Chapitre X. Le trafic des voyageurs à la Belle Epoque, 1896-1914
p. 257-274
Texte intégral
L’évolution générale
1La physionomie du trafic des voyageurs du port de Calais et celle de son voisin Boulogne sont complètement différentes suivant que l’on considère l’ensemble du trafic ou seulement celui des voyageurs internationaux. Ces écarts d’appréciation déterminent la place de Calais dans le trafic transmanche également concurrencé par la ligne d’Ostende à Douvres.
Calais contre Boulogne dans le trafic transmanche
2Comme nous le savons déjà, les passagers internationaux, c’est-à-dire ceux qui voyagent au-delà des ports de Calais et Boulogne, représentent la majorité du passage calaisien, 94,9 % en 1897 et 96,7 % en 1913, alors que leur part reste très inférieure à Boulogne. Cependant, le rival de Calais parvient à renforcer ses parts de voyageurs européens, en partie au détriment de son voisin. Les passagers internationaux représentent 42,7 % en 1897 et 82,2 % en 1913. Cette année-là, l’égalité entre les deux passages est presque totale : 396.502 voyageurs à Calais et 395.978 à Boulogne, soit une différence de 324 personnes, moins d’un voyageur en plus par jour. La croissance boulonnaise n’apparaît que plus importante. En 1899, le nombre des passagers internationaux n’était que de 123.105.
3Les mouvements des navires d’excursions, dont une partie transporte également ce type de voyageurs pressés, sont, en grande partie, responsables de cette croissance. Restée entière jusqu’en 1901, avec 74,6 % des passagers, la suprématie de Calais dans le passage des voyageurs de prestige est donc battue en brèche par celui des excursionnistes. Ils empruntent les lignes de Boulogne à Folkestone et à Londres, qui doublent leurs parts de marché après cette date. L’illusion est cependant totale : l’Etat prend seul en compte pour la perception des droits de tonnage garantissant les emprunts nécessaires aux travaux des ports le chiffre total des voyageurs qui inclut les excursionnistes. Le résultat est très nettement en défaveur de Calais qui se maintient autour de 60 % des parts de marché entre 1891 et 1902 puis, commence à décliner pour atteindre seulement 45 % en 1913.
4La reconquête boulonnaise est due à deux facteurs : l’importance considérable du trafic des excursionnistes et la politique de la Compagnie du Nord qui, tout en maintenant à grand frais le service postal français à Calais, favorise son concurrent régional, en accord avec les compagnies anglaises du South Eastern Railway et du London Chatham and Dover Railway, fusionnées en 1899. Entre 1893 et 1913, le nombre des voyageurs entrés et sortis à Calais passe de 235.229 à 409.944, alors qu’à Boulogne il évolue de 100.015 à 481.940. C’est donc un ralentissement important de la croissance calaisienne qui semble profiter au port voisin. En fait, il semble que la concurrence exercée par le port d’Ostende joue également un rôle majeur dans ce déclin relatif.
La concurrence d’Ostende
5La concurrence du passage ostendais s’exerce naturellement au détriment de la partie Est de l’hinterland passager de Calais. En effet, on constate que la part des passagers en direction de Paris est à Calais de plus en plus prépondérante, passant de 70 % en 1897 à plus de 80 % à partir de 1911, si on prend en compte les statistiques fournies par la Chambre de Commerce. Pendant l’année 1900, cette proportion, calculée à partir des chiffres représentant les billets directs, évolue de 91,2 % à 93,7 % en raison de l’affluence induite par l’exposition universelle. Pendant la période 1897-1913, alors que la part des voyageurs à destination de l’Allemagne et de la Belgique semble se maintenir, c’est le secteur des voyageurs transitant vers la Suisse qui diminue fortement déclinant de 13,5 % en 1897 à 4,5. Les grandes percées alpines favorisent sans doute les flux de voyageurs vers Ostende mais le maintien des parts de Calais vers l’Allemagne peut être imputé à la politique de la Chambre de Commerce qui décide, à partir de 1897, d’exonérer ces passagers du péage de 1,75 Francs en vue de les détourner des ports belges.
6La reprise du service postal par les Chemins de fer belges a deux conséquences : entre 1887 et 1897 sont mis en service 9 grands paquebots à roues, navires rapides et confortables, qui rendent la ligne d’Ostende à Douvres très compétitive. A long terme, l’expérience belge, au terme de la décennie, incite la Compagnie du Nord à armer des paquebots neufs sur la ligne Calais-Douvres. Les superbes navires armés à Ostende ne cessent d’être perfectionnés, communiquant avec la terre par la T.S.F. et disposant d’un système antiroulis. La Flandre (1888) est le premier paquebot de route courte à être équipé d’une installation électrique complète et, en 1912, possède un système qui lui permet d’améliorer sa vitesse d’un nœud et demi en refoulant de l’air comprimé entre la coque et l’eau, diminuant ainsi le frottement et la résistance du liquide. Comme à Boulogne, le trafic ostendais et très saisonnier, étant donné la durée de la traversée. La presse calaisienne souligne avec dépit, en 1902, les difficultés éprouvées par les Chemins de fer de l’Etat belge pour remplir ses malles en morte saison : « Mardi soir, le paquebot belge allant de Douvres à Ostende a dû partir à vide, pas un seul passager, ni la moindre valise ne s’était présentée pour prendre passage à bord, le train venant de Londres étant lui-même arrivé à vide au quai de l’Amirauté »1. Selon la même source, les recettes du service belge atteignent un million de Francs en 1902, créant plus de deux millions de déficit. Le triomphalisme du chroniqueur n’est sans doute pas de mise, car, s’il est vrai que les malles belges connaissent quelques déboires, de leur côtés les navires du Nord ne sont pas épargnés par les épreuves.
Les atouts du port de Calais
7Malgré les concurrences des lignes de Boulogne et d’Ostende, la route de Calais demeure, sans conteste la plus rapide à la veille du premier conflit mondial. En 1912, les durées moyennes de traversée de jetée à jetée sont les suivantes : 8 h du Havre à Southampton, 5 h. de Dieppe à Newhaven, 2 h. de Boulogne à Folkestone et seulement 1 h. 50 mn de Calais à Douvres. La rapidité de la traversée maritime demeure un avantage commercial indubitable. En 1902, la création d’une ligne entre Queensborough et Flessingue ne parvient pas vraiment à concurrencer la voie de Calais et le consul de France à Douvres note simplement que « la différence dans la durée de la traversée est trop considérable »2. En hiver, surtout, la voie de Calais est depuis longtemps la plus fréquentée. En 1900, la proportion des passagers passant par Calais, atteint 42,3 % de l’ensemble du passage en février et plus de 43 % en novembre et décembre. Les écarts relatifs à la moyenne du nombre mensuel des passagers passant par Calais, sont moitié moindre que ceux des autres ports pendant la mauvaise saison. Les statistiques très précises dont nous disposons pour cette époque ne font que confirmer un état de fait très ancien, lié au service postal et à la situation géographique de Calais. D’autre part, le début de la saison d’affluence est beaucoup plus précoce à Calais, ce qui exprime toute la confiance et la fidélité d’une clientèle d’habitués, choisissant le passage le moins périlleux. Alors que les machines des paquebots peuvent réduire l’ensemble de la traversée à 2 h 45, par mer calme, y compris les manœuvres d’accostage dans les ports. Il faut compter, en effet, jusqu’à 8 h de traversée par Ostende en mauvaise saison. Sur la ligne concurrente, à l’est, la longueur de la traversée multiplie les risques. Ainsi, en 1902, la malle Princess Joséphine rencontre pendant 8 h. une grande quantité d’épaves dont l’une vient s’engager dans la roue du paquebot, lui brisant plusieurs palettes.
8La rapidité du passage Calais-Douvres suscite des innovations techniques. Dès la mise en service des paquebots à turbines, le système de transbordement des bagages est assuré par des grues électriques. Elles manœuvrent des caisses de bagages et de marchandises chargées sur wagons spéciaux. La manutention de ces premiers « conteneurs » permet de gagner 20 mn sur le temps de chargement et de déchargement des navires postaux.
9Les petits cargos spéciaux du Chatham sont destinés à assurer le trafic des marchandises précieuses, comme la dentelle, ou périssables, comme les fleurs ou les fruits. Le Canterbury, mis en service en 1901, est un navire à double hélice destiné à transporter la malle des Indes et quelques passagers de première classe. Il confirme par son efficacité les performances qualitatives du port rapide et permet de soulager le service des malles ordinaires, en se chargeant des bagages encombrants qu’il serait trop long d’embarquer sur les paquebots.
10Pour le trafic postal, nous possédons des chiffres précis à partir de 1898. Le nombre de sacs de dépêches fait plus que doubler entre 1898 et 1912, passant de 314.889 à 675.395. La balance n’est cependant pas équilibrée. Les sacs débarqués d’Angleterre sont plus nombreux que ceux qui embarquent à Calais. La différence est particulièrement importante pour la « malle des Indes » dont les entrées en France représentent les trois quarts des sorties. C’est le poids des journaux britanniques répandus dans tout le Commonwealth, compris dans les « dépêches », qui paraît expliquer le déficit aux importations.
11La raison essentielle de la reprise du trafic postal par l’Etat réside aussi dans l’intensification des importations de numéraire, or et argent, lingot et monnaie par les navires postaux. En 1913, Calais est le second port pour l’importation de ces espèces, 170 millions de Francs qui représentent 17,4 % des valeurs introduites en France, juste après Le Havre avec 23,6 %, alors que Boulogne n’en importe que 4,7 %.
12Indicateur moins encourageant, le trafic des véhicules est, au contraire, en pleine décadence ; en 1911, Boulogne accapare 62 % du trafic des véhicules parce que les associations d’automobilistes ont trouvé à Boulogne un accueil favorable dès les années 1895 et considèrent que la distance routière vers Paris est raccourcie en passant par Boulogne. Toujours est-il qu’en 1911, le port de Calais voit passer seulement une centaine de véhicules, soit à peine 2.2 % de l’ensemble des quatre principaux ports transmanche.
Malles françaises et anglaises
13La répartition des voyageurs selon la nationalité des paquebots permet de situer la part de marché des malles françaises et anglaises. Elle est très différente selon que l’on considère les entrées ou les sorties. Les malles anglaises prennent à Douvres de 71,5 % à 83,8 % des passagers ne laissant qu’un cinquième du trafic (16,2 % en 1903, mais 28,7 % en 1900) aux paquebots de la Compagnie du Nord. Ces derniers ne déméritent pas puisque le service postal anglais leur oppose au moins cinq navires anglais, voire sept en été.
14A la sortie de France, vers Douvres, les malles françaises parviennent à maintenir leur situation en captant directement une grande partie du trafic ferroviaire à hauteur de 30 à 49 % suivant les années. Les paquebots français de Calais ont beaucoup moins de succès que les navires anglais à Douvres, en raison de la traditionnelle préférence nationale des voyageurs britanniques, mais également parce qu’ils n’effectuent plus le service de jour. La supériorité des services anglais apparaît d’autant plus écrasante au tournant du siècle.
Les services anglais
15La fin du siècle voit le renouvellement complet et rapide de la flotte des paquebots anglais à deux reprises, en 1895-1896, et entre 1900 et 1911, par la mise en service d’un double trio de nouveaux navires. Vers 1900, les anciens paquebots du Chatham, construits dans les années 1880 sont peu à peu retirés du service : l’Invicta (1881) en 1899, le Victoria (1886) et l’Empress (1886) en 1905, ainsi que le Calais-Douvres (II), le navire de l’exposition universelle de 1889, en 1900. La flottille du Chatham avait été modernisée, cinq ans auparavant, par l’introduction de la dernière génération des paquebots à aubes anglais.
16Le Chatham met en service trois navires neufs, en 1895 et 1896 : Dover, Calais et Lord Warden, derniers paquebots de malle britanniques à aubes qui opèrent sur la ligne de Calais à Douvres. Lancés successivement par les célèbres chantiers Denny de Dumbarton, le 2 décembre 1895, le 21 janvier et le 6 octobre 1896, ils sont destinés au service de nuit entre Calais et Douvres. Le but du Chatham est clair : détourner une partie du trafic de son concurrent le Southern Railway en attirant les voyageurs de troisième classe qui passent plutôt par la ligne de Folkestone à Boulogne. A cette fin, il lui faut assurer ses trois services quotidiens à l’aide de navires à grande vitesse, dès lors que l’infrastructure du port de Calais permet un accès direct à toute heure au quai de la gare maritime. Le principal effet de la mise en service des navires du type Dover est clairement mis en évidence par la publicité de l’époque : « Les voyageurs de troisième classe qui ont à leur disposition les express et les bateaux de nuit, trouveront sur la ligne Calais-Douvres, les mêmes avantages, au point de vue de la rapidité, que les voyageurs de première et de seconde classe passant par les services de jour »3.
17Aux essais, le paquebot Dover, prototype du trio, donne une vitesse de dix-neuf nœuds et effectue ses deuxième et troisième traversées vers Calais en 68 puis 67 mn, temps identique à celle des petits vapeurs employés jusqu’alors. Comme ses prédécesseurs Calais-Douvres (II), Victoria et Empress, le navire est amphidrome, bien que sa poupe, jugée inesthétique à l’époque, ait eu une forme « en arrière de croiseur » afin de contenir un fumoir circulaire. Les constructeurs se sont efforcés d’utiliser la surface du pont promenade, si utile aux nombreux voyageurs atteints du mal de mer, de la manière la plus rationnelle. Il n’est plus encombré par les grands ventilateurs situés au dessus des chaufferies, ni par les doubles cheminées caractéristiques des autres navires du Chatham. Cette suppression permet d’éliminer un fardage nuisible à la vitesse, tout en gagnant plus d’une vingtaine de mètres sur le pont. L’unique cheminée, située exactement au centre du navire, comporte une double paroi concentrique. Entre les deux, l’air circule librement et arrive en abondance vers la salle des machines assurant un tirage forcé très avantageux pour le rendement des chaudières.
18Cependant, l’aménagement intérieur du paquebot ne peut échapper à l’inconvénient majeur constitué par la disposition d’une machine centrale, dévoreuse de place et créatrice de nuisances pour les passagers. Grâce à la description donnée par la presse locale, on peut s’en faire une idée, même si le chroniqueur de l’époque reste laudatif sur les qualités du navire. Dover comporte de l’avant à l’arrière : le poste d’équipage, puis un escalier qui mène au salon des secondes classes et l’emplacement des bagages avec un vaste panneau destiné à recevoir des wagons entiers. On longe ensuite des deux côtés la salle des machines « derrière de grandes glaces on aperçoit la partie supérieure du mécanisme qui fait mouvoir la masse énorme du Dover ». A l’arrière, dans l’entrepont sont installées les cabines particulières « véritables petits salons dans lesquels on ne se croirait jamais à l’intérieur d’un navire », puis l’escalier du salon de première classe réservé aux dames, celui des premières classes mixte avec le buffet, enfin tout à l’arrière, le fumoir « où l’on peut consommer sur de petites tables garnissant le pourtour de ce salon »4.
19Une des qualités majeures des trois nouveaux navires réside dans la faiblesse de leur consommation de charbon : 13 tonnes par rotation, soit moitié moins que leurs prédécesseurs. Malgré leurs qualités intrinsèques, les navires de la série Dover sont rapidement dépassés par l’accroissement du trafic et leur mode de propulsion qui influe tellement sur leur disposition intérieure. Ils apparaissent vite inadaptés aux besoins nouveaux de la clientèle de luxe. Leur carrière sur le détroit dure à peine une décennie, et ils sont peu à peu relégués à des services d’excursion. Dès août 1901, Dover est affecté au service de Boulogne à Folkestone pendant la belle saison, puis définitivement retirés du service en 1911, à la veille de la mise en service de la seconde génération des turbiniers.
20L’adoption de la turbine Parsons trouve certes des partisans parmi les ingénieurs avides de gain de vitesse et d’économie en combustible, mais également parmi les simples usagers. Dans ces nouveaux navires, l’appareil moteur utilise peu de place. Ces bâtiments adoptent l’architecture générale des paquebots à hélices, au grand bénéfice des habitués du mal de mer : « le pont promenade sera beaucoup plus élevé de façon à ce que par gros temps, les passagers puissent s’y tenir sans devoir chercher un abri à l’intérieur »5. Pourtant, d’autres passagers considèrent, avec la plupart des ingénieurs français du temps, que les navires à aubes demeurent particulièrement bien adaptés à la traversée du détroit. Sur cette route courte, et grâce à leur largeur considérable, les navires, soumis aux gros temps dans la plupart de leurs voyages, restent bien assis sur l’eau et connaissent un roulis modéré. D’autre part, ils gardent la réputation de manœuvrer très facilement dans les ports. Ainsi, le Manuel du manœuvrier souligne que « deux roues indépendantes, en raison de leur grand écartement, offrent des actions évolutives supérieures à celles de deux hélices »6. L’installation d’un système propulsif à trois hélices sur les nouveaux navires annule l’avantage ancestral des roues à aubes. Cette disposition offre de fait au navire des ressources de manœuvre aussi performantes dans les ports et supérieures dans les vitesses de pointe sur de courts trajets.
21Les mêmes chantiers qui avaient livré au Chatham la série Dover, Calais, et Lord-Warden donnent au S.E.C.R., entre 1903 et 1907, cinq superbes paquebots de 94 mètres de long, tous mus par des moteurs à turbines actionnant un système d’hélice triple : The Queen en 1903, Onvoard et Invicta en 1905, Victoria et Empress en 1907. Le résultat pratique de la fusion du Chatham et du S.E.R. étant que ces navires peuvent être utilisés sur la ligne de Boulogne à Folkestone.
22La construction du prototype The Queen laisse un peu à désirer mais il apparaît cependant comme un navire révolutionnaire. Nous en connaissons les performances et les caractéristiques grâce au rapport de l’ingénieur naval de la Compagnie du Nord qui s’y intéresse de très près puisqu’il parvient à relever le plan du navire « pendant les cours séjours de La Queen à Calais »7. Dès la mise en service, le 27 juin 1903, les superstructures du paquebot se révèlent un peu trop développées. En conséquence, un lest supplémentaire de 10 t doit être installé dans ses fonds, mais ce supplément de poids ne nuit que très légèrement à sa vitesse. En raison de son mode de propulsion si nouveau sur la ligne Calais-Douvres, le paquebot apparaît comme très performant. En comparant le comportement à la mer du turbinier à celui des navires à aubes qui sillonnent le détroit depuis presque un siècle, l’ingénieur du Nord reproche au navire à hélice un tangage assez dur et une bande importante prise par vent de travers, « assez forte pour être disgracieuse et même un peu gênante pour les passagers ». Ces inconvénients, sans doute ceux de la nouveauté, sont largement compensés par des aménagements spacieux situés sur le pont promenade et des nuisances très faibles de la machine. On ne sent à l’arrière que « des trépidations peu violentes (…) dues aux hélices et à la faiblesse des échantillons (…). Les turbines ne font entendre qu’un léger ronflement beaucoup moins bruyant que les chocs qu’on perçoit dans les machines alternatives », conclut l’ingénieur naval du Nord.
23La comparaison entre la vitesse et la consommation du turbinier et du paquebot à roues de la Compagnie du Chemin de fer du Nord permet de juger du progrès accompli : 2,3 t et 1h 14 mn pour le premier, 3,2 t et 1h 29 mn pour le second. Du point de vue commercial, The Queen offre de nombreux avantages sur ses prédécesseurs. C’est un navire très rapide qui peut gagner, en moyenne, 19 minutes sur la traversée de haute mer entre les jetées de Calais et celles de Douvres, et 15 minutes sur la traversée entière « de quai à quai ». Les quatre minutes gagnées par les capitaines des navires à aubes étant le fruit de leur expérience de la manœuvre d’abordage. En raison d’un travail de graissage plus aisé, son équipage est réduit de quatre hommes par rapport à ceux des paquebots à roues du type Empress et Victoria. Sa consommation d’huile est en effet très faible par rapport à celle des navires à pistons, l’ingénieur du Nord l’estime à peine à 40 t dans l’année. Si elle consomme 35 % de charbon de plus que le type Dover, cette dépense lui permet de gagner 2,5 nœuds sur lui et de transporter 1.250 passagers au lieu de 750.
24Les nouveaux turbiniers du S.E.C.R. apparaissent ainsi comme les navires les plus économiques de la flottille transmanche. Ils font par conséquent, une concurrence redoutable aux paquebots français, mis en lice sur le détroit par la Compagnie des Chemins de fer du Nord, en 1898 et 1899. En 1911, l’arrivée à Calais du Riviera renforce encore le triomphe de la turbine. Ce nouveau navire, d’une conception identique, est encore plus puissant et plus rapide que ceux de la série Onward.
Le service de la Compagnie du Nord
25Chargée depuis 1894 de la concession du service postal français, la Compagnie du Nord ne bénéficie d’aucune expérience navale, à l’inverse de ses concurrents anglais qui ont, depuis les origines du chemin de fer, prolongé leur réseau terrestre par des lignes de navigation maritime. On peut se demander si c’est en raison de cette inexpérience que des options contestables sont alors prises pour l’armement des paquebots français de Calais.
26La Compagnie du Nord gère le service avec parcimonie et ne finance que deux paquebots, ce qui l’oblige à n’exploiter qu’une moitié du service de jour, traditionnellement réservé aux bateaux poste français. D’autre part, elle pense réaliser l’investissement minimum en utilisant la solution traditionnelle des navires à aubes.
27La mise en service de navires à aubes de très grande taille sur une route maritime aussi dangereuse que celle du détroit, au moment où la propulsion à roues devient obsolète pour la haute mer, peut paraître incongrue. Elle n’est pas ressentie comme telle par les contemporains. Ces navires représentent en fait, l’apogée d’une option technique poussée aux limites des dimensions et de la puissance. Il ne faut pas oublier que la mode des grands bateaux d’excursion à aubes bat alors son plein Outre-Manche. Encore faut-il préciser que les armements anglais ne les utilisent qu’à la belle saison pour les besoins des excursionnistes. Le coût à la construction a dû jouer un rôle majeur dans le choix du mode de propulsion le plus traditionnel. Chacun des deux nouveaux paquebots a coûté deux millions de Francs, alors qu’un navire à turbines revient à trois millions en 1914. Malheureusement, l’investissement minimal se révèle un échec technique et économique grave à court terme. Comme c’est le cas depuis l’établissement de lignes régulières de paquebots, l’armement français est en retard d’une génération de navires sur son concurrent britannique. Les navires du Nord seront de beaux objets dépassés, dès leur lancement.
28Les constructeurs des Ateliers et Chantiers de la Loire à Saint-Nazaire s’inspirent de deux sources : les navires du service postal belge et les grands « palace steamers » construits sur la Clyde au début de la décennie et dont La Marguerite est sans doute une des plus prestigieuses réussites. En 1896, la turbine n’est pas encore au point et comme nous venons de le voir, la propulsion par les aubes est considérée comme garante du confort des passagers. A son lancement, le paquebot Le Nord atteint, par mer houleuse, une vitesse moyenne de 16 nœuds avec 8 chaudières allumées et les ingénieurs du Nord constatent que la stabilité du navire est excellente. Le second avantage attribué traditionnellement aux « paddle steamers » réside dans leur grande facilité de manœuvre, pour battre en arrière presque instantanément ou virer sur une roue, « comme une locomotive sur sa plaque tournante »8 selon l’expression de l’ingénieur Albert Sartiaux.
29Les difficultés techniques que connaît Le Nord dès sa mise en service témoignent de l’inexpérience des ingénieurs français en la matière. En effet, un des grands inconvénients de la propulsion par les roues à aubes demeure le calcul des lignes d’eau du navire. Le problème a été posé dès la construction des premiers pyroscaphes. L’action des pales disposées de part et d’autre de la coque du navire est déterminée par leur disposition par rapport à la ligne de flottaison. L’adoption de la propulsion par hélice élimine la difficulté, comme nous l’avons vu dans le cas du turbinier The Queen, l’ajout de lest n’ayant aucune conséquence sur l’appareil propulsif. Avec les navires à roues, le problème est d’autant plus épineux que la taille du bâtiment est importante. Lorsque Le Nord quitte les chantiers de Saint-Nazaire, les pales de ses roues ont une épaisseur de 2 cm. En raison de leur faible résistance aux coups de mer elles doivent être doublées, ce qui a pour conséquence de faire passer le poids des roues à 48 t, une surcharge qui provoque l’affaissement des extrémités de l’arbre de la machine.
30Pour ces raisons, les tensions entre les Chantiers et la Compagnie du Nord sont très vives. Le Nord exige, in-extremis, la modification de deux clauses de la convention d’achat signée en 1896. Il demande que la réception des navires ait lieu à Calais plutôt qu’à Saint-Nazaire et qu’un mois soit consacré aux essais entre Calais et Douvres, au début de la mauvaise saison. Non seulement, les navires sont livrés par les chantiers avec retard, mais leurs défauts sont si importants que la Chambre de Commerce les qualifie « d’erreurs capitales ». Les roues immenses travaillent dans des conditions défectueuses.
31Pis encore, les deux navires ne peuvent entrer dans le bassin Carnot afin d’accéder à la cale de radoub dans laquelle on peut assurer leur entretien. Le sas de l’écluse Carnot, large de 21 mètres correspond pourtant aux normes de l’époque. Or, les deux ingénieurs concepteurs n’ont pris connaissance de ces mesures que lorsque les paquebots étaient déjà sur chantier ! Il est donc nécessaire de démonter les défenses en bois qui protègent les tambours lorsqu’on veut passer les écluses, ce qui expose les roues à des avaries en cas de fausse manœuvre. Enfin, le tirant d’eau des navires a été calculé à l’estime de manière erronée. Il est supérieur de 50 cm aux 2,75 m ce qui oblige la Chambre de Commerce à faire effectuer des dragages supplémentaires. Elle n’hésite donc pas à demander une participation des Ateliers et Chantiers de la Loire à ces frais imprévus.
32Résultant de cet ensemble de mécomptes, l’incapacité des nouveaux navires français à lutter contre la concurrence anglaise apparaît dès leur mise en service. En 1899, la comparaison des performances du Nord (1898) et celles du paquebot à aubes anglais Empress (1887), alors âgé de douze ans, n’est pas à l’avantage du premier. En effet, il réalise des temps moyens de belle saison de l’ordre de 1h 20 mn. alors que l’Empress, malgré son âge avancé est toujours capable d’effectuer la traversée dans un temps similaire, 1h 22 mn…
33La mise en service des turbiniers anglais à partir de 1903 rend rédhibitoire l’infériorité des navires du Nord. Certes, ils gagnent un peu de temps dans leurs manœuvres d’abordage et d’amarrage. Comparées à celui du paquebot The Queen à ses débuts, le temps d’accostage des paquebots de la Compagnie du Nord est plus court grâce aux capacités évolutives des aubes, mais il est probable qu’avec la routine et l’expérience acquise par les capitaines anglais les malles anglaises aient pu raccourcir le temps de manœuvre. Un système « d’amarre du large », installé dans l’avant-port en face des quais de la gare maritime facilite, d’ailleurs, la tâche des paquebots à hélices. La forme même des paquebots à roues devient un inconvénient. Leur maintien à quai nécessite des poteaux de défense qui dépassent la tablette du quai, limitant ainsi les places d’accostage. De même, les appontements « à retraite » de la gare maritime se révèlent coûteux et d’un entretien difficile car il est nécessaire de couper la voie de quai pour les réparer.
34Le confort et les « accommodations » laissent à désirer par rapport à ceux de leurs concurrents ostendais. En 1912, et sans doute à la suite de la catastrophe du Titanic, les deux paquebots français de Calais sont enfin équipés de postes de télégraphie sans fil, ce qui leur donne, aux yeux des voyageurs de première classe un confort égal à celui des malles du service belge qui en disposent depuis 1903. Un tel retard est injustifiable, et dès la mise en route du nouveau contrat en 1907 il est à l’ordre du jour.
35En 1912, les bénéfices d’exploitation des deux paquebots sont dérisoires. Les recettes atteignent 1,9 millions de Francs alors que les dépenses s’élèvent à 1,8 millions, y compris l’amortissement. En 1914, le déficit est si important que l’ingénieur du Nord Albert Sartiaux propose, pour la construction éventuelle de nouvelles unités, de copier les turbiniers anglais, même si leur mode de propulsion lui paraît toujours ressortir d’une simple « mode ». Les deux paquebots sont, en effet, très fatigués, voire près d’être condamnés, au moment de la déclaration de guerre. La présence d’un troisième navire, telle que le prévoyaient les conditions du cahier des charges, a sans doute fait grandement défaut au service français. La prudence de la Compagnie du Nord s’explique par deux paramètres qui lui échappent totalement : les coûts plus élevés des constructions navales françaises et de ceux du charbon de soute.
Une entente franco-britannique ?
36A partir du 1er janvier 1899, les compagnies du Chatham et du South Eastern fusionnent pour exploiter en commun le trafic continental sous le nom de South Eastern and Chatham Railway (S.E.C.R.). Le grand perdant de cette union semble être le passage calaisien.
37La conséquence la plus importante de l’entente, qui met fin à une rivalité acharnée de plus de 55 ans entre les deux compagnies anglaises, réside dans la restructuration des services. Les paquebots de malle, au lieu d’atterrir systématiquement à Douvres, sont susceptibles de fréquenter de plus en plus souvent le port de Folkestone. Pour la route inverse, la tendance au détournement sur Boulogne est sans doute l’espoir des édiles de ce port et, en définitive, Boulogne semble bénéficier des adoucissements de la concurrence entre les compagnies anglaises.
38En 1900, la Compagnie du Nord signe une convention avec le S.E.C.R. sur les bases suivantes : le total des recettes de la ligne de Calais à Douvres est commun, sauf en ce qui concerne les subventions postales, les frais de navires spéciaux pour la poste et les recettes des buffets. C’est un traité avantageux pour l’armement naval de la Compagnie du Nord qui reçoit de 30 à 35 % des recettes alors qu’il ne fait effectuer qu’un service sur cinq. Les intérêts particuliers du port de Calais ont probablement faits les frais de cet arrangement international. Deux ans plus tard, les compagnies anglaises fusionnées établissent une taxe de deux shillings sur le prix des billets afin de financer les travaux du port de Douvres. C’est avantager indirectement la ligne de Folkestone à Boulogne, mais la mesure est acceptée par le Nord, au nom de sa bonne entente avec les compagnies anglaises. Si, comme le suggère le Consul de France à Douvres, cette légère augmentation n’empêche pas les voyageurs fortunés de continuer à « voyager avec la Poste » par Calais, il est probable, par contre, qu’elle détourne de cette voie un nombre considérable de voyageurs plus regardants au prix de la traversée. Le consul estime que ce type de voyageurs ne représente qu’un cinquième de ceux qui passent par Calais, et que c’est une quantité suffisante pour faire pencher la balance en faveur du passage boulonnais.
39En contrepartie de la rente de situation que lui assure le « pool » des compagnies anglaises, le Nord transforme complètement le service postal. Ses navires font « la malle de nuit » sur Calais, en retour de Calais à Douvres le jour, ce qui leur permet de reprendre Calais comme véritable port d’attache, dans lequel ils séjournent 13 heures de jour, au lieu de 40 minutes, assurant ainsi l’entretien des deux navires et l’emploi du personnel à Calais.
40La seconde convention signée entre l’administration des postes et le Nord pour le renouvellement du contrat d’adjudication du service postal franco-britannique doit s’étendre du 1er juillet 1907 au 31 décembre 1914. L’Etat alloue à la compagnie une subvention fixe de 130.000 Francs pour le transport des dépêches, et une seconde subvention variable qui passe de 292.500 Francs en 1908 à 367.500 en 1914. L’annuité moyenne est donc de 456.666 Francs, soit 228.333 Francs par navire, alors que la compagnie anglaise qui entretient trois bateaux à Calais reçoit l’équivalent de 573.000 Francs par an, mais comme elle peut disposer de cinq navires en jouant sur les services de Boulogne, on peut estimer que la subvention par navire n’est plus que de 114.600 Francs.
41La Compagnie du Nord tente bien d’obtenir pour ses navires l’exemption des droits de port en leur faisant reconnaître la qualité de navires de l’Etat. Malheureusement pour elle, un jugement du Tribunal civil de Boulogne-sur-Mer, en date du 20 décembre 1909, met fin à tous ses espoirs. Les juges considèrent en effet que les paquebots restent des navires civils, soumis de ce fait aux droits de port perçus par la Chambre de Commerce, puisqu’ils sont montés par un équipage de la marine marchande au service d’une compagnie privée.
42En 1914, la Compagnie du Nord reconnaît que son exploitation du service postal est un grave échec, elle avoue « ne plus pouvoir continuer à supporter les pertes qu’elle n’a plus l’espoir de voir s’atténuer ». Un des rédacteurs de la Chambre de Commerce de Calais confirme cette impression en constatant en 1908, avec une certaine candeur, un changement d’attitude de la Compagnie du Nord qui « trouve à Calais de nombreux avantages qu’elle ne peut avoir à Boulogne, et dont le bon vouloir de jadis semble, sans que rien ne puisse le justifier, s’être transformé en partialité injuste et fâcheuse à tous égards »9. Les paquebots les plus rapides du type Onward sont placés à Boulogne alors que The Queen, prototype de la série des cinq turbiniers, le moins confortable et le moins performant, demeure en station à Calais. Les services des trains sont plus avantageux à Boulogne : les express seraient menés à 100 km/h alors que ceux en direction de Calais n’iraient qu’à 80 km/h. Des facilités plus grandes auraient été offertes aux voyageurs de l’exposition de Londres par la voie de Boulogne. La Compagnie du Nord persévère dans la politique qu’elle a suivie dès le début de son implantation dans les ports du Nord en développant au maximum la fréquentation des trains, fut-ce au détriment de son service de paquebots par Calais, toujours considéré comme majoritairement fréquenté par les voyageurs internationaux, alors que la foule des excursionnistes ou celle des voyageurs moins fortunés mais plus nombreux transitent par le port rival. En 1912, l’Etat confirme d’ailleurs les réticences de la Chambre de Commerce de Calais en refusant de verser au Nord la prime annuelle destinée au service des paquebots de Calais.
43Une des clés de ces maladresses répétées nous est donnée par Albert Sartiaux lui même, lorsqu’il avoue en 1913, à propos du projet de tunnel sous-marin, que la Compagnie du Nord ne parvient pas à faire coïncider les horaires des convois et ceux des paquebots. L’une des solutions à cette question pourrait résider dans l’exécution de deux projets : celui du tunnel sous-marin, dont les avatars refleurissent de temps à autres, ou encore la mise en place de navires porte-trains. Mais la question des ferry-boats paraît si invraisemblable aux publicistes calaisiens qu’elle fait l’objet d’un canular de poisson d’avril à deux reprises au moins, une première fois en 1883 et la seconde en 1906.
44En réalité, l’hégémonie des compagnies anglaises continue de s’exercer sur le trafic du détroit, et les navires de la Compagnie du Nord, comme jadis ceux de l’administration des postes sont à peine tolérés. Le projet de ferry-boat, dans lequel la participation française serait majoritaire, est élaboré en 1902, mais il n’a pratiquement aucune chance d’aboutir en raison de l’obstruction britannique : en 1906, l’Amirauté de Douvres refuse purement et simplement de prêter un emplacement pour ce type de navires.
Les faiblesses du trafic des excursionnistes
45L’antériorité des liens entre le port de Boulogne et les compagnies anglaises qui arment ces navires demeure un handicap insurmontable pour Calais. A ce fait de longue durée, vient s’ajouter un nouvel obstacle né des infrastructures du port Freycinet. Ses concepteurs ont négligé l’aspect touristique du développement du trafic des voyageurs, alors que les conditions de débarquement continuent d’être favorables à Boulogne. En effet, les excursionnistes empruntent deux types de navires : ceux des lignes régulières et des navires particuliers appelés « pleasures boats ». Ces paquebots de luxe ne naviguent qu’à la belle saison et emmènent leur passagers dans les ports où les installations de débarquement sont proches des commerces locaux. Cette opportunité ne leur est pas offerte à Calais en raison de la disposition de la Gare maritime internationale. La mise en service de pleasure boats géants renforce l’attraction boulonnaise au détriment des efforts louables, mais désespérés, des institutions et du commerce calaisien.
Les efforts du Commerce de Calais
46Comme nous l’avons vu, à partir de 1885, le mouvement des voyages d’excursion, sur navires spécialement conçus à cet effet, prend une ampleur encore plus considérable et devient un phénomène de masse. Il est alimenté par le grand nombre de touristes résidants dans les stations balnéaires du sud de l’Angleterre. Dans la décennie suivante, il continue à se développer, restant, comme à ses débuts en 1821, déterminant dans le trafic du port de Boulogne qui y trouve avantage à dénigrer son concurrent, moins bien accueillant pour cette clientèle dépensière.
47Le bilan d’ensemble à Calais demeure extrêmement médiocre, même si la croissance peut sembler spectaculaire à certains égards. L’écart se creuse en regard des remarquables performances de Boulogne. Il ne s’agit, une fois de plus, que d’un trafic résiduel par rapport aux ordres de grandeur boulonnais. La part des voyageurs d’excursion reprend en négatif celle des voyageurs internationaux : pratiquement nulle en 1890 (0,1 % du trafic passager) elle atteint 8,7 % en 1903, soit 26.976 passagers, qu’il faut comparer avec les 69.912 de Boulogne, pour stagner de 2 à 3 % avant la guerre (3,3 % en 1913, soit 13.642 passagers).
48Les efforts accomplis participent de la transformation de la Chambre de Commerce dont le corps électoral a été élargi de manière significative dans le cadre de la loi du 9 avril 1898. Les boutiquiers commencent à être de plus en plus représentés. Cependant, la clé des opérations maritimes continue à leur échapper totalement, demeurant entre les mains de deux acteurs pour lesquels les intérêts du petit commerce sont secondaires : d’une part, les compagnies de navigation anglaises qui arment des navires spéciaux pour ce genre d’activité et qui ne connaissent absolument aucune concurrence du côté français. Il leur faut uniquement, trouver sur place le courtier décidé à s’emparer de ce secteur du marché portuaire. D’autre part, la Chambre de Commerce : elle seule peut exonérer les navires d’excursion des droits de port, dont les frais sont susceptibles d’être encore réduits par des subventions de la municipalité.
49En 1897, la Chambre décide l’alléger de moitié les frais de port perçus sur les navires d’excursion. Mais, une telle mesure ne suffit pas à créer un courant commercial régulier, puisque la plupart des navires anglais viennent en France pendant la fin de semaine. En effet, comme il s’agit de grands navires, tels La Marguerite, les frais engagés par les armateurs ne peuvent que difficilement être remboursés si des droits de port, même minimes, viennent amputer les bénéfices prévisibles. Tout système de subvention risque d’engendrer une gestion à pertes, en raison du prix très bas des billets et de la faiblesse des effectifs des touristes d’un jour, pendant la semaine. Il faut attendre la saison 1902, lorsque les armateurs de La Marguerite demandent une subvention de 11.000 Francs au Conseil Municipal de Boulogne pour quatre excursions par semaine, pour que celui-ci ayant refusé, le navire se détourne vers le port de Calais. A elles seules, les escales de La Marguerite font doubler le nombre des excursionnistes.
50Il est possible que la Chambre de Commerce de l’époque n’ait pas cherché à encourager le trafic des excursionnistes pour deux raisons essentielles : la baisse des droits de port, visant à concurrencer les trafics boulonnais, ne peut être que limitée. La Chambre de Commerce doit légalement conserver les péages indispensables au remboursement des travaux du port. D’autre part, suivant en cela l’attitude du Chatham, la Chambre consulaire calaisienne tient à maintenir à tout prix la qualité et la rapidité du service intercontinental.
51La Commission des excursions de 1914 est la première à analyser explicitement la question en de tels termes, mais il est probable que le problème a déjà été clairement posé dès 1883 : « Les voyageurs qui viennent par Calais sont pour la très grosse majorité des voyageurs de première classe en seraient très mal impressionnés en raison des ennuis que leur occasionnerait la présence d’excursionnistes à bon marché qui viendraient encombrer les paquebots et dont le voisinage et le sans-gêne ne manquerait pas de les indisposer »10. Comme pour le trafic international, et malgré tous ses efforts, le Commerce de Calais reste soumis à la stratégie des compagnies anglaises. Lorsqu’en 1910, la Chambre de Commerce demande au tout nouveau navire à turbines de la General Steam Navigation Company, le Kingfisher, de faire escale à Calais. Elle reçoit une réponse négative et les passagers d’un jour du navire viennent grossir le nombre de ceux qui fréquentent déjà le port de Boulogne assidûment.
52Face à lechec relatif de la politique de la Chambre de Commerce, certains commerçants se regroupent en 1902 pour former une Union du Commerce pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du commerce, présidée par un certain Loucheur. L’association regrouperait, selon sa propre estimation, 600 adhérents en 1903. Son journal, L’Union du Commerce de Calais, vitupère à la fois les « financiers cosmopolites », qui dirigent le Grand Bazar Lafayette et Les Nouvelles Galeries, nouvellement installés à Calais-sud, les coopératives et les économats des grandes compagnies, voire la Chambre de Commerce dont les membres sont désignés comme des « autocrates qui traitent le petit commerçant en parias »11. En fait, l’Union du Commerce regroupe les commerçants écartés de la liste des électeurs à la Chambre de Commerce, ce qui explique son animosité envers ceux qu’elle appelle « les grosses légumes de la Chambre »12. Les représentants consulaires jouiraient, selon eux, d’avantage spéciaux, à l’inverse du reste du négoce et du monde de la Boutique.
53Il est vrai que les petits commerçants ne manquent pas d’arguments pour se plaindre d’une situation plutôt désespérante, en regard du développement de leurs affaires, engendré par une croissance future du trafic des excursions. Depuis son achèvement, la Gare maritime est isolée de la ville et les grands navires d’excursion ne peuvent aborder au quai de la Colonne réservé aux bateaux pêcheurs. Cette difficulté n’est certes pas la cause de la faiblesse du trafic des excursionnistes qui se portent massivement vers les attraits de la ville de Boulogne, mais elle n’arrange rien. En 1898, le directeur du Chatham propose d’établir un petit ferry-boat qui permettrait aux voyageurs de passer du quai de la gare maritime vers un appontement situé au pied du Fort-Risban afin d’accéder au Casino et à la plage. En 1901, un second projet de restauration de l’ancienne gare, située au quai des paquebots dans la partie Ouest du port, n’aboutît pas. Le bâtiment, surnommé malicieusement « Calais-Marée », et qui n’est plus entretenu depuis des décennies, s’écroule d’ailleurs de lui-même lors d’une tempête en 1902. Les tapissières du Casino doivent contourner toute la ville afin de chercher à la Gare maritime les touristes d’un jour et les emmener vers la plage.
L’intransigeance des compagnies anglaises
54Les armateurs de « pleasure-boats » jouent tout naturellement de la rivalité qui oppose les ports français du littoral et de la concurrence des ports belges, prêts à accueillir les flux de touristes.
55L’exemple de La Marguerite est très éclairant. Ce grand navire à roues, lancé en 1894 par les chantiers Fairfields, long de 120 mètres et large de 21, est aussi rapide que les paquebots transmanche de l’époque puisque sa vitesse atteint 20 nœuds par beau temps. La Marguerite est destinée à se diriger vers le continent de manière régulière, alors que les autres navires de la compagnie, filiale des chantiers, n’assurent que les liaisons entre le Pont de Londres et les stations balnéaires de la côte Sud de l’Angleterre. En été, le navire quitte Tilbury vers 7 h. ou 8 h. du matin et y retourne le soir vers 21 h. Boulogne apparaît comme la destination la plus commode puisque les excursionnistes n’ont qu’à traverser le quai Gambetta pour se trouver en ville, alors qu’amarré au quai de la Gare maritime de Calais, ils sont, comme nous venons de le voir, très éloignés des centres où sont situés les commerces de Calais.
56En fait, on peut douter des réels effets induits par ce trafic de promeneurs, lorsqu’on songe que les passagers de La Marguerite dînent au restaurant du navire. En conséquence, l’armateur s’efforce de faire arriver son navire au port en dehors des heures des repas, ce qui est autant de perdu pour les commerces de l’escale. C’est plus le plaisir de la promenade en mer que le séjour à terre, forcément très court, qui attire ces promeneurs peu fortunés.
57Etant donné le peu d’empressement de la Chambre de Commerce envers les armateurs de La Marguerite, ceux-ci négocient avec le courtier Georges Foissey pour lui demander si le commerce local ne consentirait pas, ainsi que la municipalité, à subventionner un service hebdomadaire du navire. Le bateau semble avoir eu un coefficient de remplissage suffisant pour se passer des subventions. Dépourvu de celles-ci en 1902 et 1903, il vient cependant régulièrement à Calais.
58Le tourisme d’un jour peut revêtir un caractère plus réduit pour les entrepreneurs de moindre importance que la Palace Steamer company, armateur de La Marguerite. En 1898, c’est un simple remorqueur du port de Ramsgate, le Conqueror qui demande l’exonération des droits de port pour les 13 voyages qu’il compte effectuer au port de Calais. La Chambre de Commerce, se refuse à lui accorder ce privilège, mais, afin de ne pas le détourner du port, lui offre une subvention de 42 % des droits, Achille Bresson, fermier du Casino, fournissant le solde. Après un premier essai les armateurs du Conqueror préfèrent interrompre leurs croisières et justifient leur choix de la manière suivante : « Nous regrettons que la proposition que vous nous faites ne soit pas un encouragement pour nous décider à diriger le bateau sur Calais. Si les autorités étaient disposées à nous faire quelques concessions réelles, nous serions heureux de considérer la question. Si celles-ci veulent nous accorder l’entrée du bateau libre de tout droit y compris la moitié de la taxe des passagers et nous permettre aussi de faire une petite promenade en mer sans aucun droit de port ou de passagers, alors nous pourrions venir à Calais une fois par semaine »13.
59En 1903 et 1905, c’est un navire plus petit que La Marguerite qui amène des excursionnistes en provenance d’Éastbourne à Calais, le navire à roues Brighton Queen de la compagnie écossaise P. et A. Campbell, également habituée du port de Boulogne. La variété des destinations sur le continent est sans doute un attrait des voyages à bon marché que proposent les compagnies d’excursion.
60Pour d’autres Britanniques, c’est le fait de vivre une journée qui soit, en raccourci et en rêve, une visite de la riviera française. Aussi le casino est-il un lieu particulièrement prisé puisqu’il est possible d’y frôler un moment l’ambiance de cette côte trop lointaine pour les budgets limités de la classe moyenne.
61Les contraintes de la gestion des armements maritimes sont sans doute plus importantes que celles du trafic ferroviaire. Depuis 1848, la Compagnie du Nord dirige des trains de plaisir vers le littoral. A la « Belle Epoque », elle continue d’organiser les excursions des voyageurs français vers la plage de Calais, ou dans les stations balnéaires de la côte anglaise. A cet effet, un début de collaboration s’amorce avec les instances de la Chambre de Commerce de Calais. La création d’un organisme désigné sous le nom de Société d’excursions maritimes en 1900 est l’œuvre du Directeur inspecteur de la Compagnie du Nord M. Legrand. Comme il se propose d’amener à Calais des excursionnistes la Chambre de Commerce lui octroie une subvention de 500 Francs, à condition que la municipalité de Calais offre une somme identique et que la société organise au moins douze voyages dans l’année.
62A la veille de la guerre, et après que les chiffres des voyageurs par Boulogne aient dépassé ceux qui empruntent la voie calaisienne, la Chambre de Commerce de Calais crée une commission des excursions qui réalise une véritable étude du marché régional. Elle demande aux compagnies consulaires de douze villes du Nord de la France de recenser toutes les associations susceptibles d’être intéressées par des excursions vers l’Angleterre. L’ouverture du conflit anéantit cette initiative, comme elle fait également tourner court le développement de la station balnéaire de Calais.
Notes de bas de page
1 Le Phare de Calais, 24 janvier 1902.
2 AN, F/12/7092, rapport du consul de France à Douvres.
3 Le Phare de Calais, 13 février 1896.
4 Ibid., 13 février 1896.
5 Ibid., 31 août 1902.
6 Manuel du manœuvrier à l’usage des élèves de l’Ecole Navale et des Aspirants de l’Ecole d’Application, Paris, Augustin Challamel, 1910, 474 p., p. 63.
7 AN, 48AQ/3627, rapport du 23 février 1904.
8 AN, F12/8775, Albert Sartiaux au ministre, 4 juillet 1914.
9 CCC, trafic des voyageurs et des véhicules, note anonyme, 1908.
10 CCC., trafic des excursionnistes, commission du 23 juin 1914.
11 L’Union du Commerce de Calais N° 5, octobre 1902.
12 Ibid.
13 CCC, trafic des excursionnistes, les armateurs à la Chambre de Commerce, 22 juin 1903.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les entrepreneurs du coton
Innovation et développement économique (France du Nord, 1700-1830)
Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015