1Que l’affaire Dreyfus soit une de ces dates-charnières de l’histoire politique française qui déterminent un avant et un après des cultures politiques, on le savait depuis longtemps, même si ce colloque l’a confirmé avec force. Que, dès la fin du XIX^e siècle, son importance ait moins résidé dans le sort du malheureux capitaine que dans l’affrontement des valeurs fondamentales autour desquelles s’organise une société ne constitue pas non plus une découverte. Enfin que les lectures de l’événement, rappelées dans la troisième partie de cet ouvrage par la remarquable revue historiographique de Vincent Duclert, se fassent au miroir des cultures politiques de leurs auteurs ou du contexte propre à la période durant laquelle ils écrivent n’a rien qui puisse surprendre l’historien.

2Toutefois, ici le propos est autre. Son originalité est de déplacer la focale, de l’Affaire elle-même et de ses conséquences politiques immédiates, en aval de celles-ci, afin de pousser l’interrogation au-delà même de l’Affaire et d’examiner par conséquent sa postérité historique. Or l’histoire des lendemains immédiats de la crise dreyfusarde comme la connaissance historiographique paraissent mettre en évidence l’existence d’une double postérité que le plan de cet ouvrage reprend à son compte. Il existerait ainsi une postérité de l’affaire Dreyfus propre au milieu restreint des intellectuels et qui serait en quelque sorte l’acte de baptême justificatif de leur intervention dans les affaires publiques. Bien différente serait sa postérité politique, reconstruction par l’imaginaire, dans un but opératoire, des faits tels qu’ils se sont réellement produits, et par conséquent création mythique fort éloignée de la réalité historique. Démarche qui ne fait somme toute que reprendre les dénonciations des intellectuels dreyfusards, fustigeant, à la suite de Péguy, la dégradation de la mystique en politique et qui a inscrit au rang des vérités établies l’existence de deux phases de l’affaire Dreyfus, la première au cours de laquelle des intellectuels généreux et idéalistes se seraient levés contre l’injustice pour défendre, au nom des grands principes, l’innocent injustement condamné, la seconde constituant une phase de récupération de cette croisade par le monde politique, dans un but strictement politicien, afin de toucher les dividendes de l’investissement des intellectuels. Outre que cette vision des choses mériterait réflexion quant aux prétentions des intellectuels (qui n’ont pas à affronter les réalités prosaïques de la gestion d’une société) à servir de maîtres à penser aux hommes politiques, elle apparaît très contestable (même si elle contient une part de vérité) par la séparation artificielle qu’elle introduit entre mystique et politique (ou, formule peut-être préférable, entre idéal et réalités) et par la définition très étroite et, à coup sûr insuffisante, qu’elle propose du politique. Admettons-la cependant, sous bénéfice d’inventaire, et ne fût-ce que parce que le présent ouvrage en a implicitement accepté le postulat.

3Il existe incontestablement une postérité proprement intellectuelle de l’affaire Dreyfus et les contributions qui précèdent lui assignent deux dimensions différentes.

4En premier lieu, ce que j’appellerai une dimension pénitentielle. On est frappé par le retour sur eux-mêmes qu’opèrent à propos de leur rôle dans l’Affaire un certain nombre des intellectuels qui l’ont illustrée, Péguy ou Halévy, Sorel ou les frères Tharaud. Mais il est non moins vrai que cette révision n’est pas pour tous de même nature. Pour certains, tels Péguy ou Halévy, le regret porte non sur la position qu’ils ont prise durant l’Affaire, mais sur l’instrumentalisation politique de leur combat par les hommes politiques dreyfusards. Pour d’autres, au contraire, il concerne directement le choix dreyfusard lui-même. Ceux-là, Sorel ou les frères Tharaud, considèrent a posteriori qu’ils se sont trompés de camp et, dans ce cas, ce sont les valeurs du dreyfusisme elles-même, qui sont remises en cause. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la dénonciation du détournement d’objectif peut apparaître comme dépourvue de validité : précisément parce que le dreyfusisme pose un problème fondamental d’éthique, de valeurs, il est politique au sens le plus élevé du terme et il va d’ailleurs constituer pour cette raison, durant au moins un demi-siècle, le soubassement politique de la culture républicaine en France.

5Il est toutefois une seconde dimension de la postérité intellectuelle de l’affaire Dreyfus en France, normative celle-là, et qui concerne spécifiquement les intellectuels. Il y a toujours eu, dans l’histoire française, depuis les clercs du Moyen-Age, des intellectuels engagés dans l’action politique, même si on ne leur donne pas ce nom avant l’Affaire. Mais le caractère nouveau du rôle qu’ils jouent désormais et qui va conduire à l’idée d’une sorte de modèle pour la postérité tient à leur mode d’intervention. Ils constituent à ce moment le fer de lance de camps, sinon de partis, organisés autour des valeurs dont ils sont les hérauts face à l’opinion De ce point de vue, la postérité de l’affaire Dreyfùs réside dans la cohorte des intellectuels engagés servant de guide à des camps politiques qu’ils structurent, non en fonction de la conquête du pouvoir, mais autour de la défense des valeurs. La question que l’historien du politique ne peut éviter de se poser, c’est de savoir s’il est possible en pareil domaine de demeurer dans la sphère du discours, étant entendu que le passage à l’acte implique d’entrer dans un champ où la pureté de la position intellectuelle se trouve polluée par les nécessités stratégiques et tactiques propres au jeu politicien. Il reste qu’on constate un phénomène permanent de rejeu de l’intervention des intellectuels dans les affaires publiques, de l’affaire Dreyfus au milieu des années soixante-dix que l’on pourrait illustrer par toute une série de noms allant de Romain Rolland à Vidal-Naquet en passant par Malraux ou Sartre. Il apparaît clairement qu’à tous les moments de l’histoire nationale où les valeurs se trouvent en jeu, où se produisent des crises qui posent le problème des normes morales fondatrices de la société française, on voit rejouer les réflexes de l’affaire Dreyfus, les intellectuels se ranger, au nom de ces valeurs et de ces normes dans les camps opposés et combattre au premier rang en prenant tous les risques. Après 1945, la guerre d’Algérie, évoquée ici par Jean-François Sirinelli, apparaît comme le meilleur exemple de ces crises nationales mettant en cause des valeurs fondamentales et, de ce fait, coupant en deux la communauté nationale selon les lignes structurelles de fracture qui sont celles de la France depuis l’affaire Dreyfus. Dans cette perspective, on ne peut manquer de s’interroger sur ce « silence des intellectuels », constaté avec effarement par la gauche au début des années quatre-vingt et qui ne semble guère avoir été significativement rompu depuis. On ne peut guère que proposer des hypothèses pour l’expliquer. La veine de la postérité du dreyfusisme serait-elle épuisée, du fait qu’une autre page historique serait en train de s’ouvrir ? Le dynamisme des intellectuels de droite, perceptible dès cette époque, rejetterait-il dans l’ombre l’audience des intellectuels de gauche qui ont fait la gloire du camp dreyfusard et de son héritage politique ? Ou une société qui privilégie l’efficacité économique et les logiques matérielles n’accorde-telle plus d’intérêt aux dérisoires Don Quichotte partis à l’assaut, au nom de l’humanisme, des moulins à vent idéologiques ?

6Mais, à côté de la postérité intellectuelle de l’affaire Dreyfus, il existe une postérité politique non moins considérable, et qui se confond souvent avec elle. Sans doute ne saurait-on considérer qu’il y a identité entre l’histoire de l’affaire Dreyfus et la mémoire de celle-ci. A cet égard, et pour paraphraser Péguy, on passe non de la mystique à la politique, mais de la mystique au mythe. On constate en effet une reconstruction instrumentalisée de l’histoire de l’Affaire, qui se trouve constituée pratiquement au lendemain de celle-ci, en ce moment fondateur de la culture républicaine que constituent les premières années du XX^e siècle. C’est en référence au combat dreyfusard que la République se dote d’un contenu idéologique, qui dépasse de très loin la simple adhésion au régime, et dont les éléments étaient certes présents auparavant dans une partie du camp républicain, mais sans revêtir le caractère exclusif et identitaire qui est désormais le sien : choix de la défense de la liberté individuelle contre la raison d’Etat, rationalisme et laïcité militante, attachement quasi-dogmatique au parlementarisme, méfiance envers l’armée de métier (la « caste militaire ») et l’appareil judiciaire considérés comme lié aux milieux antidreyfusards, volonté d’épurer l’administration pour y faire triompher « l’esprit républicain ».

7Et, du même coup, la gauche qui partage ces valeurs apparaît comme dotée d’une forme de légitimité naturelle à gérer la République, légitimité qui puise ses racines dans le mythe de l’affaire Dreyfus, alors que ceux qui n’y adhèrent pas totalement se trouvent ipso facto exclus du camp « républicain », même s’ils acceptent parfaitement le régime, comme c’est le cas des modérés « progressistes » qui ont choisi le camp antirévisionniste et qui vont bientôt se retrouver dans les rangs de la Fédération républicaine ou des catholiques ralliés à la République qui vont constituer l’Action libérale. De façon plus légitime, l’exclusion s’étend à ceux qui fondent dans l’opposition radicale aux valeurs du camp dreyfusard leur raison d’être politique et se réfugient dans une opposition totale à un régime né du dreyfusisme, l’Action Française illustrant à merveille ce cas de figure.

8Si on peut admettre que l’affaire Dreyfus constitue un clivage fondamental majeur entre les forces politiques durant une grande partie du XX^e siècle, pourquoi parler de mythe fondateur ? C’est que les deux grands partis qui se réclament du dreyfusisme, socialiste et radical, n’ont été ni précocement ni unanimement dreyfusards à l’époque de l’affaire Dreyfus. On sait que les socialistes ont adhéré tardivement au camp dreyfusard, entraînés par Jaurès (qui, lui-même, n’est nullement un dreyfusard de la première heure), et en dépit des réserves durables de Jules Guesde considérant que les prolétaires n’avaient pas leur place dans un débat opposant entre eux des bourgeois. Enfin, la captation de l’héritage dreyfusard ne met nullement à l’abri le parti socialiste des résurgences d’un antisémitisme de gauche aux racines profondes. Quant aux radicaux, il faut rappeler qu’à l’époque de l’affaire Dreyfus, une bonne partie d’entre eux manifeste des sentiments nationalistes et antisémites, qu’ils s’opposent très vivement au ministère « progressiste » de Waldeck-Rousseau et qu’ils ne se découvriront dreyfusards qu’à la veille des élections de 1902.

9Mais cette concession au réel faite, force est de constater la force du mythe de l’affaire Dreyfus dans la constitution de la culture républicaine au XX^e siècle. Fait qui s’explique tout d’abord par un phénomène de génération : les hommes de gauche nés dans les années 1870-1880 ont acquis leur formation politique à l’époque de l’Affaire et vont s’en trouver durablement influencés, mesurant désormais les événements politiques à l’aune de celle-ci et du clivage politique qui s’est opéré autour d’elle, comme le montre la contribution de Nicole Racine. L’influence des combats des années 1898-1900 ne se limite d’ailleurs pas à cette génération et la culture politique née du dreyfusisme permet de distinguer clairement dans le groupe des hommes nés autour de 1900 ceux qui se réclament des valeurs républicaines telles qu’elles se fixent à ce moment, de la « génération réaliste » des années vingt qui entend au contraire agir en politique sans s’embarrasser des vieilles lunes idéologiques et qui poursuivra une recherche sans tabou ni frontières, conduisant un nombre important de ses membres à Vichy ou dans les rangs de la collaboration.

10Toute une partie de la gauche va durablement, au cours de la première moitié du XX^e siècle, s’efforcer de ressusciter les clivages de l’affaire Dreyfus, avec l’idée d’en revenir à son issue, l’union des Républicains dans les élections, permettant de faire triompher au pouvoir les valeurs de ce camp, cependant que l’extrême-droite, vaincue dans la crise ouverte par l’Affaire, ne cesse d’en appeler du combat perdu face aux dreyfusards. Prenons à cet égard comme une justification paradoxale de la pertinence du thème de cet ouvrage une double citation de Charles Maurras, la « divine surprise » de 1940 qui voit dans l’avènement de Vichy la revanche si longtemps espérée contre la République dreyfusarde, et son exclamation désabusée après sa condamnation à la prison perpétuelle par la Haute-Cour de justice en 1945 : « C’est la revanche de Dreyfus ! ».