Les Tharaud et l’affaire Dreyfus

1Dans toute postérité, il y a des renégats. Est-ce dans cette catégorie qu’il faut placer Jérôme et Jean Tharaud ? Les deux frères ont en effet mené avec Péguy en 1898 le combat pour la révision du procès d’Alfred Dreyfùs ; mais, dans les années 20, leur position est toute différente et ils ne voient plus dans l’Affaire qu’un « prodigieux fait divers », suscitant désormais, selon leurs propres termes, « le malaise d’un vieux cauchemar ».1

2Au Collège Sainte-Barbe en 1893, dans un milieu de compagnonnage, au sens strict du terme, s’établit autour de Péguy une des premières strates de cette « singulière compagnie » d’amitié et de fidélité sans faille2. C’est alors que se noue notamment la relation de Jérôme Tharaud et de Charles Péguy, d’un Péguy « très intime avec Tharaud », comme le décrit Louis Gillet à Marc Sangnier en novembre 1896, d’un Péguy qui écrit encore en 1912 à Joseph Lotte que l’aîné des Tharaud et lui s’aiment « en dehors de toute littérature, de toute philosophie […] comme si on ne savait ni lire ni écrire. »3

3Au Collège Sainte-Barbe comme à l’École normale supérieure, comme à la Librairie Georges Bellais, Charles Péguy innerve un petit groupe d’étudiants et il apparaît bien, d’emblée, comme le centre d’une chaîne. Lorsque Péguy s’intéresse à l’anarchiste Jean Grave ou participe à une œuvre de bienfaisance, il fait partager à ses camarades ses convictions et ses engagements ; afin de préparer la révolution sociale, il invite fermement ses amis à cotiser pour l’institution du « journal socialistement socialiste » qu’est le Journal vrai. 4A l’instar de Péguy, l’aîné des Tharaud, comme de nombreux autres normaliens, est un dreyfusiste de la première heure.

4Mais le dreyfusisme de Tharaud est intimement lié à Péguy et à Péguy seulement : l’ascendant intellectuel et moral de Lucien Herr sur de nombreux normaliens, – et notamment sur Péguy qui voyait en lui « un des maîtres de notre jeunesse, certainement le plus pur et le plus confident »–5 ne semble pas avoir opéré sur Jérôme ; celui-ci est de toutes ces entreprises communes mais demeure plus distant du « mentor des normaliens »6. Dès novembre 1899, après avoir quitté Paris, il dit d’ailleurs à Romain Rolland qu’il est heureux d’être « loin de cet odieux public de l’École » et qu’il n’est « jamais sorti que découragé d’une conversation avec Herr, Seignobos et Dupuy », « braves cœurs et esprits droits » ajoute-t-il, mais dont la « sécheresse [le] dégoûte ».7

5Jérôme Tharaud accomplit son premier acte de dreyfusisme en accompagnant Péguy quand celui-ci, à une date qui n’a pu être exactement précisée, va rendre visite à Jean Jaurès qui s’efforce alors d’entraîner le groupe socialiste à prendre parti pour Dreyfus. Péguy, qui se décrit alors comme un « dreyfusiste forcené », relatera cette commune visite plus tard, en 1903, à un moment où le gérant des Cahiers s’est déjà éloigné de Jean Jaurès et où il marque les « hésitations politiques » du tribun socialiste.8 Mais Jérôme Tharaud – et il est frappant de le constater – ne fera, à notre connaissance, jamais mention de l’entretien.

6Deuxième acte de dreyfusisme : le nom de Tharaud figure dans la troisième liste de protestataires que publie l’Aurore le 16 janvier 1898 ; après les noms de G. Lanson, A. Chevrillon, E. Zyromsky, « agrégés de l’Université, docteurs ès lettres », viennent, suivis de la mention de leur grade universitaire – licencié ès lettres –, ceux de Louis Gillet, Péguy, Tharaud, Deshairs, Blanchard... Le nom de Tharaud n’étant accompagné d’aucun prénom, on ne sait si Jérôme a signé seul ou avec Jean, son cadet. Mais on sait que, dans cette phase, les deux frères partageaient pleinement les engagements de Péguy quand celui-ci était « le chef militaire de l’ancienne École normale […] les jours qu’il y avait à se battre »9, entonnant le Ça ira et l’Internationale, faisant, eux aussi, le coup de poing contre les antidreyfusards qui manifestaient en Sorbonne.10

7Donner son nom à la pétition de l’Aurore et participer à des manifestations ne font pas toutefois pour autant de Jérôme un militant particulièrement actif, au point que dans ses Souvenirs sur l’Affaire, Léon Blum, familier de la Librairie Bellais, « quartier général du dreyfusisme au Quartier latin », se souvient que « les Tharaud y faisaient quelquefois visite », mais avoue ne pas se souvenir « si les Tharaud étaient ou non dreyfusards. »11 II n’y a rien d’étonnant dans cette imprécision : chez les deux frères, en effet, l’affaire Dreyfus ne revêt pas le caractère fondateur qu’elle a pour l’auteur de Jeanne d’Arc ; leur adhésion ne saurait avoir la valeur et la force de l’engagement d’un Péguy pour qui, en 1897, « le socialisme est une vie nouvelle et non point seulement une politique ».12 C’est l’amitié qu’ils portent à Péguy et que Péguy leur porte, c’est leur milieu intellectuel et politique à la fin du siècle qui les guident dans l’Affaire, faisant d’eux en quelque sorte des « dreyfusistes par capillarité ».

8On peut donc ici souscrire sans retenue à ce qu’écrivent les deux frères en 1926 :

« Dans les combats de la Sorbonne, je n’avais pas apporté la jeunesse d’un soldat de Valmy. Je n’avais rien sacrifié à cette Affaire, ni mon temps, ni mon travail, ni l’argent de ma famille ; Je ne lui avais véritablement donné de moi-même que ma curiosité. Pas un instant elle n’avait été pour moi ce qu’elle avait été pour Péguy. […] »13

9Incontestablement, pour reprendre la distinction opérée par Luce, un personnage de Jean Barois, si les deux frères furent, à la suite de Péguy, de la « poignée de dreyfusistes » de la première heure, ils ne furent certes jamais de l’« armée de dreyfusards ».14 Ce qui anime les Tharaud, en effet, c’est d’abord et principalement le désir d’écrire.

10Comment ces dreyfusistes – même si leur engagement devait beaucoup au hasard de la jeunesse, du milieu et de l’amitié – ont-ils donc évolué, au point d’apparaître comme des figures de l’autre camp ? En paraphrasant ce que dit Léon Blum de Rochefort dans ses Souvenirs sur l’Affaire, pourrait-on même dire qu’« en prolongeant la biographie compliquée » des Tharaud, on obtient des antidreyfusards ? Il n’est jamais facile de rendre compte d’un cheminement individuel15 ; on peut toutefois avancer trois étapes du « dégagement » par rapport au dreyfusisme qu’effectuent, avant même la première guerre, les deux frères.

11Leur premier « dégagement » du milieu dreyfusiste s’exprime d’abord dans une œuvre littéraire à laquelle ils travaillent pendant l’hiver 1897-98 : Le Coltineur débile, alors que Péguy vient d’achever sa première Jeanne d’Arc. Ce roman est certes inspiré par le Jean Grave de La Société mourante et l’anarchie et par le Péguy de « la cité socialiste », certes il s’agit d’une œuvre socialisante publiée par leur ami en août 1898 à la Librairie Georges Bellais 16et louée par Léon Blum dans la Revue blanche. 17Mais Le Coltineur débile exprime très fortement une conviction, surprenante chez des hommes aussi jeunes : l’impuissance sociale de l’intellectuel. Face à une foule qu’il ne parvient ni à comprendre ni à convaincre et qui finit par le tuer, le héros est une conscience malheureuse, condamné à demeurer extérieur au peuple vers lequel il veut aller. Cette première œuvre des Tharaud, – peu connue et reniée par ses auteurs mais très révélatrice –, marque déjà une certaine distance par rapport à la pensée de Péguy et le refus – ou l’impossibilité – pour les deux frères sinon d’un véritable engagement politique du moins d’un engagement socialiste.

12Une deuxième raison, d’ordre conjoncturel, fait s’éloigner Jérôme du milieu dreyfusiste : en 1899, l’aîné des Tharaud est sans ressources financières ; contraint par la nécessité de gagner à la fois sa vie, celle de son frère qui achève ses études et celle de sa mère, il doit accepter un poste de lecteur de français à Budapest.

13Cet éloignement géographique sera l’occasion d’une sorte de révélation, de conversion idéologique ; à défendre et illustrer la culture française, le jeune normalien se découvre soudain passionnément nationaliste. Il écrit lui-même qu’il veut convaincre ses étudiants hongrois « qu’il n’y a au fond qu’un pays au monde : la France »18 et il fera vite partager ses convictions à son cadet ; celui-ci, demeuré à Paris, est toujours si proche de Péguy qu’il héberge les premiers Cahiers de la quinzaine à son domicile, chez qui le « gérant » a « pris [ses] dispositions – gratuites – pour paraître. »19.

14« Quatre ans de séjour là-bas [en Hongrie] et de vagabondage à travers l’Europe centrale m’avaient donné à réfléchir », écrira Jérôme.20 Quelque temps plus tard, en 1905, dans Par ce demi-clair matin, Péguy critiquera vivement ses amis qui ont abandonné Paris et le combat dreyfusard :

« Quand nous avons la réalité sous les yeux, et une telle réalité, ne cherchons point ailleurs. Ne soyons pas celui qui au cœur de l’affaire Dreyfus courait toute l’Europe, et particulièrement l’Allemagne, pour y compléter son apprentissage. Lisons au livre de la réalité, un des rares livres en France qui ne soient point allemands. »21

15Mais Jérôme Tharaud, comme il le dit lui-même, n’a « pas l’âme d’un prosélyte »22 au point de perpétuer ou de reprendre un engagement. A son retour de Budapest, il lui faut travailler ; il devient alors – et c’est une nouvelle et troisième étape du dégagement des Tharaud par rapport au dreyfusisme – le collaborateur littéraire de l’antidreyfu – sard Maurice Barrès. Cette place de secrétaire de l’écrivain que Jérôme, parfois relayé par son frère, va occuper jusqu’à la guerre était fort enviée. « Lorsqu’on sut qu’elle était occupée par Tharaud, écrit Lucien Corpechot, les bons petits camarades s’empressèrent d’aviser Barrès qu’il avait introduit l’ennemi dans sa maison et que Tharaud était du parti de Dreyfus. – « Et puis après ?, disait Barrès. S’imaginent-ils que cet écolier va me convertir ? »23 Effectivement, bien loin de convertir le maître, les disciples vont épouser les thèses de leur employeur et de leur nouveau milieu, sans toutefois rompre avec un Péguy qui a lui-même évolué.

16Le Péguy de 1910 est bien loin de celui qu’il était à la fin du siècle et la publication du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc voit s’établir une conjonction de soutiens hétéroclites, quelquefois ambigus, parmi lesquels on compte Barrès, Gide, Drumont, Lasserre, Halévy, Sorel24 et Tharaud. Les deux frères soulignent alors que « tous deux admirent le cas de ce fameux Péguy, de ce jeune normalien, ardent défenseur de Dreyfus, qui dans sa maturité, se détourne avec dégoût des résultats sortis de la révolution dreyfusienne pour s’orienter vers une conception chrétienne et mystique de la vie. »25

17Forts de la connaissance personnelle qu’ils ont de leur ami depuis Sainte-Barbe, associant leur propre histoire à celle du gérant des Cahiers, ils marquent l’évolution spirituelle et politique d’un Péguy qui a changé, tout comme eux. A droite, on prend acte de ces changements ; l’évolution du « parti Dreyfus » est saluée par Maurice Barrès qui va apporter un soutien actif à Péguy à l’occasion du grand prix de l’Académie française. Le député nationaliste se réjouit qu’« un réveil magnifique des passions et des énergies se manifeste partout dans la jeunesse […] patriote, traditionaliste » :

« Allez au Quartier latin, entrez dans cette modeste boutique des Cahiers de la Quinzaine : vous y verrez de solides Français qui, hier, se battaient auprès des Picquart et des Jaurès, et qui, maintenant, se détournent avec dégoût de tout le parti Dreyfus. Péguy et ses amis laissent s’épanouir en eux des forces de respect qui furent étroitement unies à notre développement historique. »26

18En 1912, Maurice de Noisay salue ce qu’il appelle le « retour au bon sens » des Tharaud et constate que « décidément, il y a quelque chose de changé dans la république des lettres et dans le royaume de France, quelque chose d’où l’espoir monte. »27 Dans L’Indépendance, en 1912, Emile Baumann se réjouit de leur évolution vers le nationalisme et observe « avec quelle souplesse, au sortir de déviations qu’on pourrait croire sans remède, le génie français, chez les meilleurs d’entre nous, a retrouvé sa rectitude. »28 René Johannet dresse un bilan de ces évolutions lorsqu’il étudie, en 1914, la vie et les progrès des frères Tharaud, – « progrès », en tout cas vers les idées qui sont les siennes...– ; il note qu’à la fin de la décennie « Péguy est devenu traditionaliste. Georges Sorel chante la violence qui tuera la démocratie. Daniel Halévy profère d’harmonieux mea culpa. Laurentie a rompu avec le Sillon démagogique. […] Les Tharaud se ressaisissent. »29

19Les Tharaud développent alors tant dans leur œuvre littéraire que dans leurs articles la culture politique des groupes auxquels ils ont réussi à s’agréger. Ils sont de ces intellectuels qui désormais pétitionnent à droite, signant ainsi avec Péguy et avec Barrès le manifeste « Pour la Culture française » en juin 1911. Pour ne citer qu’un exemple de leur position en 1914, il suffit de se reporter à La Vie et la Mort de Déroulède, où ils montrent de façon limpide leur hostilité à l’égard de Zola, figure majeure du dreyfusisme, et leurs choix idéologiques du moment. « Ce qu’on trouve chez Déroulède, ce qu’on ne trouve jamais chez Zola, écrivent-ils, c’est un continuel ressaut, une volonté constante de ne pas subir l’humiliation, un optimisme invincible. » A l’auteur de La Débâcle, qui est de la sorte d’écrivains qui les « dépriment », ils préfèrent désormais « ceux qui [les] entraînent », tel Déroulède.30

20Dans les années vingt, les Tharaud évoquent l’affaire Dreyfus dans deux de leurs œuvres majeures : Notre cher Péguy puis Mes Armées chez Barrès. Avant de paraître chez Plon, respectivement en 1926 et 1928, ces textes sont publiés en feuilleton, dans deux revues différentes : la Revue Universelle et la Revue Hebdomadaire. Le choix de la Revue Universelle pour leur Péguy, tout comme celui de la Revue Hebdomadaire pour leur Barrès, n’est pas neutre.

21Pendant plusieurs années, les deux écrivains ont collaboré à la Revue des Deux Mondes ; celle-ci, pendant l’Affaire, avait été d’un antidreyfusisme modéré et, depuis 1906, s’en tenait à la ligne définie par le chroniqueur politique Francis Charmes : l’arrêt de la Cour de Cassation devait apporter à l’Affaire « une conclusion » et en être, espérait-il, « une clôture définitive ». « Laissons donc au passé, ajoutait Charmes, ce qui, désormais, lui appartient. »31

22Tel n’est pas, semble-t-il, au milieu des années vingt, le sentiment des Tharaud. Loin d’avoir tourné la page, ils entreprennent alors de la réécrire. A la Revue des Deux Mondes et à son directeur René Doumic ils préfèrent la plus militante Revue Universelle qu’anime leur ami Massis et que dirige Bainville. C’est là que paraît de mai 1925 à janvier 1926 Notre cher Péguy.

23L’autre revue qui accueille les Tharaud dans l’hiver 1927-1928 est la Revue Hebdomadaire ; or c’est précisément dans la Revue Hebdomadaire alors dirigée par Laudet qu’avait été publiée, sous la signature de François Le Grix, une chronique particulièrement critique consacrée au Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc ; l’article avait déclenché les foudres de Péguy et suscité en septembre 1911 un de ses plus fameux pamphlets : Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet. En 1920, Laudet avait abandonné la direction de la Revue Hebdomadaire à Le Grix ; ce dernier, en mai 1926, rend compte favorablement de Notre cher Péguy, et il écrit que « le livre des Tharaud [lui] apporte un bienfait dont [il] les remercie » car il le délivre d’une inquiétude qu’il portait depuis les années 1910. Les deux frères publient donc sans état d’âme leur livre consacré à Barrès chez Le Grix, chez l’ancien ennemi de Péguy.

24Notre cher Péguy et Mes Années chez Barrès se présentent d’abord comme des œuvres du souvenir : Notre cher Péguy commence ainsi par ces mots fameux : « Péguy, c’est ma jeunesse » et Mes années chez Barrès par « Je ne me souviens pas si c’était en hiver ou en automne » ; mais le choix de ce mode de récit, l’évocation d’anecdotes et de réminiscences, importent moins ici que la réécriture de l’affaire Dreyfus effectuée par les deux frères.

25Dans les années 20, les Tharaud campent solidement à droite. Comment donc rendre compte à ce moment, devant leurs lecteurs présents, de ce qu’ils jugent alors être des errements passés ? en relativisant ceux-ci, en présentant « leur dreyfusisme d’antan », ainsi que le dit bien Jules Isaac, « comme une simple gaminerie, un péché de jeunesse. »32 Dans une lettre de juillet 1921, Georges Sorel écrivait que Daniel Halévy « se trouve un peu dans la situation où il fut après l’affaire Dreyfus : L’Apologie pour notre passé est l’œuvre d’un homme qui voudrait bien rattraper une partie de ses imprudences dreyfusardes »33. Les Tharaud tentent, eux aussi, de rattraper des imprudences dreyfusardes, au demeurant modestes. Contrairement à Péguy qui affirmait dans son Fernand Laudet en 1911 : « Nous ne renierons jamais un atome de notre passé », ils relativisent et mettent à distance leur adhésion de jeunesse ; ils se livrent alors à un véritable acte de contrition, se décrivant comme de « jeunes doctrinaires qui, dans les couloirs de l’École, [goûtaient] l’enivrement de penser en troupeau »34 ; ils dénoncent « ce socialisme de bibliothèque »35 dont ils se sentent maintenant lointains ; ils se moquent de l’attrait qu’exerçait jadis sur eux l’anarchiste Jean Grave36 ou qualifient Jaurès de « grand bavard »37 ; ils voient « un divertissement de cuistre épiloguant sur des textes »38 dans l’activité des historiens dreyfusards qui appli Notes :39quent leur méthode critique et leur savoir à des objets immédiatement contemporains.

26Marquant explicitement qu’ils ont de façon générale et depuis longtemps rompu avec les attachements de leur jeunesse, ils narrent sur le mode héroï-comique divers épisodes de l’Affaire, racontant « sur le ton du Lutrin l’incroyable entreprise, narrée par Péguy comme une matière digne de L’Iliade. »40

27Quand ils traitent de l’engagement de Péguy, la méthode de dénigrement et de mise à distance est plus subtile, pour ne pas dire plus perverse. D’abord ils confondent sciemment le Péguy de 1898-99 et celui de 1910, celui de Notre Jeunesse, qu’ils paraphrasent d’ailleurs parfois sans aucune vergogne. Sous le couvert d’une évocation émue et amicale, ils travestissent l’évolution religieuse de leur ami, mettant l’accent sur la résurgence d’un christianisme originel et permanent de Péguy. « Le Péguy qu’ils présentent, affirme Caroline Baudouin, n’a aucun rapport avec le modèle. L’ouvrage a d’abord paru dans la Revue Universelle, et bien fait pour satisfaire sa clientèle catholique. Dès les premières pages la conversion de Péguy y est préindiquée. »41

28Puis les Tharaud font de Péguy un de ces « logiciens de l’absolu » dont se gaussait Barrés42 ; l’engagement de leur condisciple devient sous leur plume ironique un « rêve hyperbolique, sans rapport avec la réalité, [qui] a puissamment agi sur cette réalité qu’il déformait d’une façon ingénue. »« Pour lui, l’affaire Dreyfus avait pris tout de suite une sorte de grandeur sacrée » et « l’imagination de Péguy avait travaillé sur Dreyfus, comme elle avait travaillé sur nous tous, pour le déformer et le grandir. »43 A contrario, ils font de Barrès un être lucide, constamment sensible aux conséquences de l’Affaire sur le plan intérieur et sur le plan international, un Barrès qui « jetait un regard d’inquiétude de l’autre côté de la frontière. »44

29Certes, tout antidreyfusard n’est pas antisémite. Mais dans leurs récits les Tharaud continuent à exploiter la veine fructueuse de l’antisémitisme qui leur a déjà assuré un succès certain. La fameuse lettre par laquelle Lucien Herr, dans la Revue Blanche, marque la rupture des dreyfusards avec Barrès, le « Prince de la jeunesse », est présentée, plus de vingt-cinq ans après, comme « une des premières manifestations d’un fanatisme nouveau qui ne le cédait à aucun autre ». Selon les deux écrivains, les frères Natanson, qualifiés ici de « rabbins de la Revue Blanche », « décidèrent, eux aussi, d’expulser l’hérétique, je veux dire de mettre Barrès au ban du monde intellectuel. Et notre bibliothécaire, Lucien Herr, qui offrait l’avantage de ne pas être juif, fut choisi pour prononcer contre lui le herem, la sentence de l’excommunication. »45

30Ailleurs, revenant sur l’échec de la Librairie Georges Bellais, ils imputent les déboires de Péguy non pas à l’action propre de celui-ci ou à celle des cinq administrateurs solidaires de l’entreprise – Herr, Roques, Bourgin, Simiand et Blum –, mais seulement à l’action de Blum et ils écrivent que cette déconfiture se déroula « sous le lorgnon glacé de Léon Blum »46, exagérant le rôle de celui-ci en 1899, désignant volontairement le Blum des années 20 à la vindicte d’un lectorat acquis.

31Selon les Tharaud, cette « Affaire si pernicieuse »47 conduisait à baisser la garde devant les puissances étrangères. Eux qui n’ont jamais douté de l’innocence de Dreyfus jugent les conséquences de l’Affaire désastreuses en France même : « de l’Affaire en putréfaction sortaient des formes monstrueuses » : « cette affaire Dreyfus qu’il [Péguy] avait vue si vierge, si idéaliste, si pure » avait fait le lit du combisme, « elle avait agité le monde, mais elle n’avait rien changé à l’ordre profond des choses » ; elle n’avait été qu’un « grand tumulte de trois années. »48

32Pour finir, ils jugent désormais, eux aussi, que « Dreyfus n’avait été qu’un symbole, et que derrière son procès se débattait un tout autre procès, où la question en litige était une certaine conception de la France, que les uns entendaient détruire et les autres conserver. »49 Prudents, ils ne vont pas jusqu’à dire qu’ils auraient préféré une injustice à ce qu’ils considèrent comme un désordre. Mais, devenus des auteurs « bien pensants », « très Revue des Deux-Mondes et Académie française ou presque »50, ils apparaissent proches de ceux qu’ils désignent précisément dans Notre cher Péguy comme « les adversaires de Dreyfus » ; les deux frères parlent alors à leur tour « le langage de la raison d’Etat, le très respectable langage de la continuité. »51

33Sans doute, comme le dit Paul Souday, « Tharaud n’avait pas besoin de tourner casaque » pour devenir le secrétaire de Barrès.52 Faut-il alors souscrire à l’opinion de Marcel Péguy selon laquelle « Tharaud, ce fut un reniement » ?53 L’opinion peut paraître excessive car elle méconnaît l’attachement réel et constant des Tharaud à Péguy ; mais, sans conteste, les dreyfusistes très modérés qu’ils étaient au tournant du siècle sont devenus, à la fin des années 20, des conservateurs avérés qui partagent les valeurs d’une droite extrême, résolument antidreyfusarde.