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Calais et la mer (1814-1914)

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Christian Borde

Conclusion générale

Texte intégral

Les rythmes concurrentiels du passage transmanche

1Entre 1814 et 1914, le port de Calais pouvait apparaître avantagé par ses conditions nautiques. L’acharnement des instances boulonnaises à dénigrer les qualités de leur rival suffirait à prouver cet avantage, non seulement pour les besoins de la navigation à voile, mais également en regard des conditions techniques imposées par l’utilisation des navires à vapeur. L’examen de la courbe du trafic des voyageurs révèle pourtant que l’hégémonie du passage calaisien est sans cesse menacée avant le milieu du siècle, puis remise en cause à nouveau à la « Belle Epoque ». Ce n’est qu’à partir du moment où triomphent les « boat-trains » que la croissance l’emporte sur les fluctuations. L’innovation technique est donc, dans ce cas particulier, un facteur essentiel des transformations du trafic.

2Les rythmes de l’économie générale tracent les points forts de la croissance, mais les conditions locales de la vie maritime et le poids des transformations urbaines viennent y apporter des nuances. D’autre part, le passage des paquebots fausse grandement les chiffres globalisés des tonnages de navires à l’entrée ou à la sortie du port. En effet, il est bien difficile de comparer les navires de charge et les paquebots. Ces derniers transportent également des marchandises, la plupart du temps peu pondéreuses mais de grande valeur. Cette dernière mesure dépasse largement pour les négociants locaux l’importance économique des volumes. La part du tonnage des paquebots dans le trafic total évolue entre 33 et 67 % des entrées, suivant les années et pèse lourdement sur les choix en matière d’infrastructure portuaire.

3Les fluctuations du passage, trafic maritime qui constitue l’essentiel de l’activité du port et de la ville de Calais, peuvent être envisagés en nombre de personnes : le facteur le plus explicatif est le rythme saisonnier déterminant tout au long du siècle. Il consacre, en définitive, la supériorité commerciale du trafic boulonnais des excursionnistes, favorisé jusqu’à la fin par les compagnies anglaises. De nos jours, la capture de ce trafic, toujours saisonnier, est un des atouts majeurs de la concentration du trafic par le port de Calais.

4Depuis la fin du XVIIIe siècle, le second facteur d’explication est l’aspect concurrentiel de ces routes courtes sur lesquelles apparaissent dès le milieu du XIXe siècle les billets directs Paris-Londres. Si on considère les deux ports de Calais et de Boulogne en parts de marché, il est indispensable de confronter cette concurrence bilatérale à celle des deux autres ports majeurs du passage transmanche dont on possède les statistiques à partir de 1842 : Dieppe et Ostende. La courbe du nombre des voyageurs entrés et sortis de Calais fait apparaître quatre grandes tendances : un doublement du nombre des passagers au cours de la décennie 1814-1825. On passe de 27.000 voyageurs entrés et sortis en 1814 à 50.000 en 1825. Suivent 20 années de déclin jusqu’en 1847, date à laquelle le nombre des voyageurs ne dépasse pas 15.000. L’arrivée du chemin de fer en 1848 est la cause du réajustement de la croissance calaisienne qui retrouve en 1851 son niveau de 1831. Le quatrième mouvement est constitué par une croissance soudainement démultipliée par une série de « clochers » lors des années où se déroulent les expositions universelles dont on mesure toute l’importance à travers la stratégie de la Compagnie des Chemins de fer du Nord : 95.000 passagers en 1851, 80.000 en 1855, 200.000 en 1867, 259.000 en 1878, 346.000 en 1889 et 316.000 en 1900, pour culminer à 400.000 passagers pendant l’année 1913.

5La courbe séculaire de la part respective de Calais et de Boulogne dans le passage des routes les plus courtes confirme le tournant du milieu des années 1835. Après une perte de 28 points de pourcentage, entre 1814 et 1834, le déclin du passage calaisien est spectaculaire. Il ne représente plus en 1847 que 17,2 % du trafic passager des deux ports du Pas-de-Calais. Grâce au désenclavement par le chemin de fer, le port de Calais parvient à dépasser son concurrent direct en 1866. La domination de Calais sur son rival n’est remise en cause qu’à la suite des expositions de 1889 et de 1900 ; en 1913, la part du passage boulonnais redevient supérieure à celle de la route calaisienne, suite à la conquête des escales des excursions populaires. Cependant, l’analyse de la répartition des parts des quatre principaux ports de passage entre 1842 et 1913 permet de nuancer le rôle de Boulogne dont le trafic n’a pas la même structure que celle de son voisin. Ce n’est pas le cas d’Ostende qui connaît des fluctuations identiques à celles de Calais. Le trafic du port belge semble bénéficier des moments de faiblesse de la croissance calaisienne, prenant jusqu’à 26,4 % du passage lors de la crise de 1847 et 24,7 %, à la suite de la guerre franco-allemande. Dieppe, étant donné sa position par rapport à Paris est un concurrent plus tardif pour Calais et son trafic rivalise également avec celui de Boulogne comme le suggère, par exemple, la contrariété tendancielle de 1878.

Le port et la ville indissociables

6L’histoire de Calais et de Saint-Pierre ne doivent pas être séparées, même si leurs deux économies peuvent apparaître, de prime abord et, suivant les époques, indifférentes, disjointes ou opposées, voire contradictoires.

7En dépit de tout, le port et ses villes sont indissociables. En 1914 le brassage des populations est tel que le Calaisien est en passe de naître, même si les mentalités, attisées par des facteurs politiques locaux ou nationaux opposent encore le Courguinois au Saint-Pierrois ou au Calais-nordais. Il est probable que la population trouve une identité unique au moment même où la dissociation spatiale des deux anciennes villes est consacrée par les grands travaux, et ce n’est pas un des moindres paradoxes de la calaisianité.

8Curieusement, les destins de Calais-ville et Calais-port demeurent, encore de nos jours, suspendu à ceux, imprévisibles du lien fixe. Depuis la crise des années 1930, la fonction de passage l’emporte sur le cycle du tulle, complètement éteint à Calais-Nord en 1882. La contradiction n’existe donc plus entre le rôle respectif des deux activités, celle du pur service et celle de la production d’un article de luxe. Le concept de « lien fixe », imaginé par les ingénieurs du dernier tiers du XIXe siècle fut toujours étranger aux initiatives locales. On sait aujourd’hui qu’il n’a pas mis fin à un cycle intense du passage maritime, comme la vapeur avait mis fin provisoirement à l’hégémonie du port de Calais sur le transmanche après 1835 ? Le chemin de fer sous-marin, restait à l’ordre du jour en 1913, on continuait alors à évoquer la possibilité d’achever le tunnel sous-marin commencé en 1875.

9Outre la lancinante question du tunnel sous-marin, trois faits apparaissent aujourd’hui hérité d’un XIXe siècle laborieusement traversé : la concurrence très forte entre Calais et ses deux voisins, les faibles dimensions de l’économie locale et la faiblesse de la connaissance sur Calais port et ville. Comme au XIXe siècle, Calais est aujourd’hui un port international, le premier port de voyageurs d’Europe continentale, peu identifié à une ville jugée maussade et peu attractive depuis l’invention du tourisme, c’est-à-dire sur la côte de la Manche, dès la fin du XVIIIe siècle. L’opposition reste très forte entre un port très performant qui parvient à concurrencer Bordeaux pour ses trafics pondéreux et une ville dont les équipements de tous ordres ont pris un retard si grand que la moindre nouveauté apparaît spectaculaire.

10L’éloignement de la métropole lilloise et le fait que Calais soit depuis trop longtemps une « citadelle du chômage » n ‘en donne pas, jusqu’aux efforts louables déployés lors de l’inauguration du Tunnel, une image flatteuse. Un vaste champ de recherche scientifique demeure ouvert, mais les retards seront difficiles à combler, même si l’heureuse création d’un Musée International de la Dentelle ouvre à cet égard de larges perspectives.

11Les Calaisiens devront dépasser le chauvinisme qui n’est que rarement producteur de progrès dans les études historiques, et les sources que nous avons consulté nous ont souvent amené à en constater les ravages dans le passé. Les voies de progrès offertes à la population étaient autrefois fortement dépendantes d’une industrie tullière esclave des marchés extérieurs, porteuse d’une prolétarisation des ouvriers dans le système usinier mais également de la forte attraction des services les plus performants vers les deux villes voisines. Aussi, les querelles de clocher avaient l’avantage d’expliquer bien des faiblesses dont les origines étaient plus profondes ou plus locales.

12On peut se demander si la croissance et le développement de Calais et de Boulogne sont, au XIXe siècle, si différents dans leur structure, même si le port de Boulogne semble mieux réussir au XIXe siècle pour le trafic des passagers et la pêche. Boulogne a sans doute vécu un âge d’or particulièrement trompeur dans la longue durée, les illusions d’une croissance rarement mise en relation avec celle de ses concurrents régionaux. L’isolement hautain des instances boulonnaises du passé a probablement rendu plus cruelles encore les difficultés et le déclin des dernières décennies.

13La fraude est pour le premier tiers du XIXe siècle un phénomène essentiel. Elle a été le fondement économique de l’industrie des pêches boulonnaises aussi bien que de la tuilerie calaisienne. La spécialisation de chaque ville fût le résultat de la juxtaposition de deux systèmes complémentaires de l’économie halieutique des Pays-Bas et de l’industrie textile de la Grande-Bretagne. Songeons qu’au début du XIXe siècle le tulle et le hareng répondent à un besoin de consommation également universel, et impliquent des frais de transport relativement peu importants. Dans le courant de leur développement, chacune des deux villes connaît des crises soudaines et imprévisibles dues à la mauvaise saison pour le poisson, au caprice de la mode pour les tulles et dentelles. A Calais, en position de tutelle administrative par rapport à Boulogne-sur-Mer, chef-lieu d’arrondissement, les difficultés sont attribuées à ce fâcheux voisinage. Une telle position témoigne surtout du faible degré d’analyse des facteurs exogènes. Ceci s’explique par la représentation mineure des Calaisiens dans les instances nationales.

14Un second type d’explication nous invite à l’étude approfondie de la société et des entreprises de Calais, Boulogne et Dunkerque, un domaine dans lequel la recherche n’a connu, pour le XIXe siècle, que peu de développement. Vers 1830, comme en 1886, les notables prétendent que c’est le défaut de connaissance du commerce par les faillis qui entraîne la Fabrique à sa ruine. De manière aussi récurrente, l’administration de la Marine critique la paresse des marins, incapables à ses yeux de réunir le capital ou d’entretenir leurs bateaux. La forte proportion d’emplois féminins pour les tâches nécessaires en amont et en aval de la pêche ou de la tuilerie, explique sans doute que l’une et l’autre des activités ne pouvaient se développer en masse dans le même canton industriel. Cette hypothèse mérite également un approfondissement, de même que l’atavisme familial des marins, les modalités et les causes de l’abandon du métier qui n’ont pu être analysés dans le cadre de notre travail.

Négociants, pêcheurs et tullistes

15La structure des entreprises, encore mal connue, comporte quelques points communs qui mériteraient également une analyse approfondie. Les loueurs de métiers à tulle ressemblent aux écoreurs-armateurs. Dans une période de prospérité, le capital de départ pour l’achat d’un métier ou d’un chalutier, peut paraître accessible à la classe des patrons de pêche, très proches des simples matelots, ou à celle des façonniers, issus de la classe des ouvriers les plus pauvres. Mais sur le long terme, les dettes s’accumulent et les entreprises périclitent.

16Le partage des responsabilités entre le producteur et le distributeur, que nous avons pu mesurer pour les entreprises de pêche, devrait être étudié pour lui-même dans l’industrie du tulle. Au Courgain, la structure de l’écorage subsiste et les marins de la campagne, à Wissant et Waldam, font perdurer un système de quirats très tard dans le siècle, tandis que les métiers des façonniers ou des petits fabricants sont financés par des associations locales, souvent précaires, ou par plusieurs commanditaires étrangers à la ville qui ont tendance à s’en détacher dès que la prospérité s’achève.

17Un dernier point commun entre la pêche et la tullerie reste à souligner. La plupart des techniques nouvelles susceptibles de bouleverser les modes de production, les métiers Leavers, les chalutiers à vapeur proviennent de Grande-Bretagne. La différence entre les deux activités est certes accentuée par l’existence d’une communauté étrangère ou par les liens très puissants de la population maritime longtemps confinée au Courgain, mais ces isolats culturels, industriels ou spatiaux ne résistent pas à un brassage de la population dont les modalités ne sont pas encore connues. Les généalogies descendantes montreraient à Calais des transferts d’une génération à l’autre, le plus souvent de la pêche vers l’industrie tullière, mais également des transferts saisonniers plus difficilement mesurables, tels ceux qui sont clairement explicités dans les enquêtes industrielles pour les ouvrières des décennies 1870 et 1880.

18L’étude d’un port, quelque soit sa taille, permet de comprendre les mécanismes de fonctionnement de la vie portuaire, voire ceux du commerce extérieur si c’est un port dominant de vastes espaces. Mais singulièrement, en raison de son équation maritime (Calais-Douvres-Folkestone-Londres), régionale (Calais-Boulogne-Dunkerque) industrielle et commerciale (Calais-Paris-Lyon-Nottingham), notre port impose la réflexion suivante : l’étude d’un seul organisme portuaire moyen ne permet pas de comprendre tous ses éléments, ses forces ou ses faiblesses. L’analyse du trafic des voyageurs échappa en grande partie à ceux qui étaient destinés à en profiter le plus, alors que les instances boulonnaises, dont le port était moins bien placé, en firent un cheval de bataille.

19Tout semble s’être passé comme si les conditions exceptionnelles de la situation de la ville et du port de Calais avaient paralysé la mise en œuvre des moyens nécessaires à son développement. Faire la simple analyse de ces faiblesses inhérentes à la position et à l’existence même du port et de la ville de Calais, c’est tenter de donner des éléments d’explication pour un Calais contemporain, longtemps citadelle du chômage, et qui rêve d’un destin inachevé.

20La menée des recherches englobant l’ensemble du littoral, s’élargissant au delà du détroit, incluant le littoral anglais, belge et néerlandais apparaît fondamentale. Elle pourrait être le fondement d’une historiographie moins centrée sur les dispositifs nationaux qui maintient l’esprit de localité, souvent très paralysants pour la réflexion. L’histoire maritime, celle des flux commerciaux, des navires, des marins et des ports paraît propice à une telle approche.

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