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Chapitre VIII. Deux villes et un port, 1855-1885
p. 189-224
Texte intégral
1Avant l’achèvement des travaux du programme Freycinet en 1898, les installations du port de Calais restent menacées par les éléments comme le montre cet extrait de la description de la grande marée de février 1876 :
« Nous avons vu la mer couvrir la voie ferrée qui conduit au quai de marée et l’endommager, envahir le plancher de la jetée à hauteur de l’abri de la Société Humaine et retomber dans le chenal, entamer la digue de la crique, détruire deux fois le brise-lames en pierre de taille fortement maçonnée, couvrir nos jetées sur la moitié de leur longueur et enlever deux baraques qui étaient solidement fixées au moyen de câbles, défoncer celle sur laquelle on hisse le feu rouge au bout de la jetée de l’ouest, renverser la haie de clayonnage qui protège le glacis du fort-Risban contre les sables courants, manger la dune sur une largeur de dix à quinze mètres de Calais à Sangatte, enfin saper le mont Blanc-Nez »1.
2Ces incursions de la mer qui menacent Calais depuis sa création au Moyen-Age ne sont plus admissibles à l’ère du chemin de fer où les investissements au sol sont considérables. Mais cette perspective terrienne n’est rien en regard des inconvénients rencontrés par les marins en raison de l’augmentation du trafic, des transformations des caractéristiques des navires et de l’immobilisme de l’Etat dans sa politique de travaux sous le Second Empire à Calais.
Un trafic en expansion dans des infrastructures insuffisantes
3Les statistiques du mouvement de la navigation révèlent une opposition entre la croissance modérée du nombre des navires et celle beaucoup plus spectaculaire de leur tonnage et donc du tonnage total du trafic commercial. De 1857 à 1880, le nombre de navires entrés à Calais passe de 1.539 à 1.999. Un tel chiffre peut paraître utile pour mesurer les ordres de grandeur entre ports et l’importance relative de leur manutention. Cependant, il faut toujours avoir à l’esprit que nous appréhendons mal, à travers ces chiffres, la réalité des opérations commerciales que les navires effectuent dans le port. Le tonnage moyen passe de 134 à 194 tx entre 1857 et 1869. il ne dépasse 200 tx qu’à partir de 1875. Cette augmentation se poursuit pour atteindre 274 tx en 1879, date du renversement de la conjoncture, au moment où les travaux du programme « Freycinet » battent leur plein.
L’abandon des investissements portuaires
4L’arrivée du chemin de fer et l’industrialisation de la tullerie ont marqué pour les édiles calaisiens un tournant si décisif que leur enthousiasme vis à vis des travaux de transformation du port semble quelque peu retombé. Ce sont ceux-là même qui fondaient auparavant leurs espérances de développement sur l’abandon du front sud par les fortifications et le creusement d’un canal qui aurait pu également servir de port intérieur. En 1854, le rédacteur du Journal de Calais fait la remarque suivante : « A vrai dire, cet abandon ne fît pas naître de grands regrets ; l’établissement de la gare sur le port, en y amenant le courant des affaires, avait modifié les idées que l’on s’était formé sur les avantages du canal »2. Rappelons une autre série de faits qui accentuent la coupure avec la période précédente : entre 1847 et 1855 ont disparu plusieurs notables du Haut Commerce traditionnel tels Jacques Leveux et Henri Dupont, ou des membres de l’aristocratie foncière du Calaisis tel Pigault de Beaupré. Tous s’étaient dévoués à la cause portuaire sous la Monarchie de Juillet. Ces disparitions renforcent l’impression que l’influence des milieux calaisiens dans les bureaux des ministères, déjà bien faible auparavant, ne peut que s’estomper davantage.
5Entre 1850 et 1875, le bilan est donc particulièrement maussade pour les infrastructures du port de Calais. Elles ne changent pratiquement pas et les Ponts et Chaussées ne sont chargés que de travaux de détail et des réparations les plus urgentes. Seule, la construction d’une ligne de voie ferrée entre la gare du Bassin du Paradis et le quai de marée, transforme-telle quelque peu l’aspect du port, engendrant la formation d’une « crique d’épanouissement » destinée à briser la houle dans l’avant-port. Comme ce fut le cas au moment de l’achèvement du plan Raffeneau de Lile, ces travaux de simple entretien traînent en longueur en raison de l’insuffisance des crédits que les ingénieurs du port sont les premiers à déplorer. Ainsi, le dévasement du bassin à flot qui est évalué à 40.000 Francs ne fait l’objet que de menus travaux de quelques milliers de Francs, et son agrandissement, approuvé en principe pour un 1,6 million de Francs, n’est pas mis en œuvre. Etant donné la dureté des conditions naturelles, ces retards remettent en cause la solidité des ouvrages construits lors des programmes précédents par défaut d’entretien.
6La valeur totale des dépenses effectuées par les Ponts et Chaussées rapportée au tonnage des marchandises entrées donne la mesure de l’abandon des travaux d’envergure au port de Calais pendant le Second Empire : le montant des dépenses moyennes par tonneau entré s’écroule jusqu’au début de la Troisième République, passant de 6.420 Francs en 1847 à 959 en 1850, pour atteindre seulement 204 Francs en 1872. Il faut attendre 1869, pour que le Conseil Général du Pas-de-Calais autorise la mise en enquête des projets de construction d’une nouvelle écluse, d’ouverture d’une crique au Courgain et d’un nouveau bassin des chasses sur la plage de l’Est : « Annoncez cette bonne nouvelle »3, écrit le chef de la station de télégraphe de Boulogne-sur-Mer, tant sont attendues des améliorations pour un port et une ville qui se sentent négligés depuis bien longtemps.
7Le bassin à flot ouvert au commerce depuis 1842 est devenu trop exigu pour ces mouvements. En octobre 1861, le chroniqueur du Journal de Calais dénombre les bâtiments en relâche, en cours de chargement ou de déchargement au bassin : 8 barges, 13 bricks, 12 goélettes et 7 sloops. Il doit ajouter à ce nombre les navires accostés aux quais qui ne peuvent entrer au bassin, faute de place : 6 barges, 11 bricks et 2 goélettes. En tout 62 navires dont un brick qui décharge ses bois sur le quai du bassin du Paradis, en principe réservé aux pêcheurs. La taille des navires, leur longueur et la largeur des vapeurs à aubes posent le plus de problèmes d’évolution dans un port aussi exigu. Le Rob Roy de 1821 mesurait à peine 26 m. et jusqu’au milieu du siècle, la longueur des paquebots ne dépasse pas 50 m : 36,4 m pour le Dover en 1840, 49,5 m pour le Vivid de 1848. Le plus grand paquebot de la période 1855-1860, John Penn atteint 60 m. En 1865 La France mesure 92 m, c’est-à-dire une longueur supérieure à la distance qui sépare les deux musoirs des jetées. Les « freak steamers » des années 1874-1877 font figure de géants, et comme nous l’avons déjà signalé étant donné leur faible capacité évolutive, ils causent de graves avaries aux appontements.
8L’étroitesse des installations portuaires n’est pas un fait nouveau vers 1850. Déjà, en 1839, les dépôts de bois ne pouvaient être enlevés en proportion des quantités débarquées. Le commissionnaire Henri Dupont qui disposait seulement de 3 voitures à 2 chevaux lui appartenant et 6 voitures à un seul cheval qu’il louait pour la circonstance, constatait que les capitaines norvégiens menaçaient de faire usage de leurs chartes-parties pour réclamer des jours de retard. Le chemin de fer est venu bouleverser davantage encore le fragile équilibre des années 1840. Des trains entiers de bois sont formés sur les quais, au plus prés des navires, rendant ce trafic encore plus spécifique au port de Calais, touché le premier par les navires du Nord. En 1870, Calais ne dispose que de 2.330 m de quai et de 2,8 ha de terre-plein. Comparée à celle de ses concurrents la densité du tonnage de bassin y est considérable. Le port de Calais reçoit en moyenne 18 tonnes de marchandise par mètre carré de bassin disponible, alors que Dunkerque n’en supporte que la moitié. Les valeurs de ce rapport à Boulogne et à Dieppe, qui disposent déjà de vastes bassins à flot, correspondent à la moyenne des ports de la façade avec 6,1 tonnes chacun. Les terre-pleins et entrepôts du port du Havre reçoivent seulement 3,5 tonnes au mètre carré.
9Calais apparaît donc comme le plus mal équipé à l’égard de son développement commercial. Il l’est d’autant plus que l’essentiel de son trafic pondéraux est constitué par les bois communs qui, à partir du printemps occupent une place considérable puisqu’on a l’habitude de les entreposer au gré des fluctuations du marché. L’empilement des billes de bois atteint de telles proportions qu’il devient un sujet de plaisanterie : en 1884, les allumeurs de réverbères ne se risquent plus à escalader les tas de bois pour assurer l’éclairage des quais, « c’était autrefois l’Etoile Polaire des Baraquiers ; Au sortir du quai de la gare, on se guidait sur tel ou tel bec de gaz pour ne pas piquer une tête au fond de l’arrière-port »4.
10Les places réservées aux vapeurs du service postal, à marée basse au quai de marée et à marée haute au quai des paquebots, réduisent encore sensiblement les possibilités d’amarrage des navires de commerce qui s’entassent dans le bassin. L’avant-port ne dispose que de 6 places pour les navires à vapeur et l’évolution de leur affectation montre qu’en 1850 le service postal est prépondérant, alors qu’en 1860, l’autorité préfectorale établit un système qui laisse un peu de place aux navires du commerce. Le nombre des emplacements réservés aux paquebots poste passe de 4 à 3. La place la plus enviée, la plus proche de la sortie du port porte le numéro un, est alors réservée à un navire du commerce ordinaire susceptible de prendre ou de décharger du lest à cet endroit. En 1869, un troisième appontement est construit au Risban ce qui réduit encore la largeur du chenal et de l’avant-port. Cette étroitesse provoque des avaries plus nombreuses et des conflits au sujet du temps nécessaire au débarquement : un voilier chargé de bois en quatre jours et demi à Stockholm doit attendre neuf jours à Calais pour décharger !. La gêne entre navires marchands et paquebots-poste est réciproque : en 1880, le concessionnaire du service postal se plaint que le quai de marée soit continuellement bloqué par le stationnement de gros bâtiments marchands et demande que deux places soient toujours réservées à ses navires pendant les basses mers, et une à haute-mer. Les navires postaux ont donc tendance à stationner un peu trop longtemps le long du quai de marée où ils trouvent normalement une profondeur d’eau suffisante, et l’adoption de la forme « catamaran » par les navires anglais en 1874 puis 1877, même si elle élimine provisoirement l’inconvénient du fort marnage, n’arrange en rien le problème de la place disponible au port.
11Calais demeure un port de marée, et les débarquements et embarquements « sur rade » sont mal ressentis par les passagers, même s’ils ont « l’honneur de voyager avec la poste ». Au tournant du siècle, ces opérations, périlleuses pour les voyageurs mais très lucratives pour les lamaneurs calaisiens, représentent un pourcentage d’autant plus grand que le trafic se développe avec la mise en place en 1855 des paquebots de la Compagnie Jenkins et Churchward. Ces transbordements s’effectuaient jusqu’en 1860 grâce aux canots des pilotes et des marins du Courgain. A partir de cette date, ils ont lieu grâce à un petit remorqueur-tender à vapeur La Poste qui effectue également à l’occasion quelques touages de navires « donnant la remorque à deux ou trois navires à la fois »5.
12Jusqu’à son abandon total en 1865, le système des chasses de l’ouest recèle un double inconvénient : inefficacité relative et transformation de la ligne du littoral. Les ingénieurs ont réalisé, dès sa mise en place, qu’il est insuffisant pour augmenter la profondeur du chenal. L’allongement des jetées provoque l’avancée de l’estran même si, à partir de 1856, on s’astreint à lester les navires avec du sable pris sur la plage pour réduire l’engraissement. Les apports nouveaux n’en sont que plus massifs. Les chasses provoquent des affouillements sous les fondations des quais construits lors de l’exécution du plan Raffeneau de Lisle. Le 5 décembre 1853, l’écluse de chasse s’effondre et, à partir de 1862, on doit rempièter les fondations du quai de marée affouillées par les chasses. Ces accidents sont le signe de l’échec sur toute la ligne d’une technique obsolète. Pour permettre l’assèchement du Calaisis, le Génie militaire accepte de faire effectuer les écoulements des eaux du polder par les fossés de la fortification. Si en 1869 la première « dragueuse » apparaît, il faut attendre encore une décennie pour voir le dragage établi régulièrement.
13La Chambre de Commerce commence à établir ces statistiques, si caractéristiques du XIXe siècle, qui consistent à fixer un seuil de mesure afin de démontrer la nécessité des travaux d’agrandissement. Elle se met à compter les navires long-courriers et les voiliers et vapeurs d’un tonnage supérieur à 500 tx qui sont les grands navires de commerce de l’époque. Leur nombre décuple entre 1871 et 1879. Par conséquent, elle peut conclure que deux faits sont à l’origine des problèmes d’infrastructure qui se posent désormais au port avec de plus en plus d’acuité : la part de plus en plus grande des vapeurs et des long-courriers de grande dimension dans le mouvement maritime et le retard pris dans la modernisation des installations portuaires.
14L’ensemble des terrains portuaires reste soumis à la loi des servitudes militaires. L’opinion publique de la fin de l’Empire et des débuts dramatiques de la République discute désormais, non point la question de l’assouplissement des servitudes de la Place de Calais, mais plus radicalement la suppression pure et simple des fortifications. Tous les bâtiments édifiés dans les zones des servitudes doivent être autorisés par les règlements et comportent des spécifications très précises. En 1861, la baraque qui abrite l’employé de l’Octroi désigné pour le port est ainsi décrite par l’officier du génie : « être en bois et n’avoir pas plus de deux mètres de côté et deux mètres cinquante de faîtage extérieurement, elle doit être sur roulettes et susceptible d’être traînée par deux hommes »6. C’est une vingtaine de ces édicules mobiles qui font office de bureaux pour les usagers du port, et d’abord les négociants comme Jean Mulard, Jacques Vendroux, Spiers, Dewailly, Valdelièvre-Destombes, Lenglet et Dagbert, ou Pope et Pearson. De même, la société des Rouleurs, les Pilotes, le constructeur de navires Antoine Deloison sont autorisés à stationner sur le port uniquement dans ces baraques, sans doute pittoresques, mais dont l’administration du Génie afferme les emplacements pour 3, 6 ou 9 ans aux usagers. Une photographie du port prise du haut du phare en 1875 nous permet de découvrir de rares bâtiments en dur : deux abris pour les canots de sauvetage installés aux racines des jetées de l’ouest et de l’est, la maison de l’éclusier près de l’écluse Raffeneau, le café « Malbaux » sur les pilotis en face du terre-plein en planche du quai de marée, enfin, le pavillon des officiers du port sur le quai de la Colonne.
15La municipalité de Calais demande à plusieurs reprises la suppression des fortifications de Calais. La réponse du Génie est en 1861, particulièrement cinglante et révèle son état d’esprit sur la question. Le Ministre de la Guerre s’étonne que le Nouveau Courgain, dont les travaux d’agrandissement ont été achevés en 1857, ne comporte aucune construction alors que les terrains à lotir ont été livrés aux Domaines par son administration depuis le 11 juin 1858. Une nouvelle demande est formulée par le Conseil municipal de Calais le 20 novembre de la même année et, cette fois-ci, les édiles calaisiens ne demandent prudemment que la suppression du front sud. Le Génie les accuse alors froidement d’avoir « comme véritable projet d’annexer à la ville de Calais celle de Saint-Pierre qui ne paraît pas disposée à se prêter à une semblable incorporation »7. L’année suivante, la cause des démolisseurs trouve un appui de taille en la personne du député Cucheval-Clarigny qui replace la question sur le plan de la stratégie pure. Il déclare à la presse locale que plusieurs places de guerre, entre autres celle de Calais « ne sont pas susceptibles d’une résistance sérieuse »8. C’est le même argument qui suscite un nouveau mouvement d’opinion parmi la population calaisienne en 1871. Dans une pétition adressée au Conseil municipal de leur ville, 820 citoyens considèrent que la démolition des fortifications est de nécessité absolue pour assurer l’avenir et la prospérité de la future agglomération de Calais. Les fronts nord et sud supprimés, la jonction entre les deux communes deviendrait inévitable. « Là est l’avenir industriel et commercial de Calais »9, écrit Henri Legrand-Cardon, principal instigateur de la pétition. Pour les pétitionnaires, les fortifications sont, non seulement une entrave au développement du commerce maritime, mais les défaites viennent de montrer leur inefficacité sur le plan militaire : « Calais et Saint-Pierre seraient détruites dès que l’ennemi aurait occupé Coquelles, Coulogne et le Blanc-Nez »10.
16L’initiative des citoyens est d’ailleurs relayée par le député conservateur Paul Dussaussoy. Il fait état, en août 1871, d’une « longue et affectueuse conférence d’une heure et demie au sujet du port et des fortifications » qu’il a eu au sujet de Calais avec le Général Habeau-Latour, président du Comité des Fortifications. La République semble donc disposée à envisager un démantèlement partiel, refusé depuis si longtemps par les régimes précédents. Le changement politique ouvre certes de nouvelles perspectives pour l’avenir des infrastructures portuaires, mais il ne se traduit à court terme que par une réduction de la garnison dont l’effectif moyen annuel passe de 1.000 hommes en 1869 à 560 en 1874.
17En juin 1855, le spectacle se trouve sur la plage de l’Est. Il est si nouveau que « les ateliers au tulle se sont trouvés abandonnés par suite de la désertion des ouvriers »11. Les premiers essais du nouveau système d’artillerie ont débuté. Les affûts des canons à tester sont placés sur le rempart est et les jalons nécessaires aux essais sur la côte échelonnés jusqu’à Waldam. La partie Est du port est donc entièrement dévolue à ce champ de manœuvre dangereux. C’est un argument de poids pour les militaires afin d’empêcher toute extension de ce côté. Après 1871, ce sont les essais des canons de la Revanche du système de Bange qui doivent disposer d’espaces que la Chambre de Commerce voudrait bien voir consacrer au développement des bassins du nouveau port de Calais. Constatant dès 1866 que les installations de la Compagnie du Nord ont absorbé tout l’espace libre entre les remparts et les bassins, celle-ci demande au ministre de la Guerre de transférer le système de défense de la Place plus au Nord sur la ligne du Fort-Risban. On pourrait enfin faire communiquer le port et la ville et construire entrepôt des douanes, gares aux marchandises, halles aux poissons. La Chambre se dit prête à encourager les deux municipalités et à concourir à ces travaux. Elle envisage sérieusement, sans doute pour la première fois, la réunion éventuelle de Saint-Pierre et Calais. En 1869, elle propose même que la Compagnie du Nord contribue à ce déplacement puisque le chemin de fer est le principal utilisateur des espaces compris entre le rempart et les bassins. Malheureusement pour le port de Calais, la Compagnie du Nord n’entend débourser qu’une somme de 53.385 Francs sur les 1,4 millions prévus pour cette opération qui tourne court.
L’évolution générale des traficspondéreux
18La croissance générale du commerce maritime, les besoins des constructions et de l’industrie de Calais et de Saint-Pierre, l’essor du trafic des houilles enfin, induisent une croissance en masse des importations.
19En décrivant l’insuffisance de l’infrastructure portuaire de Calais, nous avons vu l’importance de l’augmentation de la taille des navires. La comparaison du tonnage moyen des bâtiments fréquentant Dunkerque permet de mesurer l’écart entre le port de Calais et son concurrent, en fonction des périodes clés de la révolution des transports à l’ère industrielle. Dans la décennie 1857-1867, le tonnage moyen est identique dans les deux ports. On passe de 130 à 170 tx à Calais et de 110 à 170 tx à Dunkerque. Puis, une période de stagnation s’achève à Calais en 1874, alors qu’elle est déjà terminée à Dunkerque en 1872. A partir de ces années, la croissance du tonnage moyen est alors complètement différente dans les deux ports. En 1891, on est parvenu à 660 tx à Dunkerque tandis que le port de Calais ne reçoit en moyenne que des navires de 280 tx. La stagnation des échanges entre Calais et les ports français est encore plus consternante.
20Les échanges par la navigation au cabotage représentent bien peu de chose au temps du port exigu et incommode que nous venons de décrire. Entre 1846 et 1872, Calais ne figure même pas dans les tableaux décennaux récapitulatifs des marchandises du grand et du petit cabotage, alors que Dunkerque et Boulogne y sont répertoriés comme des ports importants. On passe à Calais de 2.000 tonnes en 1851 à 12.000 tonnes en 1873. Ce volume de marchandises aussi bien à l’entrée qu’à la sortie ne dépasse jamais, dans les bonnes années, 10 % de l’ensemble des trois ports du Nord et du Pas-de-Calais. Alors que le cabotage se développe au milieu du Second Empire à Boulogne, il continue à stagner à Calais affectant, en fait, la physionomie qu’il pouvait avoir dans les années 1840.
21Les quelques rares échanges du port de Calais avec les autres ports de France sont très déséquilibrés, même si, en contrepartie, la part des marchandises entrées tend à baisser allant de 73 % en 1861 à 55,5 % en 1873. Tandis que les deux concurrents voisins confirment leur fonction de ports d’expédition et de réexpédition, Calais est surtout un port de destination très occasionnel. Après 1861, les entrées de marchandises forment moins de la moitié du trafic total en 1873, 38 % à Boulogne et 40 % à Dunkerque.
22La plupart des cargaisons sont constituées par des charbons de soute qui représentent, en 1873, 85,8 % du total des sorties et la moitié des entrées. Pour cette année, les chargements de sortie sont minuscules et peu diversifiés : 186 tonnes de froment, 140 de pierres, 128 de marbre, 118 de matériaux à bâtir et 59 de produits chimiques. Aux entrées, même grisaille avec un ensemble de 3.401 tonnes parmi lesquelles les produits alimentaires comme la viande et le poisson représentent 16 % du total.
23La navigation de cabotage du port de Calais est fortement concurrencée par ses deux voisins qui lui prennent sans doute la majorité des frets. Emissaire des mines et carrières du Boulonnais, le port de Boulogne passe de 6.155 tonnes en 1856 à 37.727 en 1873, alors que les marchandises sorties de Calais représentent pour ces mêmes dates 3.293 et 4.620 tonnes. Port du département du Nord, Dunkerque domine le marché du cabotage sur la façade française de la mer du Nord, même si ses positions sont quelque peu grignotées par l’activité de Boulogne dans les années 1870, le port flamand représente plus de 80 % dans ce trafic.
24Quelle est la place des entrées dans le mouvement général de la navigation entre 1855 et 1885 ? Le taux moyen annuel de croissance du tonnage des navires entrés de 1860 à 1882 atteint 4,3 %. Il est identique à celui de Boulogne-sur-Mer et supérieur à ceux de Dieppe et du Havre qui s’élèvent respectivement à 3,8 et 3,3 %. Le dynamisme de la navigation et des armements permet à Dunkerque de l’emporter sur ses rivaux, avec un taux de 5,4 % par an.
25La date du renversement de la conjoncture est différente selon qu’on utilise comme indicateur le tonnage net des navires de commerce, sans celui des paquebots, ou le tonnage mesuré par la méthode de jaugeage Moorsom établie en France à partir de 1873 et appliquée rétrospectivement. Dans le premier cas, la crise date de 1880 et de 1882 pour le second. Ce décalage semble s’expliquer par l’éviction du tonnage des paquebots. Une fois celui-ci retranché du tonnage global, on constate alors que les accidents qui affectent la navigation des bâtiments de charge deviennent plus brutaux et que le taux de croissance moyen de leurs entrées est légèrement supérieur. Il passe à 4,5 % par an alors que celui du tonnage des paquebots atteint 3,5 %.
26La part des paquebots dans le tonnage total demeure extrêmement importante : 62 % en 1855 et 33 % en 1880. Pour compter les navires, les « statisticiens » de l’époque adoptent deux attitudes contradictoires : celle du capitaine du port Pollet est très rigoureuse. Depuis le bureau des officiers du port, situé dans l’axe du chenal, il s’efforce de faire la part des choses : « Les paquebots faisant un service de station, entrent et sortent régulièrement ; Il ne serait pas normal de faire figurer ces allées et venues d’un même bâtiment comme celles de plusieurs bâtiments, dans le but d’enfler un chiffre »12. C’est précisément cet amalgame que réalise la statistique des Douanes à partir de 1857, en noyant les chiffres du tonnage des paquebots dans ceux du tonnage général. Le phénomène est identique dans tous les ports de voyageurs comme Boulogne, Dieppe ou Le Havre et fausse largement les perspectives. La part des paquebots dans l’ensemble du tonnage des navires à vapeur diminue cependant fortement passant de 88,9 % en 1865 à 54,3 % en 1877. Le tonnage des navires de charge ordinaires, (C’est-à-dire les voiliers et les premiers vapeurs autres que ceux des lignes régulières de Calais à Douvres et Londres) redevient majoritaire après 1866, passant de 53 % à 66 % en 1880. La crise du tonnage survenue, la part des paquebots redevient prépondérante par rapport à l’ensemble de tous les bâtiments à voile et à vapeur qui fréquentent Calais, entre 62 et 67 % à partir de 1883.
27La statistique douanière nous permet de situer le début de la transition qui commence à s’opérer pour les navires de charge entre la navigation à voile et celle à vapeur. Pour cela, il est nécessaire de recouper les statistiques concernant les « Etats de développement de la navigation par bâtiments à vapeur » contenus dans le Tableau du Commerce et de la navigation de la France avec les chiffres publiés par le Conseil Général du Pas-de-Calais qui différencient le nombre et le tonnage des paquebots de celui des autres navires de commerce. Jusqu’en 1872, la totalité du tonnage des vapeurs entrés à Calais provient de Grande-Bretagne. Or, les chiffres du tonnage des paquebots sont inférieurs. Jusqu’aux années 1860, le surplus, 20.308 tx en 1865, représente probablement les navires à aubes de Londres, en particulier ceux de la Général Steam Navigation Company qui transportent beaucoup plus de marchandises que les paquebots poste. Le charbon anglais continue alors d’être transporté par des voiliers. La statistique précise des parts de vapeur de charge venus d’Angleterre est plus difficile à établir puisqu’il faudrait pour cela consulter l’ensemble des bulletins d’entrée du port pour y relever le tonnage des vapeurs de cette provenance.
28En 1869, puis régulièrement à partir de 1873, apparaît un autre surplus de vapeurs qui proviennent d’autres directions que la Grande-Bretagne. Un seul navire de 337 tx en 1868, 5.550 tx en 1873, mais 70.565 tx (12 % de l’ensemble des vapeurs) pendant l’exceptionnelle année 1883. Le mouvement est de 10.000 à 20.000 tx en année moyenne. La plupart des vapeurs venus d’Angleterre sont de petits charbonniers dont le tonnage cumulé tourne autour de 100.000 tx annuels. Sa croissance est particulièrement spectaculaire au début des années 1870, ce qui explique sans doute en partie la chute du fret des charbons importés. Le port de Calais devient un port du « charbon pressé », celui qui alimente les usines à gaz nécessaire à l’éclairage de Paris. Le petit monde des transitaires du charbon s’en trouve renforcé et c’est parmi eux que se forme la nouvelle élite portuaire.
29Grâce aux « états de développement de la navigation à voile et à vapeur », publiés par l’administration des Douanes on peut également mesurer le très faible élargissement de l’avant-pays du port de Calais et surtout en situer les limites par rapport à ses voisins concurrents les plus proches. Le nombre de provenances recensées permet de situer très rapidement chaque port : Calais et Boulogne passent de 11 à 13 provenances, alors que Dunkerque reçoit des navires de 27 à 35 pays différents et qu’à Gravelines entrent seulement des navires de 4 à 7 provenances.
30A Calais, la part de la Grande-Bretagne dans l’ensemble du tonnage des navires entrés demeure hégémonique en raison de la prépondérance du trafic des paquebots et des charbonniers : 75 % en 1865, 90 % en 1885. Il faut cependant noter que cette part des tonnages venus de Grande-Bretagne est encore plus forte à Boulogne (84 à 96 %), alors qu’elle a tendance à décliner considérablement dans les deux ports flamands passant de 50 à 22 % à Dunkerque, et de 79 à 14 % à Gravelines. Les navires venus du Nord représentent en gros le dixième du tonnage, sauf dans les années soixante où ils forment, comme à Dunkerque, le quart des entrées, alors qu’ils représentent moins de cinq pour cent du trafic boulonnais. La part de plus en plus grande de ces provenances à Gravelines, s’explique par le développement des industries papetières de la vallée de l’Aa dont une partie est alimentée en charbon et en bois par le port de Calais en raison des insuffisances de celui de Gravelines. Les trois autres types de provenances, Méditerranée, long-cours et pêche à la morue, sont inexistantes à Calais alors que la part du long-cours se développe régulièrement à Dunkerque jusqu’à atteindre le tiers du tonnage entré en 1885.
31Avant 1860, les données sur les marchandises transportées sur les canaux sont rares, et nous disposons plutôt du tonnage des bélandres. Quelques chiffres peuvent donner un aperçu de l’évolution de ce tonnage sur le canal de Calais. En 1852, le tonnage total attéint 264.705 tx, mais en 1862 il n’est plus que de 149.656 tx. Après la guerre de 1870, le tonnage des bélandres augmente pour atteindre 371.321 tx en 1883. Le mouvement de la navigation est en moyenne de 255.999 tx dans la décennie 1877-1886. En 1896, il n’est plus que de 149.535 tx, en considérant l’ensemble du trafic du port fluvial de Calais. Nous disposons cependant de chiffres précis sur la répartition des expéditions réalisées par le canal de Calais pour 1866. Les marchandises disponibles à l’expédition à Calais sont constituées par les arrivages du port, ceux des routes, les productions de la ville et enfin les stocks des années précédentes. On n’en connaît pas la ventilation. On peut cependant remarquer que les expéditions par le canal représentent pratiquement 40 % du trafic de l’hinterland calaisien à la veille de l’ouverture du chemin de fer de Boulogne. Les stocks de bois peuvent être considérables lorsque le marché est peu actif, mais également en raison du chômage des canaux dû au gel prolongé. L’écoulement des bois de construction et les bois de mines qui gagnent le bassin houiller constituent les trois quarts du trafic du canal. C’est dire l’importance de son maintien puisque aucune ligne directe de chemin de fer ne relie le port à la région des mines.
Les importations et la concurrence
32Le taux moyen annuel de croissance des importations est particulièrement fort entre 1861 et 1880 : 5,8 % par an en volume et 8,9 % pour les valeurs. Entre 1857 et 1883, la part des importations en volume dans le trafic du port demeure supérieure à 90 %, sauf entre 1858 et 1860 (83 à 89 % cependant), ainsi qu’entre 1872 et 1875 (81 à 89 %). Pour les valeurs, l’équilibre apparent du solde commercial est moins bien conservé : les importations retrouvent peu à peu la part prépondérante qu’elles avaient eu de 1857 à 1865 (de 61 à 80 %) dans la période suivante, jusqu’en 1880.
33La structure des échanges du port en valeur est bouleversée, à la suite de l’ouverture douanière qui suit les traités de 1860, étant donné la part prépondérante des textiles dans ce chiffre. La valeur des importations tend à diminuer au profit de celle des exportations, selon un mouvement long qui s’achève au milieu de la première décennie du XXe siècle. Mais, jusqu’aux années 1880, les importations constituent l’essentiel du trafic en volume, ce qui justifierait une amélioration rapide des infrastructures, dans un contexte de concurrence régionale de plus en plus active.
34Le courtier Derheims nous apprend que le port de Calais est principalement alimenté par les produits suivants : « les houilles, les bois du Nord, les fontes et fers, les graines et céréales, les laines en masse, le jute, les bières et les machines et mécaniques »13. Ces marchandises importées ne constituent qu’une faible part du commerce des trois ports du Nord de la France. Si on en exclut le numéraire, la part de Calais augmente à peine de 5 points entre 1857 et 1880 (11,9 % à 16,8 %). Le commerce calaisien semble incapable de lutter avec ses deux concurrents, qui se livrent par ailleurs à une lutte acharnée. Ainsi, le renversement de conjoncture des années 1880 est particulièrement favorable aux importations de Dunkerque qui dépassent alors celles de Boulogne. En 1890, la répartition des parts de marché est complètement inversée par rapport à la situation de 1857 : Dunkerque prend 60 % des valeurs importées, alors que Boulogne perd peu à peu ses positions et tend à rejoindre Calais, situation accomplie au début du XXe siècle.
35A Calais, en dehors des bois, la plupart des marchandises diverses importées proviennent de Grande-Bretagne. Deux documents élaborés par le courtier Derheims permettent de se faire une idée de la part des pondéraux dans ce trafic. Le premier est une courte nomenclature du montant des 9 frets les plus courants provenant de Grande-Bretagne en 1875. Derheims communique cette liste à la Chambre de Commerce, dans le but de démontrer que les frets prévus par les entrepreneurs du futur tunnel sous-marin ne seraient pas compétitifs par rapport à ceux du transport maritime. Le courtier distingue les marchandises à grande vitesse (huîtres, poissons frais, laines, bières et levures) de celles qui voyagent à petite vitesse. Ce sont les houilles et les briques de Newcastle, les ardoises de Port-Madoc, enfin les fontes brutes de Grangemouth.
36Le second document est une statistique demandée à la suite du traité de Commerce de 1860. Elle porte seulement sur les six années comprises entre 1861 et 1866 et sur 8 marchandises principales (houilles, fontes, laines, produits chimiques, oléagineux, huiles, coton en laine et en fils). Ces importations anglaises représentent 27,1 % du volume des marchandises entrées, fluctuant selon les années entre 17,5 % et 41,2 %. Dans cette courte période, la part du charbon devient prépondérante de 56 à 75 %, au détriment des fontes qui passent de 33 à 9 %, tandis que le volume des laines réexportées de Londres passent de 9 à 13 %. Les autres importations, produits chimiques, oléagineux, huiles et coton en laine et en fil, tiennent une place dérisoire, mais leur valeur est nettement plus importante. Les bois et le charbon sont les deux matières pondéreuses formant la majorité des importations. A partir de la fin des années 1860, leur part dans le trafic du port diminue, passant de 85 % en 1868 à seulement 53 % en 1879, puis après une lente reconquête, de 72 % en 1887 à 46 % en 1893. Alors que les bois communs dominent le trafic pondéreux de 1857 à 1865 (61 à 73 %), le charbon tend à prendre une place identique à celle du bois entre 1875 et 1892. La part des houilles dans le trafic du port s’effondre pour ne plus représenter que 8 % du tonnage total en 1897.
37Trois faits nouveaux peuvent être notés dans la période 1855-1885 : au plus fort de la prospérité, le trafic n’est plus un monopole des navires du Nord, norvégiens, suédois ou prussiens. Dans les années soixante, trois voiliers d’une jauge totale de 1.310 tx, dont Le Globe, sont armés à Calais pour ce trafic par l’armateur calaisien Dewailly-Louchez. D’autre part, le commerce des bois semble s’ouvrir bien timidement sur des horizons plus larges que ceux de la Baltique ou de la Mer Blanche. En 1860, c’est la « barge » (trois-mâts barque) écossaise Alanker de 500 tonnes qui vient décharger du bois pris à Baltimore. Il est probable que ce mouvement soit beaucoup plus important à Dunkerque où le prix moyen des bois, beaucoup plus élevé qu’à Calais, suggère l’introduction de bois américains venus en droiture. Mais le trait le plus important pour le port de Calais est le détournement de trafic qu’il subît de la part de ses deux voisins, dans un contexte d’essor généralisé du commerce des bois de construction.
38La valeur des importations de bois du Nord est presque multipliée par quatre entre 1858 et 1870, date de la chute des frets. De 1858 à 1870, le taux de croissance annuel est remarquable (11 %) puis, de 1870 à 1875, il décroît de 28,5 % par an, avant de connaître un nouveau boom entre 1875 et 1882. A quatre reprises la valeur des importations dépasse le seuil des dix millions de Francs, soit plus de 10 % du total des marchandises importées. On passe ainsi de 33,9 % en 1864 à 21 % en 1870, 11 % en 1874, 11,8 % en 1882 et 10,3 % en 1891. La conjoncture des importations de bois est particulièrement chaotique. Les spéculations sur les stocks font beaucoup varier les prix. Les écarts du taux annuel de variation sont considérables d’une année sur l’autre, – 71 % entre 1874 et 1875, + 94 % de 1860 à 1861. Le courtier Derheims décrit à la Chambre de Commerce la crise du marché du bois de 1875 en ces termes : « Le haut prix des bois, dû au renchérissement de la main-d’œuvre a jeté une sorte de perturbation dans cette industrie (…) en raison de la concurrence des bois de pays ou du Canada (…) les beaux bois du district de Geffe ne tardèrent point à baisser de 20 %. Les bois moins estimés du district d’Hernosand et ceux du haut du Golfe dégringolèrent plus sensiblement encore. Les frets vont subir les conséquences de la baisse des bois et les stocks baisser de valeur »14.
39En fait, au-delà de l’apparente croissance du négoce des bois par Calais, on constate que les ports de Boulogne et Dunkerque développent leur propre trafic dans ce domaine au dépens de Calais. Ils profitent des faiblesses évidentes de l’infrastructure de leur concurrent pour capter des marchés anciens, ou lui prendre ceux qui se créent. Entre 1857 et 1886, le port de Calais perd peu à peu l’hégémonie qui était la sienne sur ce trafic, passant au cours de ces trois décennies de 87,2 % à 31,3 % des parts du marché régional. Ses deux voisins lui font concurrence chacun à leur tour. Entre 1863 et 1875, c’est la concurrence de Dunkerque qui est la plus forte : le port flamand passe de 12,7 % à 35,7 %, puis subit, comme Calais, les détournements réalisés par les négociants du port de Boulogne. Ceux-ci commencent à importer en masse des bois communs seulement en 1861 pour 7,4 % du marché régional, jusqu’à atteindre 41 % en 1880. Mais les détournements par Boulogne décroissent après cette date pour ne plus représenter que 18 % des trois ports en 1886.
40Entre 1857 et 1896, la part des importations de charbon par le port de Calais dans l’ensemble des trois ports a tendance à stagner dans des marges comprises entre un minimum de 14,8 % en 1866 et un maximum de 34,1 % en 1870. Dans le même temps, le trafic charbonnier de Boulogne perd la première place au profit de celui de Dunkerque. A trois reprises, les parts calaisiennes des importations de houille parviennent péniblement à conquérir un dixième du marché régional : entre 1857 et 1866,1870 et 1875 et 1878-1896. A égalité en 1870, les trois ports sont le plus souvent en contrariété tendancielle, mais après la guerre, la parité avec Boulogne est maintenue, le port rival de Calais prenant de dix à vingt point de plus. Après 1890, l’écart se creuse à nouveau et Boulogne redevient le premier port d’importation, prenant 49 % du tonnage, laissant respectivement 25 % à Calais et à Dunkerque.
41La réponse au questionnaire de la Commission d’enquête parlementaire sur l’etat de l’industrie houillère en France confirme l’impression que la consommation locale, estimée à 60.000 tonnes, peut difficilement se développer dans le ressort de la Chambre de Commerce de Calais. Même, à l’intérieur de cette circonscription, les directeurs des Aciéries de Marquise, alimentées en houille par le port de Boulogne et les Mines du Boulonnais, refusent de renseigner la Chambre de Commerce de Calais sur leur consommation. La Chambre de Commerce remarque que la tullerie ne consomme pas assez de charbon pour être frappée par l’augmentation du prix à la tonne, de 18 à 34 Francs, entre 1869 et 1873. Les industries de Calais et de Saint-Pierre consomment 38,3 % des 60.000 tonnes utilisées dans l’agglomération, c’est-à-dire une part équivalente à celle des besoins domestiques (21.000 tonnes, soit 35 %). Dans les importations anglaises répertoriées par les enquêteurs, la part du transit reste considérable puisqu’on 1872, il représente 55,3 % des charbons importés. En 1868, les expéditions de charbon pour le Gaz parisien formaient 61,4 % des importations.
42Cet essor justifie l’amélioration des conditions de déchargement suscitées par les besoins de la guerre de 1870 et organisée sur le port par la maison Vendroux, associée aux importateurs anglais. Les conditions d’installation de la maison Pope et Pearson à Calais restent obscures et tout ce que l’on peut établir c ‘est la date de son installation, entre septembre 1873 et novembre 1874. A ce moment, l’entreprise anglaise fait disposer deux grues roulantes, deux bascules de 30 tonnes et une aubette en planches montée sur roulettes à l’extrémité sud du bassin à flot, destinées à faciliter le chargement des houilles.
43La croissance des importations pondéreuses du port de Calais est forcement limitée, voire contrecarrée, par le développement du port de Dunkerque, devenu en 1867 le quatrième port de l’Empire. Les liaisons maritimes courtes subissent une forte concurrence de celles qui sont établies en droiture à l’échelle mondiale.
44Comme c’est la tradition à Calais depuis la paix de 1814, la ligne de Londres offre, sous l’impulsion des négociants calaisiens, des conditions de transport remarquables. Le courtier Henri Derheims rappelle en 1875 que les frets de Calais à Londres comprennent le déchargement et les manutentions en Tamise, en petite vitesse les laines « pressées », dont le fret est diminué de moitié lorsqu’elles n’affectent pas ce type de conditionnement. On peut mesurer l’importance de la ligne de Londres en observant le partage du trafic des laines anglaises entre Calais et Dunkerque. C’est un autre exemple de détournement de trafic par le port flamand. Il est probablement dû à l’amélioration du port et à la fin des réexportations par Londres, au profit des chargements en droiture d’Australie. Entre 1857 et 1881, les négociants calaisiens conquièrent lentement et par à coup les parts de ce marché, allant de 11,5 % en 1858 à 68,7 % en 1881. Puis entre 1881 et 1886, les parts calaisiennes s’effondrent jusqu’en 1886 (de 68,7 à 22,9 % dans sa compétition avec Dunkerque), ce qui correspond, en fait, à une stagnation des valeurs importées (43,5 à 44 millions de Francs).
45Dans un autre domaine, l’importation des « machines et mécaniques », le port de Calais parvient cependant à concurrencer Dunkerque. Ce trafic, qui ne comporte pas que des métiers à tisser, est cependant directement lié à l’essor de l’industrie tullière comme le suggère le boom des années 1880- 1885. La valeur des machines importées passe de 1,6 à 5,5 millions de Francs. De même, en 1889, les importations de machines atteignent brusquement 4,7 millions de Francs à l’occasion du renouvellement des métiers à dentelle. Les parts de marché du port de Calais parviennent alors à dominer celles de Dunkerque : en 1884, Calais importe 70 % des machines entrées en France par les deux ports. Si elles se développent en volume, les importations connaissent, en valeur, une stagnation particulièrement dramatique. Leur montant dépasse à peine cent millions de Francs en 1879 et, jusqu’en 1905, elles fluctuent entre ce chiffre et 150 millions.
46Pour expliquer ce long palier, Il est difficile de faire la part des effets de la dépression et celle de la concurrence des deux autres ports du Nord de la France. Calais devient, pour certains marchandises, « un bassin de Dunkerque ». Il ne parvient à conquérir des parts de marché que très provisoirement. Par exemple, à des degrés très différents, la valeur des importations de céréales, de fer et de fonte connaissent des fluctuations identiques dans leur parité avec celles du port de Dunkerque : pratiquement nulles jusqu’en 1870 les parts du trafic des céréales parviennent à atteindre 34,6 % de l’ensemble des deux ports en 1880. Elles s’effondrent au cours des cinq années suivantes.
47Même phénomène pour les importations de fer et fonte qui passent de 16,6 à 55,4 % entre 1867 et 1880. Le détournement est particulièrement spectaculaire à la suite de la guerre. En 1871, il atteint 81 % du trafic. Au contraire du trafic des céréales, les parts calaisiennes dans les importations se maintiennent par rapport à celle de son concurrent, fluctuant suivant les années entre 15 et 70 %. Ce trafic qui parvient à se maintenir alimente en grande partie l’industrie tullière.
Deux économies divergentes ?
48Louis Reybaud note, dans son célèbre ouvrage sur le coton publié en 1863, que « Saint-Pierre-lès-Calais ressemble à une succursale de Nottingham (…). C’est une petite église qui s’est établie aux portes de la grande, séparée par les intérêts, mais gardant une affinité de race »15. La banlieue du port de Calais devient, grâce au développement des usines un « Nottingham français ». Le contraste est particulièrement fort entre le port de Calais, qui tente de développer des trafics pondéreux, et la légèreté physique des productions de l’industrie des tulles et dentelles de Saint-Pierre, de surcroît faible consommatrice de charbon. On peut se demander si les économies des deux communes sont divergentes ou réellement complémentaires ? De même, la question se pose de savoir si l’industrie tullière de Saint-Pierre, devenue majeure grâce aux exportations, ne nuit pas au développement des activités portuaires de Calais.
La dépendance par rapport à la Grande-Bretagne
49Examinons comment la fonction portuaire du « Nottingham français » influe sur sa situation industrielle en considérant la dépendance de la tullerie par rapport à la Grande-Bretagne, la position des fabricants face au régime douanier et la part des exportations maritimes des produits de la Fabrique.
50Depuis 1816, le commerce du port en valeur est structuré par les trafics liés à l’industrie textile. Il ne s’agit alors que d’importations de filés ou de tulles anglais pour la tullerie de Calais, et du transit de soies destinées à la fabrique de Lyon. La mise en place d’un relatif libre échange à partir de 1860 fait apparaître des exportations vers le monde entier. L’importance du port le plus proche de Londres en est-elle renforcée ? Pour les importations de cotons filés qui se poursuivent la localisation de Calais continue à être essentielle alors que la tullerie lyonnaise de coton périclite.
51Jusqu’en 1860, les quantités de coton anglais employées dans les fabriques de tulle à Calais ne dépassent pas 20 % du total du coton utilisé, mais elles retrouvent peu à peu jusqu’en 1867 la part qui était la leur au début des années 1840, avant de retomber à 40 % en 1869. Malheureusement, nous ne savons pas ce que représente ces qualités de coton fabriqués en France, il est probable qu’on les utilise pour la fabrication des tulles les plus communs. Toujours est-il qu’en 1854, la Chambre Consultative demande l’admission au tarif des douanes des cotons blanchis anglais. Ils possèdent des qualités inégalables, brillants et soyeux ils résistent au dévidage, au contraire des cotons de fabrication française. Ils sont indispensables pour concurrencer les fabrications de Nottingham puisque que le tarif n’autorise, depuis 1834, que les cotons écrus. Le représentant des fabricants fait ressortir que la Fabrique est dans la nécessité absolue de faire importer ces filés. Il insiste sur le fait que la situation géographique de Calais lui fait tourner le dos au réseau industriel du coton français : « Quel est le fabricant qui se déciderait à expédier ses cotons à 200 lieues de distance (A Sainte-Marie-aux-Mines) pour chercher un apprêt. Quels inconvénients n’aurions-nous pas à craindre dans un parcours aussi étendu ? Quels embarras de douanes, de transport, de correspondants, de commissionnaires, quelles difficultés de relations et de quel moyen se servir pour régler les malentendus qui pourraient subvenir chez les blanchisseurs »16.
52En 1880, le débat rebondit une fois de plus sur l’incapacité de la filature lilloise d’alimenter la tullerie en produits convenables. Les fabricants de Saint-Pierre ne manquent pas de mettre en balance, comme au milieu du siècle, leur Fabrique qui réclame toujours l’ouverture des frontières aux filés anglais, avec celle de Lille. Le rapport de force est présenté ainsi par les fabricants calaisiens : la tullerie regroupe 17.250 ouvriers et un matériel de 23 millions, face à la filature lilloise qui rassemble 2.350 ouvriers et un matériel de 11 millions. Mais, comme le rappelle Claude Folhen pour la période du Second empire, la filature du Nord continue à prétendre fournir à la fabrique de tulle des bons filés. Cet antagonisme ne favorise sans doute pas les relations commerciales entre certains négociants de Lille et ceux de Calais-Saint-Pierre. On peut se demander si, en guise de représailles commerciales, les commissionnaires lillois ne favorisent pas le détournement de certains trafics, machines ou produits textiles, vers les ports concurrents de Calais, soit Dunkerque, soit Boulogne.
53Les tuiliers calaisiens utilisent les soies et les tulles anglais, mais rien ne permet d’affirmer que ces importations aient lieu uniquement par le port de Calais. Pour l’importation des tulles anglais, retravaillés par la fabrique française, les fabricants renoncent en 1865 à revendiquer leur passage par le port de Calais exclusivement, comme ils en avaient l’intention. De toute manière, ces articles de haut prix sont fortement protégés, même en supposant les déclarations à l’entrée faites à 50 % de leur valeur. Pour les importations de soies anglaises, il est probable que les tulliers de Calais aient des comportements identiques à ceux de Lyon. Rappelons l’analyse de Pierre Cayez sur l’évolution de ces approvisionnements : « Le recours au marché anglais netait pas tout à fait nouveau ; en 1850, les importations françaises venaient déjà pour 16 % d’Angleterre, jusqu’en 1853, elles oscillèrent entre 16 et 18 %, passèrent brusquement à 34 % en 1854 alors que les productions européennes ne s’étaient pas effondrées et montèrent jusqu’à 48,8 % en 1861. Le commerce anglais prolongé par le commerce lyonnais avait épargné à la soierie lyonnaise une crise majeure d’approvisionnement »17 . Le port de Calais parvient à capter en totalité les importations de soies anglaises qui transitaient par Dunkerque où elles disparaissent presque complètement après 1870. En 1886, elles représentent 8,8 millions de Francs à Calais et à peine 56.000 Francs à Dunkerque.
54La réorganisation des circuits commerciaux vient donc pallier l’insuffisance du régime douanier. Depuis 1825, au moins, les commissionnaires et fabricants luttent pour obtenir des conditions plus favorables à l’industrie tullière : ouverture totale des importations de matières premières et protection contre les produits étrangers, une attitude qui ne les range pas auprès des libre-échangistes, mais qui sur le plan local fortifie la cohésion de la Fabrique.
55Entre 1865 et 1896, le port de Calais parvient à conquérir des parts du marché des échanges de produits textiles sur son concurrent Boulogne, grâce à des poussées particulièrement importantes entre 1866 et 1872, puis de 1880 à 1884. La parité entre les deux ports se maintient ensuite jusqu’en 1896. Le concurrent de Calais perd peu à peu son monopole sur les exportations de tissus de soie. En 1882, sans doute à cause de la crise lyonnaise, Calais parvient à exporter autant que Boulogne. Il est probable que la création de maisons d’expertises en douane sur la place de Calais contribue à ce détournement. C’est un des indices portuaires de l’omniprésence de la tullerie dans l’économie locale. Cependant, il faut rappeler que les exportations textiles ne reflètent que très faiblement la réalité de la production. Les remarques de Pierre Cayez s’appliquent probablement à l’industrie de Calais-Saint-Pierre : « la technique des ventes change le sens que l’on peut attribuer aux exportations ; les Lyonnais, comme les autres producteurs, abandonnèrent le système de la commission et recoururent aux consignations ; à court terme, les ventes traduisent plus un besoin de réalisation des stocks qu’une production et les variations sont ainsi écrasées et étalées par le jeu du stockage et du déstockage »18.
56La valeur des tissus de soie exportés dépasse le demi-million de Francs en 1860, pour atteindre 19,4 millions en 1866. A partir de cette date, le montant des exportations ne cesse de décliner pour retomber à 1,7 millions en 1879. La période de 1880 à 1886, traversée par la crise financière, voit le montant des exportations décupler, passant de 4 à 42 millions de Francs.
57Notons que le terme « dentelle » n’apparaît pas dans les sources calaisiennes avant le début du XXe siècle et ne devient d’usage courant que vers 1920. Pour la Douane du XIXe siècle, « dentelle » désigne la dentelle à la main, le « tulle » étant la dentelle mécanique. Vers 1860, le mot « tulle » désigne à la fois le réseau de mailles hexagonales sur lesquelles on brode à la main, mais également la dentelle mécanique imitant directement la broderie, en coton, en soie, ou en textiles mélangées. A l’origine, il s’agit pour le douanier de différencier tulle et gaze. La gaze de soie est composée d’une chaîne et d’une trame et se fabrique sur les métiers des tisserands, alors que le tulle est composé d’un seul fil et se fabrique sur un métier à tricot, au moyen des aiguilles à bas ordinaire. Ce n’est qu’au cours du siècle que le nom « tulle » désigne la « dentelle à la mécanique », réelle imitation de la dentelle à la main, quelle que soit sa composition.
58Les fabricants et exportateurs ont tout intérêt au maintien de cette ambiguïté, et ils ne cherchent à la lever que lorsque la situation leur est défavorable. En effet, les droits de douane sur les dentelles sont plus lourds que ceux frappant le tulle. Il est considéré par l’administration comme moins cher parce que c’est une imitation. C’est ce phénomène d’appellation qui provoque le détournement du port de Calais des exportations de tulle de soie ou de coton vers d’autres ports de la Manche, Boulogne et Dieppe en particulier. A Calais, la Douane dispose d’un personnel aguerri, alors que dans les autres ports, le douanier est moins versé dans la fabrication et peut être facilement grugé, tant par l’importateur que par l’exportateur. C’est sans doute ce qui explique en partie la faiblesse relative des sorties de tissus de soie par le port de Calais en regard des sommes considérables qui figurent à Boulogne, le plus proche pour éviter une inspection trop rigoureuse. Rappelons que le bureau principal de douane se trouve dans le port rival de Calais, qui est également sous-préfecture. Plus fondamentalement, la rapidité de la ligne de Londres par Boulogne joue un rôle jusqu’au moment où les services rapides par Calais-Douvres redeviennent compétitifs sur le détroit, c’est-à-dire entre 1855 et 1867.
59Le terme de « tulle » recouvre donc, vers 1860, une grande variété de matières, de mélanges, de qualités. La confusion est totale dès que l’on entre dans les détails de ce commerce de luxe qui met en œuvre, de plus, des articles à très bon marché. En 1870, la Fabrique calaisienne produit des « tulles nouveautés » qui sont ce que nous appellerions des dentelles. Depuis 1850, les mélanges deviennent très courants en Angleterre, puis se généralisent au fur et à mesure des développement de la tuilerie. Comme celle de Nottingham, la fabrique calaisienne produit des tulles de soie en soie pure, mais Camille Dognin signale, par exemple, que les tulles dits « de laine » sont fabriqués en pur poil de chèvre, il ajoute que certains de ces articles ont une chaîne de soie pure. On ignore naturellement s’ils sont considérés comme tissus de soie ou de laine. Un second exemple donne la mesure de la confusion qui peut régner en ce domaine : les filateurs britanniques disposent d’un produit qui est en fait une imitation du tulle de soie pure connue sous le nom de « corde de Naples en guipure » formé par des fils de coton mêlés et entourés de soie.
60La reconversion dans la soie a eu pour conséquence de permettre une lutte commerciale d’égal à égal entre la Fabrique calaisienne et celle de Nottingham. C’est à la lumière de ce résultat que les fabricants demandent toujours en 1870 la baisse des droits sur les filés de coton afin de lutter avec les Anglais pour les articles « ordinaires et communs », c’est-à-dire ceux qui ne contiennent que du coton. Les valeurs de la production donnent une balance différente entre les deux matières : 30 millions pour la soie et 10millions pour le coton en 1870, ce qui ne nous donne qu’une appréciation diffuse de la quantité produite. Tout se complique dès lors que nous ne connaissons pas la part des textiles mélangés et de ceux qui sont désignés sous le terme vague de « tissus ».
61Le bilan pour l’activité commerciale du port n’est pas si catastrophique. La production et l’exportation des tulles et dentelles de Calais-Saint-Pierre bénéficie de la proximité de l’Angleterre pour les importations de machines et de matières premières. Par contre, il semble que les exportations de ses produits soient largement indifférentes à la fonction portuaire. Ilfaut attendre les années 1880 pour que le port de Calais en voie de modernisation parvienne à concurrencer Boulogne pour les exportations de tissus de soie, s’imposant comme une place de premier rang, tant sur le plan de la production que de celui du commerce des matières textiles.
L’apogée de la pêche artisanale
62Une fois débarrassés des revendications des pêcheurs, exprimées lors de la Révolution de 1848, les écoreurs se sont lancés dans une pêche côtière intensive. Ils ont été encouragés par un système d’abonnement aux lignes de chemin de fer, leur assurant un débouché régulier vers les Halles de Paris. Mais leurs entreprises restent limitées par le système de l’écorage qui semble étouffer tout développement sérieux de la pêche. La réussite individuelle des patrons demeure difficile en raison des frais de gestion des bateaux qui ont augmenté en même temps que leur taille. La période 1855-1880 peut cependant être considérée comme l’apogée de la pêche artisanale. Cette activité parvient à se maintenir et connaît même quelques développements au moment ou l’industrie tullière la concurrence très fortement.
63En 1860, sur 95 bateaux de pêche armés au quartier de Calais, 65 pratiquent la pêche au chalut, 20 celle du maquereau et du hareng, il s’agit des petites embarcations côtières des syndicats satellites de Wissant et Marck, 8 draguent les huîtres sur les bancs du large et 2 navires sont armés pour l’Islande. En 1866, la flottille est divisée en trois classes d’embarcations : de 1 à 8 tx, de 15 à 19 tx et un groupe important entre 26 et 42 tx.
64Seize ans plus tard, le registre de désarmement de 1881-1882 nous renseigne sur l’emploi de chaque bateau. La catégorie des embarcations de 1 à 10 tx reste stable entre 1855 et 1882, autour de 50 unités. Mais la répartition par classe de tonnage est très différente, dominée par les tonnages inférieurs à 5 tx en 1855, par ceux de 5-10 tx en 1882. Par contre, celle des bateaux de 11 à 20 tx décline. Il y en avait une vingtaine jusqu’en 1870, mais ils ne sont plus que 4 en 1882. Ce sont peut-être ces embarcations qui ont été victimes de la réglementation sur le chalut. Ils disparaissent rapidement, au profit d’unités d’une taille plus conséquente, des lougres de 35 tx construits entre 1855 et 1866. Les derniers sont lancés à Calais en 1880.
65Les caractéristiques de ce genre de bateau de pêche nous sont connues grâce à un plan publié dans la revue Le Yacht 19. Il s’agit d’un « lougre de Gravelines » qui rappelle ceux construits à Calais entre 1875 et 1880. Prenons l’exemple du Dieu Protège la Famille, construit par le chantier Barbe et compagnie en 1880, long de 15 mètres pour 5.50 mètres de bau et 2,40 mètres de profondeur, il jauge 33 tx. C’est un bateau particulièrement solide puisqu’il est dépecé à Wissant en 1906, après une carrière de 26 ans. Les bateaux supérieurs à 40 tx sont rares, mais leur nombre double dans la période considérée et il en subsiste une quinzaine en 1882. Sur la côte anglaise, en 1878, la flottille calaisienne fait bonne figure, au milieu de celle des autres ports de la Manche et de la Mer du Nord.
66Entre 1854 et 1880, la propriété des bâtiments de pêche évolue beaucoup. L’analyse du registre de désarmement de la saison 1881-1882 révèle que le nombre des bateaux qui n’appartiennent pas à leur patron est très faible. Seul l’armateur Coffre possède deux grands chalutiers (Fleur de Marie et Porte du Ciel), un cordier de 19 tx (Jeune Florentine), et trois petites embarcations à clins de la plage de Wissant (Saint-Nicolas et Saint-Pierre de 3 tx chacun, et Saint Esprit de 7 tx). Tous les autres bateaux sont la propriété des patrons, seuls ou en association. A Wissant, sur 27 embarcations armées, 2 seulement sont la propriété exclusive de l’écoreur et aubergiste Duval, et une seule de l’écoreur calaisien Everaert. Tel n’était pas le cas en 1855 lorsque la propriété de la flottille était partagée entre écoreurs et patrons de pêche.
67Les patrons de 1855 possèdent plus de la moitié des bateaux, 61 sur 108, mais les écoreurs parviennent à mettre en œuvre des navires plus grands puisqu’ils s’emparent de 40,4 % du tonnage en disposant de 36,1 % des bateaux, soit un tonnage moyen de 19 tx pour les écoreurs et 14 les patrons.
68Si on prend au pied de la lettre les mentions des rôles de désarmement en 1880, on pourrait conclure que la prospérité relative de la pêche entraîne pour les maîtres pêcheurs une appropriation presque complète de leur outil de travail. Comme nous l’avons vu précédemment, les patrons calaisiens pratiquent surtout la pêche au chalut. La caractéristique essentielle de ce « métier » est l’absence d’apport en matériel appartenant à chaque matelot, le chalut faisant partie de l’armement du bateau. Comme aucun système d’avances ne semble exister sur l’achat des agrès de pêche, c’est surtout pour ces objets que les efforts financiers sont les plus difficiles pour les pêcheurs de Calais, comme le confirme cette remarque tirée de leur pétition de 1854 : « C’est avec bien de la peine et en réunissant toutes leurs ressources et celles de leurs familles, que les pêcheurs de Calais sont parvenus à créer le matériel actuellement existant ; c’est au prix de bien grandes et bien longues privations, qu’ils réparent la perte trop fréquente de leur trailles »20.
69La pêche au chalut est cependant considérée comme facile parce que les pêcheurs peuvent s’en distraire instantanément, ce qui n’est pas le cas de la pêche aux cordes. Là, le renouvellement des appâts, les réparations constantes aux agrès nécessitent une main-d’œuvre nombreuse. Femmes, enfants et vieillards sont accaparés par ces tâches fastidieuses et peu rémunérées. On estime que deux ou trois femmes par homme embarqué, sont nécessaires à la recherche des appâts sur les plages (le vers arénicole), la préparation des cordes et des haims. En 1846, le rédacteur de L’Industriel calaisien notait que « la pêche au chalut domine en raison du manque de main-d’œuvre féminine »21. De plus en plus accaparées par les métiers de l’industrie du tulle, les femmes de marins se détournent de leur activité ancestrale. Le jugement de l’administration de la marine sur les pêcheurs de Calais est toujours aussi défavorable. Elle voit dans la pratique du chalut une « pêche énervante qui fait contracter à nos marins des habitudes de débauche et de paresse avec lesquelles il leur est bien difficile de rompre »22. Il est vrai que les patrons calaisiens défendent avec ardeur ce mode de pêche, réprouvé depuis longtemps par l’Etat, et qui leur assure des revenus décents lorsque la saison est bonne.
70La réglementation du « métier » du chalut est contraignante mais vise à protéger la ressource. En 1854, la Chambre de Commerce appuie la réclamation des pêcheurs et des armateurs contre les dispositions du décret du 4 juillet 1853 concernant le règlement de la pêche côtière. Le chalut est autorisé mais les caractéristiques permises par la loi sont extrêmement différentes de celles du filet utilisé à Calais. Le décret interdit tout étranglement à l’intérieur du chalut alors que celui de Calais en possède un, sous la forme d’un autre filet contenu dans le premier. Il s’oppose à la sortie du poisson une fois qu’il est entré dans le chalut. D’autre part le poids des chandeliers est limité à cent trente kilos. Cette mesure défavorise les grands chalutiers d’un tonnage supérieur à trente tonneaux, nouvellement construits à Calais et qui sont équipés de chandeliers d’un poids supérieur. Enfin, la garniture, destinée à empêcher le filet d’être détruit sur les fonds rocailleux, ne doit pas croiser ni rétrécir les mailles du filet, alors que les pêcheurs calaisiens emploient à cet effet deux tabliers de cuir destinés à traîner sur le fond. En fait, la nouvelle réglementation est inapplicable à Calais, sauf à renouveler entièrement le matériel utilisé alors.
71La seconde grande disposition de la loi de 1853 consiste à réduire la zone autorisée pour la pêche au chalut en deçà de 3 milles en hiver et de 6 milles en été. Aux yeux des pêcheurs de Calais, elle n’est pas davantage applicable. En effet, l’été, le poisson fréquente la zone de chalutage prohibée. Les pêcheurs de Calais se trouvent donc sans cesse en infraction, et ils ne sont pas les seuls. En 1852, par exemple, les garde-pêche capturent sur le fait 15 Boulonnais, 5 Gravelinois et seulement 4 bateaux de Calais. Le commandant surveillant les pêches note en 1856 « l’extension, auparavant inusitée, que les patrons de Calais donnent aujourd’hui à leurs opérations. Autrefois, ils ne perdaient jamais de vue le clocher de leur ville, maintenant ils vont chercher le poisson jusqu’à la hauteur de Dungeness »23.
72Comme le port de Dunkerque arme relativement peu de chalutiers, 30 unités seulement en 1856, contre 80 à Calais, il est probable que les Calaisiens alimentent une grande partie du marché du port flamand. A partir de ce port, ils peuvent fournir des poissons de chalut aux marchés du département du Nord. Les ports de Dunkerque et d’Ostende sont proches des lieux de pêche au chalut en été.
73Dès le mois de septembre, les Calaisiens regagnent les parages de leur port pour pratiquer la pêche au maquereau à la ligne, bientôt relayée par la pêche au hareng. Ainsi, peu éloignés du port, ils peuvent y rentrer tous les jours pour livrer au chemin de fer ou au minck des produits extrêmement frais.
74Afin d’assurer rapidement la mise à terre de leurs produits lorsqu’ils s’éloignent du port, les pêcheurs calaisiens pratiquent les associations entre chalutiers. Elles sont périodiquement décrites par l’administration comme une innovation heureuse, mais semblent très éphémères. Le système est imité des « chasseurs » de la grande pêche : certains bateaux quittent les lieux de pêche à tour de rôle et transportent le poisson dans les ports tandis que les autres continuent leur pêche. En 1857 quelques patrons s’associent de cette manière, mais l’inégalité du travail réalisé par chacun des bateaux associé induit des résultats de pêche disparates et l’entente entre les patrons ne dure que tant que la pêche est bonne. Le commandant chargé de la station de surveillance des pêches attribue, avec une mauvaise foi évidente, l’échec relatif des associations au « manque d’intelligence et d’activité que montrent généralement les patrons de ce port »24. En fait, les conditions atmosphériques et les hasards de la pêche côtière y sont pour beaucoup. Le système, réintroduit de 1873 à 1875 par 7 ou 8 patrons est abandonné en 1876, à partir du moment où les chalutiers embarquent de la glace, ce qui leur permet de s’éloigner de leur port en faisant des marées plus longues sans risquer de ramener au port des poissons corrompus. C’est une innovation qui demeure longtemps l’apanage des ports du Nord. La glace n’est pas fabriquée sur place, mais importée directement de Norvège par voiliers.
75Au terme des années 1870, les perspectives d’élargissement des zones et des moyens de pêche semblent s’ouvrir à Calais. Mais les capitaux sont tous accaparés par l’industrie tullière. L’exemple suivant donne la mesure de l’indifférence que suscite les initiatives extérieures destinées à développer le port de pêche : en 1879, la Compagnie Générale des Pêcheries Françaises se propose de prendre Calais comme centre principal d’armement et de ravitaillement de ses chalutiers à voiles et de ses chasseurs à vapeur. L’appel de l’industrie tullière est tel que cette entreprise ne trouve aucun capitaux disponibles sur place.
76La pêche au chalut de plus en plus lointaine et les difficiles conditions de la commercialisation du poisson suscitent le détournement de la production vers les ports anglais et belges, mais il est difficile de mesurer l’intensité du phénomène. Nous possédons des statistiques très incomplètes sur les produits de la pêche calaisienne pour la période antérieure à la publication de la revue Statistique des Pêches maritimes et les chiffres pour la période 1850-1873 sont très épars et souvent contradictoires.
77En France, le débouché parisien de la majorité des produits débarqués à Calais est, en 1860, clairement établi par le capitaine du port Pollet : « Autrefois, on expédiait des poissons sur Saint-Omer, Lille, Arras et autres villes jusqu’à Amiens, pour obtenir un faible bénéfice. Il fallait envoyer en petite quantité et arriver le mercredi et le vendredi. Encore fallait-il que l’espèce de poisson convînt. En somme, c’était peu de chose. Tandis que tous ceux qui font de la marée à Calais trouvent que Paris leur offre plus d’avantages. Le poisson à son arrivée ne reste jamais invendu et ceux de luxe leur donne des bénéfices »25. La quantité de poisson transportée par le chemin de fer du Nord évolue autour de 2.000 tonnes par an, entre 1862 et 1865. On retrouve le même ordre de grandeur pour l’année 1877 où le chemin de fer expédie 2.137 tonnes de marée. Rien n’indique cependant que ces quantités soient exclusivement les produits de la pêche des Calaisiens. Calais compte en 1876 24 « expéditeurs de marée »26, dont 16 sont installés au Courgain, 2 au Nouveau Courgain et 6 en ville. Mais seules, 3 maisons de commerce sont de véritables poissonniers en gros et écoreurs de bateaux de pêche.
78En 1879, le petit monde des écoreurs est peu renouvelé par rapport à ce qu’il était au milieu du siècle, alors que deux facteurs viennent transformer l’économie de la pêche côtière, la mise en service du nouveau Minck en 1873 et l’utilisation de la glace. Les deux maisons Coffre et Mulard, créées dans les années 1840, existent toujours et prennent chacune un tiers du marché en 1879, le reste est au main d’un nouveau venu à Calais, Henri Everaert, issu du petit négoce du charbon.
L’amélioration du port et de la ville
79Dans l’histoire du port de Calais, la fin du Second Empire et les débuts de la Troisième République peuvent être qualifiés de temps des projets. L’amélioration des navires à vapeur et des voiliers, de plus en plus construits en fer et bientôt en acier, l’apparition des premiers cargos à hélice créent un climat favorable à la conception des projets de travaux publics les plus spectaculaires : ports originaux ou tunnel sous-marin. Calais, qui est redevenu le premier port de passage du détroit est l’objet des sollicitations des ingénieurs novateurs ou des capitalistes de tous ordres. Bridées dans leurs ambitions par les contraintes de l’Etat, la Chambre de Commerce ou la ville de Calais ne peuvent qu’encourager avec plus ou moins d’ardeur ces initiatives, tandis qu’elles s’efforcent, au jour le jour d’améliorer les services portuaires.
Les services portuaires
80Depuis la création de la Commission des délégués du Commerce en 1814, le négoce s’est préoccupé de l’amélioration des infrastructures du port, mais également de ses services. Avec l’augmentation du trafic des paquebots et des navires de charge, elle s’implique de plus en plus dans ce domaine, jusqu’au moment où elle en assure la gestion en 1883.
81Le règlement du pilotage est modifié à deux reprises, en 1854 et en 1864, afin d’assurer un retour au nombre réglementaire de pilotes, c’est-à-dire 12 titulaires et 3 aspirants. Les anciens pilotes ont en effet une fâcheuse tendance à se maintenir en activité à un âge avancé, ce qui nuit au service. D’autres favorisent trop ouvertement leur parenté et on recrute ainsi des marins de faible qualité qui ne possèdent pas les connaissances à l’exercice de leur profession. En 1864, c’est le capitaine du paquebot-poste Prince Impérial qui doit indiquer au pilote qui l’ignore, la profondeur du chenal. Le marin calaisien pense l’entrée possible alors qu’il ne dispose que de 6 pieds et demi pour un tirant d’eau de 6 pieds ! Afin d’éviter tout incident, en particulier l’interruption du service postal, il est fait obligation aux pilotes de maintenir une embarcation au quai de marée, par tous les temps et en toute saison, afin que tous les navires puissent être assistés sans discrimination. La même année 1864, les pilotes abandonnent à la Chambre de Commerce les six bateaux d’aide utilisés par les lamaneurs . Ces embarcations sont essentiellement destinées à porter à terre les grelins et aussières qui permettent d’amarrer les navires à quai ou le long des jetées. Le salaire des équipages est fixé désormais par l’institution consulaire, tandis que les patrons qui les commandent sont nommés par le commissaire de l’inscription maritime. Les tarifs du lamanage, tels qu’ils sont rétablis en 1880, permettent à la population des marins et pilotes retraités de subsister grâce à ce travail. C’est également une ressource pour la Chambre de Commerce qui perçoit les taxes d’usage à son profit. Les paquebots poste et les autres navires du service régulier doivent payer seulement 7 Francs, tandis que les navires ordinaires doivent 12 Francs, puis un franc supplémentaire par fraction de 100 tx à partir de 150 tx de jauge.
82Jusqu’en 1875, date de l’organisation d’un service de remorquage efficace, lorsque le vent est contraire ou insuffisant, les navires à voiles doivent faire porter un grelin d’amarre à terre pour recevoir l’aussière nécessaire à leur entrée. C’est le pilote de service qui réquisitionne 40 à 50 haleurs et haleuses pour cette opération. Les Courguinois peuvent ainsi dans de bonnes circonstances « faire leur journée » puisque les salaires sont proportionnels au mouvement maritime du jour. Cette pratique, qui disparaît avec les nouveaux aménagements du port, nous est décrite par Frédéric Le Roy, spectateur attentif de l’activité portuaire : « C’était le chef haleur qui se chargeait de les mettre à la disposition du pilote (…). Il arrivait parfois qu’une partie du personnel recruté n’était pas employée. Elle recevait la moitié du salaire convenu. Le chef haleur, de son côté, prélevait sur chacun des hommes ou des femmes qu’il avait recruté, à la demande du pilote, une dîme fixée à deux, trois, quatre ou cinq centimes, suivant l’importance du salaire gagné. Une curieuse coutume voulait qu’en compensation de la retenue ainsi opérée sur les salaires, le chef haleur donnât à chacun un biscuit ou croquant à titre de dédommagement »27. Les souvenirs visuels de Le Roy doivent être complétés par le relevé des rémunérations de ces tâches qui se trouvent dans le règlement de 1864. Etant donné la brièveté des journées en hiver, les tarifs des marées de nuit sont majorés de 50 %.
83Jusqu’en 1891, date à laquelle le remorquage est inclus dans l’outillage portuaire, la Chambre de Commerce confie ce service à l’initiative privée. Mais les trois sociétés successives connaissent des déboires financiers. La Société de Remorquage au Port de Calais est fondée en juin 1874, avec un capital de 150.000 Francs, divisé en 300 actions de 600 Francs et placée sous le patronage de la Chambre de Commerce. Son conseil d’administration provisoire est constitué par des portuaires, comme les écoreurs armateurs Albert Coffre, Pierre Mulard, et les courtiers A. Duniagou ou Adolphe Henry, mais il est probable que son financement provienne des capitaux apportés par la famille Valdelièvre, alors au faîte de sa puissance financière puisqu’elle possède des ateliers de construction de machines à vapeur et de transmissions, une fonderie de fer et de cuivre nécessaires au marché des machines, entrepôts, et usines de Saint-Pierre. Malgré quelques difficultés pour réunir le capital, les remorqueurs Providence, Monarch, Champion N° 1 et Hercule (ex Champion N° 2) sont mis en service successivement à partir de 1875. Mais les deux premières unités sont à bout de souffle et doivent être mises hors de service après quelques mois de présence à Calais. Le port ne dispose en permanence de deux remorqueurs qu’à partir de 1879.
84Une nouvelle société dénommée La Calaisienne est formée en 1881, sur le modèle de celle de 1874. Sa composition permet de mesurer l’engagement des négociants et fabricants de tulle dans une entreprise qui détermine la survie du port, alors que les grands travaux commencés en 1878 ne sont pas encore terminés : 71 des 150 actions appartiennent à la famille Valdelièvre, négociants, fondeurs ou filateur, installés à Calais, Saint-Pierre et à Lille. Six fabricants de tulle possèdent 51 actions dont Adolphe Darquer-Bacquêt, à la fois négociant et fabricant de tulle. L’implication de la tullerie dans cette activité portuaire démontre que certains milieux industriels saint-pierrois ne sont pas si indifférents à leur port. La société est liquidée à nouveau en 1882, accusant des pertes de l’ordre de 13,2 % de l’actif. Elle se reconstitue sur des bases plus saines la même année, grâce à une augmentation de capital, assurant à Calais un service de remorquage décent.
85Le lestage des navires par le sable ou les cailloux demeure une question majeure, même si l’utilisation des lingots de fonte puis des water-ballasts tend à se généraliser. Les matériaux nécessaires aux opérations de lestage encombrent des places à quai, déjà très rares. Au début des travaux du « port Freycinet », les chargements par charrettes de sable ont tendance à se multiplier sur les quais, construits lors de l’exécution du plan Raffeneau et les pertes de sable augmentent l’envasement du bassin à flot. La Chambre de Commerce s’efforce, jusqu’au début des grands travaux, de maintenir la paix entre les intérêts des capitaines de navires et ceux des deux types d’entreprises qui s’occupent du lestage : les possesseurs de petites charrettes et les entrepreneurs possédant des bélandres. A partir du milieu du siècle, trois maisons de commerce arment des bélandres de 40 à 50 tx.
86Le tonnage total de ces grands bateaux de service dans un port déjà passablement encombré passe de 921 tx en 1861, à 256 en 1866 et finalement 188 à la veille de la Guerre de 1870. Il semble bien que la Chambre de Commerce ait recherché l’unification du service entre les mains d’un seul adjudicataire. Entre 1864 et 1866, le bail est concédé à l’entrepreneur saint-pierrois François Cailliette, seul soumissionnaire contre Hauchecorne. Les registres d’armement révèlent que cette tentative de monopole a sans doute été de courte durée. Après 1875, l’emploi des premières machines à draguer à vapeur, la généralisation des doubles fonds et l’emploi des « ironstones » au lieu du sable, provoquent la disparition des encombrantes bélandres du lestage. Cependant, en 1878, l’ingénieur du port constate que les quais sont constamment encombrés par la moitié des marchandises qui sont destinées au chemin de fer. Il demande que l’on décharge de préférence directement sur un wagon.
87D’autre part, la manutention rapide, indispensable à la bonne marche du service postal, renforcée par les impératifs liés au transbordement ferroviaire, continue d’être un sujet de préoccupation pour la Chambre consulaire. En 1855, le port de Calais ne dispose que de quatre grues. Sur le quai de marée, subsiste une grue en fer, achetée en Angleterre en 1836. Une seconde grue en bois est acquise en 1851 et deux autres en fer sont construites sur place par la fonderie de Valdelièvre en 1852 et en 1855. Les grues sont surtout destinées à haler les grands colis, les voitures et les chevaux. L’essentiel des manutentions de produits pondéreux a donc lieu à bras d’hommes. En 1855, Désiré Le Roy décrit le déchargement du charbon en ces termes : « Dans l’intérieur du bâtiment, les matelots du bord emplissent de charbon les mannes qu’on hisse sur le pont : là, les ouvriers employés par le propriétaire de la marchandise les saisissent et vont les porter à l’épaule dans les tombereaux stationnant sur le quai, sur lesquels ils montent au moyen d’une planche formant rampe. Un homme debout sur le tombereau les y attend. Quand le porteur est à la hauteur voulue, il tourne le dos au chargeur, celui-ci prend la manne, la vide et la rend, et ainsi de suite »28. Après l’installation en 1861 d’une grue de dix tonnes sur le quai du Bassin à flot, il faut attendre 1869 pourvoir apparaître les 4 premières grues à vapeur sur rail d’une portée de 2 tonnes. En 1869-1870, la maison Bourdon et Compagnie de Dunkerque fait installer deux grandes grues pour aider au déchargement des houilles destinées à la Compagnie Parisienne du Gaz, mais deux ans après, ces grues sont inutilisées. En 1878 et 1884, deux autres engins sont mis en service pour la Wholesale Cooperative Society de Manchester par le négociant Lenglet, au sud du port d’échouage.
Le temps des projets
88Contrairement aux modestes améliorations des services portuaires, les projets des années soixante-dix ne sont pas l’œuvre de la Chambre de Commerce, sauf celui qui concerne l’approfondissement du canal dans la traversée de Saint-Pierre et la transformation des écluses. Une fois terminé le chemin de fer de Boulogne, la liaison avec Dunkerque est négligée avec persévérance. La Chambre de Commerce devient le principal interlocuteur de l’Etat pour la création d’un nouvel organisme portuaire.
89Des entreprises privées, dotées de programmes de travaux souvent débridés, voire fantaisistes, prennent l’initiative de lui proposer, ainsi qu’à la ville de Calais ou à la Compagnie du Nord, un grand nombre de réalisations, certaines dignes de l’imagination d’un Jules Verne. La plus spectaculaire d’entre elles, et la seule à avoir connu un début de réalisation pratique entre 1875 et 1882, étant celle du tunnel sous-marin entre la France et l’Angleterre. A la différence du tunnel sous-marin, les projets de ports en eau profonde ne se concrétisèrent jamais. Leur caractéristique commune étant de créer des ports ex-nihilo, en dehors des infrastructures existantes.
90Le projet de port de refuge à Audresselles, présenté par la banque Baring en 1869, provoque « l’union sacrée » des instances des ports de Calais et de Boulogne, une entente bien difficile à imaginer en temps ordinaires. Les banquiers britanniques prétendent que l’amélioration des ports existants est impossible. Ils proposent la création d’une vaste rade, protégée par 2 môles perpendiculaires à la falaise, près du hameau de Haringzelles. Susceptible d’être achevé pour 1880, le nouveau port pourrait servir de refuge à la navigation du détroit, mais également aux transatlantiques. Les navires seraient capables de charger des wagons à leur bord, rendant inutile une liaison fixe par tunnel ou pont ferroviaire. Le refus de la Chambre de Commerce de Calais est motivé par trois arguments principaux ; au nom de la liberté du commerce, la chambre rappelle que les ports français ne peuvent être des propriétés privées comme c’est le cas en Angleterre. D’autre part, elle affirme qu’une complémentarité existe entre les ports de Calais et de Boulogne, ce qu’elle avait dénié à plusieurs reprises, à l’occasion des demandes réitérées de Boulogne pour l’obtention du service postal, ce thème étant plutôt développé auparavant par les Boulonnais. L’argument décisif des Calaisiens est le suivant : le projet Baring risque de détourner l’attention du gouvernement des travaux d’amélioration des ports de la Manche, et, en particulier de celui de Calais qui s’affirme alors comme le premier port français pour le passage transmanche. A l’appui de son refus du port Baring, la Chambre de Commerce de Calais ajoute le témoignage de 40 capitaines norvégiens qui pétitionnent pour s’indigner du retard apporté à l’agrandissement du bassin à flot de l’Ouest. La durée de la concession, fixée à 99 ans, et les exigences de la Compagnie anglaise concernant l’accès du port aux navires britanniques, ne manquent pas de provoquer une hostilité patriotique qui ne s’éteint pas après la chute de l’Empire.
91La Chambre de Commerce s’oppose très fermement à tout projet de port en site propre. Aussi, en 1870, à la faveur de l’achèvement du contrat du service postal de la Compagnie Clebsattel et Churchward, reprise en sous-main par le London-Chatham-and-Dover-Railway, la Chambre de Commerce soutient un projet qui apparaît très raisonnable par rapport aux plans grandioses de l’époque. Il s’agît de faire construire trois paquebots de 1.200, 1.000 et 600 tx, utilisés à tour de rôle suivant la hauteur d’eau disponible au port de Calais. Le constructeur havrais Augustin Normand est prêt à entreprendre la construction de ces navires dont le plus gros serait capable d’accueillir un millier de passagers et qui gagneraient un quart d’heure à une demi-heure sur les navires en service en 1870. Il s’agît de contrecarrer le projet présenté par l’ingénieur Stanislas Dupuy de Lôme, le promoteur des navires cuirassés en France, qui prétend faire construire des navires porte-trains.
92Le chauvinisme local, attisé par l’esprit revanchard, explique l’opposition virulente au projet Reuver et Cie, présenté en 1872. Cette compagnie belge demande la concession des terrains situés à l’Est du port afin de construire, à ses frais, un vaste bassin à flot. Trois faits choquent la presse calaisienne : le projet d’intérêt local n’a fait l’objet, d’après elle, d’aucune publication à Calais. Pire, l’enquête publique à lieu à Boulogne ! D’autre part, comme à Audresselles, cette concession privée et étrangère est prévue pour 99 ans. Enfin, la compagnie concessionnaire percevrait des taxes sur les navires à son seul bénéfice. Si les cheminements administratifs sont respectés, la susceptibilité des Calaisiens s’estime particulièrement maltraitée. L’enquête d’utilité publique a cependant lieu en 1874, mais la réalisation du projet n’est finalement pas décidée, au bénéfice du programme des lois de 1875 qui décident la transformation du port existant en port en eau profonde.
93Le baron Edmond de Rostaing reprend l’idée de l’extension du port à l’ouest, déjà énoncée par mains ingénieurs militaires ou civils depuis Vauban. Son programme consiste à créer un vaste port en eau profonde autour d’une immense digue qui serait construite au large de Sangatte et reliée à la côte par une ligne de chemin de fer. Là encore, il s’agît de contourner les installations existantes des deux ports transmanche. De Rostaing affirme avec hauteur : « j’agis en marin, non de Picardie ou de Flandre, mais de France qui choisit sur plusieurs centaines de kilomètres de côtes dépourvues de bons ports le meilleur point, selon lui, pour y établir un port de basse-mer, sans se préoccuper s’il y a une ville ou non »29.
94La réponse des ingénieurs locaux est toute de nuance. A Calais, Aron est favorable au projet sur le plan technique, mais il émet des réserves sur son financement. Son collège Legros pense que la construction d’une jetée à Sangatte occasionnerait des perturbations dans le régime de la plage de Calais, et donc de l’entrée du port traditionnel, de plus le port projeté occuperait les terrains de Sangatte, « où seront probablement situés les abords du tunnel sous-marin »30.
95Comme Dupuy de Lôme, de Rostaing rêve de navires capables d’emporter des trains entiers vers l’Angleterre. C’est une vision futuriste qui rappelle irrésistiblement le système employé à partir des années 1930 : « les puissants bacs à vapeur ou ferry-boats, portant les trains internationaux de chemin de fer, iraient tout droit s’arrêter debout à la côte, en s’enfonçant comme des coins dans des formes aiguës, garnies sur les côtés de l’angle de pilotis légèrement flexibles, afin d’amortir le choc, comme j’en ai vu à New-York, de manière à ce que passagers, chevaux, voitures puissent sortir des bacs quelques moments après l’arrivée (…) il y aurait lieu d’installer des plans inclinés mobiles »31. Mais de tels navires adaptés au besoin de la Mer du Nord et de la Manche n’existent pas encore, étant donné les faibles progrès de la propulsion par l’hélice. Si on les construisait, ils seraient propulsés par une machine à aubes, incapable de les faire naviguer rapidement. Les expériences malheureuses de « freaks steamers » le démontrent amplement à partir de 1874.
96L’année précédente, un dernier projet de port extérieur est présenté par Henry Liggins. A environ un mille et demi au large de Calais à l’ouest du chenal, un pont de trois kilomètres de long permettrait d’accéder à un bassin de marée circulaire dans lequel éviteraient de grands paquebots. Le promoteur du projet insiste sur l’inefficacité des chasses depuis leur mise en service et l’incommodité des navires qui opèrent alors sur le détroit. Cette dénonciation, comme celles contenues dans les projets antérieurs est, aux yeux de l’opinion, un stimulant de plus pour la mise en place par l’Etat d’un vaste programme de modernisation du port de Calais, vecteur principal des communications entre la France et l’Angleterre et, au moment où sont proposés tous ces aménagements extra portuaires, un projet de loi d’amélioration du port de Calais est présenté à l’Assemblée nationale.
97Alors que la liaison ferroviaire avec Boulogne est longtemps restée un enjeu fondamental pour le port de Calais, celle avec Dunkerque traîne dans les cartons depuis les débuts des chemins de fer. En 1845, le directeur de la West Flanders Railway Company de Londres demande en vain l’appui de la Chambre de Commerce et du Conseil municipal de Calais pour créer la liaison entre Calais et Fumes. Ce n’est qu’après l’achèvement de la ligne de Boulogne en 1867 que les édiles calaisiens semblent s’intéresser à nouveau à la question. La Chambre de Commerce, enthousiasmée par le fait que le trafic voyageur de Calais vient de dépasser celui de Boulogne, espère détourner une partie des flux de passagers du port d’Ostende et se dit prête à fournir à la compagnie concessionnaire un fonds de garantie d’un minimum d’intérêt et demande l’appui des municipalités de Calais et Saint-Pierre, mais également celles de Boulogne, Saint-Omer et Aire-sur-la-Lys. Elle se déclare incapable de couvrir l’emprunt « en raison de ses faibles ressources »32.
98De fait, tous les obstacles s’accumulent pour que la liaison ne soit pas réalisée. Le préfet du Pas-de-Calais donne l’explication de cette impasse en décembre 1868 : « La ville de Calais est le meilleur juge de son intérêt ? Il m’a été assuré qu’elle se défiait de ce rapprochement avec le port de Dunkerque plus qu’elle ne le désirait. Elle craindrait, dit-on, de voir une partie de son fret se diriger à l’avenir vers Gravelines et Dunkerque, tandis qu’elle-même aurait peu à gagner à cette voie nouvelle de communication. Le chemin de fer de Dunkerque à Calais, qui peut avoir un intérêt stratégique et national, mais qui ne répond à aucun besoin de communication départementale, n’offre même pas de caractère d’utilité locale proprement dit et nous laisserons, soit au département du Nord, soit à la Compagnie du Chemin de fer de Fumes, soit à l’Etat, le soin de faire comme ils l’entendrons »33.
99Le chemin de fer de Calais à Dunkerque atteint Marck et Oye en 1870, mais il n’est achevée qu’en 1875, raccordée au réseau de Saint-Pierre-lès-Calais puisque la Compagnie du Nord a refusé de le faire entrer dans la ville de Calais, sous prétexte que cette liaison « eut entraîné la compagnie à des travaux de défense à la mer hors de proportion avec l’importance de la ligne »34.
100La même année débutent à Sangatte les forages des puits d’essai destinés au projet de tunnel sous la Manche. L’opinion de la presse calaisienne au sujet des divers projets de passage du détroit « à pied sec » est souvent exprimée avec une très grande ironie, à la hauteur de la fantaisie déployée par les inventeurs de l’époque. En 1837, le projet d’un certain Coppett donne le ton. Il s’agît d’immerger, comme à Cherbourg, de grands cônes qui seraient reliés entre eux par des tuyaux de fonte de 6 mètres de diamètre. Désiré Le Roy commente le projet en des termes peu amènes : « On dit qu’après avoir vu Paris, l’ingénieur anglais se propose de visiter Charenton »35. Dix ans plus tard, il en est tout autrement dans les colonnes de L’Industriel Calaisien, l’hebdomadaire rival de celui de Le Roy. Le projet d’un « railway sous-marin », proposé par John De La Haye, enflamme les imaginations : « les succès de la machine à vapeur, de la navigation à vapeur, des chemins de fer, de la télégraphie électrique, (…) n’empêchent plus d’examiner la possibilité d’exécution du projet »36.
101La Chambre de Commerce de Calais se déclare publiquement très favorable, en 1873, au projet d’un tunnel sous-marin qui doit opérer la liaison entre les chemins de fer des deux pays. Mais, il apparaît qu’elle n’envisage cette réalisation qu’à long terme, afin de réclamer avec plus de force les grands travaux qui permettrons au passage maritime, si jamais le tunnel était ouvert à la circulation, de le concurrencer dans de bonnes conditions. On peut estimer que la position du Conseil Général du Pas-de-Calais résume plus fidèlement celle de la chambre consulaire, à l’exception, bien entendu, de la réserve concernant le port de Boulogne : « Considérant que les villes du littoral ont des droits acquis qu’il importe de respecter, considérant qu’il convient de mettre les ports de ces villes en état de soutenir la concurrence qui leur serait faite un jour par le chemin de fer sous-marin (…) émet le vœu que l’Etat fasse exécuter, aussitôt que possible, les travaux nécessaires pour rendre les ports de Boulogne et de Calais accessibles à toute heure de marée aux bâtiments d’un fort tonnage »37. Pour la Chambre de Commerce, il s’agît donc d’améliorer les voies de circulation entre les deux pays, et Calais et Saint-Pierre ne pourraient qu’en profiter. La Chambre demande l’établissement de la gare à Saint-Pierre et non à Fréthun, comme le prévoit le projet de la Compagnie Française du Tunnel Sous La Manche.
102Dès que les travaux de forage débutent à Sangatte en 1875, la Chambre de Commerce abandonne son attitude d’acquiescement pour étudier concrètement la question du point de vue commercial. La conclusion est contraire aux délibérations de 1873 et complètement hostile au tunnel. C’est le courtier Charles Derheims qui est chargé de cette étude. Selon lui, le tunnel concurrencerait directement le négoce calaisien sur la voie de Londres, dont il est d’ailleurs le principal courtier. Dans son rapport, resté apparemment confidentiel, Derheims dénonce les erreurs de l’ingénieur Thomé de Gamond concepteur du projet, concernant le trafic transmanche. Il constate la relative lenteur du passage sous-marin réduit, dans le meilleur des cas, à une heure, alors qu’en été les malles utilisent un temps comparable. Cette heure « qui semble si courte lorsque l’on peut se repaître du spectacle varié et majestueux de la mer, quand on peut respirer à pleins poumons son air si pur et si sain, quand on est libre d’aller, de venir, de monter, de descendre, se reposer »38. Les conclusions de Derheims, sont particulièrement défavorables au projet :
103« En faisant toutes réserves à l’égard du côté politique du projet et des relations internationales indissolubles qu’on fait sonner bien haut et que nous n’envisageons pas sans appréhensions, pour la sécurité et l’indépendance de notre pays, et en réservant aussi le côté technique et géologique de l’entreprise qui n’est pas aussi nettement tranché qu’on veut bien le dire, nous ne pouvons nous dispenser de remarquer que, en définitive, on ne voit pas dans tout ce projet un seul motif sérieux pour lui attribuer le caractère d’utilité publique et pour patronner une œuvre hasardée dans laquelle s’engouffreraient, quoiqu’on dise, un milliard et dix années d’activités ; œuvre qui, en résumé, tendrait, si elle se réalisait, à priver le port de Calais du passage des malles et d’une partie de son trafic de voyageurs. Or, le service postal et les passagers font le prestige de Calais. C’est à cela que l’on doit le perfectionnement et les grands projets pour notre port. A quoi bon détourner les esprits et les capitaux qui semblent vouloir s’engager dans cette voie de perfectionnement, et pourquoi se prêter à une transformation radicale qui nous ravirait tous ces précieux avantages et avilirait infailliblement la propriété immobilière à Calais ».
104A la vieille de la guerre de 1870, la liaison entre le canal et le port n’est pas possible à toute heure. Un rapport de 1866 regrette que les bateaux soient obligés de descendre dans l’avant-port, « perdant une marée, quelquefois deux, avant d’arriver dans le bassin »39. En période de crue, l’ouverture complète du permis de l’écluse de la citadelle provoque dans le canal de navigation des baisses de niveau et des courants rapides qui rendent impossible la navigation. La restauration des voies navigables étant revenue à l’ordre du jour en 1873, des avances faites à l’Etat par les départements du Nord et du Pas-de-Calais, avec le concours des houillères, doivent permettre d’approfondir le lit du canal de Calais.
105Ce projet d’amélioration du canal est un grand défi pour la Chambre de Commerce puisqu’au moins la moitié du financement lui incombe. Tous ses efforts se portent par conséquent vers un financement à sources multiples. A cette fin, elle prend à sa charge la différence entre le taux d’intérêt payé par l’Etat et celui qui devrait être servi aux prêteurs. Les municipalités de Calais et de Saint-Pierre paieraient respectivement 120.000 Francs, tandis que les 2e et 4e sections des Wateringues contribueraient pour 130.000 Francs. Etant donné que la majeure partie du canal est située sur le territoire de la commune rivale de Calais, c’est une occasion pour la Chambre de Commerce d’impliquer les édiles de Saint-Pierre. Afin d’appuyer sa demande de travaux et de convaincre le gouvernement qu’il est possible d’entreprendre les travaux dans un délai très bref, elle décide finalement d’avoir recours à un emprunt de 500.000 Francs. Le succès est énorme et immédiat : 36 souscripteurs fournissent 562.000 Francs. C’est l’occasion de mesurer le degré d’implication des notables saint-pierrois, prêts à participer au financement d’une infrastructure initiée par les besoins du port. Les onze premiers souscripteurs domiciliés à Saint-Pierre contribuent pour 41,8 % à l’emprunt. A lui seul, le négociant en bois Valdelièvre veut contribuer au cinquième de la souscription. Les dix autres contributeurs potentiels sont des fabricants de tulle. Ainsi, la différence entre portuaires et industriels apparaît à cette occasion assez artificielle. Le capital de Calais, aussi bien que celui de Saint-Pierre se porte volontiers vers l’amélioration du port et de ses annexes. Si l’armateur écoreur Albert Coffre appartient bien au seul monde maritime de Calais-Nord, comment classer le négociant Jacques Vendroux, à la fois héritier de la maison Leveux, domicilié à Calais, mais également fabricant de biscuits à Saint-Pierre. Après le vote des lois concernant les grands travaux du port, la démarche commune des entrepreneurs calaisiens et saint-pierrois devient inutile.
106En 1876. la Chambre de Commerce obtient du Crédit Foncier le prêt nécessaire aux avances qu’elle est obligée d’effectuer afin de faciliter la rapide exécution des travaux. Il n’en reste pas moins que cette étape est apparue importante aux élites calaisiennes ou saint-pierroises pour la cohésion future du « Grand Calais ». Sa concrétisation sur le plan administratif paraît désormais inévitable.
Un mariage de raison
107La réunion de Calais et de Saint-Pierre apparaît comme un mariage de raison entre la ville de Calais et son ancien faubourg, devenu banlieue puis ville industrielle. La question de la réunion des deux communes est intimement liée à la création d’un nouveau port, elle-même inséparable du démantèlement des anciennes fortifications.
108C’est un moment clé de l’histoire de la ville, encore mal connu faute d’une étude politique précise qu’il n’est pas possible d’entreprendre ici. L’Etat, c’est-à-dire les ministères des Finances et du Commerce, classiquement concernés par les travaux des ports, mais également les administrations de la Guerre et des Domaines, se trouvent face à trois interlocuteurs qui ne sont pas forcément des partenaires : le premier est la Chambre de Commerce qui défend les intérêts portuaires mais également ceux de l’industrie tullière, les deux autres sont les membres des municipalités de Calais et de Saint-Pierre, bien décidés à conserver leur clientèle électorale. De plus, « l’opinion publique », muselée jusqu a l’Empire libéral, s’exprime librement sur la question ce qui ne clarifie pas un débat dont l’âpreté frappe les contemporains.
109La Chambre de Commerce semble pétrifiée dans un immobilisme institutionnel puisqu’elle conserve les mêmes président et secrétaire-rédacteur pendant des décennies. Succédant à Ernest Lebeau, l’avocat Louis Dévot occupe cette dernière charge pendant trente deux ans, de 1848 à 1880, tandis que le fabricant de tulle et hôtelier Léon Dessin est président de 1853 à 1872. Ce n’est qu’avec la construction du nouveau port que l’institution consulaire devient plus qu’un simple lobby de négociants locaux, le rouage essentiel de la vie portuaire, autorisé à installer son outillage sur le domaine public en payant un franc symbolique. Le décret du 22 septembre 1883 lui confie directement la gestion de l’outillage et des hangars du port. La municipalité est ainsi largement dépossédée du pouvoir de jure qu’elle exerçait sur les quais, et les pouvoirs du préfet en ce domaine s’en trouvent renforcés.
110Le recensement de 1881 vient de révéler que Calais et Saint-Pierre regroupent 46.819 habitants. La réunion des deux communes ferait de la nouvelle agglomération la première ville du département. L’enquête sur le projet de réunion des deux villes qui débute le 10 septembre 1882 révèle moins l’état de l’opinion des populations que la virulence des arguments de ceux qui s’expriment. Il ne s’agit pas d’un sondage, mais d’un long manifeste ou percent quelques opinions contraires à l’ensemble du mouvement : les Saint-Pierrois sont favorables à la réunion, les Calaisiens, non. A Saint-Pierre, 4 signataires sur 1.238 sont défavorables au projet. L’argument principal des pétitionnaires est que la réunion doit reconnaître l’importance industrielle de l’ancienne basse-ville et prendre en compte l’utilité du port pour l’agglomération.
111La prospérité du commerce maritime et du port intéressent tout autant Saint-Pierre que Calais dont les territoires doivent être inclus dans les mêmes fortifications. Elles englobent l’ensemble des infrastructures portuaires à construire, certaines installations du nouveau port se trouvent à cheval sur les limites des deux communes. C’est bien évident pour le bassin de batellerie, mais également pour le bassin à flot de l’Est, qui deviendra en 1889 le bassin Carnot et qui est creusé ex-nihilo, à cheval sur cette limite.
112Finalement, en octobre 1883, le Conseil municipal demande que la réunion n’ait lieu qu’après l’achèvement et le fonctionnement du nouveau port pour des raisons géographiques clairement exprimées : « Il faut préalablement à cette réunion établir les voies de communication et doter notre port de l’outillage nécessaire au commerce maritime »40. La réunion est soumise à la disparition effective des anciennes fortifications et à l’inclusion de la future agglomération dans une nouvelle enceinte. Ainsi, le destin des deux communes, largement engagées dans une voie commune par l’industrie du tulle jusqu’en 1882, redevient après cette date spatialement organisé autour d’un nouveau port.
Notes de bas de page
1 Journal de Calais, 5 février 1876.
2 Ibid., 6 juillet 1854.
3 AMC, série O, Port, travaux d’extension et d’entretien, dépêche télégraphique, Boulogne-sur-Mer, 11 mai 1869.
4 Journal de Calais, 5 janvier 1884.
5 Ibid., 24 mai 1876.
6 AMC, Calais, série H, Terrains militaires, affermages, Location du 16e lot, 28 octobre 1861.
7 Ibid., le colonel du génie au maire de Calais, 14 juin 1862.
8 Journal de Calais, 28 mai 1863.
9 AMC, série O, Front Nord, Legrand Cardon au Conseil municipal de Calais, 30 mars 1870.
10 Ibid., délibération du Conseil municipal, 17 mars 1871.
11 Journal de Calais, 27 juin 1855.
12 Ibid., 7 janvier 1853.
13 CCC, statistiques diverses, 1875, rapport du courtier Derheims.
14 Ibid.
15 Louis Reybaud, Le coton, son régime, ses problèmes, son influence en Europe, étude sur le régime des manufactures, Paris, 1863, 467 p., p. 207.
16 AMC, série F/Travail, industrie tullière, Lettre non signée, probablement de la Chambre Consultative au Ministre, 23 septembre 1854.
17 Pierre Cayez, op. cil., p. 29.
18 Ibid., p. 39.
19 Le Yacht, 1899, pp. 534-535.
20 L’Industriel calaisien, 29 janvier 1854.
21 Ibid., 29 janvier 1854.
22 AN Marine CC5/628 et 629 ; rapport du Commandant du garde-pêche Le Corse, 12 juillet 1857.
23 CCC, rapport du 15 octobre 1856.
24 AN Marine CC5/628 et 629, à bord du Corse, Dunkerque, 12 juillet 1857.
25 AMC, série F/subsistances, halle aux poissons, le capitaine du port au maire, 26 août 1860.
26 Almanach de Calais et de Saint-Pierre, 1877, p. 161.
27 Le Télégramme du Pas-de-Calais, 20 novembre 1912.
28 Journal de Calais, 5 décembre 1855.
29 Edmond de Rostaing, Exposé d’unprojet déport de commerce accessible de basse mer et d’une gare maritime anglo-française pour tous les chemins de fer du continent, à Sangatte, par le capitaine de Vaisseau Ed. de Rostaing, Calais, Le Roy, mars 1874, 92 p., p. 2.
30 AN, F14/7400, Rapport du 14 juin 1875.
31 de Rostaing, op. cit.y p. 18.
32 AMC, séance du Conseil municipal du 28 décembre 1868.
33 Ibid., série O, chemin de fer, Calais-Dunkerque, le préfet du Pas-de-Calais au maire de Calais, 13 décembre 1868.
34 AMC, Conseil municipal, 30 juin 1870.
35 Journal de Calais, 13 septembre 1837.
36 L’Industriel Calaisien, 17 juillet 1847.
37 Délibérations du Conseil Général du Pas-de-Calais, 23 décembre 1873.
38 CCC, dossier traversée du détroit du Pas-de-Calais.
39 ADPC, S/702, notes de l’ingénieur, 1866.
40 AMC, Conseil municipal, 8 février 1884.
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Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est cité par
- Malon, Claude. (2006) Le Havre colonial de 1880 à 1960. DOI: 10.4000/books.purh.7206
Calais et la mer (1814-1914)
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