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Chapitre IX. Le nouveau port de Calais, vers 1875-1897
p. 225-254
Texte intégral
« On avait ce spectacle étrange de deux cités rivales dans les mêmes défenses, l’une peuplée de petits bourgeois, de marins et d’aubergistes vivant à l’ombre des voiles stationnées dans le port, l’autre vouée entièrement à la grande industrie et dominée par une forêt sans cesse croissante de hautes cheminées d’usines »1.
1La séparation spatiale de Calais et Saint-Pierre est jugée responsable par les urbanistes des problèmes de l’agglomération calaisienne. Dès 1883, Ardouin Dumazet la dénonce, mais il s’agit là des simples impressions d’un voyageur pressé, faisant écho à celles des personnalités qu’il rencontre sur place. En réalité, les travaux du port Freycinet n’ont-ils pas contribué à la naissance d’une personnalité « calaisienne » beaucoup plus affirmée, dans laquelle port et industrie se complètent et qui donnent son originalité à une ville formée de quartiers si divers ?
2Les bouleversements du paysage portuaire apparaissent si spectaculaires que les responsables peuvent espérer un moment, à la simple vue du nouveau bassin, concurrencer Dunkerque. La spatialisation des problèmes est cependant loin d’épuiser les explications nécessaires à la compréhension de la ville et du port, confrontés à des concurrences beaucoup plus fortes que les contraintes du plan.
Un outil national
3Les travaux projetés doivent fournir des « outils nationaux », c’est-à-dire des ports performants grâce à des bassins et des terre-pleins modernes, mais également garantir la défense. Ces trois objectifs ne peuvent être atteints qu’au prix d’une concertation longue entre les civils et les militaires et d’un effort financier considérable des localités, qui se concrétisent pour Calais par les lois de 1875 et de 1879. La ville demeure, malgré des changements d’échelle considérables, une place de guerre dotée d’un port de commerce juste nécessaire aux échanges postaux avec la Grande-Bretagne, ennemie potentielle. Cette bivalence permet de mesurer toute l’ambiguïté du projet de nouveau port de Calais. L’espace urbain et portuaire à créer doit s’inscrire dans une nouvelle et grande commune, issue de la réunion de Calais et de Saint-Pierre et emprise dans une enceinte conçue selon les règles du nouveau système de défense.
L’élaboration du projet de « port Freycinet »
4Jusqu’alors, le Génie n’a renoncé que très partiellement à la stratégie d’encerclement de la ville et du port de Calais. La nomination en 1873 du Général Séré de Rivière, comme secrétaire du comité de Défense, puis directeur du Génie de 1874 à 1880, consacre la réalisation pratique d’un nouveau système de défense basé sur les forts détachés. Mais le port et la ville de Calais constituent une exception, puisqu’on parvient ailleurs à déclasser, puis à démanteler de nombreuses places. Relisons l’analyse du Colonel Rocolle, historien des fortifications de la France : « L’instruction du 30 mai 1872 prévoyait que des fortifications seraient seulement établies dans les ports, dont la conservation présentait un intérêt primordial, c’est-à-dire les quatre principaux ports de guerre plus Marseille, Le Havre, Calais »2. Ainsi, Calais est, à ce moment, le seul port de moyenne importance à bénéficier de l’attention particulière de l’armée, alors que son rival Dunkerque est dispensé de ce gênant protectorat. Calais doit rester un bastion, comme au temps de Richelieu, et les desserrements de son espace urbain, portuaire et littoral ne peuvent être que limités par les impératifs de défense. Son développement spatial est obéré par une nouvelle enceinte continue qui semble contredire l’évolution positive favorable à l’extension de l’ensemble des autres villes portuaires. Les obstacles qui avaient empêché Calais de se développer normalement sont ainsi transposés à plus grande échelle, autour de l’agglomération à créer.
5A l’inverse des ports de Marseille ou du Havre, aucun élément de relief ne peut abriter les défenses qui dévorent de vastes espaces susceptibles d’être urbanisés ou valorisés par le commerce et l’industrie. De plus, le réseau des canaux vient consolider les obstacles constitués par les nouveaux glacis. Les ingénieurs militaires peuvent espérer, en cas de guerre, utiliser les masses d’eau drainant la plaine comme une défense supplémentaire. Le projet civil de port de commerce de Calais est donc largement soumis, dans son ensemble, à des préoccupations militaires.
6Afin d’obtenir le délaissement de la partie Est du port, le Génie s’efforce, en 1876, de convaincre le gouvernement que les chasses peuvent être renforcées par l’emploi des fossés orientaux de la place. La mesure est d’autant plus justifiée à ses yeux que les fermiers des terrains militaires reçoivent des indemnités chaque fois que les fossés loués à l’Etat sont inondés par les eaux de pluies des chasses ou à marée haute par l’eau saumâtre qui gâte les pâtures. En fait, il s’agit de sommes symboliques, même si l’armée reconnaît, par ces oboles, exercer un trouble de jouissance. Une vaste extension à l’Est d’installations commerciales compromettrait, aux yeux des militaires, la bonne marche des exercices de tir de la brigade d’artillerie, connue sous le nom de « Commission d’Expériences ». C’est précisément en 1875 que l’Artillerie décide la création des installations de mise au point des nouveaux canons du système De Bange « d’importance essentielle et urgente »3 à ses yeux. Le glacis Est de la place qui était jusqu’alors un vaste champ de manœuvres devient une immense zone de tir. Le Génie demeure opposé au projet d’extension à l’Est des installations portuaires alors même que les autorités de la Marine s’y rallient : le contre-amiral major de la Marine approuve le projet tout en trouvant insuffisante la largeur prévue du bassin, tandis que le vice-amiral, préfet maritime de Cherbourg souligne l’importance du port de Calais dans la concurrence avec la navigation d’Anvers. En définitive, le déclassement de l’ancien réseau de fortifications, et donc les travaux du port, ne peuvent aux yeux du ministre de la Guerre être entrepris qu’à partir du moment où la nouvelle enceinte sera achevée, ce qui revient à poser le problème de la réunion des deux communes de Calais et de Saint-Pierre.
7Les lois du 14 décembre 1875, de juillet 1879 et du 3 août 1881, programment les travaux destinés à faire du port de Calais un « outil national » : le creusement d’un avant-port dragué à moins 3,50 mètres, la construction d’un bassin à flot de douze hectares, celle d’un nouveau Bassin des Chasses à l’est et la reconstruction de la jetée de l’est. Une détente de la position du ministère de la Guerre est à l’origine des travaux. En effet, en 1873, le ministre laisse entrevoir la possibilité d’étendre le port à l’Est afin de lutter contre la concurrence d’Anvers, mais l’adhésion du ministre de la Guerre au principe du déclassement n’est obtenu qu’après la soumission de Mac-Mahon en 1878 et grâce à l’appui de Léon Say et de Freycinet, dont le programme est publié le 15 janvier.
8La loi du 21 avril 1879 consacre le déclassement de la vieille enceinte, mais établit qu’une nouvelle ligne de fortifications, s’appuyant sur la citadelle, englobera les villes de Calais et de Saint-Pierre, ainsi que les principaux ouvrages prévus dans le projet de loi de 1875. La zone des servitudes militaires est réduite à 250 mètres. Elle est précédée de forts détachés, en particulier sur le front de mer à l’ouest, condamnant pour longtemps tout développement d’une station balnéaire d’envergure, étant donné que les plages de l’ouest et de l’est demeurent militarisées. La Chambre de Commerce demande alors un complément de travaux lors des réunions des commissions locales et régionales qui entrent dans la loi de Freycinet votée en juillet et août 1879 en insistant sur la construction de l’écluse de chasse de l’Est qui lui permettrait d’espérer, à long terme, un développement des bassins dans cette direction. D’autres améliorations au projet initial sont demandées par l’assemblée consulaire au début de l’année 1881 : rétablissement du budget de deux millions consacrés aux dragages considérés par elle comme « le moyen le plus sûr pour améliorer le service des dépêches »4, transfert de la Gare maritime au nord de l’avant-port afin « de rendre au commerce la jouissance du quai sud et dégager le quai ouest du bassin », allongement de la forme de radoub qui passerait de 100 à 135 mètres de long, doublement de l’écluse de navigation intérieure et enfin, agrandissement des bassins de batellerie. Comme précédemment, la loi promulguée le 3 août 1881 bénéficie de l’appui des sénateurs Léon Say, Paris et Huguet.
9Selon la loi de 1879, les travaux auraient dû bénéficier de 12 millions de Francs, mais les projets élaborés par les ingénieurs sont estimés à 22 millions, ce qui amène la Chambre de Commerce à proposer une réduction générale de la taille des ouvrages, en même temps qu’elle décide de participer aux frais. Son nouveau projet prévoit une dépense de 17,3 millions de Francs. Les deux lois de financement du 1er septembre 1884 forment une combinaison mixte dans laquelle l’Etat métamorphose les Chambres de Commerce des ports de Calais et Boulogne en percepteurs de péages. Il autorise, en effet, la Chambre de Commerce de Calais à emprunter 13,2 millions de Francs afin de verser semblable somme au Trésor Public pour l’achèvement des travaux et lui donne l’autorisation de percevoir des droits de tonnage et des taxes sur les voyageurs. C’est dire que le bon remboursement des subsides et avances de l’Etat ne garantissent rien à la Chambre de Commerce qui doit les restituer uniquement par les produits de son commerce. Boulogne bénéficiant d’une combinaison identique, la concurrence entre les deux ports ne fait que s’aviver. La position de Calais semble cependant plus aventurée, la somme engagée à Boulogne atteignant seulement six millions de Francs.
Les travaux du port
10Les grands travaux bouleversent le paysage et perturbent la vie du port, pratiquement sans interruption, de 1877 à 1898, les plus grandes difficultés survenant entre 1882 et 1888. Le travail débute par le creusement du bassin à flot de l’Est, baptisé bassin Carnot lorsque le président de la République vient inaugurer officiellement l’ensemble du nouveau port dont les infrastructures essentielles sont alors prêtes à être utilisées. Il n’est pas possible d’entrer ici dans l’histoire technique de cette vaste entreprise. Cependant, nous pouvons examiner plus en détails l’exemple de la construction de la jetée de l’Est qui permet d’avoir un aperçu des méthodes de construction très novatrices employées à Calais et de l’enjeu de ces travaux sur le trafic du port à court terme.
11La construction du nouveau port se déroule sur la période 1877-1889. Faute de sources appropriées il n’est pas possible de dire très précisément si les travaux du port ont bénéficié directement à l’économie locale du bâtiment. Tout au plus un panorama succinct des entrepreneurs engagés dans les travaux permet-il de montrer que la plupart des grands chantiers sont menés par des sociétés étrangères à la ville, ce qui n’interdit pas de penser que ces travaux aient pu susciter des sous-traitances nombreuses. Les remboursements de cautionnement pour divers travaux et fournitures de charbon permettent de voir l’importance des entreprises spécialisées, étrangères à Calais, qui interviennent dans les travaux, certaines s’associant avec un entrepreneur local. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées maritimes trouvent dans les grands travaux l’occasion d’expérimenter de nouvelles techniques, en particulier celle de l’eau sous pression pour la construction des fondations des murs de quai de l’avant-port. Le procédé est employé pour la première fois à Calais et semble donner d’excellents résultats : rapidité d’exécution et de formation du personnel, baisse du prix de revient. Cette technique révolutionnaire permet d’éviter les errements qui s’étaient produits lors de la construction du port Raffeneau de Lisle, dans les années 1840. Après avoir creusé des puits de fondation dans le sable très fin et meuble qui se désagrège sous l’action de l’eau, on fonce les blocs de béton évidés en leur centre, puis, on rempli ces puits de fondation et les vides restants entre les blocs avec du béton.
12La question de l’entretien du chenal par des dragages est fondamentale dans la conception du nouveau port en eau profonde. L’efficacité en la matière constitue un gage d’avenir pour les nouvelles infrastructures, conçues en fonction de la puissance des engins capables de maintenir la profondeur du chenal et de l’avant-port. Les dragages par succion permettent d’envisager le creusement du nouveau chenal, son entretien et un recours plus rare aux chasses. Par conséquent, les ingénieurs peuvent espérer la libération des espaces encombrés par les bassins de retenue des eaux de chasse, devenus inutiles. Les dragages ayant débuté à grande échelle à Dunkerque en février 1876, les engins modernes ne peuvent donc se porter à Calais qu’en juin 1881. Comble de l’ironie, en raison des conditions nautiques et de l’expérience acquise dans le port flamand, les opérations se révèlent être plus faciles à Calais. Les résultats sont spectaculaires, on obtient des côtes supérieures de soixante centimètres à la plus grande profondeur jamais réalisée à l’aide des chasses, ce qui condamne à terme cette pratique encombrante et destructrice, à long terme, des fondations des ouvrages d’art.
13Les fastes de la République se déploient en mai-juin 1889 pour l’inauguration officielle des nouvelles infrastructures. Dès le mois de mars 1888, le Président de la Chambre de Commerce Eugène Fournier attire l’attention du maire Van Grutten sur un projet de voyage du Président de la république dans le Nord de la France. Les circonstances politiques font de ce voyage un triomphe de la jeune Troisième République, au terme de la crise boulangiste5. Le chroniqueur officiel commente : « c’est vraiment un voyage patriotique, un voyage utile aux institutions républicaines ; il faut causer avec les marins, comme nous avons causé avec les mineurs, pour ce convaincre de cette idée que les voyages du Président ramènent à la République les égarés dans les entreprises césariennes, et font aimer nos institutions, toutes de travail et de paix »6.
14Lorsque le Président de la République vient l’inaugurer, le port n’est pas encore complètement achevé. Les budgets globaux des constructions ont démesurément gonflé. On a dépensé 34 millions sur les 60 prévus. Dans son discours, Sadi Carnot souligne que Calais vient de prendre « un glorieuse revanche, après un trop long oubli »7. La première grande fête, rassemblant les populations de Calais et de Saint-Pierre récemment réunies, se veut grandiose et exalte l’union des deux villes, symbolisée par la coiffe en dentelle des femmes de la marine, le « soleil », qui apparaît sur le littoral pour la première fois. La visite du Président de la République consacre également le triomphe de l’industrie de Saint-Pierre : Carnot se rend dans deux fabriques de tulle et dentelles, celles de Henri Hénon et d’Emile Davenière, « l’usine la plus importante et la mieux agencée du monde entier »8 et afin de marquer le caractère industriel et portuaire du nouveau Calais, la municipalité prend soin d’inviter les représentants des municipalités de Liverpool, Londres, Manchester, Bristol, Bradford, et Brighton.
15L’achèvement de la nouvelle jetée9 coïncide avec l’adjudication du service postal. C’est une nouvelle phase très dure de la lutte avec le port de Boulogne, au sujet du déplacement du trafic postal vers ce dernier port. Les travaux deviennent alors un enjeu pour les querelles entre les deux villes et leur réalisation doit être particulièrement réussie. Commencés en avril 1894, les travaux de construction sont terminés en octobre 1896, c’est-à-dire au moment où la Compagnie du Nord devient adjudicataire du nouveau service postal. La technique utilisée est particulièrement avancée et s’inspire de celle utilisée pour les fondations du Bassin Carnot, à la différence près que les travaux ont lieu au rythme des marées. Des caissons métalliques assemblés au Bassin Carnot sont mis en place par les remorqueurs de la Chambre de Commerce, échoués à marée basse puis foncés dans le sable par injection de béton, et enfin remplis en dernier lieu avec ce même matériau. Cet ensemble de puits et de caissons reliés ensemble par battage de poutres en fer forme la digue basse. Recouverte d’un parement de moellons, elle est destinée à recevoir la charpente et le tillac en pitchpin. A plusieurs reprises, le mauvais temps interrompt les travaux, mais ceux-ci sont achevés en juin 1895 par la pose du caisson du musoir. A la mi-octobre, débutent la démolition de la vieille jetée et les premiers dragages du chenal, désormais élargi de 100 à 130 m à l’entrée du port. En 1911, les marins se félicitent de constater qu’on ne connaît plus à Calais d’échouement grave depuis 1896, aucun navire ne manque plus l’entrée du port après l’achèvement de la jetée de l’Est qui couronne les travaux du programme Freycinet.
L’amélioration des communications
16La construction de la Gare maritime et sa liaison avec l’ensemble du réseau ferré urbain, l’élaboration d’un système d’arrière-bassin de batellerie, viennent parachever les infrastructures maritimes du nouveau port de Calais. Ce faisant, elles enserrent et séparent les deux villes d’une barrière de fer et d’eau qui obère les développements immédiats ou futurs de l’urbanisation d’un Grand-Calais unifié sur le plan spatial. Pourtant, les nécessités du commerce des bois obligent les négociants saint-pierrois à s’impliquer, à l’instar de ceux de Calais, dans la conception et le financement des travaux du port, avant même la création du Grand-Calais en 1885. Le trafic des voyageurs continue à se développer, aussi, une gare maritime provisoire est construite au quai de marée en avril 1882. Elle laisse place au nouveau bâtiment voyageurs et à ses annexes, mis en chantier en mars 1889. Le projet définitif de la Gare Maritime prévoyait, en 1887, la construction d’un édifice principal de 126 mètres de long sur 17 de large, contenant au rez-de-chaussée les installations des services des voyageurs, la douane, le buffet et des chambres d’hôtel aux premiers et deuxième étage. Ces aménagements font de la Gare maritime de Calais l’une des plus originale et des plus fonctionnelle d’Europe. Estimée à deux millions de Francs, la construction n’est pas achevée lors de l’inauguration officielle, mais la nouvelle gare qui est ouverte au service le 21 octobre 1889 n’a coûté que 1,7 million de Francs. Comme sur l’ancien quai de marée, la base du nouveau quai est équipée de chambres, appelées « retraites », dans lesquelles sont établies des appontements à étages formés de charpentes métalliques et disposées de manière à permettre l’embarquement et le débarquement des voyageurs et de leurs bagages quelque soit la hauteur de la marée.
17Les travaux maritimes sont complétés par l’élargissement du canal de Calais dans la traversée de Saint-Pierre, réalisé de 1882 à 1897. Le canal est essentiellement un débouché des bois importés vers les houillères du Nord et du Pas-de-Calais, et un moyen pour les agriculteurs du Calaisis et de Flandre d’écouler leur produits vers les villes. La vie fluviale à longue portée n’est pas une activité dominante, cela ne signifie nullement que le canal traversant Saint-Pierre ne soit pas d’une grande utilité pour les trafics pondéreux.
18La loi de 1875 avait déjà prévu l’élargissement du canal de Calais dans la portion comprise entre sa jonction avec l’Aa et le Pont de Saint-Pierre. Les travaux doivent faciliter l’accès au nouveau bassin à flot, mais les efforts considérables entrepris par la Chambre de Commerce ont d’abord pour but de satisfaire les négociants en bois, principaux utilisateurs de la voie d’eau entre le port et Saint-Pierre. Cette partie du canal joue, de plus, le rôle de gare de stationnement pour les chargements de bois de la Baltique exploités par les scieries saint-pierroises. De vastes terrains destinés à l’entrepôt et aux scieries sont installés le long de la voie d’eau : sur la rive droite, Dewailly-Louchez est installé entre le Pont-Thierry et le Pont Clément et possède également des terrains au niveau des fortifications de Calais-Sud. La scierie Bodel se trouve au pont Saint-Pierre et sur la rive gauche la scierie Détombes Père et fils. Son voisin Mathis dispose d’une « gare », c’est-à-dire une portion de voie d’eau perpendiculaire au Canal de Calais, qui permet de décharger les bélandres sans encombrer le lit du canal principal. A ces implantations diverses s’ajoutent, au sud du pont Saint-Pierre, les vastes dépôts de bois de Valdelièvre frères et de Pigault de La Martinière.
19En raison de l’essor du trafic, la navigation qui entre ou sort du bassin est devenue encore plus lente et difficile. Elle s’avère impossible les jours de tirage à la mer. En effet, le Canal de Calais est rejoint au niveau du pont de Vie par le watergang connu sous le nom de Canal de Marck, servant d’émissaire au polder de l’Est du Calaisis. Lors de l’ouverture des écluses pour l’évacuation des eaux, la largeur du canal de navigation est tellement réduite que la navigation doit être interrompue. De plus, il n’y a pas de chemin de halage, les bélandres encombrent la partie du canal comprise entre les ponts de Saint-Pierre, de Vie et le bassin.
20Alors qu’il atteignait 390.000 Francs dans les prévisions de la loi du 5 août 1879, le devis total de l’entreprise d’élargissement du canal de Calais dans sa traversée de Saint-Pierre s’élève à 760.000 Francs en 1882. La municipalité de Saint-Pierre décide de prendre en charge les 15,7 % de cette somme, tandis que la ville de Calais et la Chambre de Commerce y participent pour seulement 10,5 %. Les conseillers municipaux et consulaires sont résolus à entreprendre cette importante dépense pour lutter victorieusement contre la concurrence de Boulogne. Ne disposant pas de canaux, Boulogne est susceptible de perdre des parts dans le marché des bois du Nord si les capacités d’accueil de l’arrière-port de Calais se développent.
21La réunion des deux communes vient bouleverser le schéma financier et en septembre 1885, la dépense des travaux est répartie de la manière suivante : 600.000 Francs (78 %) par la Chambre de Commerce, 170.000 (22 %) par la municipalité du nouveau grand-Calais. La Chambre contracte un emprunt de 760.000 Francs avec les droits de tonnage comme garantie.
22Les travaux au canal sont déclarés d’utilité publique le 3 février 1887, mais la mise en œuvre du projet se heurte à deux difficultés : le grand nombre d’expropriations nécessaires puisque la voie d’eau traverse le cœur du Vieux Saint-Pierre et les réticences de la Représentation nationale devant les dépenses du Plan Freycinet. Lors du débat au Sénat, la part contributive de l’Etat est réduite de manière drastique, la Commission des finances demeurant hostile à toute ouverture nouvelle de crédits pour les travaux publics, ce qui provoque l’ajournement de la discussion. En définitive, l’élargissement est réalisé entre 1891 et 1897 selon le schéma suivant : La Ville de Calais ne contribue que pour 143.000 Francs et la Chambre de Commerce pour 250.748 Francs, en étant autorisée à prélever cette somme sur les disponibilités des péages existants. C’est dire l’importance de la pression exercée par les négociants en bois de l’ancien Saint-Pierre qui avaient réclamé à maintes reprises l’achèvement du canal en 1889 et 1892.
L’essor du commerce maritime entre 1885 et 1896
23L’enjeu de la période 1885-1896 apparaît simple aux contemporains : quel est l’impact des travaux du programme Freycinet sur le trafic du port dans ce qu’il a de plus physique, c’est-à-dire le gabarit des navires, le tonnage des marchandises et le nombre des voyageurs ?
Les marchandises
24La croissance du mouvement maritime est remarquable à partir de l’inauguration de nouveau port. Entre 1889 et 1891, pour le tonnage des navires, le port de Calais passe du huitième au sixième rang des ports français. Le tonnage s’accroît de plus de 60 %, passant de 826.866 à 1.279.782 tx. Entre 1883 et 1889, le tonnage moyen des navires entrés est de 201 tx, après l’ouverture du nouveau bassin il passe à 309 jusqu’en 1896, c’est-à-dire un bon quantitatif majeur. En 1897, il atteint le chiffre record de 374 tx, tous types de bâtiments confondus. Cet aspect quantitatif provoque l’optimisme des Calaisiens et risque de les porter vers une euphorie comparable à celle du début du siècle, lorsque dans les premières années de la Restauration Calais dominait le passage des voyageurs. La chronique régulière des mouvements du port, tenue dans les journaux locaux par Frédéric Le Roy, fils de Désiré Le Roy, ancien éditeur rédacteur du Journal de Calais, est symptomatique de cet élan. Il est vrai que l’évolution première du trafic international permet de croire que le nouveau port de Calais est capable de concurrencer durablement Boulogne et Dunkerque. L’augmentation des importations pondéreuses en période de crise et la poursuite de l’essor des exportations permet à Calais de rattraper le niveau de Boulogne, mouvement amorcé dès 1880 pour les marchandises exportées, avant la mise en service des nouvelles infrastructures.
25L’installation précoce d’un dépôt pétrolier à Calais est liée à la conjonction de : la volonté de la Chambre de Commerce d’implanter des installations fixes au fond du Bassin de l’Ouest et des besoins d’une industrie régionale, installée à Courchelettes près de Douai, auxquels les autorités portuaires dunkerquoises n’ont pu répondre assez rapidement. La transformation du régime douanier des pétroles favorise cette implantation.
26Concrètement, le trafic ne s’établit pas dans le nouveau bassin, mais au contraire au fond de l’ancien Bassin de l’Ouest, construit en 1842, et qui est désormais moins encombré. Cependant, les nouvelles caractéristiques du port sont primordiales pour accueillir les pétroliers qui doivent disposer d’une bonne profondeur d’eau dans l’avant-port. Ce qui est déterminant, c’est l’existence d’un quai où les pétroliers, chargés en vrac, et considérés avec raison comme très dangereux, soient suffisamment isolés du reste des infrastructures en cas d’explosion. D’autre part, à partir de 1886, les huiles minérales importées ne doivent plus payer qu’un droit fixe à leur entrée en France, au lieu des droits gradués jusqu’alors en vigueur. La perception de ces droits nécessite un équipement spécial des bureaux de Douane ouverts à leur importation. La Chambre de Commerce parvient à négocier la libération de ce poste à quai, situé au fond du Bassin à flot de l’Ouest, immédiatement au nord des remparts de la Citadelle.
27La maison Darquer est consignataire du steamer Ville de Calais. Son directeur, Adolphe Darquer est, en 1886, vice-président de la Chambre de Commerce dont il deviendra président en 1889. Cette transformation du Bassin Ouest dans le but d’accueillir un trafic complètement nouveau apparaît donc rétrospectivement comme un prélude à son œuvre de Président, en tout état de cause, les intérêts de la Chambre et ceux du transitaire Darquer sont ici confondus.
28La Ville de Calais qui amène le premier chargement complet de pétrole en vrac le 16 septembre 1887 est un vapeur de 1.189 tx de jauge, ayant Calais pour port d’attache, peut porter plus de 2.100 tonnes de chargement. Dès mars 1888, on critique à Calais la construction et l’aménagement de ce navire. Malheureusement, ces remarques se justifient, puisqu’il est détruit par une explosion à son appontement du fond du bassin à flot, le 16 octobre 1888. Il est remplacé par la Ville de Douai en 1890. Avant son départ pour Philadelphie, le navire est baptisé au nouveau bassin par l’abbé De Lencquesaing, archiprêtre de Notre-Dame, « assisté de plusieurs ecclésiastiques »10, ayant pour parrain et marraine l’armateur Paul Paix et sa fille. Parce que les perspectives d’aménagement du Bassin à flot de l’Ouest viennent troubler le trafic pétrolier pendant plusieurs saisons, Paul Paix parvient à imposer ses conditions à la Chambre de Commerce en 1898 : puisque le port de Dunkerque est désormais équipé pour recevoir les pétroliers l’armateur demande qu’une estacade provisoire soit installée afin de recevoir son navire.
29Le trafic des nitrates ne peut se développer réellement à Calais. Il avait débuté très épisodiquement avant la construction du nouveau port : ainsi, en avril 1876, la maison Mulard commissionnait la cargaison de la barge allemande Pedraza arrivant en droiture d’Iquique, au Chili, chargée de nitrate de soude, mais il ne s’agit que d’expériences isolées sans lendemain et la presque totalité de ce trafic gagne le port flamand.
30Certaines lignes de navigation ne sont que des montages commerciaux difficilement viables, que la Chambre de Commerce ne peut encourager dans le cadre du retour au protectionnisme. Un trafic de bestiaux sur pieds est établi en 1896 avec l’Argentine, mais ce sont des navires allemands qui amènent ce fret à Calais. L’importation en est interdite par le ministère de l’Agriculture sous prétexte qu’elle fait concurrence à l’élevage national. Fidèle à sa politique de création des infrastructures nécessaires aux trafic, la Chambre de Commerce envisage de faire établir un vaste sanatorium près de l’Usine des Téléphones pour l’abattage des bestiaux. C’est à l’initiative de la Chambre de Commerce russe de Paris, appuyée par une intervention directe du ministre des Finances De Witte, que l’on doit le choix de Calais. Il s’agit de faire abattre les animaux dans le port français le plus proche afin de réexpédier les carcasses sur le marché de Londres. C’est un marché peu flatteur pour le port de Calais ravalé au rang de poste avancé d’exportateurs peu scrupuleux. D’autres recherches de trafics imposent l’idée que la fixation des industries sur le port même peut induire obligatoirement un courant commercial. C’est toute la démarche à long terme de la Chambre de Commerce, relayée par les courtiers visant à développer les industries péri-portuaires.
Les voyageurs, 1886-1896
31La croissance de la période 1878 à 1896 est marquée par les pics des années records liés aux deux expositions universelles de 1878 et 1889. Elles suscitent, comme les précédentes, une affluence de visiteurs venus d’Angleterre par la voie calaisienne et, par conséquent, la mise en service de nouveaux paquebots.
32Le port de Calais, par la qualité des navires mis en service par le Chatham, parvient à détourner une grande partie du trafic de Boulogne. Les années 1878-1891 constituent une période de croissance pendant laquelle le nombre des voyageurs passe de 180.000 à 270.000. Par contre, dans le port rival, la diminution est sévère, de 120.000 à 100.000 passagers.
33Les pics des deux expositions n’existent presque pas à Boulogne, où l’on compte 140.000 et 120.000 voyageurs en 1878 et 1889, alors que le port de Calais voit pour les mêmes années ses flux de personnes s’élever jusqu’à 260.000 et 340.000 passagers. C’est seulement à partir de 1893 que la croissance du passage boulonnais reprend vigueur, mais on peut s’interroger sur la véritable nature de cette reprise qui n’est peut-être pas réellement une capture des parts de marché de son rival calaisien.
34Les trois nouveaux navires du Chatham, baptisés d’après la titulature de la reine d’Angleterre, Victoria, Empress et Invicta, sont, en partie tout au moins, à l’origine du succès du passage par Calais. Après les expériences des navires spéciaux destinés à supprimer le mal de mer, la conception des trois nouveaux paquebots marque un retour résolu aux formes classiques utilisées pour les navires transmanche depuis les débuts de cette navigation. Les ingénieurs n’ont gardé de l’architecture du catamaran Calais-Douvres que le caractère amphidrome et la présence d’un gouvernail d’étrave, permettant aux paquebots de manoeuvrer avec rapidité dans les deux sens sans difficulté et d’entrer en marche arrière dans les ports. Avec ses 312 pieds de long et 33 pieds de large, Invicta fait figure de géant. Les paquebots de la génération précédente comme le Wave, lancé en 1863, et La France de 1865 mesuraient entre 190 et 280 pieds anglais. Les navires sont mis en service avant que l’ensemble des travaux du nouveau port ne soient achevés et ce décalage provoque quelques déboires. En avril 1888, Invicta s’échoue à l’entrée du port encore encombré de bancs de sable, ce qui ne manque pas de déchaîner les quolibets de la presse boulonnaise. Mais la Chambre de Commerce de Calais lui rétorque qu’en trente ans il ne s’est produit que 4 accidents similaires. En fait, en dehors de cette mésaventure, et à partir de 1885, les travaux sont suffisamment avancés pour que le port de Calais soit devenu accessible aux navires du service postal à toute heure du jour et de la nuit.
35Le service spécial de luxe, créé en 1881, prend le nom de « Club train » en octobre 1889. Il donne lieu à l’entrée et la sortie de deux navires tous les jours, sauf le samedi. Les ambitions du Chatham sont claires : il prolonge la politique de la Compagnie du Nord qui rejoint la sienne propre, consistant à renforcer l’image prestigieuse de la ligne Calais-Douvres par un service réservé aux voyageurs fortunés et la prise en main du service postal.
36C’est l’augmentation de la capacité intérieure et de la puissance des machines qui contribuent au bond technologique de cette nouvelle génération de paquebots. En mesure anglaise, les navires précédents offraient une jauge brute totale de 388 gross tons, alors que celle de l’Invicta s’élève à 1.236 gross tons. Ce dernier peut atteindre 18,5 nœuds par mer calme, aussi son commandant peut espérer, dans ces conditions, réaliser la traversée du détroit en une heure. En effet, la puissance des machines est passée de 160 à 700 chevaux. Victoria, construit par les chantiers Fairfield de Glasgow et lancé en 1887, l’année du jubilé de la Reine, est le premier navire de la compagnie à posséder des machines Compound qui développent une puissance de 900 chevaux ; cependant, la propulsion des nouveaux navires du Chatham reste traditionnelle puisqu’ils sont toujours munis de roues à aubes.
37Le trafic des excursionnistes ne revêt toujours pas une grande importance au port de Calais, en regard de ceux de Boulogne. Encore nous faut-il pouvoir vérifier s’il s’agit bien du même type de voyages. Des contraintes physiques liées à la conception même du nouveau port contrarient, il est vrai, les possibilités de croissance à Calais. On voit mal comment des paquebots supplémentaires pourraient stationner sur des quais en cours de démolition ou de construction, déjà encombrés par les navires des services réguliers. L’affluence des bâtiments Scandinaves à la belle saison, précisément celle où se déroulent les excursions, ajoute à la confusion. En 1884, trois navires différents apportent et remportent à peine 741 voyageurs, en 7 voyages.
38Le développement des stations balnéaires du sud de l’Angleterre provoque, après 1885, un afflux de voyageurs à bon marché. Forbes, directeur du Chatham à Douvres, écrit à la Chambre de Commerce de Calais en 1890 : « There is still a very large population who might be attracted to Calais in the summer months, as no doubt you are aware there is a great number of people visiting watering places on our coast, namely, Margate, Westgate, Deal and Dover »11. Pour l’année 1889, il estime à 16.200 le nombre de passagers débarqués par les navires réguliers de sa compagnie porteurs de billets d’excursion valables un jour. Le chiffre officiel de la Chambre de Commerce est de 16.782, ce qui représente 56,9 % des passagers entrés sur les malles anglaises et 11,1 % de tous les passagers entrés au port de Calais cette année-là.
39Le succès apparaît étroitement lié à l’Exposition universelle et les deux années qui suivent ne voient passer que 175 puis 312 excursionnistes, alors qu’à Boulogne la masse de cette catégorie de voyageurs ne cesse de croître, explosant littéralement après les mécomptes de 1889, de 10 % du trafic total en 1889 à 40,6 % en 1893 et 61,1 % en 1896. La concurrence entre les deux ports s’établit alors au profit presque exclusif de Boulogne.
40La différence de nature entre les deux ports pour le trafic des excursionnistes apparaît nettement. On peut constater d’abord pour Calais, l’éphémère insertion des excursionnistes dans le trafic classique. Pendant l’Exposition, Calais prend la meilleure part en raison de l’affluence lors des fêtes de l’inauguration du port, mais le mouvement de longue durée, qui fait de Boulogne depuis 1820 une ville de plaisance, reprend vite le dessus, cependant que Calais conserve une part équivalente au dixième de l’activité touristique de Boulogne.
41Dès la formation du Grand-Calais, un conflit d’intérêt oppose le petit commerce de Calais-Nord, décidé à « favoriser les excursions par tous les moyens en son pouvoir »12, à la Chambre de Commerce, forte d’une législation toute neuve qui l’autorise à percevoir une taxe de un franc par voyageur entré et sorti du port. Par l’intermédiaire du Conseil municipal, les commerçants demandent l’exonération de cette taxe pour les excursionnistes qui viendraient ainsi plus nombreux dépenser leur argent dans les murs du « Vieux-Calais », et, pourquoi pas, jusqu’à l’ancien Saint-Pierre. La Chambre de Commerce se dit contrainte de refuser pour trois raisons : d’abord la loi du 1er septembre 1884 ne peut être modifiée de son fait, d’autre part l’emprunt nécessaire aux grands travaux est garanti sur la perception de cette taxe des voyageurs, enfin, cette dernière est le résultat d’un « accord verbal » avec les Chambres de Commerce des ports concurrents de Boulogne et Dieppe.
42Point d’accord verbal en ce qui concerne la rivalité de Calais et Boulogne pour le service postal dont les derniers avatars datent de 1885 et 1896. En 1885, lorsque la ville de Boulogne réclame le transport des malles par son port, les arguments de l’avocat calaisien Adolphe Darquer sont ceux de la défense d’un Calais maritime mais également ceux du nouveau Grand-Calais :
« La conservation du service postal intéresse ici, au point de vue local, une quantité assez grande de personnes et des industries assez importantes pour que dans notre ville de 50.000 âmes, la plus peuplée du département, on doive considérer la question comme d’intérêt public. Notre grande fabrique de tulle tient essentiellement à ne pas cesser d’être sur la grande route de Calais à Londres, comme à ne pas voir sa correspondance de tous les jours avec l’Angleterre ne plus lui arriver que par un détour. De nombreuses familles de capitaines et de marins attachés aux paquebots français demeurent à Calais et nous quitteraient en cas de changement. La rapidité nécessaire du chargement et du déchargement des dépêches et des bagages occupe une corporation considérable d’ouvriers ; le pilotage, le service des bateaux d’aide ou des lamaneurs, la nécessité pour les voyageurs qui empruntent les paquebots-poste de se réconforter avant et après la traversée sont pour l’industrie calaisienne et pour les revenus communaux, l’occasion de produits très importants. A côté de cela, et de tout ce qui suit le mouvement journalier des paquebots-poste, il y a pour la ville de Calais une sorte de gloire traditionnelle à conserver et d’honneur à ne pas perdre son titre séculaire de port principal de communication entre la France et l’Angleterre »13.
43La concurrence avec Boulogne est plus âpre que jamais. Elle est ravivée à l’approche de l’adjudication du service postal, prévue pour le 4 mai 1894. Tandis que la Chambre de Commerce de Boulogne demande sans succès le report de l’adjudication au 4 novembre, la presse populaire britannique, favorable à Boulogne, ne manque pas de dénoncer les difficultés de Calais, que ce soit à propos du choléra ou des détournements de trafic dus à la tempête. La correspondance qui est conservée à ce propos entre Forbes et le Président Darquer montre que la Compagnie anglaise est complètement solidaire de son port continental. En juin 1893, The Standard annonce que 150 personnes ont succombé à la suite du choléra qui règne à Calais. Forbes, affolé, écrit à Darquer : « The effect is déplorable, as most of the evening papers hâve issued large posters with such alarming words as these Choiera at our doors, Choiera at Calais. You can imagine the harm that this will do us and you »14. Il suggère à la Chambre de Commerce « a strong démenti ». Nouvelle attaque le 27 novembre, cette fois-ci c’est le très respectable Times qui se souvient de l’existence d’une vieille route par Boulogne pour la Poste, à l’occasion de la suspension momentanée du service vers Calais. Il ajoute que Boulogne « … is at présent not a mail port, but this is not a reason to militate against its becoming one ». Forbes est amené à répondre immédiatement dans le même journal que les malles de Calais sont sorties normalement le 19 mai alors qu’aucun navire n’a pu quitter Boulogne ou Folkestone les 18 et 20 mai. Ce genre de coup de presse se reproduit en 1897, lorsqu’un journal parisien titre sur « la peste à Calais », sous prétexte qu’un navire infesté en Inde par la maladie est entrée à Londres.
44C’est finalement la Compagnie du Nord qui devient adjudicataire du service par Calais. Dès la nouvelle connue, la compagnie de chemin de fer demande à la Chambre de Commerce de l’aider « soit en lui allouant une subvention, soit en abandonnant certaines taxes à son profit »15. Il s’agirait, tout bonnement, du droit de tonnage et de l’exemption pour les billets directs du droit de un franc par passagers qui alimente le remboursement de l’emprunt pour les travaux du port. Sans complexes, la compagnie ajoute que « pour atténuer le sacrifice auquel elle consent (elle) fera tous ses efforts pour développer le trafic des voyageurs entre Calais et Douvres en établissant des tarifs qui ramèneront par cette voie des passagers plus nombreux »16. Il faut attendre 1897 pour que la Chambre de Commerce consente à abandonner la taxe des voyageurs en direction de l’Allemagne et de la Suisse et jusque là le Nord ne fait aucun effort sérieux pour mettre en œuvre son contrat postal.
45En 1895, les navires à aubes ont fait leur temps, non seulement en raison de leur mode de propulsion grand dévoreur de charbon, mais également en regard des qualités de confort que la clientèle, même peu fortunée, commence à exiger pour aller ou revenir d’Angleterre. Ne disposant d’aucun navire, la Compagnie du Nord se contente de louer ceux du Chatham jusqu’à l’achèvement de la construction de ses propres paquebots. Après une période faste, liée au grandes améliorations entraînées par la construction du nouveau port, le service Calais-Douvres doit désormais compter avec une reprise extrêmement dynamique du passage boulonnais. A Calais, alors que les atouts touristiques sont inexistants et que le soutien de la Compagnie du Nord n’est pas acquis, s’ouvre une nouvelle période d’incertitudes et de déconvenues.
La Chambre de Commerce concessionnaire du port
46La conséquence la plus novatrice des travaux du nouveau port réside dans la prise en main par la Chambre de Commerce de l’outillage portuaire. Par conséquent, la Chambre s’intéresse de plus près aux destinées commerciales du trafic des marchandises, au moment où celui-ci s’ouvre largement sur le monde entier. L’institution consulaire est, d’autre part, de plus en plus influencée par des entrepreneurs liés à l’industrie du tulle, mais négociants transitaires et courtiers continuent d’y jouer un rôle fondamental.
47La Chambre de Commerce connaît des tranformations dans son ressort et dans sa composition. En 1886, au plus fort de la crise financière qui ébranle l’économie calaisienne, le canton de Desvres est retiré du ressort de la circonscription de la Chambre de Commerce de Calais au profit de celle de Boulogne, entérinant un état de fait ancien, la question est disputée entre les Chambres de Commerce de Boulogne et de Calais depuis la création, en 1872, de celle de Montreuil-sur-Mer. La Chambre de Calais conserve son influence directe, malgré les revendications de celle de Boulogne, sur le canton de Marquise et, en particulier, sur les mines du Boulonnais. Depuis l’achèvement de la ligne de chemin de fer vers Boulogne, les mines et carrières de la région de Marquise alimentent au moins trois secteurs importants de l’économie calaisienne : une partie du trafic du port pour l’usine métallurgique de Marquise, les travaux publics pour le port, la ville et les fortifications, mais également l’industrie du bâtiment privé de Calais et de l’ancien Saint-Pierre.
48Durant la phase de retour au protectionnisme, entre 1885 et 1892, la Chambre de Commerce de Calais s’affirme comme un défenseur du régime libre échangiste, consacré par la période antérieure au krach, au cours de laquelle l’industrie tullière a connu, malgré des difficultés, une croissance inégalée. Les négociants et industriels appartiennent indistinctement à la Chambre Syndicale des Fabricants de Tulles et Dentelles de Calais, créée en 1883 et à la Chambre de Commerce, comme le montre la composition du Comité de Défense des Tulles et Dentelles Mécaniques, formé en 1890 pour défendre les intérêts du commerce calaisien face au renouvellement des traités de commerce. Ce Comité est dirigé par le président de la Chambre de Commerce, Adolphe Darquer et son vice-président Henri Herbelot, tandis qu’Henri Hénon et Guillaume Fournier les assistent : Hénon est alors trésorier de la Chambre de Commerce et vice-président de la Chambre Syndicale des Fabricants de Tulle, tandis que Fournier est membre de la Chambre de Commerce et président de la Chambre syndicale. L’osmose est donc presque complète et la séparation entre les instances des deux anciennes communes n’est plus de mise.
49La base représentative de la Chambre de Commerce s’élargit à la suite de la réunion des deux villes et en 1886, le nombre des membres passe de 9 à 12. Depuis la loi de 1872, la Chambre de Commerce est élue par un collège composé de patentés. Leur proportion s’accroît entre 1891 et 1900, passant de 7,7 % à 10,5 %, mais il faut attendre 1908, pour que la Chambre soit composée obligatoirement sur la base des catégories professionnelles : 4 sièges réservés à l’industrie de la dentelle, 7 sièges pour le port et 4 pour des marchands. Les deux catégories que l’on pourrait considérer comme non maritimes recèlent en fait des représentants d’intérêts très proches du port, en particulier les négociants en bois. Après les rigueurs du Second Empire, le renouvellement des élites de la Chambre est plus net : entre 1878 et 1897, on voit apparaître 17 nouveaux membres alors qu’ils n’avaient été que 11 dans les deux décennies précédentes. Parmi eux, les hommes nouveaux issus de l’industrie tullière de Saint-Pierre s’affirment, avec les fabricants J. Mussel en 1878, Jules Hembert en 1882, Henri Herbelot en 1884, et surtout Henri Hénon et Jules Debray en 1886, ainsi que Louis Cordier en 1890. Les courtiers sont représentés par Adolphe Henry et Georges Foissey, admis en 1880 et 1888, ainsi que les grands négociants en bois tels Emile Valdelièvre en 1886, Edmond Pagniez en 1888 ou Alexis Valdelièvre en 1898.
50Afin de marquer le consensus économique qui doit permettre la construction économique du Grand Calais, les négociants élisent avec constance des présidents qui représentent les deux secteurs de l’économie calaisienne : Paul Philippe Dévot (1879-1884) descendant d’une grande maison de commerce de Calais, est fabricant de tulle, Eugène Fournier (1884-1889) est également négociant et fabricant, tandis que le président Adolphe Darquer (1889-1902) est à la tête d’une entreprise de transit maritime et d’une fabrique de tulle pour laquelle il est associé avec Bacquet. Entre 1880 et 1890, la Chambre possède un propagandiste particulièrement intéressé par les questions portuaires en la personne de son secrétaire rédacteur Frédéric Le Roy. Il est remplacé par l’avocat Alfred Néel de 1890 à 1917, sans doute moins marqué par les conflits d’intérêts entre le port du Vieux-Calais et l’industrie du tulle de l’ancienne ville de Saint-Pierre. Néel est le premier à porter le titre de secrétaire général de la chambre consulaire, titre qui devait se transformer, après la Grande Guerre, en celui de directeur des services administratifs, dénotant la relative sophistication de l’institution à la veille du premier conflit mondial. C’est en prospectant les marchés susceptibles d’enrichir le trafic du port que la Chambre de Commerce devient un instrument économique encore plus performant, relayant en somme le travail des courtiers. L’exemple du trafic des minerais est révélateur de cette nouvelle tâche de l’institution gestionnaire du port.
51Doté d’un bassin à flot de forte capacité, le port est désormais capable d’accueillir régulièrement les navires les plus modernes. La Chambre de Commerce cherche à lutter avantageusement avec ses concurrents, alors que la politique de l’Etat consiste plutôt à favoriser Dunkerque pour lutter contre la concurrence d’Anvers. Seule l’arme des droits de port peut permettre aux Calaisiens de détourner une partie du trafic du port flamand. En 1894, le consignataire Jean Mulard résume bien la situation des entrepôts destinés aux grains et farines : « Des meuniers et des importateurs importants m’ont souvent dit et répété que nos tarifs de magasinage étaient en grande partie la cause des délaissements de leurs navires du port de Calais. Le port de Dunkerque est pour nous un concurrent presque insurmontable »17. Dès 1891, la Chambre de Commerce étudie la question du passage des minerais destinés à la Société Anonyme des Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de Denain et d’Anzin. Pour un vapeur de 1.000 tx de jauge nette et 1.800 t. de port, les frais s’élèveraient, selon ce premier compte, à 3.193 Francs à Calais et à 3.860 Francs à Dunkerque. Le débargement sur les quais de Calais serait 17 % moins cher qu’à Dunkerque en raison de frais de port et de déchargement moins importants. Une vision plus fine des droits payés permet de réaliser que c’est la modicité de la taxe locale qui devrait permettre au port de Calais de concurrencer brillamment son puissant voisin. Alors que ses frais de pilotage sont plus importants, le gain n’est plus alors que de 15 %. En réalité, cette différence ne semble pas jouer un rôle majeur pour les affréteurs dont le tarif est identique pour Calais ou Dunkerque. Les navires venant d’Espagne sont affrétés « pour un port quelconque entre Bordeaux et Hambourg »18 à un taux uniforme. La Chambre considère qu’en diminuant ses droits de port elle fait un sacrifice sur le développement de son outillage public, afin que le port de Calais reçoive des importations considérables de minerai de fer d’Espagne.
52Le trafic est destiné à la gare de Berguette desservant les installations des Aciéries de France. Les importations de minerai espagnol progressent régulièrement, passant de 35.489 tonnes en 1892 à 123.640 en 1897, soit respectivement 11,8 % et 31.3 % du trafic total des pondéraux importés au port de Calais. Malheureusement pour ce dernier, un revirement de politique tarifaire de la Compagnie du Nord, appuyé par le Comité Consultatif des chemins de fer dont le rapporteur est Clément Colson, met fin à cette progression. Le tarif de Calais à Berguette passe à 1.64 Francs alors qu’il est de 1.42 Franc par Dunkerque et 1.85 par Boulogne.
53Constructeur et gestionnaire des capacités de stockage, la Chambre de Commerce s’efforce d’une façon plus générale de pratiquer une politique économique concurrentielle à l’aide des nouvelles infrastructures inaugurées par Carnot. Elle doit très vite déchanter et s’aperçoit, dès 1890, que ses droits de magasinage sont trop élevés pour les négociants qui pourraient achalander les entrepôts et elle est rapidement contrainte à accepter une diminution de ces droits.
Le nouveau port et le Grand Calais
54Les conséquences topographiques et démographiques de la construction du nouveau port et du démantèlement des fronts est et sud restent à étudier pour elles-mêmes. Nous n’esquisserons ici que quelques traits d’une géographie urbaine encore inconnue. Tout au long des années 1880, l’agglomération de Calais et Saint-Pierre apparaît comme une commune écartelée et peu attrayante aux touristes qui la traversent, de plus en plus rapidement, pour se porter en grand nombre vers Boulogne, ville de plaisance. Les vastes zones dégagées par les glacis des fortifications de l’Est ne s’urbanisent pratiquement pas. Au Nord, le front toujours militarisé ne permet pas le développement d’installations balnéaires dignes de ce nom, ni de chantiers de construction navale permettant à la pêche artisanale de continuer à se soutenir.
Une commune écartelée
55Le Grand Calais, devenu commune unique, est encore loin de former une ville. En 1885 ou en 1889, c’est la juxtaposition d’ensembles urbains détachés, de zones portuaires et d’ouvrages de défense, composant un paysage chaotique, entrecoupé de vaste zones inhabitées.
56Les terrains de l’ancien front nord de la Place de Calais, déclassés par la loi du 21 avril 1879, sont remis, à titre provisoire, au service maritime des Ponts et Chaussées le 16 octobre 1883 pour être affectés aux travaux d’extension et d’amélioration du port. C’est, par conséquent, avec l’administration des Domaines que la ville de Calais doit négocier. Ces tractations se poursuivent tout au long de l’année 1883, cependant que le député Alexandre Ribot se diligente à Paris afin de promouvoir les intérêts du port et de la ville. Il semble téléguider les propositions que le maire Omer Dewavrin soumet à l’Etat. Au début d’avril, il suggère que si la ville acceptait de réaliser les travaux de viabilité des nouvelles rues à créer, le gouvernement serait prêt à céder les terrains du front sud presque gratuitement. Il suffirait pour cela que les voies tracées sur le papier soient effectivement ouvertes et équipées du pavement, de l’éclairage et d’égouts. En définitive, la ville achète les terrains et le sol des rues pour la somme de 121.000 Francs. En outre, afin de parachever la démilitarisation des interfaces urbano-portuaires, le domaine de la grande voirie maritime se substitue aux anciennes limites des terrains militaires. Les travaux de dérasement des fronts est et sud sont alors entrepris, en même temps que ceux de la construction du bassin de batellerie. L’ancien Front sud devient un vaste passage de deux types de communication, le canal et les voies de chemin de fer, multipliant tranchées, ponts et passages à niveau entre les deux communes de Calais et Saint-Pierre en passe d’être réunies sur le plan administratif.
57La situation et la conformation de la Gare centrale, inaugurée en 1890, se ressent de la dualité qui existait entre Calais et Saint-Pierre et la forme du bâtiment consacre plutôt leur désunion que leur union. Cette gare devait d’ailleurs, à l’origine, porter du côté nord l’indication « Calais » et du côté sud « Saint-Pierre » ! De graves inconvénients résultent de la double disposition du bâtiment des voyageurs : la gare comporte deux entrées et deux sorties et la traversée des voies de chemin de fer se fait à niveau. En fin de compte, son emplacement, pensé au moment où les deux communes se refusent à toute union, devient, après 1885, le symbole de leur ancienne division.
58La loi du 21 août 1881 prévoit le raccordement entre la Gare centrale et la Gare maritime : le chemin de fer doit être établi sur les terrains domaniaux séparant les deux anciennes communes. Les voies ferrées et leurs annexes forment entre les deux espaces urbanisés comme une ceinture de fer, franchie par six passages à niveau. La séparation spatiale des deux villes, réalisée dans les faits, était ressentie dès 1885 par Eugène Bellart, président honoraire de la Chambre de Commerce, comme un sacrifice nécessaire au fonctionnement rapide du Service postal, porteur du trafic des voyageurs. En effet, l’installation des voies ferrées dans la zone inhabitée séparant Calais-Nord et Calais-Sud a pour but d’éviter un rebroussement nuisible à la rapidité des trains internationaux. Sans doute, ces impératifs techniques ont attisé la rivalité et les divergences d’intérêts des deux anciennes municipalités et n’ont pas facilité des projets de fusion par un quartier de jonction, dont personne ne semble avoir voulu à l’époque.
59On peut considérer que la station balnéaire est sacrifiée aux nécessités de la défense du front de mer entre 1874-et 1892 étant donné que le desserrement des contraintes militaires sur le littoral aurait du être le préalable nécessaire à son développement alors que l’extension de la ville et du port vers l’Ouest paraît très aléatoire. Les efforts de la Chambre de Commerce pour favoriser le Comité Reuver en 1872 s’expliquent sans doute par la volonté de promouvoir le développement portuaire dans cette direction, c’est-à-dire dans le prolongement du bassin à flot achevé en 1842. La réalisation des cuves à pétrole par Adolphe Darquer en 1886 est la seule nouveauté dans cette partie du port délaissée par les grands travaux pour des raisons militaires. La déception est grande dans les milieux calaisiens d’apprendre que la Place de Calais demeure de premier ordre dans le système de défense. En effet, la loi du 27 mai 1889 ne fait que déclasser immédiatement quelques ouvrages détachés de la Place dans sa partie ouest : la redoute des Crabes, le fort Nieulay et la Redoute N° 31, ainsi que celles des Salines et du Vivier. L’ensemble des glacis et la Citadelle demeurant les points forts de la place. Malgré tout, face aux nouvelles pressions économiques exercées sur les impératifs de Défense par le commerce calaisien et l’administration des Ponts et Chaussées, le Génie élabore en 1891 un projet de délimitation des terrains militaires destinés à être concédés au service maritime. Mais il y a loin du déclassement au démantèlement. Le bassin des chasses de l’ouest, baptisé bassin des dunes, où végètent encore quelques constructeurs de navires, reste terrain militaire. La zone n’est pas prête au déclassement, étant donné qu’en 1895 les officiers du Génie, comme Vauban trois siècles plus tôt, songent toujours à l’inondation de la partie comprise entre la citadelle et le fort Nieulay dont c’est la raison d’être. Le temps nécessaire à la tension de l’inondation défensive est estimée à 32 jours, mais les militaires rêvent de le réduire pour inonder le plat pays et faire de Calais cet îlot de résistance conçu par l’ingénieur de Louis XIV. Il est pathétique de constater que le principal argument des militaires pour la conservation du rôle défensif de cette partie du port consiste à affirmer que les dragues suceuses suffisent amplement et que le bassin des chasses est inutile à cette fin.
60Alors que le développement urbain en front de mer est anéanti, l’extension du port à l’Est provoque la création d’un nouveau quartier dit du « Petit Courgain » entre le bassin Carnot et la partie est de la nouvelle enceinte. Sa population est composée en partie de marins issus du vieux Courgain maritime qui pratiquent la petite pêche dans le bassin des chasses de l’Est, rapidement baptisé par eux « Flaque à guerlettes », se livrent à la pêche aux vers de mer alimentant les cordes des petits bateaux de Calais, ou à celle des crevettes qu’ils vont vendre en ville. L’insalubrité du quartier encore mal drainé et la possibilité de grands potagers attire également la population ouvrière non maritime, qui trouve une embauche de proximité avec les déchargements de navires et l’installation de l’Usine des Téléphones en 1890, suivie avant 1914 par de nouvelles industries.
La crise de la pêche
61Au moment où la zone portuaire connaît des transformations sans précédent, et alors que l’industrie tullière prend un essor incomparable malgré la crise, la pêche est touchée par le marasme général et semble incapable de se reconvertir en se modernisant. L’année 1879 marque le renversement de la croissance de la flottille, amorcé en 1845. Le nombre d’unités armées atteint 158 et le tonnage des chalutiers de plus de 15 tx, armés par les marins résidant à Calais à l’exception des embarcations de plage de Wissant et Waldam, passe de 2.770 tx en 1882 à 1.276 en 1897. D’autre part, le nombre des bâtiments qui sont désarmés augmente, atteignant onze en 1883, un chiffre qui signale l’abandon de l’activité halieutique par certains patrons et équipages. La crise devient difficulté prolongée à partir de cette époque. Les produits et les armements continuent à stagner jusqu’à l’apparition des premiers bateaux de pêche à vapeur en 1895.
62La construction navale connaît de graves difficultés dans la période d’achèvement du nouveau port. A partir de 1880, le tonnage des navires construits à Calais s’effondre pour ne plus représenter que 9 unités en 1882 soit 55 tx ! On peut se demander si ce déclin est la cause ou la conséquence de la crise de la pêche, même si les difficultés du temps l’expliquent déjà en partie. La production des minuscules chantiers calaisiens n’a jamais été considérable, mais dans les années d’apogée de la pêche, ils parvenaient à produire d’excellentes embarcations. En 1877, date de l’activité maximum, on a frisé les mille tx (951 tx), soit 37,3 % de la production des chantiers artisanaux du département du Pas-de-Calais. Après 1879, le tonnage des bâtiments construits dans les chantiers du littoral diminue de moitié, de 1.853 à 929 tx en 1882 et, parmi eux, les chantiers calaisiens connaissent l’effondrement le plus spectaculaire. D’après les reconstitutions que l’on peut effectuer grâce aux registres d’armement, il est probable que dans les années précédant la crise, un quart des constructions ait été vendu en dehors du Quartier maritime, ce qui représente une jauge annuelle de 60 à 360 tx. Mais, à partir de 1873, les difficultés de livraison des bateaux de pêche, destinés à d’autres ports font plus que douter de l’avenir des chantiers.
63Les conditions d’armement et de rémunération qui impliquent constructeurs de bateaux et écoreurs se transforment entre 1878 et 1897, mais la mutation vers le salariat qui se produit à Boulogne n’a pas lieu au port de Calais où perdure le système de l’écorage, simple avatar du système de l’hôtage d’Ancien Régime. Les structures de production n’ont pas changé depuis le début du Second Empire. Il faut attendre le milieu des années 1890, et l’introduction des cordiers et chalutiers à vapeur, pour que la répartition des profits de la pêche change. Celui des écoreurs est réduit en apparence par rapport à la période précédente. Alors que « le bateau » partageait la moitié du produit brut de la pêche, il n’en prend plus que 26,7 % dans le compte de 1895.
64D’après le Recueil des usages locaux de 1880, il est possible de décrire quatre cas de figure dans lesquels interviennent deux variables fondamentales de la pêche : le revenu brut et le montant des avaries. Le premier dépend des migrations des poissons et des prélèvements qui sont effectués sur la ressource halieutique. Il évolue de 8.000 à 16.000 Francs par an et par bateau suivant les saisons. Le montant des avaries supportées par le bateau est conditionné par les conditions atmosphériques. Il représente de 3.000 à 4.000 Francs. Il faut changer les agrès de pêche perdus et remplacer les parties endommagés du gréement et de la coque. En conséquence, les estimations des variables induisent un rapport de un à trois du revenu net servi à l’équipage.
65L’armateur chargé par le Juge de Paix Frédéric Le Roy de commenter les usages locaux décrit la manière dont les bâtiments de pêche sont gérés : « Le patron propriétaire qui touche pour la part de son bateau, cinquante marées à 97,70 Francs, soit 4.885 Francs, trouve à sa charge : les 1.040 Francs de gratification de l’équipage et toutes les fournitures et l’entretien d’agrès de pêche, de voiles, etc… Tel bateau peut-être gagné en quelques années, six à huit ans en raison de son prix de revient très élevé, tandis que tel autre ne l’est jamais ». Ces remarques ont pour but de démontrer que les patrons propriétaires ne peuvent gérer leur armement qu’avec difficulté et que les écoreurs sont d’une utilité absolue pour le maintien de la pêche à Calais. D’ailleurs pour cet « armateur compétent » qui évite de donner son nom, si les patrons ont pu devenir propriétaires, c’est par suite « des facilités qui leur sont accordées par les écoreurs et les fournisseurs de tout ce qui constitue l’armement ».
66Les écoreurs de 1850 n’étaient pas tous constructeurs, mais peu à peu, ce secteur de l’artisanat halieutique tombe entre les mains de petits entrepreneurs capables de dominer le marché de la pêche par le biais des dettes sur le capital de départ. Ils prêtent de l’argent au patron pour faire construire son bateau, ensuite ils dominent un « comptoir de pêche » par les avances sur les réparations. Vers 1850, c’est lecoreur qui doit avancer la somme nécessaire à la mise à l’eau du bateau et, par la suite, il fait office d’intermédiaire entre le patron et le charpentier. En 1873, les constructeurs, qui se disent « poussés à la ruine et au désespoir par la Chambre de Commerce » car elle les oblige à déménager leurs chantiers, décrivent eux-mêmes leur mainmise sur une bonne partie de la flotte artisanale :
« C’est à nous constructeurs, à nos avances et aux avantages que nous faisions à ceux qui nous font construire, que cette augmentation (des armements) est due. Voici comment. Il suffit qu’un matelot offre certaines garanties de moralité et d’intelligence pour qu’il soit bientôt patron reconnu d’un bateau de pêche dont la coque et les bois ronds valent 8.000 à 8.500 Francs, à la condition de payer lors de la mise à l’eau une somme de 1.800 à 2.000 Francs et de parfaire la somme au moyen de paiements mensuels de 100 Francs chaque mois jusqu’à parfait paiement, ce qui arrive en quatre à cinq ans en moyenne. Dans aucun autre port, les constructeurs ne font de semblables avances aux patrons de pêche, bien au contraire, le parfait paiement est exigé à la mise à l’eau »19.
67Ces pratiques expliquent à la fois la prospérité des années du Second Empire et de la période 1870-1879. puis la gravité de la crise des années 1880 pendant lesquelles le crédit est resserré. Echappant en partie aux écoreurs vers 1860, les patrons sont donc tombés entre les mains des constructeurs, certains charpentiers avaient pu accumuler quelque capital qu’ils prêtent aux patrons, ajoutant à l’endettement que ceux-ci accumulent auprès des fournisseurs.
68Entre 1880 et 1895, le nombre des bateaux de pêche pratiquant le chalut armés par le port, à l’exclusion des petites embarcations des plages de Wissant et de Waldam, demeure relativement stable autour de quatre vingt-cinq. La statistique donnée dans les volumes consacrés au résumé des travaux de la Chambre de Commerce contient pour ces seize années le nombre de navires qui, étant inscrits au port, n’ont pas été armés réellement. Les armements semblent donc avoir atteint le seuil qui permet leur maintien sans trop de dommage, cependant que la crise de 1886 élimine un dixième des armements. Ceux-ci se reconstituant dès que les difficultés commencent à s’estomper.
69Les difficultés dues à la crise ont plusieurs conséquences moins visibles sur l’activité halieutique qui ne laissent pas présager un essor postérieur : une faible modernisation des bateaux et un recours de plus en plus important à des unités construites dans d’autres ports. Depuis l’adoption de la glace en 1876, la seule innovation qui améliore les rendements est l’adoption du cabestan à vapeur. Or en 1892, Frédéric Le Roy constate qu’une seule unité de la flottille calaisienne est équipée d’un moteur à vapeur pour le relèvement des filets, le halage et la manœuvre des voiles. En 1897, la moitié des bateaux de pêche de quelque importance, au dessus de 17 tx, est âgée de 10 ans ou plus alors que cette proportion n’était que de 31,8 % en 1882 et seulement de 19,7 % en 1866. C’est donc d’une flottille vieillie dont dispose les marins calaisiens, ce qui provoque des accidents d’autant plus nombreux que les coques et les gréements de ces bateaux sont fatigués.
70La période est marquée par une baisse des revenus des pêcheurs. En 1878, sur les grands chalutiers, le revenu par homme, même divisé par deux pour donner sa part au « bateau », est assez élevé. Douze ans plus tard, l’armateur rédigeant les usages locaux estime à 742,50 Francs le revenu annuel d’un matelot, en dehors des gratifications que le patron est susceptible de lui octroyer en fonction de la qualité de son travail à bord et qui, en cas de mévente, sont sans doute transformées en nature. Cela donne un revenu de 14,25 Francs par semaine. Or dix ans plus tard, nous recueillons des chiffres qui laissent supposer une dégradation du revenu annuel. En 1890, on passe de douze Francs (qui est peut-être un maximum étant donné les variations annuelles) à huit Francs dans le premier trimestre. En 1892, le revenu du matelot n’est plus que de 6,50 à 15 Francs au fur et à mesure que l’on entre dans la saison d’hiver, les apports de hareng permettant sans doute de retrouver pendant quelques semaines le revenu habituel.
71La pêche côtière qui constitue la ressource essentielle des pêcheurs de Calais, est donc la plus hasardeuse et la plus risquée qui soit : à certains moments, en particulier l’été, elle est nulle. En hiver, lorsque les pêcheurs prennent des risques en s’éloignant de la côte, les circonstances météorologiques font que « la tempête et les avaries d’agrès font perdre une partie des résultats »20. Touchant une économie fragilisée par un crédit incertain et concurrencée par des emplois moins dangereux et surtout plus rémunérateurs, il est probable que la crise des vocations se poursuive, même si l’atavisme familial reste fort.
72La grande pêche, faute de capitaux investis à Calais dans l’industrie tullière, ne connaît que des essais sporadiques, comme cela fut le cas dans les décennies passées. En 1879, a lieu le dernier armement pour l’Islande, d’ailleurs unique en son genre depuis 1873.
L’environnement industriel du port
73Le krach éclate à Calais à la fin de la crise bancaire lyonnaise, ouverte en novembre 1881, et qui dure en dépression jusqu’en 1886. Il marque le déclin de l’emprise bancaire ancienne du « Vieux Calais » et les difficultés de constitution d’un système bancaire financé en partie par les fabricants ou les commissionnaires en tulle du Grand-Calais. La disparition des dossiers de faillites de la période ne permet pas de mesurer l’ampleur des difficultés vécues par telle ou telle entreprise. Il est raisonnable de supposer que les milieux purement portuaires, ceux des commissionnaires ou des transitaires, impliqués d’une manière ou d’une autre dans d’autres activités que celles du textile, ont été touchés par la crise du crédit, autant que les fabricants eux-mêmes.
74La stagnation de la valeur des exportations, entre 1887 et 1893, témoigne des difficultés des marchés extérieurs, mais jusqu’en 1887, sa croissance est très forte. On passe de 32 millions de Francs en 1879 à 98,5 millions en 1887. Les estimations de la production de la Fabrique s’élèvent à 98 millions de Francs en 1879, à 120 l’année suivante, puis à 120 de 1880 à 1882. Elles chutent à 40 millions en 1887 et 1888. Jusqu’en 1893, les conséquences du krach se font sentir et les exportations ne dépassent plus cent millions de Francs par an. La croissance reprend ensuite un rythme très soutenu jusqu’en 1905. Sur le plan régional, la part des exportations de produits textiles passant par Calais s’accroît de 10 % à 30 % en 1887. Le marché d’exportation textile a peut être eu tendance à se concentrer par la voie de Calais avant, puis pendant la crise, étant donné la difficulté d’expertise des tulles et dentelles, de plus en plus variés, offerts aux marchés extérieurs. Le trafic des métiers et de leurs accessoires importés d’Angleterre se stabilise probablement, à la faveur du suréquipement réalisé par la Fabrique entre 1879 et 1883 : nous ne possédons pas de statistique des importations de métiers directement employés à Calais. Cependant, entre 1879 et 1883, le nombre des métiers fonctionnant en ville augmente d’une centaine chaque année, passant de 1.550 à 1.929, puis stagne jusqu’en 1888, pour atteindre le chiffre de 1.829 en 1892. Enfin, la structure de la fabrication est bouleversée : la part des tulles de coton passe de 20 millions de Francs en 1879 à seulement 2,5 millions en 1892.
75A la suite du krach bancaire et industriel de janvier 1886, l’ancien Saint-Pierre monopolise désormais la majeure partie de la vie économique, sociale et politique de la nouvelle agglomération. Les deux chefs socialistes qui émergent à la faveur de la crise sociale qui secoue la ville dans les mois qui suivent le krach, Salembier et Delcluze sont très éloignés du monde maritime. Tous deux ont vécu uniquement à Saint-Pierre et travaillé dans l’industrie du tulle de l’ancienne commune. Leurs préoccupations sont entièrement tournées vers les ouvriers de cette industrie, devenue la première activité de la ville depuis bien longtemps. Le débat politique qui les oppose ne fait que commencer, il monopolise l’attention, sans doute au détriment des questions portuaires. Pourtant, face au chômage, et comme en 1848, les travaux du port constituent un remède tout trouvé au sous-emploi. Nous possédons quelques feuilles de journée d’ouvriers employés aux travaux du port à cette époque. Elles nous donnent un aperçu des salaires en usage sur les chantiers mais également de la composition de la main-d’œuvre : en 1881 le salaire journalier varie de 2 à 5 Francs, mais le salaire le plus répandu est de 3,50 Francs. La proportion des ouvriers d’origine ou de nationalité étrangère est difficile à mesurer. Les Italiens et les Espagnols constituent sans doute la plus grande part des immigrés. Ainsi, ce manœuvre italien nommé Giacomo Sartori, est employé en 1881 par les Ponts et Chaussées et l’année suivante au puits d’essai du Tunnel sous-marin à Sangatte. Le recensement de 1881 fait état d’une véritable colonie de terrassiers, que l’on appelle « terrasseurs », de mineurs et de maçons. Sur ces 306 hommes, 259 sont célibataires, 45 mariés et 2 veufs.
76Pour lutter contre le chômage engendré par la crise, le maire Van Grutten entreprend des démarches pressantes afin d’obtenir l’accélération des travaux du port et le démarrage immédiat de ceux de la gare centrale entre Calais et Saint-Pierre. Lors d’une réunion de 800 personnes tenue à la fin du mois de février, le conseiller municipal Cazin annonce au public que la municipalité demande que les ouvriers sans travail soient employés aux travaux du port « en éliminant dans la mesure du possible les étrangers des chantiers nationaux »21. Mais en février 1886, le gel empêche le travail des terrassiers et surtout celui des maçons. Ils sont déjà 150 sans emploi à la fin du mois.
77L’historien de la dentelle Jean Senlis a montré comment la restructuration de l’industrie tullière était impossible en raison des contraintes externes et internes de cette activité22 : la concentration ne se produit pas. Au contraire, à partir de 1897, le nombre des entreprises se multiplie, et on assiste à une véritable explosion de leur création. De ce fait, l’impact du nouveau port sur la diversification industrielle du ressort de la Chambre de Commerce de Calais n’est pas très considérable avant les années précédant la guerre mondiale.
78L’amélioration du port n’avait pas pour but de créer de nouvelles industries, pourtant l’usine de Téléphones vient s’installer « sur l’eau », quelques mois après les débuts de l’exploitation du Bassin Carnot. Si une seule entreprise vient s’implanter au bord du bassin, c’est que les terrains à l’Est restent soumis aux servitudes militaires et que le contexte économique international est particulièrement défavorable en 1890. La Société générale des Téléphones installe son usine à Calais dans le but d’appliquer son programme commercial : construire des câbles sous-marins de télégraphie commandés par l’Etat ou par des compagnies privées, les poser et les entretenir elle-même. Elle participe en 1888 à la création d’une autre compagnie destinée à exploiter le réseau des câbles français, la Société Française des Câbles Sous-Marins. A cette fin, la Société Générale des Téléphones cherche à s’implanter dans un port de la façade nord de la France pour exercer son activité de pointe.
79Plusieurs facteurs déterminent son choix : la Société reçoit la concession des atterrissements du Brésil, ce qui lui permet d’espérer s’implanter durablement en Amérique centrale, à partir des Antilles françaises. D’autre part, l’Etat lui enlève l’exploitation directe de ses réseaux téléphoniques pour les confier à l’administration des Postes. Les liens privilégiés de cette dernière avec Calais, port du service postal, ont peut-être joué un rôle dans la décision d’implantation, mais il est certain que la société doit se lancer dans la construction des câbles sous-marins le plus rapidement possible. L’opportunité offerte par les terrains du bassin Carnot est inespérée. La concordance entre ces deux faits et l’achèvement des infrastructures nouvelles du port de Calais expliquent donc la localisation de l’usine destinée à concurrencer les fabrications anglaises qui dominent alors le marché. Les considérations évoquées par l’ingénieur directeur de la nouvelle usine sont particulièrement éclairantes : l’usine doit, dans l’immédiat, se trouver proche des usines de la Tamise qui fournissent encore une partie des câbles d’atterrissement. Elle doit également être peu éloignée de l’usine de Bezons (Seine et Oise) qui fabrique les âmes des câbles. Le port choisi doit être accessible aux grands navires de l’époque, on ne songe pas un instant à Boulogne, et les difficultés d’accès que connaît alors le port de Dunkerque le font éliminer. L’usine doit être approvisionnée en charbons bon marché, afin d’alimenter ses générateurs, ce qui élimine les ports méditerranéens et conforte l’option d’un port de la Manche ou de la mer du Nord susceptible de recevoir des charbons anglais. De plus, la main-d’œuvre industrielle doit être rapidement formée aux activités d’un travail qui rappellent beaucoup la filature. En définitive, c’est la place disponible en terrain plat, ainsi que le prix du terrain qui semblent déterminants, et permettent au port de Calais de supplanter Le Havre. En mai 1890, la Société achète 20.000 m2, à 150 mètres du quai d’embarquement du Bassin Carnot.
80Dix ans après la crise, en 1897, l’enquête industrielle nous donne des chiffres précis sur les entreprises et la main-d’œuvre du Grand-Calais. Sur ce seul critère, l’industrie tullière regroupe 80,9 % de la main-d’œuvre, et près de 90,5 % en ajoutant les activités directement annexées ou liées : la fabrication des métiers, les teinturiers et apprêteurs, ou l’unique fabricant de rideaux. Sont exclues de cet état les nombreuses activités purement commerciales qui permettent à la Fabrique de fonctionner, ainsi que les emplois situés en dehors de l’agglomération calaisienne.
81En identifiant une à une les 405 entreprises industrielles recensées, on voit que 86 % des ouvriers âgés de plus de 18 ans travaillent dans le tulle ou les industries annexes, plus de 96 % des ouvrières recensées et la plupart des garçons et des filles de moins de 18 ans. En fait, le renouveau est très relatif, puisque les industries indépendantes de l’activité textile ne représentent qu’une part de main-d’œuvre de 9,5 % de l’ensemble, soit à peine 711 ouvriers et ouvrières.
82Au retour de la prospérité, les deux grandes usines créées précédemment, la biscuiterie Vendroux en 1872, agrandie en 1894, et l’usine des Câbles télégraphiques en 1890, représentent à elles seules 203 et 157 ouvriers, soit 28,5 % et 22 % des ouvriers employés dans les industries diverses, mais seulement 2,7 et 2,1 % de l’ensemble de la main-d’œuvre recensée. Les activités maritimes prises en compte par la statistique ne concernent que l’entretien du port, c’est-à-dire les ouvriers employés au dragage et aux équipements destinés à l’outillage du port comme les grues et les machines des écluses ou de la forme de radoub.
83La plupart des petites industries alimentaires de Calais et du Calaisis écoulent leurs produits pour les besoins locaux ou régionaux. Sur les 73 brasseries travaillant dans le ressort de la Chambre de Commerce de Calais en 1898, aucune ne travaille pour l’exportation. Ce n’est pas le cas pour la biscuiterie Vendroux et la sucrerie de Pont d’Ardres.
84La biscuiterie s’installe sur un site industriel déjà ancien, tout proche du pont de Saint-Pierre qui constituait le centre urbain de la petite bourgade de Saint-Pierre au début du siècle. L’association Vendroux, Clément et Verlingue est conclue en juin 1872 pour l’exploitation d’une meunerie et la fabrication et la vente des biscuits de mer et autres. Jacques-Philippe Vendroux, toujours qualifié de négociant à cette époque, est majoritaire puisqu’il apporte 100.000 des 300.000 Francs constituant le capital. Il est associé à un autre négociant, Eugène Fournier, trésorier de la Chambre de Commerce de 1872 à 1882, puis vice-président de 1883 à 1884 et Président de 1884 à 1889 qui apporte 75.000 Francs. La gérance appartient à Louis Clément et Joseph Verlingue, tous deux « propriétaires ». Le second est le véritable directeur de l’usine et réside sur place. En 1884, Jacques-Philippe Vendroux est toujours associé au Président Fournier, mais les deux gérants ont été remplacés par Hippolyte Thouvenin et Emile Brun pour la fabrication des biscuits. A la mort de Vendroux, en 1894, la société est transformée en société anonyme.
85Située en plein quartier de la Nouvelle-France, au bord du canal de Calais à Saint-Omer, ce qui lui permet de communiquer à la fois avec le port et de recevoir ses matières premières du Calaisis, elle crée sans doute une attraction et une relative revitalisation du quartier du pont Saint-Pierre. Comme on le lit dans sa demande de Légion d’honneur, dès la fondation de l’usine, Jacques Vendroux revendique des buts patriotiques sur deux plans : d’abord, celui de la concurrence internationale. Travailler pour la Défense nationale serait une seconde motivation de son activité. Dans l’industrie alimentaire la main-d’œuvre est saisonnière, occupée aux travaux des champs pendant l’été, elle est au chômage pendant l’hiver. Les subsistances militaires sont donc un marché sûr, auquel vient s’ajouter l’approvisionnement en biscuit de mer des armements au long-cours ou morutiers des ports de Gravelines, Dunkerque ou Boulogne. Afin d’améliorer la productivité de son usine, Vendroux demande en 1899 que les époques de fabrication du pain de guerre soient réglées à l’avance et par le port de Calais, dans le but d’intégrer au circuit économique son activité de consignataire au port.
86C’est la proximité du canal qui explique la localisation d’une sucrerie à Pont-d’Ardres. Entre 1882 et 1894, elle emploie à peine 155 à 170 ouvriers et 25 à 40 enfants par saison. Déclarée en faillite en avril 1883, la société Delory et Compagnie est reprise par le groupe Beghin Say quelques années plus tard et, en 1896, elle emploie 1.200 ouvriers au moment de la récolte des betteraves. En 1897, la crise des ventes, qui avait provoqué des stocks considérables est arrêtée par la guerre de Cuba. Le trafic des sucres connaît un essor important et éphémère, comme en témoigne l’évolution du tonnage emmagasiné à Calais de 1890 à 1897. L’entrepôt des sucres, inauguré en 1895, est placé sous le régime des magasins généraux. En 1897, la construction d’un second hangar, capable de contenir 100.000 sacs, est décidée par la Chambre de Commerce, en prélevant les 225.000 Francs nécessaires sur les ressources disponibles de la caisse des péages des travaux du port, dont l’excédent atteint alors un 1,4 million de Francs. L’afflux des sucres est tel que Jacques Vendroux doit transformer en entrepôt réel le magasin de la rue Leveux, contigu à sa résidence. Les expéditions maritimes de sucre, qui atteignaient à peine 9.000 tonnes en 1891, représentent en 1897 76.000 tonnes, soit 43 % du tonnage total des marchandises exportées.
87Le 17 novembre 1898 a lieu, sans grand faste, « l’inauguration commerciale » du port de Calais. Dans l’esprit des membres de la Chambre de Commerce qui organisent cette petite cérémonie, il s’agît de couronner deux décennies de travaux qui ont bouleversé l’aspect et les capacités d’accueil du port. Au seuil du XXe siècle le bilan est assez contrasté : ouverture de plus en plus importante sur le monde mais rareté de l’industrie périportuaire, renouveau du trafic transmanche mais stagnation de la pêche et quasi-disparition de la construction navale. Le krach de 1886 et les difficultés économiques et sociales qui l’ont accompagné ont révélé le caractère chaotique de la croissance saint-pierroise. La crise est d’ailleurs suivie d’une baisse, puis d’une stagnation de la population de l’ensemble de la nouvelle agglomération.
88L’unité des deux villes est loin d’être acquise à court terme et l’année 1897 s’ouvre sur une campagne séparatiste, orchestrée par des notables de Calais-Nord, estimant que la séparation des deux communes réunies en 1885 est devenue nécessaire à la survie de la partie nord. Parmi eux, Hans Apeness, Adolphe Darquer, Delabie, Delsart, Dewatre, l’ancien maire Orner Dewavrin, et Jacques Vendroux. Ils parlent de « mariage forcé », ce qui n’est pas sans rappeler aux Calaisiens de l’époque la longue résistance que certains d’entre eux ont menés contre la réunion. Pour les pétitionnaires, la protection des intérêts du port doit être le seul souci des Calaisiens « affranchis de l’odieuse tutelle de la municipalité actuelle ». La campagne séparatiste n’atteint pas ses buts, mais l’animosité entre les deux parties de la ville perdure bien au delà de la Première guerre mondiale, puisque, consacrant une séparation socioprofessionnelle, voire culturelle, elle s’appuie sur des bases politiques et entretient, comme à plaisir, la querelle de clochers.
Notes de bas de page
1 Ardouin-Dumazet 1883.
2 Pierre Rocolle, 2.000 ans de fortification française, Paris-Limoges, Charles Lavauzelle, 1972,1, 366 p., IL p. 266.
3 Ibid.
4 CCC, séance du 28 janvier 1881.
5 Michèle Crogiez, « Centenaire et républicanisme : 1889 dans le Pas-de-Calais et le Nord », Revue du Nord, LXXIII, 293, oct.-déc. 1991, pp. 663-702.
6 Bertol Graivil, Les voyages présidentiels illustrés, voyage de M. Carnot, Président de la République dans le Pas-de-Calais, Paris, Van Bosch-Paul Boyer, 1889, 45 pages, p. 63.
7 Ibid, p. 70.
8 Ibid., p. 66.
9 Christian Borde, « 1895, naissance d’un monument du Génie portuaire, la jetée Est de Calais >>, Les Dossiers de L’Histoire Calaisienne, 53, juillet 1986, pp. 2-5.
10 Journal de Calais, 5 février 1890.
11 AMC. série O, port : partie financière, Forbes à la Chambre de Commerce de Calais, 6 mai 1890.
12 AMC, délibérations du 16 octobre 1885.
13 Ibid.
14 CCC, dossier trafic des voyageurs, Forbes à Darquer, 16 juin 1893.
15 Ibid., délibération du 26 octobre 1894.
16 Ibid.
17 CCC, dossier Taxes maxima et d’usage ; note de M. Mulard pour le tarif de 1894.
18 Travaux de la Chambre de Commerce de Calais, 1898, p. 104.
19 Ibid. 13 août 1873.
20 ADPC, Rapport sur la situation du département pour janvier 1893.
21 Ibid. M/2104, le commissaire de Police au Préfet du Pas-de-Calais, 28 février 1886.
22 Jean Senlis, De l’industrie des tulles et dentelles à Calais, Lille, Camille Robbe, 1909, 222 p.
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Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est cité par
- Malon, Claude. (2006) Le Havre colonial de 1880 à 1960. DOI: 10.4000/books.purh.7206
Calais et la mer (1814-1914)
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