1Plusieurs catégories de personnes ont des raisons de remercier le président de la République pour la dissolution de 1997. Les constitutionnalistes sont du nombre. En effet, cette nouvelle figure de la pratique institutionnelle permet d’enrichir l’analyse de la V^e République et offre une très belle mise en perspective des équilibres de pouvoirs tels qu’ils se présentent aujourd’hui.

2Le premier intérêt intellectuel de cette dissolution relève de la taxinomie. Comme les botanistes, les juristes sont avides de classification et de dénombrement. Les grandes métamorphoses de la discipline résultent en général d’un bouleversement des rangements. Une case était vide dans les typologies proposées de la dissolution. Elle est aujourd’hui « cochée » pour ne pas dire remplie.

3Ainsi, dans l’édition de 1996 de l’ouvrage de Dominique Chagnollaud et Jean-Louis Quermonne, Le gouvernement de la France sous la V^e République, après une présentation de la « dissolution-sanction », de la « dissolution-arbitrage » et de la « dissolution préventive », il était écrit :

4« Seule la « dissolution tactique », d’usage courant en Grande-Bretagne, et visant à provoquer des élections anticipées au moment favorable, n’a pas été encore à ce jour utilisée. Mais, en l’absence de nette majorité pour soutenir la politique du gouvernement nommé par le chef de l’Etat, il n’est pas exclu qu’il puisse un jour y avoir recours »1.

5C’est désormais chose faite, même si le chef de l’Etat a pris en considération l’état de sa majorité au parlement mais non pas dans l’opinion. Le suffrage devait, dans la logique classique, trancher un problème institutionnel. Selon la logique adoptée cette fois-ci, c’était la manœuvre institutionnelle qui devait permettre de résoudre un problème d’opinion.

6Il est bien sûr plusieurs classifications possibles. Tout dépend des critères que l’on retient. D’une certaine façon, toutes les dissolutions ont été jusqu’à présent « tactiques » puisqu’elles résultaient d’un calcul politique. Faut-il alors qualifier de « tactiques » les dissolutions perdues, tandis que les dissolutions gagnées, elles, seraient « stratégiques » ?… Le critère serait alors le résultat plutôt que la motivation ou le contexte de la dissolution.

7La nouveauté de cette dissolution est donc forcément relative. Elle l’est encore plus si l’on considère l’histoire constitutionnelle française. La période de la Restauration offre pour cette question, comme pour quelques autres, de beaux précédents à méditer. On peut en effet dénombrer, pendant la deuxième partie du régime, trois dissolutions qui représentent, à elles seules, trois grands modèles.

8En 1823, après l’intervention réussie en Espagne (victoire du Trocadéro), la dissolution a pour but de prolonger politiquement le succès militaire (dans un esprit comparable à la dissolution anglaise à la suite de la guerre des Malouines). La manœuvre réussit et permet au Roi de disposer de la « chambre retrouvée ».

9En 1827, Charles X croit pouvoir imiter Louis XVIII mais le contexte est radicalement différent. La crise économique sévit et le chef du gouvernement, Villèle, pâtit à l’extrême de l’impopularité qui en résulte. L’élection qui s’ensuit se traduit par une victoire des libéraux.

10En 1830, le Roi est en conflit avec cette chambre dont il refuse d’admettre l’orientation. L’une des quatre ordonnances fatales de Juillet 1830 porte dissolution de la chambre. C’est donc un des facteurs déclenchants de la Révolution de Juillet.

11Parmi ces trois cas, la dissolution de 1827 est celle qui incontestablement se rapproche le plus de celle que nous venons de connaître. Un passage des Mémoires d’outre-tombe est de ce point de vue éclairant :

« M. de Villèle, obsédé d’un côté par l’opposition royaliste libérale, importuné de l’autre par les exigences des évêques, trompé par les préfets consultés, qui étaient eux-mêmes trompés, résolut de dissoudre la chambre élective malgré les trois cents qui lui restaient fidèles »2.

12Il est donc déjà arrivé dans l’histoire de France qu’un premier ministre renonce aux certitudes d’une majorité acquise. Le raisonnement tenu n’est pas sans risque : on souhaite braver l’impopularité en sollicitant le peuple comme pour défier le sort en le provoquant. A ce stade, le droit constitutionnel doit laisser la place à la psychologie politique.

13Le détour historique n’est jamais sans enseignement. En l’espèce, la charge historique de la dissolution est forte, en raison de précédents célèbres, notamment celui de 1877. La dissolution est un des fils directeurs de la notion de Constitution, prise dans son évolution, parce qu’elle pose la question de la responsabilité, et particulièrement de la responsabilité du chef de l’Etat. Tout au long de notre histoire, la dissolution intervient comme une alternative au référendum, comme un instrument direct de communication avec l’électorat. Celui qui, institutionnellement et politiquement, en dispose, apparaît comme le pivot du régime considéré. Sous la V^e République, le chef de l’Etat est évidemment ce pivot. La dissolution de 1997 montre qu’il est le maître du temps politique et de l’espace politique, mais que cette maîtrise dépend de l’usage qui en est fait.

I – La maîtrise du temps

14Si l’on entend par « point fixe » les institutions nationales élues dont la durée du mandat est certaine, il n’y a que deux points fixes dans le système institutionnel : le président de la République et le Sénat. La III^e République les associait d’ailleurs dans l’acte de dissolution.

15Sous la V^e République, le président de la République tient seul cette prérogative, fixée par l’article 12 et rangée au nombre des « pouvoirs propres », c’est-à-dire dispensés du contreseing en vertu de l’article 19. La seule véritable limite à ce pouvoir est qu’il ne peut être utilisé plus d’une fois par an.

16« Point fixe », le président est aussi un pivot au sens où il commande la durée des autres pouvoirs : l’Assemblée nationale et le gouvernement. Toute la fonction présidentielle se définit par la durée, sans doute parce que, au plus profond de la psychologie politique, le chef de l’Etat incarne la volonté de permanence de la communauté3. A lui la gestion du long terme tandis que le Premier ministre est en charge de l’instant. C’est pourquoi le désaisissement présidentiel que représente la cohabitation ne doit pas tromper : le président reste, dans tous les cas de figure, maître du temps électoral, du temps politique, et du temps constitutionnel.

La maîtrise du temps électoral

17La maîtrise du temps électoral est la dimension la plus visible de la prérogative de dissolution. C’est cet aspect de la dissolution qui a permis de parler de « dissolution tactique ». La comparaison avec le régime britannique vient immédiatement à l’esprit puisqu’il est courant que le Premier ministre anglais utilise la dissolution pour se présenter devant les électeurs au moment le plus favorable.

18Mais il ne faut pas négliger pour autant l’exemple allemand : des digues constitutionnelles ont été placées par le constituant pour limiter l’usage de la dissolution mais elles ont été habilement contournées à deux reprises par deux chanceliers, Brandt en 1972 et Kohl en 1982, qui ont provoqué volontairement leur mise en minorité pour être en situation constitutionnelle de dissoudre.

19Les cas anglais et allemand montrent que, dans les régimes parlementaires classiques, la dissolution est devenue une véritable arme de l’exécutif dont l’usage à des fins purement partisanes semble normal. La logique institutionnelle classique, qui fait de la dissolution de la chambre la contrepartie de la responsabilité du gouvernement devant celle-ci, s’efface au profit d’une logique plus politique : la dissolution est l’arme de la majorité parce qu’elle donne à son chef la maîtrise du temps électoral. Sur ce point comme sur d’autres, le critère pertinent est moins la séparation des pouvoirs (l’exécutif face au législatif) que la distinction entre majorité et opposition. L’équilibre classique demeure mais il est subsumé par un rapport de forces plus moderne, plus politique, celui qui se joue autour de la maîtrise du temps entre la majorité et l’opposition. A l’une (l’opposition), le bénéfice du temps qui passe et de l’usure du pouvoir qu’il entraîne ; à l’autre, le bénéfice du rythme, le choix du terrain temporel, pour provoquer le combat dans les moments les plus propices.

20La dissolution française de 1997 a porté à son incandescence cette logique tout en révélant les limites d’une trop grande distorsion entre stratégie et tactique et les ambivalences du bicéphalisme de l’exécutif. Pour le président de la République, la maîtrise du temps électoral a plusieurs traductions concrètes.

21Elle lui permet en premier lieu de créer un effet de surprise. C’est ce qui est censé caractériser la « dissolution tactique » de 1997. La majorité présidentielle, telle une armée en marche dans la nuit, doit surprendre l’adversaire au point du jour en choisissant le moment et le lieu du combat. Force est de constater que cette conception de la dissolution s’est révélée tout à fait inopérante. D’abord parce que le secret ne s’accommode guère du nombre. En d’autres termes, il était (et il restera à l’avenir) impossible de prévenir les quelque quatre cents députés de son camp d’une dissolution future, sans que l’information devienne connue de tous, et donc de l’opposition. Le général a dû donc prendre ses propres troupes par surprise.

22Dans ces conditions, l’arme inutile est devenue une arme dangereuse car, à degré d’information égal, l’opposition est par nature plus préparée aux élections que la majorité. En l’espèce, le chef de l’opposition s’employait depuis deux ans avec succès à renouer les liens entre les familles de la gauche. A un an des législatives de 1998, le parti socialiste était structurellement prêt à affronter des élections puisque telle était sa seule mission. La majorité, elle, n’avait rien préparé soit parce que le chef du principal parti était trop accaparé par ses fonctions de Premier ministre soit parce que, tout simplement, en tant que majorité, elle n’avait pour tout projet qu’un bilan. La dissolution de 1997 a donc eu le mérite de souligner que « l’effet de surprise » est une illusion : en politique comme dans la vie, on n’est jamais si bien surpris que par soi-même.

23Le second aspect de la maîtrise du temps électoral est la maîtrise du temps de la campagne électorale. Dans les faits, indépendamment de la durée légale, les campagnes s’étalent sur plusieurs mois avec une intensité qui s’accroît à partir du mois de septembre qui précède l’élection. Cette durée de la campagne fait de l’élection une course à étapes, avec ses rebondissements, ses temps forts, ses épreuves particulières. La campagne présidentielle de 1994-1995 représente à cet égard un cas d’école. Raccourcir la campagne électorale devient donc un moyen de concentrer le calendrier, de proposer une joute plus rapide. Cet effet de la dissolution était probablement le meilleur argument à faire valoir pour l’ancienne majorité, notamment vis-à-vis de son électorat traditionnel dont il fallait éviter la fuite : le pays se voyait épargner une année d’incertitudes et de querelles. Cet argument n’était pas de simple forme lorsque l’on mesure à quel point les acteurs économiques diffèrent désormais leurs décisions dans l’attente des échéances électorales, attitude dont la rationalité peut être questionnée mais qui est devenue générale (or, en économie, l’addition des irrationalités produit de la rationalité...).

24Cet argument fut pourtant peu utilisé et, lorsqu’il le fut, de telle manière que l’on put croire que, pour certains, « peu de campagne » signifiait « pas de campagne ».

25La maîtrise du temps électoral est donc relative. Elle est forte lorsqu’on la considère indépendamment du contexte politique. Dans les faits, elle suppose une bonne adéquation entre les contraintes de temps qui s’imposent à l’exécutif. Une étude des dissolutions occidentales permet de déterminer un optimum des moments de la dissolution. Le critère principal serait sans doute le suivant : la dissolution doit être prononcée au moment où l’on dispose de moyens pour contrebalancer les effets de l’usure du pouvoir. Ces moyens se subdivisent en deux catégories : ceux qui tiennent à une évolution du camp majoritaire, ceux qui tiennent à une évolution de l’adversaire.

26Dans la première catégorie, on peut distinguer ce qui relève du changement politique pur et ce qui relève d’un changement global. Dans le premier cas, cela suppose un renouvellement de l’exécutif préalable à la dissolution : avènement d’un nouveau chef de l’exécutif par l’élection directe (dissolutions Mitterrand en 1981 et 1988), par le changement d’alliance (dissolution Kohl en 1982). Dans le second cas, cela suppose un événement ou un phénomène qui modifie la donne politique et demande une consultation du peuple (dissolution Thatcher à la suite de la guerre des Malouines en 1983, dissolution de Gaulle en 1968).

27En ce qui concerne la seconde catégorie, il s’agit pour le détenteur du droit de dissolution de profiter d’une faiblesse de l’adversaire. C’est ce qu’il reste à faire quand on ne peut pas se renouveler soi-même. John Major y est assez bien parvenu en 1992, étant de toutes façons en fin de mandat, en profitant des faiblesses du parti travailliste, mais contre toute attente et au prix d’une faible légitimité politique tout au long de la législature suivante. C’est dans cette catégorie que se situe la dissolution française de 1997. Pour réussir, une telle tentative ne doit pas se situer à mi-parcours du mandat. Un politiste américain, Robert Dix, a parfaitement montré que les élections à mi-mandat (« midterms élections » aux Etats-Unis, « mitacas » en Amérique latine) sont, dans la très grande majorité des cas, défavorables au pouvoir exécutif en place4. En régime présidentiel en particulier, elles sont le moyen pour l’électorat de manifester sa déception et de rééquilibrer le pouvoir présidentiel. Le régime français est comparable aux régimes présidentiels sur ce point : l’élection législative ne remet pas en question le pouvoir du chef de l’Etat. Dès lors, ce qui est une force au premier degré – le fait pour le président de ne pas mettre en jeu sa responsabilité propre – peut devenir une faiblesse au second degré : l’électorat peut former ses propres équilibres en sanctionnant le chef de l’Etat sans le renvoyer. Les enquêtes semblent montrer la validité de ce raisonnement pour la France en raison de la popularité du principe même de la cohabitation. Si l’on ajoute à cela que dans la démonstration de Dix, le pire moment pour la survenance d’une élection législative se situe deux ans après le début du mandat présidentiel, on aura compris que la dissolution de 1997 était mal engagée d’emblée.

28Il est aisé de montrer aujourd’hui que le président de la République aurait été plus habile s’il avait nommé un nouveau Premier ministre avant de dissoudre. Il se serait placé de lui-même dans la première catégorie. Il est encore plus facile d’expliquer que le moment n’était pas le bon pour tenter une dissolution relevant de la deuxième catégorie.

29Néanmoins, comme on l’a vu, le chef de l’Etat disposait (et disposera encore) de tous les instruments pour maîtriser le temps électoral. Cette maîtrise lui donne des atouts considérables, dans la mesure où il sait la combiner avec les autres instruments constitutionnels (par exemple le référendum) ou para-constitutionnels (notamment le changement de Premier ministre) existant sous la V^e République. De ce point de vue, on ne doit pas parler de « dissolution tactique » mais bien de « dissolution stratégique » qui, pour réussir, doit s’accompagner de mouvements tactiques bien coordonnés.

La maîtrise du temps politique

30On peut entendre par maîtrise du temps politique la maîtrise de la durée des mandats dans le système politique. Comme l’a bien montré Jean-Luc Parodi, la spécificité du régime constitutionnel français le conduit à avoir une temporalité particulière.

Le cycle théorique de l’attribution du pouvoir en France

31La désynchronisation de l’élection présidentielle et de l’élection législative aboutit à ce que les majorités successives ne sont pas au pouvoir pour un même nombre d’années. Dans une démocratie « normale », une majorité accède au pouvoir pour un temps donné, en général le temps d’une législature, ce temps pouvant être simplement modifié par une dissolution. En France, selon l’adéquation entre les élections, une majorité nouvellement élue dispose d’un temps qui varie.

32La seule institution qui maîtrise le déroulement de ce cycle est le président de la République. Par la dissolution, voire par sa propre démission, il peut bouleverser l’enchaînement des mandats. C’est ainsi que depuis le début de la V^e République, aucun « cycle de Parodi » (5, 2, 3, 4, 1, 5, 1, 4, 3, 2, 5), qui doit normalement durer trente cinq ans, n’est arrivé à son terme.

33La dissolution de 1997 s’est d’ailleurs en grande partie appuyée sur cet argument puisqu’il a été avancé à plusieurs reprises qu’elle permettait de faire coïncider en 2002 les élections présidentielles et législatives et d’éviter ainsi un décalage d’un an entre ces deux élections. Pour être totalement valable, cet argument devrait s’accompagner au cours des prochaines années d’une modification de la loi organique de façon à ce que l’élection présidentielle précède de quelques semaines l’élection législative. Si les textes n’étaient pas changés, c’est la situation inverse qui prévaudrait, ce qui semble absurde en l’état actuel du régime. Le fait que personne à ce jour, à la tête de l’Etat, ne se soit empressé d’évoquer ce problème juridique et politique indique assez l’incertitude des acteurs quant à la pérennité de la cohabitation jusqu’en 2002.

34L’argument de « la remise à zéro des compteurs » n’est en fait valable que si elle vaut pour le présent et non pour le futur. En d’autres termes, cette opération doit avoir lieu en début de mandat présidentiel car elle donne du champ à la nouvelle majorité présidentielle. Vouloir réguler l’avenir revient de plus à s’interdire d’agir sur le cours des choses ensuite. En effet, en toute logique, si le but de l’élection législative était vraiment de faire coïncider les deux élections en 2002, il ne pourrait y avoir une nouvelle dissolution d’ici là. Il y a donc ici une sorte de contradiction interne qui implique qu’une dissolution empêche les dissolutions suivantes. Or, c’est précisément parce que la dissolution fait du président le maître du temps politique qu’elle doit rester à sa libre disposition.

35Sur ce point, plusieurs auteurs ont fait remarquer que le président de la République avait déclaré le 14 juillet 1995 qu’il ne procéderait jamais à une « dissolution de convenance ». Outre que cette catégorie de dissolution n’est pas répertoriée, et que le président pourrait toujours indiquer que la dissolution de 1997 n’en relève pas, on est tenté d’invoquer ici Jean Bodin : « le Roi lui-même ne peut s’autolimiter ». Cette déclaration n’est qu’une erreur politique : elle n’a pas instauré une « Constitution Chirac » comme il y a eu une « Constitution Grévy » parce qu’il est consubstantiel au régime de la V^e République que le chef de l’Etat soit le maître du temps politique.

36Cette maîtrise du temps politique passe aussi par la démission du président de la République. Pour des raisons assez évidentes, c’est un instrument moins utilisé que la dissolution. La seule démission ayant eu lieu sous la V^e République (celle du général de Gaulle en 1969) était définitive et n’avait pas de dimension stratégique. Cependant, la situation politique inédite créée par la dissolution de 1997 pourrait bien entraîner la survenance de ce cas de figure constitutionnel et politique.

37La durée normale de la cohabitation étant particulièrement longue (cinq ans), l’arme de la dissolution ayant déjà été usée, le président pourrait être tenté de profiter de la faiblesse prévisible de la nouvelle majorité au bout de deux ou trois ans pour mettre en jeu son propre mandat. Il pourrait le faire à l’appui d’une réforme constitutionnelle instaurant le quinquennat5. Cette hypothèse, au cas où elle aurait une issue victorieuse, permettrait au président de dissoudre et de retrouver ainsi la maîtrise pleine et entière du temps politique.

La maîtrise du temps constitutionnel

38La maîtrise du temps politique pose en elle-même la question de la maîtrise du temps constitutionnel si l’on entend par cette expression qu’il revient au président de façonner lui-même la temporalité de son mandat.

39Le septennat, en raison de sa longueur, est, pour reprendre la métaphore heureuse du doyen Vedel, un pont qui a besoin de piliers intermédiaires pour être soutenu6. De Gaulle assignait ce rôle aux référendums et, accessoirement, aux dissolutions. Depuis la relative désuétude du référendum, les piliers sont minces et rares, ce qui est à la source d’un sentiment croissant de fragilité institutionnelle et politique. Avec la dissolution de 1997, c’est en fait la première fois, depuis le départ de de Gaulle, que le président met en jeu son assise politique (les rares référendums qui ont eu lieu depuis 1969 ne pouvant être considérés comme de véritables prises de responsabilité par le président). De ce point de vue, il est moins éloigné qu’on a pu le dire de la tradition instaurée par le fondateur de la V^e République. En effet, la dissolution a représenté un moyen de retremper la légitimité du pouvoir à une étape intermédiaire.

40Mais, dans le cas de l’actuel président de la République, l’échec électoral a révélé les problèmes qui résultent de l’interférence entre ce que l’on peut appeler « les calculs de légitimation » et « les calculs cohabitationnels ». Dans le premier cas, il s’agit, comme on vient de le voir, de donner un second souffle au pouvoir présidentiel. Dans le second cas, il s’agit d’évaluer à quel moment l’intervention d’une éventuelle cohabitation est la moins mauvaise. Pour le doyen Vedel, la supériorité du modèle « 5 + 2 » sur le modèle « 2 + 5 » ne fait aucun doute, même si chacun des deux modèles révèle l’inadaptation du septennat au fonctionnement moderne des institutions. Cette supériorité du modèle « 5 + 2 » semble relever du bon sens : le président dispose d’une majorité pendant plus longtemps et, de plus, il ne peut être tenu pour responsable des résultats d’une élection qui est intervenue sans dissolution préalable. Pour se réaliser, ce modèle exige simplement une dissolution au début du septennat, permettant une élection dont le résultat est normalement acquis et une structuration du jeu politique autour du président.

41On peut cependant trouver quelques vertus au modèle « 2 + 5 ». Evidemment, en cas de réussite, ses mérites sont assez clairs. Mais cette réussite est peu probable si l’on en croit le modèle de Dix, étudié plus haut. En cas d’échec, son mérite est de laisser ouvertes les hypothèses constitutionnelles : en cinq ans, le président peut utiliser différents moyens constitutionnels pour poser un nouveau pilier sous l’arche du septennat : nouvelle dissolution ou référendum (s’il trouve un sujet d’entente avec le Premier ministre, ce qui est difficile mais pas impossible : des réformes institutionnelles telles que la fin du cumul des mandats ou l’instauration du quinquennat seraient susceptibles de correspondre à ce cas de figure). Ces deux moyens sont beaucoup moins utilisables lorsque la cohabitation intervient dans les deux ans qui closent le septennat.

42En d’autres termes, le choix de la formule « 2 + 5 », c’est le choix du mot de la fin, précisément parce que la formule elle-même peut changer pour devenir « 2 + 3 + 2 » ou encore « 2 + 3 + 5 » etc. Il y a pour le président une manière de choix du moment de faiblesse. Dans le cas présent, c’est en milieu de septennat, peut-être pour réussir ensuite une remontée. Ce n’est qu’en fin de septennat que l’on peut avoir a posteriori une vision claire de la temporalité du mandat présidentiel.

43La règle politique qui est sous-jacente reste celle de la maîtrise du temps par le président. Le temps électoral montre la maîtrise du temps dont il jouit vis-à-vis de l’électorat ; le temps politique montre sa maîtrise du temps vis-à-vis des autres pouvoirs ; le temps constitutionnel montre sa maîtrise du temps vis-à-vis de lui-même. C’est cette ultime dimension qui dépend le plus de la personnalité présidentielle.

II – La maîtrise de l’espace politique

44Maîtriser l’espace politique revient à déterminer les points de repère de cet espace. Il s’agit de donner un contour et une organisation à cette réalité éminemment artificielle qu’est la représentation du champ politique. Le président apparaît sous cet angle comme le grand ordonnateur de la structuration partisane, au sens où, sous la V^e République, c’est autour de sa personne que se détermine la bipolarisation politique. La dissolution est donc l’occasion pour lui de préciser l’axe du jeu démocratique mais elle est aussi, par les catégories qu’elle crée, un moyen de donner une lecture du champ politique et institutionnel.

45L’impact de la dissolution est très lié au mode de scrutin en vigueur. Lorsque l’on est dans un système de représentation proportionnelle, la dissolution peut être un moyen pour celui qui la prononce de changer les lignes de partage et d’alliance du système politique. Ce peut être l’occasion de demander au peuple une nouvelle configuration des rapports de force qui modifiera l’alliance des partis au pouvoir. En d’autres termes, la dissolution apparaît, dans ce cas, moins comme une question de confiance binaire posée par la majorité sortante que comme une volonté, pour la majorité, de légitimer et d’adapter ses contours.

46Avec le scrutin majoritaire, la dissolution a au contraire un effet de fixation des clivages. Cette fixation est voulue par le président qui souhaite ainsi réaliser l’unité de son camp. Les dissidences sont plus difficiles en raison de la dramatisation de l’enjeu et de la rapidité de la campagne. L’élargissement vers le centre est rendu impossible. Ce fut par exemple très nettement le cas en 1988, où la dissolution choisie par François Mitterrand sonna le glas d’une éventuelle alliance avec le parti centriste, diminuant donc considérablement la portée de « l’ouverture » souhaitée pendant la campagne présidentielle.

47Le président est le maître de l’axe politique qui va se dessiner par le choix du Premier ministre au moment de la dissolution. Si par exemple Philippe Seguin avait été nommé Premier ministre avant la dissolution, celle-ci aurait été le moyen de demander à l’électorat de la majorité de s’unir autour des thèmes portés par le nouveau Premier ministre. En l’espèce, en ne changeant pas de Premier ministre, le président a choisi de faire de la dissolution une consultation sur la reconduction du chef du gouvernement, ce qui revenait à faire un référendum sur un thème difficile.

48La dissolution a donc, dans le cas où elle intervient dans un système où prévaut le scrutin majoritaire, les traits d’un référendum sur le gouvernement en place. Elle donne donc lieu à une élection législative qui n’est pas exactement de même nature que les autres. Elle correspond à une sorte d’engagement de la responsabilité devant le peuple. Cet engagement est réel, de sorte qu’il n’est pas possible de parler de « dissolution-plébiscite ». La dissolution de 1997 a d’ailleurs montré que le « non » pouvait l’emporter (l’addition des « non », en l’occurrence le « non » de gauche et le « non » d’extrême-droite ayant pour conséquence de donner une majorité en sièges au camp qui obtient, relativement, le plus de voix).

49On peut donc parler de « dissolution-référendum », qu’il s’agisse de se prononcer sur le gouvernement, ou sur un thème dominant au moment où intervient le scrutin. On peut aussi parler d’engagement de la responsabilité au sens politique. Dès lors, la dissolution peut se définir à partir de la nature et du degré d’engagement de la responsabilité.

50La nature de l’engagement peut s’analyser au travers des critères classiques de définition de la responsabilité : est-ce une question posée par l’exécutif (comme la question de confiance) ou une question posée à l’exécutif (comme la motion de censure) ? Traditionnellement, en régime parlementaire, la dissolution intervient comme réponse à une attaque du pouvoir législatif : c’est une réponse à une question. La V^e République n’a connu cela qu’en 1962 : la dissolution fut la réponse directe à une motion de censure, événement qui, en raison de son dénouement, a été perçu comme le chant du cygne du parlementarisme classique. Depuis, toutes les dissolutions ont appartenu à une catégorie intermédiaire : à la fois réponse à une situation nouvelle (crise en 1968, contradiction entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif en 1981 et 1988) et question délibérément posée à un moment choisi par le chef de l’Etat (en mai 1968, la dissolution intervient d’ailleurs comme substitut au référendum dont la proposition, quelques jours avant l’annonce de la dissolution, n’a recueilli aucun écho).

51De ce point de vue, la dissolution de 1997 se situe à l’autre bout du spectre et représente l’antithèse de la dissolution de 1962. Cette nouvelle figure de la dissolution se présente comme une « dissolution-question » pure, c’est-à-dire comme une dissolution qui intervient sans sollicitation préalable, sans crise sociale ou conflit institutionnel.

52Dès lors, on peut envisager la situation de deux façons. D’une première façon, cette dissolution peut apparaître comme la « der des der » parce qu’elle clôt une logique mise en route par la V^e République qui ôte son sens à ce pilier du régime parlementaire. On pourrait alors parler de fin de la dissolution comme on parle de « fin de l’Histoire », pour indiquer à la fois un apaisement des conflits institutionnels, et une désuétude du droit constitutionnel classique. La dissolution de 1997 serait alors une sorte de monstre constitutionnel, instrument parlementaire utilisé en régime présidentialiste, dont les contradictions et les conséquences montreraient l’évidence de la nécessité d’un passage clair et net au régime présidentiel7.

53Mais il peut y avoir un second point de vue, radicalement inverse, qui voit la dissolution de 1997 comme le parachèvement de l’expérimentation constitutionnelle sous la V^e République. Sous cet angle, la dissolution de 1997 vient compléter et achever la typologie des dissolutions possibles. Il n’y a pas lente dégradation du sens de la dissolution de 1962 à 1997 mais au contraire enrichissement qui permet de donner une souplesse au système, et une panoplie juridique et politique au président de la République très étendue mais compensée par la mise en jeu de sa responsabilité.

54C’est donc au degré de responsabilité de l’exécutif que renvoie in fine la question de la nature de la dissolution. Avec la dissolution de 1997, c’est la responsabilité du chef du gouvernement qui est engagée en premier lieu. Comme nous l’avons vu, c’était bien lui, sa personne, son programme, qui était en jeu dans le scrutin. Cette dimension était accentuée par le fait que le Premier ministre était apparu officieusement comme l’inspirateur réel de la dissolution (allant donc au-delà de la simple « consultation » prévue par l’article 12, ce qui avait déjà été le cas en 1968).

55Il est donc vain de regretter que le président ne démissionne pas à l’issue des élections. En effet, la dissolution est en fait un engagement de responsabilité à géométrie variable : le président peut choisir d’engager la responsabilité du gouvernement ou la sienne propre. Les gains et les coûts sont à la mesure de l’enjeu dans les deux cas. Dans le cas de l’engagement de responsabilité « simple » (du seul Premier ministre), le président de la République paie le prix d’une moins grande prise de risque : la mobilisation de son électorat est moins forte, la crise institutionnelle n’est pas en toile de fond, le goût pour la cohabitation peut entraîner certains électeurs à préférer l’opposition (cf supra). En cas de défaite, même s’il ne démissionne pas, ce qu’il perd n’est pas négligeable... S’il engage sa propre personne (c’est-à-dire s’il annonce qu’il va démissionner en cas de défaite de la majorité), tous ces facteurs d’échec disparaissent et la légitimité qu’il en retire est la plus forte possible. En résumé, s’il perd, il perd tout mais cela lui donne, par anticipation, moins de chances de perdre.

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56Ce qui montre la maturité du régime et sa grande adaptabilité (donc sa pérennité), c’est la marge de manœuvre politique offerte aux acteurs dans un cadre juridique bien défini. Ce qui n’est pas interdit par la Constitution est autorisé. En l’espèce, la dissolution peut intervenir sous des aspects différents et selon des degrés divers. Le président de la République, clé de voûte des institutions (ce qui ne signifie pas qu’il est l’homme politique le plus fort dans toutes les configurations : ceci relève du jeu politique), est maître de la nature et du degré de la dissolution, comme il est maître de la temporalité institutionnelle et politique du système dans lequel il intervient. Cette double maîtrise peut être considérée comme la définition essentielle de son rôle dans le régime. La force de la V^e République est de donner les moyens de gouverner au pouvoir exécutif mais aussi de permettre que se dessine progressivement, comme dans d’autres grandes démocraties occidentales, une Constitution vivante qui évolue par l’influence réciproque de la norme et de la liberté, du pouvoir et de l’expression citoyenne. Les traits particuliers de la dissolution de 1997 ne devraient donc pas inciter à changer de République mais à mieux définir la logique démocratique de notre régime.