Chapitre XI. Port et industrie à la Belle Époque, 1897-1914

p. 275-303


Texte intégral

L’activité portuaire

1Qualifié « d’outil national », Calais reste aux yeux de l’Etat, et comme en 1814, un port important, mais pour d’autres raisons. Au début du siècle, on invoquait ses qualités de port de refuge, en 1913, c’est son rôle commercial qui est mis en avant. Notre port est alors considéré comme « un des centres les plus importants de nos échanges avec l’étranger surtout en ce qui concerne les marchandises d’encombrement ». Les espoirs caressés par les courtiers et consignataires locaux de créer des trafics pondéreux durables sont en passe de se réaliser de deux manières : par la croissance du volume des importations et par le poids de plus en plus important des exportations. Ces dernières, qui représentaient seulement 12 % en 1891 (50.000 t.) atteignent 25 % en 1896 (105.000 t.), et se maintiennent à 33 % du volume total du trafic en 1899 (128.000 t.), 1901 (134.000 t.) et 1905 (130.000 t.), pourcentages qui n’avaient jamais été atteints pendant tout le XIXe siècle. Entre 1896 et 1913, le volume des importations triple, passant de 300.000 à 967.217 t. Malheureusement pour les grandes espérances des Calaisiens, leur port n’est souvent qu’une annexe utile aux trafics de Dunkerque. Aussi, on peut se demander si ce besoin de chargements encombrants, dévoreurs d’espaces, ne nuit pas à d’autres aspects de l’activité portuaire ou péri-portuaire, cependant que les industries « sur l’eau » ne viennent s’installer que très tardivement.

L’évolution générale

2L’évolution du trafic d’un port en eau profonde est influencée par l’agrandissement de la taille des navires et le plus grand nombre de tramps venus du long-cours. Il nous faut donc tenter de mesurer si l’ouverture vers le monde induit des trafics très nouveaux, tant à l’importation qu’à l’exportation, par rapport aux trafics traditionnels d’un port de marée, et surtout en regard de ceux qui avaient pu être mis en place dès l’inauguration du port Freycinet.

3Les mouvements de la navigation des ports en concurrence constituent un enjeu particulièrement important pour les contemporains depuis que les questions portuaires font partie du débat public. Ils suscitent l’intérêt de l’Etat en matière de travaux publics et la polémique est souvent ouverte sur le calcul des tonnages de chaque port. Ainsi, les ports de Cherbourg et de Boulogne font entrer en ligne de compte les mouvements purement fictifs des grands paquebots transatlantiques. En 1897, le Phare de Calais constate les faits suivants : « Le bureau du port de Boulogne comprend les transatlantiques hollandais qui n’entrent pas à Boulogne et se bornent à venir en rade, ce qu’ils appellent là-bas le port en eau profonde »1. 600.000 tonnes seraient ainsi comptées en trop. La navigation du port de Boulogne représente en 1901,1.482.495 tx. sans les transatlantiques, mais 2.580.007 si on les englobe. Les autorités boulonnaises additionnent les 104 escales des transatlantiques hollandais qui représentent 722.072 tx. et les 52 escales des navires allemands représentant 375.440 tx., ce qui leur permet de doubler le tonnage constaté par la statistique. De plus, le mémorialiste calaisien, qui exprime sans doute les positions de la Chambre de Commerce, note que le ministère ne tient pas compte des « charbonneurs »2, ces navires qui n’effectuent pas de déchargement mais activent cependant la vie économique locale en venant remplir leurs soutes dans le port.

4Faut-il rappeler que la période 1897-1913 voit le triomphe définitif des navires de charge à vapeur ? Leur tonnage entré représente de 27 à 46 %, selon les années. Si on cumule ce tonnage avec celui des paquebots, on remarque que la part des navires à vapeur de tous ordres est en augmentation constante jusqu’à représenter la totalité du mouvement maritime, passant de 96,3 % en 1897 à 99,4 % en 1912. Les voiliers de commerce sont de plus en plus rares à fréquenter le port de Calais et, à partir de 1905, leur jauge brute totale est inférieure à 1 % du tonnage total. Les arrivées de navires à voiles du long-cours et du cabotage sont très irrégulières, passant pour les premiers de 12.833 tx. en 1911 à seulement 4.083 tx l’année suivante.

5Le rythme d’entrée des très rares caboteurs à voiles est chaotique : le tonnage s’effondre très régulièrement, allant de 0,5 % de l’ensemble en 1897 (4.143 tx.) à 0,1 % en 1912 (à peine 1.058 tx.). Une partie du cabotage français encore effectué par des voiliers bretons est capté par les ports concurrents. La part de ce cabotage reste très mineure et tend elle aussi à diminuer, passant de 3 % vers 1900 à 1,3 % en 1904, pour atteindre 2 % en 1912, après une pointe à 4 % en 1910, sans doute en raison des conséquences de la grève des chemins de fer sur le trafic des charbons. Le tonnage des paquebots demeure majoritaire atteignant jusqu’à 66 % de la jauge brute des navires entrés en 1905, à la suite de la mise en service des turbiniers britanniques.

6La fréquence des entrées des navires de plus de 1.000 tx. de jauge permet de mesurer l’ampleur du trafic des chargements importants, mais également le rôle considérable des tramps. Le choix d’un seuil, ici celui du chroniqueur local, recèle un avantage non négligeable : il permet d’échapper à la distinction assez conventionnelle entre cabotage et long-cours qui ne tient pas compte du fait que tel navire entré au titre du long-cours, c’est-à-dire atterrissant à Calais en provenance de l’océan, puisse sortir du port en tant que caboteur s’il se dirige vers un port français. Ce phénomène étant la conséquence directe de l’augmentation de la taille des navires et de leur polyvalence accentuée. Au temps de la voile, les limites techniques des bâtiments leur interdisaient des transgressions fréquentes entre les catégories de navigation. La question est simplifiée à Calais, en raison de la quasi inexistence des opérations de long-cours avant 1860. Il faudrait pouvoir disposer d’une statistique indiquant le nom des compagniés pour mesurer le véritable champ d’action des courtiers et le degré relatif de fidélité de chaque entreprise d’armement envers le port de Calais. Dans tous les cas, le nombre des longs-courriers est suffisamment restreint pour qu’on puisse distinguer la réalité des touchées des lignes de navigation régulière que les courtiers et consignataires calaisiens tentent d’établir.

7En 1900, sur 168 entrées de navires de plus de mille tx. de jauge brute, on compte à peine 96 unités différentes. Le rapport des entrées aux navires est donc de 1,75. Les grands navires qui viennent le plus souvent sont le charbonnier Robert Ingham et le pétrolier Ville de Douai qui est armé à Calais. Le grand navire qui entre 18 fois dans l’année est le charbonnier Cadeby de Hull qui amène des houilles provenant de son port d’attache ou de Newcastle. Mais 83 navires ne viennent dans l’année qu’une ou deux fois, soit 71 % des navires et 57 % des entrées.

8Pour les marchandises importées, la liste des prix du fret permet de situer l’avant-pays du port dans lequel la part du long-cours reste très minoritaire. Il est fonction à la fois de l’éloignement et de la nature de la marchandises. Ainsi le fret des laines acheminées par la Tamise est presque quatre fois meilleur marché que celles qui arrivent à grande vitesse par la voie de Douvres. En classant les marchandises principales dont les frets sont connus, on distingue une classification des espaces et des marchandises. Il s’agit toujours d’une géographie très simplifiée, voire rudimentaire dans laquelle l’Angleterre monopolise douze tarifs sur vingt-deux. Les frets les plus élevés, outre ceux des fils et tissus de Leith, des laines à grande vitesse et des produits manufacturés provenant de Goole, sont bien entendu réservés aux matières premières venues du grand long-cours, pétroles russes et américains et bois des Etats-Unis.

9Les importations placent le port de Calais au huitième rang des ports français à la veille de la guerre. Calais conquiert dans les dernières années précédant la Première guerre mondiale une place importante dans le concert des ports d’importation : en volume, il passe de la quatorzième place en 1901 à la douzième en 1907 et à la huitième place en 1912, derrière Nantes et Saint-Nazaire, tandis que Dunkerque conserve la cinquième place et que Boulogne passe du treizième au douzième rang.

10En 1897, les importations en poids sont dominées par deux produits : les bois (34 %) et les minerais (31,4 %). Ensuite viennent divers produits qui concourent chacun entre 1 et 8 % du trafic pondéreux : les pétroles (8,4 %), les fontes brutes (6,9 %), les céréales (3 %), les laines et le jute (2,4 et 1,3 %), enfin les pâtes de bois (1,2 %). Le reste du trafic est constitué par les marchandises diverses, la plupart du temps venant de Londres ou dispersées suivant les chargements des navires. En 1912, la structure des importations n’a pas changé fondamentalement, mais ce sont trois produits qui dominent : le bois dont la part est passée à 30,3 %, la houille crue qui a pris la place des minerais qui ne représentent plus que 11 %.

11Entre 1901 et 1912, le rang de Calais en valeur reste le même, alors que Dunkerque tient constamment la troisième place et que Boulogne-sur-Mer passe de la sixième à la septième. Le port de Calais demeure le huitième port parmi les principales douanes de France, même si la faible valeur relative des bois empêche un gain aussi remarquable que celui des volumes.

12L’effort des négociants calaisiens ne porte pas seulement sur le développement des importations, mais sur une diversification des trafics d’exportation. Le résultat se fait sentir dans le cadre de la concurrence régionale. Calais parvient à dépasser Dunkerque après 1891 et, pratiquement, à rejoindre Boulogne en 1904-1906 pour la valeur des exportations. Pourtant, le trafic d’exportation des sucres s’effondre, passant de 76.016 t. en 1897 à 11.106 en 1902, avant que de disparaître complètement par la suite. De même, le volume des exportations de fourrage diminue après 1907, ne représentant plus avant guerre que de 8 à 12 % du trafic pondéreux. Par opposition, les « outils et ouvrages en métaux » connaissent une croissance forte, gagnant 23 points de pourcentage entre 1897 et 1913. Il est probable qu’une partie des productions calaisiennes contribue à ce progrès, mais le mouvement est probablement alimenté par des marchandises de l’ensemble du nord de la France, voire de la capitale. Faute de commentaire détaillé des trafics, il est difficile d’appréhender les circuits commerciaux qui alimentent ces exportations.

13L’évolution en masse des exportations de houille est difficile à apprécier puisque, dans les chiffres officiels, semblent être compris les charbons de soute destinés aux navires relâcheurs et aux paquebots. En 1897 et en 1913, les houilles atteignent un chiffre identique de 24.500 t., mais leur part dans l’ensemble du trafic pondéreux à la sortie devient prépondérante, évoluant de 9 % en 1906 à 37 % en 1912.

14En 1905, le député calaisien Louis Mill, affirme qu’il s’affaire auprès de la Compagnie du Nord afin d’établir un courant d’exportation des cokes produits par la Compagnie Parisienne du Gaz vers la Norvège, la Suède et le Danemark. Mill prévoit un fret de 6 à 6,50 Francs la tonne, alors qu’un affréteur Scandinave, Cari W. Boman et Cie, offre 8 Francs la tonne pour Copenhague. Afin de concurrencer les flux charbonniers britanniques vers la Scandinavie, les navires originaires de ces régions viendraient prendre des houilles en Angleterre au retour de leur voyage de bois vers les ports français. Les deux principaux négociants de Calais, Edmond Pagniez et Valdelièvre et le courtier Foissey, demeurent sceptiques tout en faisant preuve d’un grand pragmatisme face aux initiatives du politique : « Nous savons trop bien qu’en fait de transport maritime, rien ne se crée en un jour et que telle opération irréalisable aujourd’hui pourra être pratique demain et tenter un armateur »3.

15La « Belle époque » apparaît favorable au rééquilibrage de la balance des importations et des exportations, et ce succès de courte durée est sans doute à mettre au compte des efforts prudents des consignataires calaisiens. En volume, la balance des exportations et des importations est stabilisée de manière spectaculaire par rapport à la période précédente, 69 % du tonnage est exporté en 1897 à 66,2 % en 1905. Mais par la suite, l’équilibre est rompu, les exportations perdent à nouveau du terrain, et ne représentent plus en 1913 que 10,8 % du trafic des marchandises.

L’évolution des trafics traditionnels

16Au terme d’un siècle d’évolution, on peut considérer comme « traditionnelles » pour le trafic calaisien les importations de bois et de charbon, ainsi que le trafic rapide ou pondéreux avec Londres et les divers ports anglais.

17Les importations de bois continuent d’alimenter l’essentiel du trafic pondéreux de Calais. En 1907, il est devenu le premier port français d’importation des bois du Nord. L’afflux des marchandises est tel, qu’à l’été 1909 les bois doivent être déchargés sur les quais de la cale de radoub, dans le sas de l’écluse Carnot et jusque sous les marquises des hangars. C’est un choix délibéré que celui de ces cargaisons pondéreuses et encombrantes. Les courtiers et négociants calaisiens cherchent à concurrencer Dunkerque, grâce aux vastes espaces affectés au stockage des bois du Nord, comme en témoigne les réflexions des négociants en bois Denquin et Lardot en 1919 : « Notre port a été, beaucoup plus que le port voisin d’une manière régulière et avant tout, un port d’importation de bois, c’est-à-dire de marchandises brutes, n’utilisant pas de hangars ou magasins, au contraire, nécessitant les terre pleins les plus vastes et les mieux dégagés possibles »4. Les importations sont constituées en 1907 par une majorité de bois sciés, utiles pour la construction. Elles représentent 93.868 t., soit 45,3 % du tonnage total. Une partie importante de ces bois de construction trouve un débouché sur la place de Saint-Pierre où l’on continue à construire de vastes usines et des immeubles en grand nombre. Les bois ronds forment un pourcentage équivalent avec 84.482 t. de poteaux de mines et 20.472 de rondins de papeterie. Ils commencent à alimenter l’usine de pâte à papier de Calais.

18Les négociants en bois de mines ont choisi depuis 1891 d’importer directement dans les ports français, afin d’éviter les droits frappant les produits non entrés en droiture. Le trafic de ces bois est soumis aux fluctuations des cours des marchés extérieurs et intérieurs, suivant en cela la conjoncture des houillères du Nord et du Pas-de-Calais, leur unique débouché.

19L’activité des industries liées au bois se développe en relation avec cet extraordinaire commerce. Une nouvelle grande scierie est établie en 1897 dans la banlieue de Calais, à Coulogne, prés du canal de Saint-Omer. Son propriétaire, un certain Nording, annonce qu’il songe à établir une ligne de navigation maritime régulière vers Bordeaux, sans doute pour exploiter les bois de la forêt des Landes, mais en 1899, la scierie doit fermer ses portes. Un second élan est donné en 1905 par la création de quatre usines de fabrication de moulures. Le nombre d’ouvriers de ce secteur passe ainsi, selon les chiffres contenus dans les Résumés des travaux de la Chambre de Commerce, de 250 en 1901 à 556 en 1907. C’est environ 100.000 t. de bois, qui sont alors traitées sur place.

20Le trafic avec l’Angleterre est le plus traditionnel qui soit à Calais. Les fontes de Middlesborough constituent la base du trafic métallurgique à courte portée du port de Calais, passant de 15.861 t. en 1892 à 30.398 t. en 1900, puis après une période de stagnation, retrouvent ce chiffre en 1912, grâce à la mise en service de l’usine de la société des Aciéries de France.

21L’établissement en 1900 d’une ligne rapide entre Ostende et Tilbury vient concurrencer fortement le trafic des laines importées de Londres. A la veille de la Première guerre mondiale, la remise en cause de l’incontestable attraction de Londres est ressentie à Calais par le publiciste Henri Moreau : « Calais se trouve être le port continental le plus proche de la Tamise et de Londres et chacun sait que le grand emporium anglais (…) perd peu à peu son importance en faveur de Dunkerque, Le Havre, Anvers, Rotterdam, Amsterdam, Brême, Hambourg »5. Même s’il prend une autonomie pour certains trafics autrefois issus de Londres qui lui parviennent désormais en droiture d’outre-mer, le trafic du port de Calais en demeure tributaire. La ligne de Londres connaît un regain des armements financés par les négociants locaux associés à des armateurs anglais. En 1897, la capitale britannique est desservie trois fois par semaine par des vapeurs armés conjointement par le négociant et industriel Jacques Vendroux et par l’armateur anglais Sollas. Ils possèdent en commun un vapeur de 176 tx., baptisé Times. Vendroux exploite également le vapeur de 319 tx. Windsor sur Leith avec un certain Gibson. En novembre 1900, Robert Bigo fonde un service régulier bi-hebdomadaire entre Calais et Londres avec le petit vapeur Pauline de 500 t. de portée, tandis qu’une dame Magnier-Parenty fait construire à Boulogne un vapeur à peine plus important, Alpha, de 840 t. de portée.

22Ces lignes de navigation sont fondamentalement liées au trafic ferroviaire de grande vitesse et ne peuvent se soutenir qu’avec l’aide des subventions accordées par la Compagnie du Nord. Un de ces contrats, signé le 19 décembre 1903 avec Jacques Vendroux, Robert Bigo et Henry, armateurs commissionnaires vers Londres, Leith et Goole stipule qu’afin de réduire les frets permettant de concurrencer les lignes partant de ports étrangers, le Nord offre une subvention aux armateurs, mais le montant et les conditions générales de cet accord ne sont pas indiqués. Les quelques armements effectués par la maison Valdelièvre demeurent marginaux mais c’est une des rares entreprises d’origine saint-pierroise à investir directement dans l’armement maritime, en dehors de la maison Vendroux, héritière des Leveux.

23Il est difficile de connaître les proportions du trafic transporté sur les cargo-boats mis en service par les compagnies de chemin de fer anglaises, mais il est probable qu’ils prennent une part très importante des marchandises de valeur du trafic calaisien. Le S.E.C.R. met successivement en service entre 1882 et 1901 cinq cargos rapides à hélice destinés aux transport des marchandises uniquement sur la ligne de Douvres : le Maidstone, lancé en 1899, est le premier navire neuf de la nouvelle « joint company » du S.E.C.R., identique au Canterbury de 1901, il est chargé de transporter une fois par semaine la « malle des Indes ».

24Parmi les marchandises nécessitant à la fois une manutention délicate et une traversée maritime rapide, figurent les fruits et légumes du Midi de la France, exportés vers les grands marchés de Londres tels Covent-Garden et Borough-Market. Il s’agit d’un trafic saisonnier et les cargo-boats du South Eastern sont affectés tout spécialement à cet effet. En 1907, entre Calais et Folkestone, les cargos Maidstone et Canterbury effectuent 26 voyages en juin, 9 en juillet et 14 en août. Ils emportent 2.706 tx. de marchandises, alors que Boulogne ne fait transiter que 65 tx… Les primeurs sont transportées par des trains entiers, formés de wagons des compagnies du Paris-Lyon-Méditerranée, du Paris-Orléans ou de la Compagnie du Midi. Les navires partent de Calais vers Douvres et Folkestone, entre 19 et 20 heures, la veille des grands marchés et effectuent leur retour chargés des emballages, caisses et paniers. Ainsi en 1907 sont expédiés par Calais 1.774 t. de fruits de toutes sortes, 536 t. de légumes verts et 3.581 t. de pommes de terre.

25Les trafics établis grâce au nouveau port se développent aussi, ce sont ceux des pétroles et des huiles lourdes, inaugurés à Calais en 1883, et les exportations de câbles sous-marins fabriqués par l’usine installée sur le quai Est du bassin-Carnot.

26Après 1900, Paul Paix n’est plus le seul importateur d’huiles lourdes et de pétroles, mais il continue à utiliser le port de Calais et après l’acquisition d’un nouveau navire, il contrôle une partie du marché régional. Le fret s’élève en 1910 à 22 Francs la tonne en provenance des Etats-Unis ou de Russie, ce qui est comparable au fret des tissus provenant de Leith. Sans doute, une partie des essences raffinées en Grande-Bretagne parviennent-elles à Calais conditionnées en caisses, sur les navires de la ligne régulière de Leith à Calais ? Entre 1910 et 1913, les importations de pétrole brut passent de 15.514 à 23.444 t. La majeure partie vient d’outre-mer, Philadelphie et Batoum étant les provenances principales. Le vapeur Ville de Douai poursuit sa carrière, commencée en 1890, jusqu’en 1906 date de son 125e voyage et de sa vente en Angleterre. Paul Paix utilise ensuite une dizaine de vapeurs citernes ou de voiliers étrangers, avant la mise en œuvre d’un grand pétrolier vraquier, le Paul Paix de 2.481 tx. de jauge, dont la portée utile est de 7.000 t., c’est-à-dire trois fois plus importante que celle des vapeurs des années 1890. Les arrivages de produits pétroliers se diversifient avec l’apparition, des huiles lourdes, passant de 27.377 en 1905 à 38.971 t. en 1913. En 1909, les pétroles importés à Calais continuent d’être dirigés principalement vers la raffinerie de Paul Paix à Douai-Courchelettes, mais également celle de Croix-Wasquehal, la Société de Lille et Bonnières et même la Raffinerie Dunkerquoise des pétroles.

27Les trafics induits par l’usine de la Société industrielle des Téléphones consistent en câbles expédiés, soit pour être exportés dans les pays acheteurs, soit directement pour leur pose au fond des océans par les câbliers. La notice des ports du Tableau du Commerce de la France nous renseigne sur ces fabrications qui se prolongent souvent sur plusieurs années. On est frappé par l’extraordinaire irrégularité de la production : 1.296 km en 1897, 9 en 1902, 4.673 en 1904, 379 en 1907 pour une moyenne annuelle de 1.069 km entre 1897 et 1907. La fabrication se déroule par phases de travail intensif, suivies de longues périodes d’inactivité qui peuvent durer plusieurs mois, voire plusieurs années. Ainsi, le second semestre de l’année 1898 est complètement chômé, entre l’achèvement de la fabrication du câble de Brest-Déoloen au Cap Cod et le début de celle d’un câble destiné au Venezuela. L’incendie qui détruit une partie de l’usine à la fin de l’année 1900, inaugure une longue phase d’inactivité. Elle se poursuit jusqu’à la période du 13 février au 18 mai 1902 pendant laquelle on s’affaire à la fabrication d’un câble de 9.000 mètres, mais l’année suivante la « campagne active » dure à peine plus d’un mois, entre le 26 février et le 6 avril.

28Les caractéristiques de la tréfilerie, technique poussée importée d’Angleterre, travail très saisonnier, et main-d’œuvre très hiérarchisée, ne sont pas sans rappeler celles de l’industrie tullière, sauf à considérer le poids des matériaux employés. Ce n’est sans doute pas par hasard si l’usine de la Société des Téléphones est installée à Calais. Comme l’industrie tullière, la tréfilerie calaisienne devrait bénéficier des atouts du port pour écouler ses produits en fonction de la position privilégiée de Calais, le mouvement maritime induit est cependant infiniment réduit en quantité et les rythmes de l’exportation très irréguliers.

29Grâce à des relevés de Frédéric Le Roy concernant le trafic des navires de plus de 1.000 tx., entre 1900 et 1913, il est possible de reconstituer l’ensemble des escales des navires câbliers. Entre ces deux dates, 12 navires différents touchent Calais pour charger du câble à l’occasion de 29 escales. Les deux navires les plus assidus sont le câblier français François Arago, attaché à Calais et qui est utilisé à la pose des câbles fabriqués par l’usine du Petit-Courgain, et le Pouyer Quertier, immatriculé au Havre qui sert de navire-atelier et d’entrepôt au premier.

Trafics et activités nouvelles

30La recherche de lignes régulières au long-cours, telle qu’elle avait été entreprise à l’occasion de l’ouverture du nouveau port, se poursuit et prend une nouvelle ampleur avec le retour de la prospérité mondiale, à partir de 1897. Elle s’effectue de manière chaotique, en raison de la concurrence des ports rivaux, et en particulier de celui de Dunkerque. Le directeur des Douanes de Boulogne, rédacteur de la notice concernant le port de Calais pour 1898 concède que ce dernier « deviendrait, sans nul doute, l’un des centres les plus importants de nos relations avec l’Angleterre, la Suède, l’Allemagne et la Russie, s’il n’avait à compter avec un rival redoutable (le port de Dunkerque) dont l’outillage a été porté au dernier point de perfectionnement »6.

31Sans doute, la méthode des Calaisiens, consistant à trouver des trafics nouveaux par le détournement de navires ayant opté au départ pour Dunkerque, n’est peut-être pas la plus efficace, mais c’est la seule qui s’offre à eux. Etant donné l’héritage et la structure rudimentaire du trafic, leur effort doit porter sur la recherche d’importations nouvelles en droiture, comme par exemple les laines d’Australie. Plus périlleuses, voire impossibles, sont les tentatives de créer des courants d’exportations de pondéreux.

32Les flux de marchandises venues du long-cours sont liés en premier lieu aux industries locales ou régionales. Les entreprises cherchent à élargir leur avant-pays, fournisseur de matières premières. Le réseau des courtiers et des représentants de commerce de la dentelle n’est sans doute pas étranger à ces nouvelles relations, mais son rôle est difficile à préciser, en raison de l’absence de travaux à ce sujet.

33En 1898, la minoterie Renaux et Cie occupe 50 employés. Cette entreprise réalise à la fois la commission, la consignation et le transit des grains et farines, qui viennent des Etats-Unis et ne sont plus exclusivement réexportés à partir de l’Angleterre ou du Havre. Les chiffres de l’année 1897, fournis à la Chambre de Commerce, permettent de mesurer le degré d’ouverture de cette entreprise sur les marchés extérieurs. Il est bien plus important pour ses approvisionnements en blés que pour le commerce des farines. Les charbons américains commencent à parvenir directement dans les ports pour alimenter le marché du Nord de la France et, en 1901, ils transitent par Calais et Dunkerque vers l’usine à gaz de La Villette. Pour les blés, la tentative calaisienne pour créer un trafic régulier provenant en droiture des Etats-Unis périclite rapidement, en raison de la concurrence de Dunkerque. Les approvisionnements de la minoterie du Petit Courgain témoignent de la dégradation du marché extérieur. En 1898, elle emploie principalement des froments étrangers importés d’Angleterre, d’Allemagne, de Californie et de l’Orégon. Les quatre cinquièmes de sa production, soit 70.000 quintaux sur 87.640, sont livrés à la consommation intérieure tandis que 20,1 % du tonnage est réexportée vers l’Angleterre. Dès 1899, la minoterie est contrainte de réduire son temps de travail à 12 h. par jour, en raison du bas prix de vente des farines. Cependant, dans les années qui suivent, la part exportée devient prédominante, passant de 2,4 % en 1900 à 58,2 % en 1905.

34Pour détourner du port de Dunkerque une partie du trafic des laines venues directement d’Australie, les chargeurs calaisiens démarchent directement les armateurs spécialisés dans ce trafic. Mais au tournant du siècle les armateurs consentent à venir à Calais en droiture à condition que deux options pour les ports de destination leur soit désignées par l’affréteur ou par son représentant, le chargeur. Il suffit de démontrer aux Calaisiens qu’un choix multiple augmente leurs chances d’attirer des navires long-courriers à Calais. C’est ainsi que les affréteurs peuvent donner leurs ordres de destination à la signature du connaissement (le reçu des marchandises expédiées remis au capitaine du navire), à Suez, à Port Saïd ou à Gibraltar, en précisant « Calais or Dunkirk, at charters options » ou « Dunkirk or Calais, at charters option »7. L’option de « Calais-Dunkerque » est choisie tout particulièrement par les armateurs qui chargent les laines d’Australie à destination de Roubaix-Tourcoing, la différence est négligeable, étant donné que la traversée Australie-Manche dure de 40 à 60 jours, le port de Calais bénéficie ainsi de la sphère d’influence commerciale de Dunkerque, mais élargit du même coup sont horizon concurrentiel, en particulier avec les grands ports belges.

35Les efforts entrepris vers 1892 sont repris en 1907 par Louis Duforest, agent général pour le Nord de la France du S.E.C.R. Il cherche officiellement à éviter le détournement des laines se dirigeant vers Roubaix et Tourcoing par Anvers. A cet effet, il fait parvenir directement en Australie des factures simulées des frais dus au port de Calais dans le but d’en démontrer les avantages. Le chargement principal étant la laine, la touchée dans une grande ville industrielle est toujours intéressante pour l’armateur qui peut également y placer les grains ou les marchandises diverses qui complètent son chargement.

36Le premier navire apportant directement d’Australie un chargement de laines entre au port de Calais le 27 décembre 1908, c’est le S.S. Baralong de Londres, jaugeant 2.661 tx. en provenance d’Adélaïde. Dès lors, la Chambre de Commerce peut évoquer les « campagnes de débarquement des laines », en fondant des espoirs, sans doute démesurés, sur les résultats de ce nouveau trafic. Les ordres de destination ayant lieu au dernier moment, elle n’est jamais capable de préciser l’époque à laquelle la « campagne » est susceptible de s’achever.

37Le relevé systématique des entrées de navires long-courriers transportant à Calais des chargements de laine donne des résultats encourageants, frisant les 50.000 tx. de jauge en 1912. Cependant, la répartition mensuelle des entrées permet de dire qu’il s’agit bien d’un « coup » commercial des transitaires. Ils sont à la recherche de commissions, mais également de frais de déchargement susceptibles de combler les vides créés par les interruptions du débarquement de bois pendant la mauvaise saison. En effet 63,1 % du tonnage des navires lainiers sont débarqué de novembre à février et 88,5 % de novembre à avril.

38La structure du trafic est très simple. Sur 38 entrées, 36 proviennent des ports australiens, 1 de Port-Pirie, 9 de Sydney, 7 d’Adélaïde, 6 de Melbourne, les 13 autres de divers ports australiens. Seuls 2 navires proviennent du cabotage international par Anvers, leur chargement ayant été effectué au Cap et à Buenos Aires. Trois bâtiments viennent décharger des laines à plusieurs reprises, les autres ne s’amarrent qu’une seule fois aux quais du Bassin Carnot. Le cargo français Breiz-Izel de Nantes, à trois reprises en 1909 et 1910 et deux turret deck steamer de la compagnie écossaise Clan, à la fin de la période. En réalité, il semble que cette tentative de détournement du trafic des laines sur Calais par les armateurs Clan, Breiz, Bucknan ou Port ne soit que conjoncturelle. Il s’agît de « décharger le port de Dunkerque, trop souvent encombré »8. Les capacités du bassin Carnot sont très réduites par rapport aux multiples darses de Dunkerque. La capacité de réception du port de Calais ne saurait, sans encombrement, être supérieure à trois ou quatre vapeurs de laines par mois. De plus, les expéditions vers les usines de peignage doivent avoir lieu par chargement entier pour donner des lots complets de qualité homogène, ce qui nécessite un déchargement rapide, directement sur les trains. Malheureusement, le correspondant de la maison Lorthiois Frères de Tourcoing constate amèrement en 1913 que « le bel élan des débuts ne devait pas durer et l’année dernière les réexpéditions de Calais ont laissé beaucoup trop à désirer… Le S/S Clan Mac-Even arrivé à Calais depuis près de quinze jours n’est pas encore soldé »9.

39La création de dépôts d’huiles minérales à Calais s’explique par trois facteurs : les relations établies avec les régions productrices de pétroles aux Etats-Unis et en Russie, la place disponible sur les terre-pleins de l’Est du bassin Carnot et l’appel des marchés de consommation de l’industrie tullière, de ses annexes et d’une industrie mécanique en plein essor, tant à Calais que dans le nord de la France. En 1901, la maison Ternoy et Goube construit un dépôt d’huiles minérales près de l’usine des Câbles, la Société des huiles minérales de Colombes et Robert Bigo s’installent à proximité en 1903 et 1904. Ces entrepôts de matières dangereuses ne font que combler les vides de la « zone industrielle » qui a bien du mal à se constituer autour du site de l’usine des câbles.

40La statistique de 1897 nous permet de situer la faible diversité des industries en dehors de la fabrication des tulles et dentelles. Certaines créations d’activité non portuaires sont liées à la vocation maritime de Calais et à sa position géographique, comme la fabrication des chaînes de bicyclette Brampton Renolds installée dans une ancienne « usine à tulle » qui débute sa production en 1898. D’autres activités sont entièrement liées à la fonction portuaire, ce sont la fabrication de la pâte de bois et la fonderie.

41L’installation de la fonderie calaisienne doit être replacée dans le mouvement qui porte des filières de la sidérurgie « sur l’eau », à la veille de la guerre. A l’échelle régionale, son implantation se situe entre celle de la métallurgie boulonnaise en 1897 directement installée sur un quai et celle de la sidérurgie intégrée de l’usine des Dunes près de Dunkerque, en 1912 même si cette dernière ne peut être qualifiée d’usine sur l’eau. En créant un trafic de minerais pour la Société Anonyme des Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de Denain et d’Anzin dès 1891, la Chambre de Commerce avait préparé l’installation d’une usine à Calais. A la fin de 1898, la Chambre dénonce la tentative monopolistique de son homologue de Dunkerque sur les trafics des minerais à destination des aciéries du nord de la France et trouve un appui inattendu chez sa rivale boulonnaise qui exige, comme elle, la parité de tarif entre les trois ports. En 1899, l’importation par Calais des minerais de fer est réduite à 5.461 t., mais les Aciéries de France annoncent qu’elles déchargeront en 1900 leur minerai à quai pour n’en faire l’expédition qu’au fur et à mesure de leurs besoins. Les importations atteignent 29.363 t, mais dès l’année suivante, elles sont réduites à rien.

42L’échec de Calais pour prendre des parts de marché à Dunkerque semble consommé en 1904 par la disparition totale du trafic des minerais au profit du port flamand. Dès lors, le courtier Foissey tire la conclusion qui s’impose, pour lui « le développement du port de Calais repose uniquement sur les industries qui pourraient venir s’installer dans le voisinage de ses bassins ». Il faut attendre 1908 pour que le député Paul Dussaussoy fils serve d’intermédiaire entre les Aciéries de France et la Chambre de Commerce afin de savoir si cette dernière consentirait « certains avantages » aux sidérurgistes. Il s’agit de disposer d’un terre-plein suffisamment important pour entreposer les matières premières nécessaires à la fabrication de la fonte, comme le révèlent les termes du second contact pris par la Société des Aciéries de Sambre et Meuse. Elle demande l’installation d’un poste de déchargement aérien sur le quai Est du bassin Carnot qui, selon le consignataire Jacques Vendroux, apporterait « au bas mot 150.000 tx. »10. C’est cette quantité qui est retenue comme minimale pour la convention signée entre la Société et la Chambre de Commerce, appliquée à partir de 1912. Les buts du principal affréteur calaisien sont clairement affichés dès 1910 : « ... notre port va peut-être atteindre le million de t. dont parlent toujours messieurs les ingénieurs, puisque dans l’avenir, tout port qui n’atteindra pas ce fameux million ne pourra plus guère compter obtenir quelque chose. »11.

43En 1909, les travaux ont déjà commencé lorsque le commandant du Génie de Boulogne informe l’entrepreneur que sa demande d’autorisation est transmise au ministre de la Guerre et qu’il doit interrompre ses travaux de terrassement. La batterie de 28 fours à coke est cependant mise en service en mars 1911, tandis que le premier haut-fourneau débute sa fabrication de fonte en avril. Les sous-produits, goudron et sulfate d’ammoniaque sont récupérés. A la fin de l’année, l’usine qui emploie 220 ouvriers produit 22.000 t. de fonte et 24.000 t. de coke à partir des 8.000 t. de minerai et des 4.500 t. de houille, auxquelles il faut ajouter une grande partie des 24.000 t. de fonte importés d’Angleterre. La situation de la société s’améliore puisque son capital est porté de 2,5 à 4 millions en décembre 1911et que la Chambre de Commerce étudie un projet d’implantation d’usine métallurgique entre le fort-Nieulay et la Ferme Trouille, dans la partie ouest du port.

44Les importations du minerai de fer reprennent vigoureusement en 1912avec 63.140 t., alors qu’elles n’atteignaient en 1911 que 5.442 t. Un second haut-fourneau est mis en service en novembre, ainsi qu’une seconde batterie de fours à coke. Ses installations consomment 32.500 t. de ferrailles et fontes, soit un peu plus que les 31.087 t. importés par voie maritime. Les 45.000 t. de coke ajoutées au tonnage de minerai de fer importé permettent à peine d’atteindre 140.640 t. alors qu’on espérait largement dépasser ce seuil.

45C’est le même mécanisme d’implantation « sur l’eau » qui explique la fixation sur la « zone industrielle » du Bassin Carnot en 1909 d’une vaste usine de fabrication de pâte de cellulose. En 1913, L’usine qui avait cessé son activité est reprise par la Société Anonyme des Pâtes à Papier qui emploie 75 ouvriers. Ces activités nouvelles induisent donc de nouveaux trafics rendus possibles par une amélioration progressive des infrastructures portuaires, prolongeant ou achevant certains projets du port Freycinet.

L’amélioration des infrastructures portuaires

46L’industrialisation périportuaire est à peine tolérée par les autorités militaires qui, à la veille des hostilités, poursuivent leur politique séculaire, basée sur la législation des servitudes. D’autre part, la forte concurrence des ports voisins explique que certains projets d’installations industrielles sur le port aient avorté. Dans ces échecs, il est souvent bien difficile de faire la part de l’une ou l’autre cause.

47Deux exemples donnent une idée de certaines de ces désillusions, engendrées par la volonté de concurrencer Dunkerque pour les chantiers navals ou Boulogne pour l’industrie de la cimenterie : au milieu d’un bouillonnement de projets industriels, figure en 1898, celui d’une société franco-britannique qui veut installer à Calais de grands chantiers de construction navale. Placée sous le patronage de la Chambre de Commerce, les négociations se prolongent jusqu’en décembre 1899, et sont finalement annulées. La carrière de craie de Sangatte qui est en exploitation depuis les années 1870 est reliée en 1908 au bassin-Ouest par une voie ferrée construite spécialement par un certain Dhevilliers, « industriel à Calais ». Son but serait le développement, dans un avenir proche, de cette exploitation. Dès 1911, l’installation d’une cimenterie est prévue dans le but d’exploiter les collines de craie entre Coquelles et Sangatte par la Société Générale des Ciments Portland et Ardoises artificielles de Sangatte-Calais, mais l’emphase du projet dissimule mal des résultats médiocres qui ne peuvent en aucune manière soutenir la comparaison avec les cimenteries du Boulonnais.

La Chambre de Commerce et les infrastructures du port

48La transformation du port achevée, le dragage demeure nécessaire et, malgré l’achèvement de la jetée de l’Est, l’accès du port à pleine mer, c’est-à-dire au moment où les plus grands navires peuvent entrer, reste une manœuvre délicate. Les difficultés encourues sont susceptibles de détourner ces bâtiments vers les grands ports de Belgique ou des Pays-Bas. La meilleure description de cette contrainte nautique est extraite d’un rapport commandé par la Chambre de Commerce de Roubaix au sujet du trafic des laines, témoignant de la corrélation très forte entre les qualités des infrastructures et les trafics susceptibles d’être détournées de la voie dunkerquoise :

« Devant Calais, le courant monte, c’est-à-dire commence à se prononcer dans le sens de l’ouest vers l’est, à mi-marée, pour atteindre sa force trois heures après, au moment de la pleine mer ; il faiblit ensuite, pour commencer à descendre, c’est-à-dire à courir de l’est vers l’ouest, trois heures après la pleine mer. Devant les jetées de Calais, la violence de ce courant transversal atteint cinq à six nœuds, soit sept à neuf kilomètres à l’heure, au moment de la pleine mer. Quand un navire entre dans le port, son avant, une fois pénétré entre les jetées est soustrait à l’action de ce courant, tandis que son arrière est encore entraîné par lui, et on comprend facilement la difficulté de cette manœuvre pour un navire mesurant 150 mètres de longueur qui met près d’une minute à faire son passage complet entre les extrémités des jetées »12.

49Après que la Chambre de Commerce et la ville de Calais aient obtenu des travaux à l’est du port, il leur faut encore de nombreuses années pour les compléter par ceux de l’ouest qui ne sont programmés qu’avec lenteur et difficulté dans le cadre des travaux du « plan Baudin » dont l’avant-projet national est voté en mars 190113. Les impératifs militaires continuent à s’exercer sur cette partie du port et constituent la cause essentielle des lenteurs de l’amélioration du bassin qui n’est alors pratiquement plus fréquenté par les navires de commerce. En 1897, la Chambre de Commerce constate que « les travaux d’amélioration du bassin-Ouest du port de Calais, dont nous sollicitons l’exécution depuis 1892, et même 1888, ont subi de telles lenteurs que nous désespérons de les voir jamais aboutir »14. L’ensemble des quais de l’ouest menace ruine et le délabrement est tel que le bassin se vide d’un seul coup à la suite de la rupture de la porte.

50Il est d’abord nécessaire de supprimer les ouvrages antérieurs qui gênent la navigation. A l’est du fort-Risban, le guideau de l’ancienne écluse des chasses est plaisamment surnommé « La Baleine » par les marins calaisiens. En effet, à marée basse, il rappelle la forme du cétacé. La « Baleine » est un écueil particulièrement dangereux dans un chenal étroit. Il doit faire place à une chambre d’épanouissement construite pour diminuer la houle dans l’avant-port. L’estacade provisoire destinée à accueillir les pétroliers, ainsi que les restes de la Baleine ne sont définitivement démolis qu’au printemps 1911.

51Le second effort d’amélioration de la partie Ouest porte sur les quais. En 1907, la Chambre consulaire demande à l’Etat l’approfondissement et la reconstruction des quais nord-est et sud-est du bassin de l’ouest, « en présence de l’augmentation du tonnage tant des bateaux charbonniers que des vapeurs faisant la navigation de la Baltique »15. La dépense, évaluée à 2.7 millions de Francs, paraît trop importante au ministre qui demande à la Chambre de la prendre toute entière à sa charge. Il invoque la stagnation du trafic portuaire et le faible coefficient d’utilisation des quais. Selon le ministère, il est de 238 t. par mètre courant, alors qu’il atteint 294 au Havre, 387 à Dunkerque et 506 au Tréport. La situation est donc inversée par rapport à celle d’avant la construction du port de 1889 : le port de Calais disposerait, selon l’Etat, de trop d’espace pour un trafic insuffisant.

52La Chambre de Commerce élabore en 1908 un projet plus ambitieux dans lequel sa participation atteint presque 4,5 millions de Francs, tandis que celle de la municipalité reste infime. Elle ne concrétise son appui financier aux travaux du port que par une subvention fictive égale aux droits d’octroi qui auraient été payés par les matériaux nécessaires aux travaux. La participation des localités ne se limite pas aux travaux neufs, elle permet également une intervention plus rapide en cas de réparation urgence. Ainsi au début de l’année 1910, le dragage d’un haut-fond placé au pied du perré ouest du chenal étant devenu nécessaire pour la conservation du trafic portuaire, le Conseil municipal de Calais fournit immédiatement 8.000 Francs, tandis que la Chambre de Commerce contribue au financement de la moitié du montant total des travaux, soit 317.000 Francs.

53La mise en œuvre des travaux dits « de l’Ouest » se poursuit donc selon un schéma participatif dans lequel la Chambre de Commerce joue un rôle majeur. En 1910, les projets atteignent un devis de 7,5 millions de Francs et prévoient la reconstruction de la jetée de l’ouest (achevée en 1926), l’amélioration du chenal au droit du quai de marée (le quai de la gare maritime dans la partie est du port) et l’approfondissement du mouillage au pied du mur du quai sud-est du bassin à flot de l’ouest selon le montage financier suivant : 59,3 % du total doit être fourni par la Chambre de Commerce de Calais, 37,9 % par l’Etat et 3,4 % par la ville de Calais.

54Les projets d’amélioration de la partie Est continuent à être entravés par les servitudes militaires, mais également par les travaux d’amélioration de l’écoulement des eaux du Calaisis. Les négociations avec les sections des Wateringues se développent dans le but d’assurer un meilleur écoulement et de séparer définitivement la navigation du dessèchement. Le canal de Marck qui est l’artère principale du dessèchement n’a pas été dérivé vers les fossés des fortifications, les cultivateurs des arrondissements de Boulogne et de Saint-Omer craignant que les canaux soient livrés à la navigation puisque l’Etat en finance une grande partie. Il serait susceptible, à leur yeux, d’y établir la navigation pour prélever des taxes.

Les charbons de la défense navale du nord

55Alors que la Chambre de Commerce poursuit sa lutte séculaire contre les contraintes spatiales liées à la fonction militaire de la place de Calais, la Ville et les commerçants appellent plutôt de leurs vœux le maintien d’un nombre suffisant de militaires. La Boutique cherche à conserver, voire élargir, cette clientèle déjà nombreuse. C’est là une constante de l’histoire calaisienne et sans doute de celle des autres villes fortifiées. Pour leur part, les négociants calaisiens, hostiles aux entraves que dresse à leurs activités la fonction militaire de Calais, ne négligent pas pour autant la recherche des marchés induits par le système naval de Défense nationale.

56La garnison apparaît toujours indispensable aux Calaisiens. Le fait militaire prend d’autant plus d’importance que les autres cités du Nord de la France sont peu à peu libérées des servitudes, ce qui n’est pas le cas de Calais après l’achèvement du nouveau port. Le Conseil municipal, en demandant l’augmentation de la garnison avait pour la première fois, en 1891, mis en avant l’argument selon lequel une augmentation des effectifs serait une compensation au maintien des servitudes liées à la nouvelle enceinte englobant Saint-Pierre et Calais réunis. Mais, lorsque monte la tension internationale ou que les conflits sociaux s’exacerbent, les demandes « sécuritaires » deviennent plus pressantes : ainsi à la veille de Fachoda, le Conseil municipal renouvelle sa demande estimant que Calais « forme une Place de guerre très importante », tandis que le journal Le Phare de Calais en fait « la sentinelle avancée de la France vers le territoire de la Grande-Bretagne »16. La ville exige de pouvoir disposer de cette garnison « capable d’empêcher efficacement toute tentative de débarquement de la part de nos ennemis »17. Lors des grèves de 1911, le Commandant d’Armes de Calais doit rassurer la municipalité inquiète de voir les éléments du 8e régiment d’artillerie quitter la ville pour trois jours de manœuvres, « les grévistes y verraient un motif de désordre »18. C’est mettre en position de faiblesse toutes les démarches d’amélioration du port entreprises par la Chambre de Commerce, qui s’efforce laborieusement de grignoter les espaces militarisés.

57L’hostilité et l’ostentation traditionnelle avec laquelle la presse, favorable aux intérêts portuaires identifiés à ceux de la ville entière, dénonce les méfaits du système des fortifications n’empêche nullement que, pour leur part, les négociants recherchent, plus discrètement, les frets avantageux offerts par la Marine nationale. Dès 1890, une demande formulée auprès du ministre de la Marine qui a pour but de détourner une partie du charbon nécessaire aux navires de guerre est refusée, en raison des frais supplémentaires exigés au port de Calais, par rapport à celui de Dunkerque qui en conserve le monopole. Les tentatives ultérieures nous renseignent à la fois sur les données du problème et sur les méthodes employées par la Chambre de Commerce pour détourner ce trafic. La stratégie calaisienne se déploie sur deux plans : l’un est officiel, sur le ton de la supplique, le second, plus officieux, consiste à trouver le plus d’informations possibles sur ce trafic d’Etat, et à tenter de s’emparer de quelques parts du marché.

58En mai 1896, le Président Adolphe Darquer demande au ministre de la Marine une division des flux de charbon entre Dunkerque et Calais. Il utilise l’argument de l’équité nécessaire entre les deux ports, placés dans les mêmes conditions pour la desserte des canaux et où le taux des frets de la batellerie sont identiques. L’enquête se déroule dans la plus grande discrétion et sur le mode des conversations privées. Le compte-rendu de l’une d’entre elles est conservée dans les dossiers de la Chambre de Commerce : le courtier Georges Foissey est chargé dès août 1896 par la Chambre de Commerce d’enquêter à Rouen, auprès des armateurs qui approvisionnent les ports de guerre à partir de Dunkerque. Foissey rapporte ses conclusions personnelles, mais également celles de son interlocuteur.

59Le trafic des charbons et briquettes destinés à la Marine est aux mains de deux maisons du commerce rouennais et d’un petit armateur brestois, E. Hulin, propriétaire d’une flotte de vapeurs représentant une jauge brute totale de 4.551 tx. Un négociant en charbon, A. Lemoine dispose pour sa part de deux vapeurs représentant 1.392 tx.. Ces navires seraient gérés presque exclusivement pour le trafic du « charbon national » par le premier. Entre Brest et Nantes, la maison E. Hulin est concurrencée par un petit armement brestois, Chevillotte frères, qui dispose sans doute de voiliers caboteurs pour l’approvisionnement des dépôts de charbon des petits ports. « Très souvent, il arrive qu’un petit port de guerre quelconque demande un lot de 100, 150, 200 t. de charbon de provenance et de qualité spéciale et à livrer sous un mois. Si je n’ai pour ce port aucun autre lot me permettant de faire un chargement complet par vapeur, je suis forcé d’affréter à Dunkerque des voiliers. C’est l’aléa de mon contrat et je suis toujours ainsi à la merci de n’importe quel scribe d’un des bureaux de la Marine d’un port de guerre. Ainsi, l’an dernier, on m’a demandé pour Rochefort et à quinze jours d’intervalle deux chargements de 150 t. »19. Le port de Calais paraît donc très mal placé pour se saisir d’une partie du trafic, non pas parce que le mouvement des grands navires y serait insuffisant, mais seulement parce que les affrètements de voiliers caboteurs y sont rares. A Dunkerque, Hulin, grâce au courtier Fayol, traite directement avec les compagnies minières, et trouve toujours un voilier pour réexporter de petits chargements vers ces dépôts. Les caboteurs, la plupart bretons, s’y prêtent volontiers puisqu’ils sont assurés de trouver au retour des chargements de minerais ou de céréales à destination du département du Nord.

60Les éléments maritimes et commerciaux de l’affaire étant réunis par le courtier Georges Foissey, la démarche calaisienne redevient officielle avec une nouvelle intervention de Darquer auprès du ministre. Poursuivant son enquête dans les milieux politiques, le député Paul Dussaussoy le jeune découvre que les fournitures de charbon à la Marine n’ont pas lieu par d’adjudication publique, mais que l’administration traite de gré à gré en exigeant la livraison à destination. Elle s’approvisionne exclusivement auprès de trois compagnies minières, celles de Noeux, de Meurchin et d’Anzin. Ces dernières ne manquent pas de faire remarquer aux instances calaisiennes que leurs relations par la voie de Dunkerque restent meilleur marché et par conséquent que les chances du port de Calais de prendre sa part du trafic sont compromises.

61La Marine accepte cependant de dresser la liste de tous les terre-pleins disponibles au port et en ville pour effectuer des déchargements et des dépôts de charbon, puisque de son point de vue l’utilité principale de Calais doit s’exercer en temps de guerre.

62La Chambre de Commerce exprime clairement sa position au sujet de la création des bases de torpilleurs à Calais et Dunkerque, « imaginée par les politiciens et les marins en chambre ». Pour elle « un port ne peut être à la fois port militaire et port de commerce »20. Non seulement les torpilleurs installés en 1888 sont maintenus en station, mais des sous-marins leur sont adjoints.

63A l’occasion de son voyage, lors des courses de canots automobiles entre Calais et Douvres en 1904, le ministre de la Marine Camille Pelletan choisit l’emplacement de la base sous-marine, près de la cale aux bois, au fond du bassin Carnot. Comme on peut s’y attendre, la Chambre de Commerce est hostile à cette installation et préférerait voir les encombrants submersibles s’établir au bassin des chasses, ce qui aurait pour résultat d’aménager cette zone en bassin à flot, tandis que les bâtiments de guerre ne gêneraient plus les manœuvres des grands navires de commerce dans le bassin inauguré en 1889. En dépit des protestations du négoce, la Marine décide en 1907 d’installer en station un contre-torpilleur de 65 mètres de longueur, servant de bâtiment central et de caserne, amarré en permanence le long du quai nord-est du Bassin. Or, ce quai est particulièrement nécessaire aux approvisionnements des usines existantes ou à venir, et même si l’installation de la base est annoncée comme provisoire, la Chambre de Commerce considère qu’elle menace le développement commercial et industriel du port. La flottille de Calais comporte alors trois, puis quatre sous-marins construits par l’ingénieur Laubeuf : Le Pluviôse, Le Ventôse, Le Germinal et Le Thermidor.

64Il est question en 1909 d’augmenter le nombre des submersibles, au moment même où l’usine sidérurgique Sambre et Meuse est en projet. Le courtier Foissey exprime alors l’inquiétude de l’ensemble des négociants portuaires : « Ce n’est guère rassurant pour l’avenir. La Marine va tenir à accaparer des quais »21. Au sujet de l’éventuel transfert de la base des sous-marins loin du bassin, le courtier calaisien ajoute : « L’installation de la station des sous-marins a détourné de son affectation une grande partie de la cale aux bois et c’est avec difficulté maintenant que les négociants importateurs obtiennent du service du port la faculté de décharger directement à l’eau dans le bassin Carnot les poutres et poutrelles qu’ils mettaient autrefois en dromes pour les acheminer par le canal vers leur chantier »22. Le port de Calais reçoit de nouveau, en février 1912, la visite du Ministre de la Marine, Théophile Delcassé, en route pour les manœuvres combinées de la Manche. Il examine les possibilités de transférer la base sous-marine au sud du fort Risban, désormais débarrassé de son encombrant « quai Fasquel », destiné à accueillir les pétroliers pendant les travaux d’amélioration de la partie ouest du port. Mais le projet n’aboutit pas.

65Le rôle stratégique du port est confirmé la même année, lorsque les quatre unités quittent Calais pour Cherbourg et sont remplacées par dix sous-marins, dont trois de la classe Brumaire. A la veille du conflit mondial, la station des sous-marins tend à encombrer d’autres espaces commerciaux, tels les dépôts de charbon du négociant Leroy, et il semble que la guerre vienne paradoxalement empêcher la Marine de réaliser des projets d’extension encore plus importants.

L’impossible démantèlement des fortifications

66En raison de la construction du nouveau port, un certain nombre de sujétions qui pesaient sur l’espace portuaire disparaissent : la partie ouest du port est libérée des contraintes des chasses, définitivement supprimées le 20 août 1900. A cette date, la Chambre de Commerce espère obtenir la démolition du Fort-Risban. Or, depuis 1896, le Génie se refuse à remettre le bassin au service des Ponts et Chaussées maritimes. Le réservoir paraît indispensable à la tension de l’inondation salvatrice en cas d’invasion et, il est même prévu de vider le bassin à flot de l’ouest, dans un esprit bien éloigné des intérêts du négoce, comme le montrent les conclusions des militaires, lors de la conférence mixte du 3 juillet : « La tension de l’inondation par l’eau de mer (…) ne motive aucune réserve, car, lorsqu’on s’y décidera, le gouverneur n’éprouvera certainement aucune difficulté pour faire ouvrir aux heures qu’il voudra l’écluse du bassin à flot et s’il est nécessaire pour faire évacuer ce bassin par les navires qui s’y trouveraient. Il n’y a pas lieu de faire intervenir la question de l’indemnité à allouer éventuellement à ces navires pour préjudice causé, car il se produira alors bien d’autres préjudices de même nature et autrement importants rentrant comme celui-ci dans les cas de force majeure »23. Une telle sévérité apparaît comme la compensation d’une concession relativement importante accordée par la Guerre à l’espace portuaire calaisien. En effet, quelques jours plus tard, l’ensemble des terrains constitués par le Bassin à flot de l’ouest, les chantiers de construction, le bassin des chasses de l’ouest, le port d’échouage et le bassin du Paradis, ainsi que la moitié méridionale du chenal sont remis à titre définitif au service des Ponts et Chaussées maritimes. Le Génie se réserve cependant la possibilité de « faire facilement place nette si besoin en était », même si de facto la zone portuaire délimitée par les termes de la loi du 23 avril 1879 échappe désormais aux servitudes de la Citadelle.

67C’est seulement en 1905 que les terrains de l’ancien Etablissement des Bains, et ceux qui se trouvent au nord du bassin des chasses de l’ouest sont remis à leur tour au domaine public maritime. Cette concession permet un aménagement de la voirie en direction de la plage, dans des conditions moins rigoureuses que précédemment. Mais cette ultime concession ne remet pas en cause la militarisation de l’ensemble du front de mer ni celle de l’extrémité ouest du bassin à flot.

68L’ensemble des zones militarisées qui auraient pu permettre un développement balnéaire ou l’extension des installations commerciales du port de commerce ou de la gare maritime ne seront remis au service maritime qu’entre 1930 et 1932.

La modernisation de la pêche traditionnelle

69La période 1897-1914 est caractérisée par le déclin des armements traditionnels de la pêche en voiliers et la mécanisation d’une part de plus en plus importante des bateaux, l’achat de chaloupes à vapeur d’origines diverses connues sous le nom de « machiniers ».

Armements et produits

70Les armements de la pêche en voilier déclinent. A la veille de la Grande Guerre, la situation est dramatique puisque les rapports de l’ingénieur au Conseil Général ne mentionnent aucune construction pour les années 1907,1909 et 1910. Seule est recensée en 1908 la construction d’un lougre de 3,57 tx. pour la maison Coffre et en 1911 celle de quatre bateaux jaugeant ensemble 44 tx. bruts, à peine 21,10 de jauge nette. Le tonnage de la flottille des voiliers ne cesse de diminuer, passant de 89 unités (1.819 tx.) en 1894 à 52 bateaux (1.001 tx.) en 1910.

71Le tonnage moyen des voiliers engagés à la pêche côtière par les marins du port de Calais est réduit de moitié en une génération, de 33 tx. en 1883 à 20 tx. en 1895 et ne dépasse pas ce seuil pendant une décennie, avant de s’effondrer à nouveau en 1912 ; il n’atteint pas alors 15 tx.

72Du côté des syndicats satellites, à Wissant et Waldam, c’est la stagnation complète. Le maintien de la taille minuscule des embarcations dont le tonnage moyen varie de 5 à 10 tx., ne fait que répondre à la stagnation des techniques. Les petites embarcations à clins utilisées sur ces plages restent soumises aux contraintes les plus dures de l’échouement. De plus, les naufrages en série de 1893 et 1895 viennent briser à Wissant un certain élan qui portait les écoreurs à multiplier la taille des embarcations par deux.

73En raison de la faiblesse des chantiers locaux, les patrons et armateurs calaisiens achètent de plus en plus leurs bateaux dans les autres ports. Vapeurs et voiliers confondus, 81,5 % des 811 tx. de la modeste flotte calaisienne de 1912, ont été construits à Gravelines, Dunkerque, Boulogne, Dieppe, Nantes ou en Grande-Bretagne.

74La flotte des bateaux à voiles est devenue particulièrement disparate. Il s’agit de bâtiments de seconde ou de troisième main, souvent très âgés et par conséquent fatigués. Après 1911, la Chambre de Commerce remarque que « les hommes recherchent maintenant les bateaux de faible tonnage qui ne peuvent pratiquer que la petite pêche côtière ». Dans le tonnage importé, les navires motorisés ont pris également une place prépondérante. Leur arrivée permet à l’activité halieutique de survivre au port de Calais.

75La modernisation d’une partie de la flottille est nettement induite par la mutation de la pêche à Boulogne et par l’apport de capitaux nouveaux, calaisiens ou extérieurs à la ville. Comme à Boulogne, ce sont des capitalistes qui cherchent un armateur susceptible de faire fructifier un placement à la pointe du progrès technique, la pêche à vapeur. A Calais, les capitaux semblent provenir du milieu des écoreurs traditionnels, du commerce d’avitaillement et, fait nouveau en 1896, d’une poignée de fabricants ou de négociants en tulles et dentelles. Une première expérience a lieu entre 1896 et 1897. Onze unités à vapeur sont armées, mais dès 1900, il n’y a plus que cinq machiniers armés à Calais, chiffre réduit à trois en 1904, en raison de la médiocrité des produits. A partir de cette dernière année, une unité nouvelle est mise en service annuellement, et, en 1913, le port dispose d’une quinzaine de petites chaloupes à vapeur. En 1897-1898, le tonnage total des machiniers atteint 324 tx. puis plafonne à 200 tx. La part des bâtiments à moteur dans le tonnage global de la flottille calaisienne n’est que de 6,6 % en 1896, pour atteindre 17,5 % l’année suivante et retomber à 6,3 % en 1904. C’est donc une mécanisation très limitée qui touche l’armement et on a l’impression que les négociants qui s’y aventurent le font avec de grandes précautions et des moyens très limités.

76La première tentative pour armer des chaloupes à vapeur entre 1896 et 1904 peut apparaître comme une échec si on se fie aux résultats. Le produit de la pêche calaisienne continue à stagner entre 1.400 et 1.600 t. Cette stagnation est due à deux facteurs essentiels, la raréfaction de la ressource et le fait qu’une partie du poisson frais des machiniers est sans doute débarqué à Boulogne.

77La part du tonnage de bateaux à vapeur est pourtant bien plus importante si on considère la jauge brute des embarcations de port dont le tonnage dépasse 5 tx., par opposition aux minuscules voiliers armés au port de Calais et aux embarcations à clins des plages de Wissant et Waldam. Avec la statistique élaborée à partir du registre de désarmement de la saison 1912-1913, la part des armements par bateaux à moteur est beaucoup plus grande. Le tonnage des voiliers armés au port, à l’exclusion des embarcations de plage, est de 216 tx. de jauge brute (26,6 %) alors que celui des bâtiments motorisés atteint 595 tx. (73,4 %). La mutation est donc de taille même dans un contexte de médiocrité généralisée où la faiblesse des armements à la voile révèle la décadence profonde de l’activité halieutique traditionnelle de notre port.

78Les facteurs de transformation extérieurs ont été décisifs pour la pêche calaisienne. L’impulsion nécessaire provient tout naturellement de Boulogne-sur-Mer : comme au temps du hareng triomphant, avant 1840. Calais continue à être l’entrepôt de transit d’une partie de la pêche boulonnaise. En 1895, les 22 machiniers de Boulogne opèrent à Calais de janvier à juin pour la pêche au merlan frais. En déposant leurs produits à Calais, les patrons boulonnais gagnent du temps pour rejoindre les bancs de poisson qui se trouvent au large. Ils économisent la glace qui leur serait nécessaire pour retourner à leur port d’attache. Le rédacteur du Phare de Calais décrit d’autres avantages du port de Calais comme base de pêche : « (Les patrons de pêche de Boulogne) trouvent toutes les commodités désirables ; en arrivant entre quatre et six heures du soir et quelque soit l’état de la marée, ils accostent au quai, débarquent leurs poissons pour être expédiés par la gare jusqu’à sept heures du soir. Ils restent toujours à flot et peuvent ainsi repartir dans la nuit à l’heure qui leur convient »24. Selon ce chroniqueur, la présence des machiniers boulonnais provoque des effets d’entraînement dans l’économie du Courgain : le commerce des avitailleurs est stimulé, le marché des locations « d’alcôves », les chambres des maisons du quartier maritime, pour les marins forains que l’on surnomme « les Bretons ». Surtout, les avitailleurs peuvent, grâce à cette animation, prendre modèle sur la gestion des bateaux à vapeur. Le rédacteur du Phare de Calais estime qu’en une saison les machiniers de Boulogne ont consommé à Calais de 4.000 à 5.000 t. de charbon et de 4.000 à 5.000 caisses d’emballage pour le merlan. En y ajoutant l’avitaillement des chalutiers, il estime les dépenses à 40.000 Francs par an et par bateau, soit 880.000 Francs pour la flottille foraine, une somme qui forme l’équivalent du produit de la pêche vendue au Minck la même année (864 000 Francs). Il n’est donc pas étonnant de constater que la plupart des entrepreneurs qui se lancent dans l’armement des machiniers locaux soient impliqués dans la vente du charbon de soute.

79Une dizaine de négociants se décident à armer eux-mêmes des bateaux à moteur entre 1896 et 1912. A l’exception de deux ou trois dentelliers ce sont des petits commerçants fournisseurs de la marine ou des négociants en charbon. Jean Mulard, héritier de la maison « d’écor » fondée par son père Pierre Mulard est associé à un certain Deguînes pour ce commerce. Ils font directement construire deux bâtiments en Grande-Bretagne, le dundee Marie en 1895 et la Mouette à Great-Yarmouth en 1908. Mais la plupart des vapeurs utilisés sont des unités de seconde main ; sur les 17 machiniers dont on peut reconstituer l’histoire grâce aux registres d’armement désarmés, 6 viennent de Boulogne, 4 de Grande-Bretagne, 3 de Dieppe, 2 de Nantes et un de Dunkerque.

80Il faut attendre 1912 pour que le constructeur calaisien Delpierre soit en mesure de motoriser une minuscule unité à voiles, probablement en bois, baptisée Le Vengeur. Le bateau est équipé, dès son lancement de deux moteurs à pétrole d’une puissance totale de 30 chevaux. Mais il ne s’agit là que d’un petit voilier de pêche côtière qui n’a rien à voir avoir avec les puissants petits vapeurs en acier de Boulogne, possédant des machines de 90 à 220 chevaux. La tentative pionnière du Vengeur reste sans lendemain jusqu’aux années trente où bon nombre de voiliers seront équipés de moteurs auxiliaires, mais surtout elle témoigne d’un manque de capitaux des petits entrepreneurs calaisiens.

81A l’exception des deux familles Coffre et Mulard qui tiennent l’écorage calaisien depuis 1840, les armateurs de machiniers sont des nouveaux venus, ce qui explique la relative instabilité de leurs entreprises. En 1914, la maison Stauber semble avoir disparu alors que trois nouveaux armements ont vu le jour : Byl-frères arme un petit caboteur qui pratique également la pêche, Lapôtre-Toulon, enfin Charles Maubert qui est également négociant en tulles.

82La part des dentelliers dans ces entreprises est relativement marginale et seuls quelques exemples peuvent être relevés. Mais leur participation est fondamentale du point de vue qualitatif, voire symbolique, puisqu’elle détruit la légende des tullistes hostiles à l’économie portuaire en période d’apogée de l’industrie tullière : La Jeannette, mise en service en 1897, est propriété pour la moitié d’Henri Stauber qui se désigne lui-même comme « armateur », et pour l’autre moitié des fabricants de dentelle Gustave et Pierre Noyon. Les primes à l’armement, et le besoin de diversifier les investissements, mais peut-être aussi une volonté délibérée de reconstituer la pêche locale sont sans doute décisives dans cette expérience.

83La Société des Pêcheries Calaisiennes est fondée en 1904. Sa composition révèle une très forte participation des milieux extra-portuaires, la plupart des actionnaires sont fabricants de tulles à Calais ou à Caudry et l’armateur Stauber est en 1899 négociant en tulles. Le reste des actionnaires comporte des industriels, ou des petits commerçants, des cafetiers et même un pharmacien. La société ne semble avoir armé qu’un seul bateau, le Pole star, construit en 1904 à Northshields, et francisé à Calais le 8 novembre 1906. C’est à L’origine un remorqueur en fer construit en Angleterre, long de 20,54 mètres, large de 4,99 mètres avec un creux de 2,43 mètres, pour 51,69 tx. de jauge brute dont 40 consacrés au logement de l’équipage. En raison de sa conception de remorqueur, la machine de 97 chevaux et la chaudière occupent un espace considérable, ce qui nuit sans doute à ses performances. En 1911, le Pole Star est revendu à un autre négociant en tulle pour la somme dérisoire de 5.000 Francs.

84Le produit annuel du poisson débarqué à Calais est multiplié par quatre entre 1885 et 1912, passant de 855.902 à 2.339.000 Francs, les produits de l’année 1911 culminant à 3,5 millions de Francs. Nous disposons d’une série cohérente de chiffres entre 1885 et 1912 qui distingue les deux catégories de poisson débarqué à Calais. La première représente les poissons de prix qui sont expédiés vers Paris et les grandes villes du Nord. La seconde décrit l’évolution des valeurs et quantités de poisson consommé sur place. Ces derniers sont deux fois moins chers que ceux que l’on expédie à Paris, mais rien n’indique dans nos statistiques qu’il s’agisse des poissons récoltés uniquement par les bateaux de Calais.

85Jugée à l’époque comme une « bonne saison », la période de pêche de l’année 1901 ne produit que 1.138.700 Francs. Les produits des satellites représentent à peine 3,6 à 6 %, respectivement à Wissant et Waldam. Grâce au développement de la station balnéaire et de l’industrie à Marquise, le premier de ces syndicats continue à armer des bateaux de plage. Les patrons wissantais trouvent des débouchés immédiats auprès du marché local. Au contraire, les armements périclitent à Waldam, les marins étant employés sur des petits dundees qui sont armés au port de Calais et non plus sur leur plage des Hemmes de Marck.

86Une série de mauvaises saisons semble compromettre, à partir de 1903, les revenus des voiliers et expliquer la médiocrité de ceux des machiniers. La Chambre de Commerce note que « la misère est très grande au quartier maritime ». La mévente est aggravée, dès 1904, par la grande abondance des pêches du hareng et du maquereau qui ne trouvent plus preneur. Le produit des pêches des premiers machiniers représente en 1896 132.000 Francs sur les 1.209.800 Francs de la pêche calaisienne, soit 9,1 %. Les contemporains attribuent les difficultés de la première génération des machiniers au problème de la main-d’œuvre nécessaire à l’amorçage des cordes. C’est le même argument que nous avons déjà rencontré en 1846 pour expliquer les faiblesses de l’investissement dans la pêche au chalut : « La pêche aux cordes n’a pu s’implanter à Calais, les femmes ne peuvent pas se familiariser avec le travail d’amorçage (…). Il n’y a plus ni femmes, ni filles pour travailler la corde et bêcher l’amorce ». Ces lamentations ne font que reprendre le thème du « manque de bras ». Si les cordiers se reconvertissent en chalutiers, leur petite taille ne leur permet pas de s’éloigner beaucoup du port, mais leur facilité de manœuvre et le nombre de chaluts qu’ils peuvent virer en une marée est supérieur à celui des voiliers traditionnels. En 1914, sur les 11 chaloupes à vapeur en service, 7 pratiquent uniquement le chalutage, 2 cumulent cette activité et la pêche aux cordes. Les deux derniers, appartenant à Edouard Laplace, font uniquement la pêche aux cordes. L’intention initiale qui consistait à revaloriser le métier des cordes, producteur des poissons de grande valeur marchande, semble avoir tourné court. Les pêcheurs motorisés se tournent vers le chalut qui continue à donner des poissons moins présentables sur les tables des restaurants et des maisons bourgeoises de Calais à Paris.

87Contrairement à ce qui se passe sur un voilier, financé par un écoreur avitailleur et constructeur, les frais d’armement du bateau à moteur peuvent être fournis par n’importe quel capitaliste pourvu qu’il veuille bien tenter l’aventure. En 1895, Le Phare de Calais décrit la répartition des dépenses d’armement d’un navire du port de Boulogne, le 2087, en invitant les armateurs de Calais à imiter sa gestion. L’armement représente 40,2 % des frais alors que ceux de la gestion du bateau forment 54,3 %, dont 30,2 % consacrés aux accessoires de pêche. L’importance de ce dernier poste est justifiée par le haut prix des appâts et des lignes de fonds nécessaires à la pêche aux cordes. S’y ajoutent les salaires d’une main-d’œuvre nombreuse. En supposant un produit brut de 300 Francs par jour pendant 300 jours de campagne annuelle, le revenu net est de 36.000 Francs ce qui met la part annuelle du matelot à 2.400 Francs. Le gain de l’écoreur est alors de 9.600 Francs soit 24 % du capital engagé. En gros, l’amortissement du bateau ne peut être réalisé qu’en 12 à 14 ans, les armements organisés en 1896 pourraient ainsi ne devenir rentable qu’en 1910, date à laquelle on peut considérer qu’une pêche en partie motorisée est établie solidement à Calais.

88La réalité des gains semble un peu supérieure à la veille de la Première Guerre, si on en juge par les résultats obtenus par le bateau La Providence de l’armement E. Laplace, dont nous possédons un compte pour l’armement de douze mois de la saison 1912-191325. Le produit brut est de 64.391 Francs, soit une part à 4292,73 Francs dans le système de 1895.

Les équipages

89La comparaison entre la répartition des inscrits en 1896 et en 1912 permet de mesurer l’évolution qui accompagne cette période de mécanisation. 85 % des inscrits sont occupés à la pêche en 1912, soit 1.455 hommes sur 1.711. Quarante seulement naviguent au long-cours et 151 au cabotage, c’est-à-dire essentiellement sur les remorqueurs ou sur les malles du service postal. Entre les deux dates, le Quartier maritime de Calais perd presque 9 % de ses effectifs alors que la part des pensionnés et hors de service reste stable. C’est donc un changement d’activité qui est à l’origine de cette baisse des effectifs de 130 matelots. La Chambre de Commerce remarque, à partir de 1906, que la plupart des bateaux qui naviguent « le font sans mousse. Dans un avenir peu éloigné il n’y aura plus de marins pêcheurs à Calais ». En 1907, c’est à la suite d’une mauvaise saison, pendant laquelle les pertes de matériel ont été particulièrement sévères, que « les marins pêcheurs continuent d’abandonner la mer pour exercer n’importe qu’elle profession ». L’analyse est enfin clairement explicitée en 1909 par le rédacteur du Résumé des Travaux de la Chambre de Commerce : « Les meilleurs hommes de notre population maritime sont embarqués sur les paquebots-poste de la Compagnie du Nord, les dragues, remorqueurs ou sont employés dans les service de l’outillage du port ou dans les établissements industriels voisins du bassin Carnot ». Il en est ainsi jusqu’à la saison de 1909 où le déclin des armements prend un tour catastrophique, le secrétaire rédacteur écrit alors : « Il n’y a pour ainsi dire plus d’équipages ». L’industrialisation de l’outil portuaire apparaît comme un dérivatif essentiel à l’activité halieutique.

90La mécanisation des bateaux induit également une transformation des modes de rétribution. En 1895, la répartition des quinze parts, donnée comme modèle par le journal calaisien Le Phare de Calais, est la suivante : sur onze hommes d’équipage, seul le mécanicien n’est pas rétribué à la part. Le patron reçoit une part et demi, le mousse une demi part, chacun des neuf matelots une part et, enfin, le « bateau », c’est-à-dire l’écoreur, quatre parts. L’équipage moyen des navires à moteur passe de douze hommes en 1896, à dix dès l’année suivante, remonte de onze à douze entre 1901 et 1905, pour atteindre seulement huit en 1912. C’est sans doute l’équipement en cabestan à vapeur qui motive cette réduction, mais, étant donné l’essor de la flottille, le nombre d’hommes engagés sur les machiniers est multiplié par trois entre 1896 et 1912. Il semble bien que les parts gagnées par la baisse des effectifs aient été replacées dans celle du « bateau ». Autrement dit, « le cabestan » prend une ou plusieurs parts de matelot. Cette lourde astuce est dénoncée par la presse socialiste en 1913 et les écoreurs justifient cet abus par le fait qu’ils prennent à leur charge les dépenses occasionnées par les Invalides, la Caisse de Prévoyance et la Caisse de Secours des marins.

91C’est le cas dans les conditions d’engagement annexées au rôle du vapeur Le Roubaisien, armé en 1900 par l’éphémère Société des Pêcheries du Pas-de-Calais. Les conditions d’engagement sur les bateaux à moteur ont dû varier d’un armateur à l’autre mais il est possible que les préoccupations que l’on trouve dans les conditions du Roubaisien soient celles de la plupart des autres entreprises. Elles visent à réduire les frais de personnel et d’exploitation des vapeurs.

92Le salaire fait son apparition, dûment approuvé par le commissaire de la Marine. Les rémunérations sont tarifés au mois mais payés en réalité à la semaine, probablement afin de couvrir les risques de désarmement impromptu, en cas de mauvaise saison, puisque les conditions d’engagement ne garantissent pas la durée du travail. A bord du Roubaisien, le salaire est de 26.50 Francs pour le mécanicien, 17 Francs pour le patron, et de 7 Francs pour les chauffeurs, les matelots et les mousses. Les marins semblent avoir été nourri par le patron, selon le système du repas collectif « al caudière », (le chaudron du bord où mijotent quelques poissons et des pommes de terre), comme en témoignent des vues photographiques prises à la fin du XIXe siècle, ou encore dans les années 192 026. Sur les vapeurs, les vivres semblent être transformés en une indemnité pécuniaire. La nourriture n’est peut-être plus fournie en nature, mais en argent, sept Francs par semaine, bien que la formulation des conditions d’engagement soit quelque peu ambiguë puisque la coutume locale des « chaudières » est supprimée explicitement dans un paragraphe concernant les conditions particulières.

93Cette volonté d’adopter des modes de rémunération rappelant ceux de la terre doit être tempérée par le fait que les marins sont intéressés au produit de la pêche par un système de prime. Le mousse est le seul membre d’équipage à ne pas en bénéficier, mais il faut rappeler ici que c’est souvent le fils du patron ou un de ses parents très proches. Annoncé sur la vente brute, la prime est calculée en fait sur le produit de la vente, « déduction faite de tous les frais occasionnés pour arriver à vendre et écouler le poisson ». Le patron reçoit 4 % et les autres membres de l’équipage, y compris le mécanicien, 1 %. Il s’agît ensuite de contrôler les embarquements et débarquements, en fixant un salaire opposé au système antérieur de répartition des parts et, enfin, de supprimer les frais de nourriture couverts par le patron et l’armateur.

94Les disparités sont très grandes entre le revenu brut annuel des marins de Calais et ceux des deux satellites du quartier maritime, Wissant et Waldam. En 1901, il est de 2.158,55 Francs à Calais et atteint seulement 376,85 à Waldam, et 305,40 à Wissant. Il est vrai que ce dernier village est considéré comme le plus pauvre du littoral. En 1897, l’enquêteur de l’assistance médicale gratuite estime que le revenu hebdomadaire d’une famille se composant d’un marin et d’une matelote est de 5,25 Francs, alors que leurs dépenses domestiques s’élèvent à 11,25 Francs. C’est uniquement grâce à la charité, aux pensions de demi-solde et aux invalides qu’on supporte la misère à Wissant et les fondateurs de la station balnéaire, fabricants de tulle comme Robert West ou artistes en villégiature comme les peintres Virginie Breton et Adrien Demont, contribuent au maintien de la population maritime. Les « marins des champs »27 représentent une part de plus en plus importante des équipages, cependant certains « machiniers » emploient des équipages composés de Marckois et de « Wissandois », très expérimentés pour la pêche aux cordes qu’ils pratiquaient sur leurs petits bateaux de plage. Dans les deux villages mêmes se maintient une misère endémique : c’est un facteur défavorable à l’innovation puisque le système de l’écorage à l’ancienne se justifie toujours, au regard des frais de gestion des embarcations. C’est de toute façon le patron qui décide en premier lieu des enrôlements sur son bateau, il suffit qu’il soit originaire d’un des deux satellites pour que le recrutement ait lieu sur place parmi sa parenté.

Le marché du poisson

95Depuis le milieu du siècle, les chiffres du poisson débarqué ne représentent pas ceux du poisson pêché par les bateaux de Calais qui mettent à terre une partie de leur frais à Dunkerque et à Ostende. En période de difficulté pour les armements du port, la Chambre de Commerce en fait la remarque. Ainsi en 1908, elle signale que les ventes de l’année au Minck se maintiennent par la fréquentation des bateaux de Gravelines, Etaples et Dunkerque. Les armateurs se plaignent bien en 1905 de la cherté du transport du poisson vers les Halles de Paris, mais les expéditions se font avec une rapidité extrême puisque la marée emportée à 20 h 25 à Calais est débarquée à 3 h à Paris où la vente a lieu entre 7 et 9 heures du matin. Le prix de ce transport est de 4,71 Francs pour cent kilos. En ce qui concerne le hareng, la mesure de 160 poissons, qui représente environ vingt kilos, est vendue deux Francs à Paris alors qu’on la trouve à moins d’un Franc à Calais. La part du poisson expédiée est majoritaire atteignant 95 % du tonnage et 97 % de la valeur en 1912. Le prix de la tonne double entre 1885 et 1912. C’est dire la qualité des pêches réalisées tant par les derniers lougres et dundees à voiles et par celles des machiniers du port de Calais.

96Comme dans les périodes précédentes, les tentatives de grande pêche demeurent vouées à l’échec. De 1897 à 1899 Stauber arme trois navires pour la pêche à la morue : Le Sirius, un dundee de Grimsby, La Providence et Le Richelieu. Le Sirius est un petit voilier qui n’emmène que neuf hommes d’équipage et 300 t. de sel. En 1897, il espère ramener de 150 à 200 t. de morue, mais les résultats sont bien décevants à raison des capitaux engagés. En 1898, deux des Islandais ramènent à peine 16.000 Francs de morue tandis que Le Richelieu fait naufrage dès le début de la campagne. La perte de la vieille goélette La Rosalie, dernier caboteur à voiles de Calais armé aux voyages d’Islande, puis au transport de la glace de Norvège, marque symboliquement, en 1899, la fin des entreprises à la pêche ou à l’armement lointain.

Notes de bas de page

1 Le Phare de Calais, 17 janvier 1897.

2 Ibid., 18 février 1902.

3 CCC, trafic des combustibles minéraux, lettre de Pagniez, Valdelièvre et Foissey, 31 janvier 1905.

4 Ibid., trafic des bois, Considérations à prendre au port de Calais en vue de la reprise du trafic des bois, 1919.

5 Le Phare de Calais, 15 mai 1911.

6 Tableau du Commerce de la France, 1897, page XLVI.

7 CCC, trafic des produits industriels, note anonyme, vers 1910.

8 L’Echo du Nord, 24 janvier 1910, Le Télégramme du Pas-de-Calais, 5 février 1910.

9 CCC, trafic des produits industriels, Lorthiois Frères de Tourcoing à la Chambre de Commerce, 20 décembre 1913.

10 Ibid., industrie sidérurgique, Jacques Vendroux à la Chambre de Commerce, 13 novembre 1908.

11 Ibid., 26 avril 1910.

12 Ibid., rapport à la Chambre de Commerce de Roubaix, 3 mai 1910.

13 Michèle Merger, « La concurrence rail-navigation intérieure en France, 1850- 1914 », Histoire, Economie et Société, IX, 1, 1990, pp. 65-94, p. 73.

14 CCC, délibération du 5 juin 1897.

15 Ibid. 9 août 1907.

16 Le Phare de Calais, 18 août 1899.

17 AMC, Délibération du Conseil municipal, 10 décembre 1898.

18 Ibid., série H, Etat-major de la Place de Calais, le commandant Leduc au maire de Calais, 1er août 1911.

19 CCC, Trafic des combustibles minéraux, G. Foissey citant les paroles de E. Hulin.

20 CCC, séance du 17 novembre 1891.

21 CCC, installations militaires, note de Foissey en marge d’un article de journal, d’août 1909.

22 Ibid, industrie sidérurgique, note de Foissey vers 1910.

23 ADN, 66/J/527, rapport du comité technique du génie, conférence mixte du 3 juillet 1896.

24 Le Phare de Calais, 27 octobre 1895.

25 AMCH, 11P/7/62, Rôles d’armement désarmés, N° 1-114, 1912-1913.

26 Musée des Beaux-Arts de Calais, Paul Villy, le port de Calais de 1898 à 1932, Musée des Beaux-Arts de Calais, 2 février-28 avril 1991, Calais, 1991, 148 p., photographie N° 43.

27 Cabantous Alain, Dix mille marins face à l’océan, les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux XVIIe et XVIIIe siècles (vers 1660-1794), étude sociale, Paris, Publisud, 1991, 712 p., p 300.


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