparaissant comme les rares « certitudes » sur lesquelles on peut s’appuyer.

L’entre-soi

11Au-delà de cette organisation, un des ressorts de la dynamique interne qui se fait jour et du dispositif qui la structure est la convivialité. Elle constitue un élément essentiel de la mobilisation qui produit des effets pratiques souvent méconnus. Faire campagne c’est avant tout pour les militants l’occasion de participer à une aventure collective où les relations interpersonnelles et les liens émotionnels sont particulièrement intenses, où les occasions de se retrouver sont répétées et cela d’autant plus lorsque la sociabilité partidaire tend à se déliter ou à s’étioler et que l’organisation partisane ne joue plus vraiment le rôle intégrateur qu’elle a pu assumer par le passé11 Dans le continuum des pratiques partisanes, les campagnes électorales représentent des moments privilégiés et souvent vécus comme exceptionnels12. Elles marquent à ce titre la mémoire militante par l’intensité des liens affectifs qui s’y nouent. Les campagnes électorales portent à leur acmé les émotions militantes et le sentiment gratifiant de contribuer collectivement à un juste combat. Dans la lutte électorale, présentée comme un combat où sont en jeu les valeurs constitutives du groupe, sont ressourcées les convictions et réaffirmée l’identité collective.

12Dans le cadre de la campagne, la convivialité décuple les énergies mobilisées, occulte les sacrifices auxquels consentent ceux qui s’y engagent. Le sens pratique des coordonnateurs de la campagne intègre cette donnée. L’équipe veille toujours à ce que règne un climat convivial et chaleureux13. Les dépenses de convivialité ne sont pas négligeables dans les comptes de campagne. Le local est avant tout un lieu de vie où les réunions souvent tardives se finissent autour d’un verre ou d’un repas. Tous les midis, les plus actifs se retrouvent pour le déjeuner. C’est dans ce local que seront proclamés les résultats le jour venu et que l’heureux événement sera fêté. Chaque mardi, le comité de circonscription est réuni autour d’un buffet. La campagne est l’occasion de nombreuses libations. Un grand méchoui est organisé pour 200 personnes lors d’une manifestation destinée aux jeunes de la circonscription14.

13Dans la plupart des cas, le militantisme est collectif. C’est « tous ensemble » que l’on défend ses convictions. Les distributions se font en groupe, c’est ensemble que l’on regarde les grands débats télévisés ou les interventions du président de la République. Le collage d’affiches, qui demeure une figure imposée, est le plus souvent communautaire. Chaque semaine, une grande « soirée collage » est organisée. Son déroulement est immuable. Démonstration de force ordonnée, elle obéit à un code ritualisée. Les militants – parfois jusqu’à 80 – se retrouvent au local, endossent casquettes et parkas fluorescents marqués du nom du candidat. En ordre et selon un parcours bien balisé et toujours reconduit, ils essaiment dans la circonscription, le tout dans une ambiance euphorique. En ces occasions, les militants se remémorent volontiers les collages des campagnes précédentes et les incidents avec les adversaires politiques qui purent les émailler. L’expédition des voitures qui investissent la circonscription prend l’allure d’une véritable procession. Le groupe procède à un véritable marquage territorial de la circonscription15. Il s’agit avant tout de donner à voir la dimension collective et massive de la mobilisation. Le candidat lui-même donne l’exemple en participant activement à la plupart des collages. Il vérifie régulièrement lui-même avec une méticulosité confinant à l’obsession si les panneaux d’affichage sont bien « entretenus ». Quelques militants émettent des doutes légitimes sur l’efficacité électorale de ces collages qui nécessitent une débauche d’énergie : ont-ils un impact réel sur le vote ? Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. A travers ces expéditions, c’est bien l’identité militante, l’affirmation d’un nous communautaire qui sont avant tout réassurés.

14« Nous avons retrouvé la fierté d’être socialiste » observe un militant avec une certaine jubilation. Il est frappant de constater à quel point le souvenir traumatique de la débâcle de 1993 et surtout du désaveu des socialistes à l’époque est encore vif dans la mémoire militante. « On n’osait plus se montrer tant les socialistes étaient discrédités mais on a toujours mis un point d’honneur à coller nos affiches avec le poing et la rose. On n’a jamais cessé de le faire même pendant les heures les plus noires. On ne peut en dire autant de certains camarades... », note le même militant. La défaite des socialistes dans la première circonscription, qui fut celle de Roger Salengro, a jeté l’opprobre sur les militants16. Il faut donc rendre justice et « rendre à la gauche » cette circonscription « qui lui revient ». Dans cette entreprise de reconquête, une certaine émulation entre militants va se développer. Chaque responsable de secteur se donne pour ambition d’améliorer les scores électoraux précédents. Dans le local de campagne, le soir des résultats, les scores des scrutins précédents seront d’ailleurs présentés en vis-à-vis des résultats du jour.

15Les soutiens mobilisés lors de ces actions vont bien au-delà du cercle militant strictosensu. C’est à la faveur de la campagne que le candidat active l’ensemble des loyautés et des allégeances tissées de longue date et acquises parfois de haute lutte17. La campagne permet de mettre à jour l’ensemble des soutiens dont peut se prévaloir le candidat et l’économie des transactions qui en sont au principe18. Se joignent ainsi aux militants des sympathisants, fidèles, proches ou simples individus qui ont eu des rapports personnels avec le candidat ou à qui il a rendu un service ou accordé une faveur.

Le candidat : « un entrepreneur de mobilisation »19

16Le candidat est au centre de cette vie collective. Ce n’est sans doute pas le cas de toutes les circonscriptions. Toute campagne électorale est marquée par l’assomption d’un sujet agissant qui concentre tous les regards et cristallise toutes les attentes. Mais si le candidat est au premier plan, il ne lui faut pas moins montrer que le combat est collectif et qu’il sert avant tout l’organisation. C’est au titre de la légitimité partisane que les militants lui ont conférée en l’investissant qu’il brigue le mandat de député. Aussi le candidat se livre-t-il à un travail de déni de son intérêt personnel dans la compétition et ne ménage-t-il pas ses efforts et son énergie20 pour paraître exemplaire et pour mériter le mandat qu’on lui a confié. Il se lève le plus tôt et se couche le plus tard, sacrifie toute vie personnelle à la campagne pendant quatre semaines. « C’est votre combat autant que le mien. Je ne suis que votre émanation », se plaît-il à rappeler.

17La mobilisation tient aussi incontestablement à la capacité du candidat à prodiguer attentions et conseils, à distiller mots gentils et remerciements, à convaincre chacun que son engagement est indispensable. Véritable entrepreneur de mobilisation, le candidat doit déjouer les stratégies d’inaction, prévenir les éventuelles défections en suscitant de la prise de parole même si elle va à l’encontre des exigences d’efficacité, en valorisant l’action de chacun, en distribuant des rôles. Il doit inscrire la mobilisation dans le temps, en gérer le rythme et la nourrir en permanence, produire « d’autant plus de combustibles »21 que la machine militante n’en consomme davantage. Dans certain contexte de sur-mobilisation, Daniel Gaxie note qu’« accepter que le militantisme ne se ralentisse c’est interrompre les satisfactions qui en sont retirées » et risquer de perdre des soutiens ou de susciter des défections. C’est le cas dans la situation ici observée et le candidat doit donc porter le militantisme à son plein régime. Inversement, lorsque la perspective d’une victoire semble se dessiner, il lui faut démontrer que rien n’est gagné.

18Un rapport affectif et personnalisé s’établit entre militants et candidat. Ce que recherche la plupart des militants, et qui explique pour une large part leur indéfectible soutien, c’est la reconnaissance accordée par le candidat. C’est par la proximité avec lui, très prisée, qu’est rétribuée symboliquement une grande partie des militants22. On souhaite participer à la campagne au plus près du candidat et au niveau le plus décisionnel en apparence. « La campagne de Roman, moi je veux en être », nous déclare un sympathisant. Le candidat excelle dans ce jeu de gratifications et de valorisation complexes des militants. Avec un savoir-faire consommé, il met en scène la concertation même si elle n’est pas toujours compatible avec la nécessaire efficacité. Il incombe au candidat de concilier le registre discursif de l’efficacité et celui de la conviction. La situation commande d’être efficace d’autant que les échéances ont été précipitées mais il faut aussi tenir le langage de la conviction, désigner la mobilisation comme l’expression de convictions à moins d’aller à l’encontre des croyances les plus fortement ancrées chez les militants23. Et les nécessités de l’action ne sont pas nécessairement compatibles avec celles du débat.

19Créer cette dynamique interne autour d’un dispositif défini dans un environnement convivial, faire vivre l’idée même de la campagne avant de la décliner, c’est créer les conditions de son rayonnement. L’idée de dynamique renvoie à une synergie d’outils, d’énergies, de messages produisant des effets cumulatifs. C’est à ce prix que l’on peut solliciter le plus grand nombre d’électeurs.

II – Le travail multiforme de sollicitation des électeurs

20Faire campagne c’est se donner pour ambition et pour objectif de convaincre le plus grand nombre d’électeurs pour emporter leur suffrage. C’est donc s’extraire du seul cercle des convaincus et des affiliés, de l’entre-soi, s’en affranchir pour toucher un public plus large. Mais, paradoxalement, la mobilisation des siens est bien la condition de cet élargissement. Notre observation a mis en évidence l’effet polarisant d’une forte cohésion militante. Les effets cumulatifs de synergie qui font les bonnes campagnes ne semblent pouvoir procéder que de la mobilisation qui gagne autour d’un petit groupe. L’expression même « faire campagne » suggère un flux qui grossit, un mouvement qui s’amplifie et qui ne peut gonfler qu’à partir d’une source qui l’a fait naître et l’alimente. Cette source c’est la structure et les individus qui font vivre l’idée même de campagne autour d’un dispositif, d’une stratégie, d’un lieu-ressources, d’une cause à défendre et d’emblèmes qui lui donnent corps et visibilité. Divers modes d’approche et de sollicitation de l’électeur peuvent dès lors se déployer et coexister. Il s’agit alors de multiplier les incitations à voter et à voter socialiste.

Le contact personnel

21Parmi ces modes de sollicitation, le contact personnel avec l’électeur est privilégié. Les grandes réunions et les effets d’estrade ne font plus recette. On l’a vu, aucun grand rassemblement, nonobstant l’assemblée de militants ne sera organisé. La brièveté de la campagne ne suffit pas à l’expliquer. Aucune personnalité politique d’envergure nationale n’a été sollicitée pour soutenir le candidat lors d’une réunion publique. L’heure semble à « la politique modeste », à « la politique autrement », nouvelles topiques du discours politique qui ont de fortes résonances au niveau local, niveau perçu comme celui d’un rapport privilégié avec le citoyen. Les micro-rencontres et la proximité sont donc de rigueur24. Il faut « aller au contact » de chaque citoyen « pour restaurer le crédit perdu du politique »25. L’objectif que l’on s’assigne est néanmoins de toucher le plus grand nombre d’électeurs dans le laps de temps réduit qui est imparti. Il s’agit en définitive plus d’accréditer l’omniprésence, la proximité voire l’ubiquité que de l’avérer.

22L’engagement personnel, physique, du candidat qui donne à voir sa disponibilité et surtout sa pugnacité joue un rôle essentiel dans ce travail d’accréditation. La présence du candidat dans la circonscription est systématique26. Les militants qui sont autant d’informateurs de la société locale lui offrent de précieux renseignements pour indiquer où il se doit d’être vu et entendu, où il doit appuyer son discours ou comment il doit l’adapter. La connaissance du terrain constitue d’ailleurs plus généralement une ressource politique capitale. Pour se démultiplier et apparaître partout à la fois, le candidat utilise la technique du « saut de puce ». Dans une même demi-journée, il passe d’un quartier à un autre apparaissant ici et là en apparence de manière informelle, en réalité selon un planning et des modalités arrêtés à l’avance. Les relais d’opinion et les lieux de sociabilité (cafés, amicales, lieux associatifs...) sont les cibles de ces sorties ponctuelles qui occupent chaque jour le candidat. Avec quelques militants connus du quartier, l’élu musarde, boit un verre dans un café, répond aux questions ou engage la conversation. Le candidat doit alors en permanence provoquer le contact, déjouer les appréhensions et dissiper la gêne. On attend de lui qu’il délivre un discours politique mais aussi et surtout peut-être qu’il divertisse, qu’il fasse le spectacle ou de bons mots. Ces sorties très réglées peuvent durer une quarantaine de minutes.

23Grâce à ce travail de terrain arrimé aux quartiers, des représentations ayant trait au candidat – sa proximité, sa combativité, son sens de l’écoute...– peuvent alors se propager à travers les réseaux d’interconnaissance. La presse ratifie ces représentations en observant que « Bernard Roman fait une campagne active », que « l’on voit les socialistes partout »27… La présence du candidat se fait plus discrète dans les manifestations officielles où il est stigmatisé en période électorale de faire montre d’ostentation. Le candidat se doit de respecter ces codes tacites.

24Le contact du candidat avec l’électeur le ramène le plus souvent à des préoccupations locales ou personnelles qu’il s’efforce de traduire en termes politiques, de renvoyer à des propositions qu’il défend ou au bilan de la majorité sortante qu’il pourfend. Dans ces diverses interactions, le rapport de force semble inversé : l’homme politique, généralement sollicité et mis en valeur, est en situation de demande. Ces rencontres le mettent dans une situation de quasi-infériorité ou du moins de vulnérabilité où il doit se justifier, donner des gages de confiance ou faire amende honorable. L’élu, le plus souvent valorisé, mis au premier plan, se mue en quémandeur de suffrages ou de soutiens. « La distance n’est plus et le roi est nu » note justement Yves Pourcher dans son étude d’une campagne en Lozère28. A observer ces situations de face-à-face entre élu et citoyens, il est frappant de constater que, spontanément, on demande service au candidat ou à l’élu potentiel. Le bon député ou du moins la représentation du bon député qui a cours est celui qui rend des services individuels, intercède ou fait pression. La figure de l’élu protecteur, historiquement enracinée dans la culture municipaliste du socialisme nordiste, est encore dominante29.

25Ce travail de terrain, harassant, où le candidat paie véritablement de sa personne jusqu’à l’épuisement, où il doit veiller en permanence à la présentation de soi et l’adapter aux divers publics rencontrés, est liée là encore à une croyance, selon laquelle multiplier les apparitions en public ou les rencontres avec les électeurs potentiels c’est se donner les moyens de remporter l’élection. Le candidat conforte ces croyances en s’y soumettant et construit les attentes des électeurs et de ceux qui sont habilités à porter un jugement sur la campagne. Bernard Roman pourrait d’ailleurs faire l’économie de ce travail de terrain laborieux. Sa notoriété est en effet très forte dans la circonscription. Les sondages réalisés par la ville de Lille l’évaluent à 80 %. Son éligibilité, entendue ici dans une acception non juridique, à savoir sa légitimité sociale à représenter la communauté30, est incontestable. Il est depuis sa défaite de 1993 l’adversaire déclaré et patenté du député de droite de la circonscription. Quoique fort de cette notoriété, il lui semble néanmoins primordial de la tremper et de l’attester à nouveau.

26Ce travail de terrain du candidat est prolongé par le porte-à-porte assuré le plus souvent par les militants. Il est raisonnable d’estimer que plus de 10 000 foyers de la circonscription ont été ainsi couverts sur les 30 000 que compte la circonscription. Seul un nombre important de militants permet de mener à bien une telle opération. On voit donc ici très nettement l’effet pratique d’une forte mobilisation partisane. La circonscription est maillée par un système d’îlotage mis en place bien avant la campagne. Chaque responsable d’îlot s’assure du porte-à-porte sur la zone qui lui a été confiée en informant de l’état d’avancement le local de campagne qui centralise les informations et peut au besoin envoyer des « renforts ». L’objectif est de donner la main à la main à chaque membre d’un foyer dans toute la circonscription un exemplaire du programme socialiste (le petit opuscule vert), de répondre aux questions ou plus souvent de les susciter.

27Le porte-à-porte pose de nombreux problèmes pratiques : il faut entrer dans les immeubles souvent munis de code, choisir l’heure où on maximise ses chances de trouver un interlocuteur sans pour autant importuner les résidents à des heures tardives, sans évoquer les chiens méchants et les concierges retors... Le porte-à-porte offre l’occasion d’une confrontation directe, frontale avec l’électeur dans l’espace domestique. Cette intrusion du politique, connotée souvent à l’impur dans le privé, est souvent mal vécue aussi bien par l’électeur que par le militant. Ce dernier doit souvent essuyer les critiques et les récriminations, surmonter les indifférences, tenter de dissiper le scepticisme. Les questions se font parfois très pointues et techniques sur un point très particulier du programme. Mais le plus souvent ce sont des préoccupations personnelles ou locales qui sont exprimées et qu’il faut tenter de transmuer en termes politiques. Cette capacité à monter en généralité, à faire d’un cas une cause, est inégalement distribuée selon les militants. Certes, les nombreux débats en section sur les propositions économiques et sociales lors des trois dernières conventions du parti socialiste les ont aguerris. Les propositions principales de Lionel Jospin (750 000 emplois jeunes, le partage du travail, les quatre conditions à la monnaie unique) sont maîtrisées par les militants. Mais la plupart sont dépourvus des ressources argumentatives leur permettant cette montée en abstraction. Pour convaincre, il ne suffit pas toujours d’être convaincu. La prégnance de la logique de l’expertise au parti socialiste est parfois douloureusement vécue dans les sections où domine encore le militantisme populaire. Les militants ont pourtant été armés pour ces rencontres. Des argumentaires didactiques ont été distribués sur les principaux points du programme et sa cohérence d’ensemble. Des séances de formation autour de certaines thématiques ont été organisées mais n’ont pas remporté, loin s’en faut, un franc succès.

28Il faut enfin évoquer les marchés, très nombreux et fréquents dans les divers quartiers lillois, qui constituent une aubaine pour les organisateurs de la campagne en ce qu’ils drainent un public nombreux et socialement bigarré. La politique s’y donne à voir sous un aspect festif et spectaculaire. Les candidats ne font pas les supermarchés, c’est plus triste. « Ils font leurs marchés aux voix », ironisent un passant. Il faut reconnaître que la concurrence est vive aux quatre coins du marché. Le dimanche en effet, lors des plus gros marchés, toutes les tendances politiques sont représentées. Pour se démarquer, les socialistes distribuent des ballons fluorescents aux enfants ou portent des casquettes, mais il est difficile de capter l’attention de l’électeur soumis de toutes parts à d’intempestives distributions. Là encore l’essentiel n’est peut-être pas l’impact direct sur l’électeur...

Une tonalité « très politique »

29Les messages transmis à travers des supports de communication divers (tracts, brochures...) sont les principaux biens politiques, avec l’image du candidat, proposés à l’électeur. Le responsable de la communication joue un rôle de premier plan dans la définition de cette offre politique. Au niveau local comme au niveau national, le spécialiste de la communication s’est imposé comme un auxiliaire indispensable31. Il est parvenu à imposer son expertise et à en légitimer le recours. Malgré ses dénégations, son rôle va bien au-delà de la simple « mise en forme du discours ». « Le communicant » parvient dans les réunions de travail à faire prévaloir « une logique de la lisibilité », pour reprendre ses termes, qui tend à présider à la confection de tous les documents. Sa contribution est d’autant plus précieuse quand le temps est compté, qu’il faut faire vite et aller à l’essentiel pour produire les documents rapidement.

30Le message se donne à lire comme très « politique ». La force du candidat socialiste a sans doute été d’imposer très rapidement une définition politique de la situation, de circonscrire le terrain sur lequel le débat devait se jouer. Cette définition de l’interaction va lui permettre de tirer le meilleur profit de ses ressources partisanes et du discrédit qui frappe la majorité sortante dans une circonscription très affectée par le chômage. L’enjeu est clairement posé dès le premier journal de campagne qui suit de quelques jours l’annonce de la dissolution : il s’agit de changer de politique économique et sociale et voter Bernard Roman c’est marquer avant tout cette priorité. Tels sont posés le sens du vote et la signification de la consultation. Cette orientation est en adéquation avec le profil du candidat, ses propriétés et ses positions : secrétaire national du PS et premier secrétaire fédéral de la fédération du Nord. La plupart des documents diffusés vont dès lors s’articuler autour du triptyque suivant : imputation de la situation économique et sociale au bilan gouvernemental, dénonciation de son programme et des « arrière-pensées » qui le sous-tendent, déclinaison des propositions socialistes. De manière assez éclairante, le matériel électoral compte assez peu de notations sur la personnalité du candidat32. Il est vrai que Bernard Roman peut faire l’économie d’un travail symbolique de fabrication d’une crédibilité tant cette dernière paraît avérée. Mais surtout privilégier l’homme sur le message eût été en contradiction avec l’orientation générale de la campagne. L’image de Lionel Jospin, très porteuse, apparaît à deux reprises. Le contraste est à ce titre frappant avec la campagne législative précédente du candidat socialiste. Bernard Roman avait alors développé une campagne très localiste sur des enjeux très circonscrits localement comme la lutte contre la toxicomanie. Ce sont d’ailleurs de manière très significative ces mêmes thématiques que reprend le député de droite sortant dans sa campagne. Colette Codaccioni met en avant des « micro-réalisations » et ce qu’elle appelle sa « légitimité de trottoir ». Elle fait campagne sur la santé, contre la toxicomanie, autant de thèmes qui « collent » avec sa profession de sage-femme. Tout se passe comme si l’identité des protagonistes leur imposait la production de thématiques de campagnes particulières. Pour le candidat socialiste, dans un contexte national très différent, la politisation du scrutin est apparu plus rentable politiquement en 1997 alors qu’elle eût été catastrophique quelques années plus tôt.

31Cette politisation s’est opérée très rapidement. A Lille, les militants étaient prêts pour ce scrutin anticipé. La brièveté de la campagne a aussi sans doute renforcé le rôle des instances nationales du PS. Mais si les militants étaient prêts, le matériel électoral lui ne l’était pas. Très rapidement, par télécopie, la rue de Solférino a envoyé modèles de tract, argumentaires détaillés, plan de campagne, modèles types de lettre... Ce faisant, le parti a sans doute conduit à standardiser le discours électoral et à en renforcer la teneur politique et nationale33. Hormis la lutte contre le chômage, aucun thème n’est privilégié par rapport à d’autres. Tout se passe comme si la brièveté de la campagne avait empêché à certains thèmes de se dégager plus nettement au point de devenir saillants ou à d’autres d’être neutralisés. Le phénomène de décantation inhérent à toute campagne n’a pas été constaté. Mais il faudrait examiner plus avant ce qui n’est ici qu’une hypothèse. Il est de surcroît significatif que les campagnes des deux principaux candidats se sont déroulées en parallèle sans que leurs stratégies respectives n’interagissent vraiment. Très peu de coups ont été échangés34. Faire campagne c’est aussi marquer ses adversaires et s’en démarquer, être réactif dans un contexte concurrentiel, autant de caractéristiques qui imposent à l’observateur de penser relationnellement toute campagne. Chaque campagne est un processus où s’opèrent de multiples ajustements successifs35. Nous ne les avons pas vraiment observés dans le cas présent36. La discrétion de la presse peut apporter un élément d’explication : pour qu’un coup porte, il doit être doté de la visibilité que lui confèrent les médias. Ce sont les journalistes qui évaluent les coups et comptent les points. Mais de manière plus significative, tout se passe comme si la brièveté de la campagne avait conduit les socialistes à privilégier leurs propositions et une dénonciation générale (non personnalisée) de la droite plutôt que de prendre le risque de porter des coups et ne pas pouvoir éventuellement répondre aux attaques faute de temps. La perspective de coups aux conséquences irréversibles, compte tenu de la brièveté de la campagne, a concouru, nous semble-t-il, à la rareté des coups échangés. Toutes les conditions étaient en définitive réunies pour que le scrutin soit particulièrement politisé.

Des messages ciblés

32S’il s’agit d’atteindre le plus grand nombre d’électeurs potentiels à travers une rhétorique de l’interpellation, de la prise à témoin qui semble être le propre du discours électoral37, il convient aussi d’en toucher quelques uns en particulier avec des messages plus ciblés.

33Ce message à la tonalité très politique est donc décliné différemment selon les types d’électeurs supposés. Il est modulé, infléchi selon les électorats ou la représentation réifiée que l’équipe de campagne s’en fait. Faire campagne c’est aussi segmenter le public que l’on veut toucher pour l’atteindre aux plus près de ses préoccupations, mettre en adéquation des thématiques avec des groupes mobilisés spécifiques. Il faut agréger le plus grand nombre sur des discours généraux susceptibles de multiples interprétations mais aussi opérer des « frappes chirurgicales » sur des segments donnés38. Cette adaptation du discours est très délicate car elle peut produire des effets pervers. Des actions spécifiques sont ainsi menées en direction de publics considérés comme sensibles : jeunes très touchés par le chômage dans la circonscription, personnes âgées, personnel de santé39 notamment.

34Mais la distinction principale s’opère entre bureaux de vote plutôt marqués à droite et bureaux plutôt marqués à gauche qu’une analyse électorale minutieuse, sur la base des consultations électorales précédentes, a permis de dégager. On l’a vu, la circonscription est très hétérogène sociologiquement, ce qui a facilité ce travail de segmentation. Des documents différents sont adressés aux électeurs selon les bureaux de vote. Dans les bureaux classés à droite, un courrier personnalisé spécifique a été adressé à tous les électeurs, mêmes membres d’un foyer identique40. Le discours tenu dans ce courrier émarge au registre de la morale et des valeurs. Y est vilipendé le jeu politicien, vantés l’enracinement local du candidat et sa contribution au développement économique local. On y insiste sur la crédibilité du candidat et son profil « républicain ». Un document portant sur le comité de soutien du candidat est également distribué. Celui-ci compte parmi les techniques de mobilisation dont l’usage s’est routinisé41. Il balaie l’ensemble du spectre social (étudiant, médecin, chef d’entreprise, chômeur, maghrébin, personne âgée…) et se veut le reflet de la circonscription dans sa diversité sociologique42. Mais il met aussi en avant le parrainage de quelques personnalités de premier plan, de « décideurs », qui crédibilise le candidat. Cet élément peut expliquer la diffusion du document principalement dans les bureaux classés à droite. Dans les bureaux de gauche, un courrier personnalisé est également adressé à tous les électeurs mais avec des termes plus marqués à gauche. On y évoque notamment la politique anti-sociale du gouvernement. En outre, un document spécifique à ces bureaux, uniquement consacré au bilan de la droite, intitulé « Le libéral déchaîné » est distribué. Il ne l’a pas été dans les bureaux de droite pour ne pas mobiliser l’électorat conservateur sur des thématiques de gauche.

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35Au terme de cette enquête, faire campagne c’est donc, dans une conjoncture et sur un territoire donnés, recourir à un répertoire de techniques plus ou moins stabilisé dont on suppose l’efficience et dont l’usage est lié à une représentation que l’on se fait de son électorat et de ses attentes. Ces techniques évoluent en définitive assez peu. Si une rationalisation des pratiques politiques et électorales semble être à l’œuvre, notamment à travers le rôle du marketing politique, et si « le volume total des ressources de toute sorte nécessaires pour l’emporter dans la compétition politique tend à augmenter »43, faire campagne revêt toujours un aspect laborieux et besogneux44 comme tend à le montrer la présente étude. Le cas analysé ici est celui d’une mobilisation exemplaire qui met en jeu d’importantes ressources partisanes. La participation à la campagne du candidat adverse aurait sans doute mis à jour une mobilisation très différente. L’énergie déployée est à la mesure de l’enjeu que représente l’élection pour B. Roman. Affaibli par l’arrivée à Lille de Martine Aubry, Bernard Roman se doit non seulement de l’emporter mais surtout de bien gagner. Il lui faut pour cela dépasser le seuil symbolique des 55 % au deuxième tour. La fonction latente de la campagne est de consolider des positions au sein même de l’organisation partisane, de compter ses forces et ses soutiens potentiels dans le cadre d’enjeux internes qui dépassent le seul contexte électoral. Bernard Roman peut compter sur une base militante active qui n’a été nullement surprise par la dissolution.

36Une « bonne campagne », conforme aux canons et aux représentations qui ont cours en un temps et en un lieu donnés, résulte donc de la mobilisation d’un groupe restreint qui apparaît comme la condition d’une mobilisation plus large. Reste qu’il faudrait évaluer l’efficacité réelle des techniques mobilisées (un tract dans une boite aux lettres, une affiche sur un panneau d’expression libre, une conversation lors d’un porte-à-porte). Mais c’est un autre sujet...