Chapitre VII. Calais retrouve la première place dans le passage transmanche, 1855-1885
p. 169-187
Texte intégral
1A partir du moment où un réseau cohérent de liaisons ferroviaires est achevé en Europe, les compagnies de chemin de fer cherchent tout naturellement à s’emparer des liaisons maritimes, c’est toute la thèse développée par RJ. Croft. Le port de Calais redevient le nœud fondamental de tous les réseaux et sa position géographique est un atout naturel comme au temps des diligences. Les prétentions des compagnies de chemin de fer s’opposent, en principe, aux entreprises purement maritimes qui en deviennent à terme les sous-traitants.
Entre deux expositions, 1855-1862
2L’exposition de 1851 a montré aux milieux portuaires et à la Compagnie du Nord qui l’avait espéré, l’effet bénéfique de ce genre de manifestation sur le gonflement des flux de personnes entre la France et le Royaume-Uni.
La Compagnie du Nord sur le détroit
3Dès que l’administration des Postes est déchargée par le gouvernement de la gestion directe du service des malles, le Nord étudie très sérieusement la possibilité de s’en emparer en armant lui même des paquebots, à l’instar des compagnies de chemin de fer anglaises. Comme dans la période précédente, il lui faut tenir compte des concurrences directes que lui livrent la General Steam Navigation Company sur la route de la Tamise, mais également de sa propre position sur cette route, négociée entre 1848 et 1854.
4Les archives de la Compagnie du Nord nous livrent une statistique détaillée du passage par Calais et Boulogne pour l’année 1860. En faisant abstraction des voyageurs venus par la voie de la Tamise, les deux ports sont pratiquement à égalité : 71.218 voyageurs à Calais contre 76.282 à Boulogne, soit à peine 6,2 % en faveur de ce dernier port, alors que l’écart est de 20.434 voyageurs, soit 21,1 % en plus pour Boulogne selon la statistique du Nord. La différence atteint 26.907 passagers, 26,1 % en plus, d’après les chiffres relevés par la Chambre de Commerce.
5C’est précisément le chiffre qui sépare le trafic voyageur des deux ports rivaux. Le passage par la Tamise ne représente que 6,2 % de l’ensemble à Calais et atteint 21 % à Boulogne, exactement la part qui permet à Boulogne de dominer le détroit à ce moment là. Dans le but d’obtenir des résultats financiers identiques à ceux de la ligne de Calais, la Compagnie du Nord aurait tendance à dynamiser la ligne de Londres par Boulogne. Elle est empruntée par des voyageurs moins fortunés mais plus nombreux. La répartition par classes des billets directs délivrés pour la ligne de la Tamise montre que près du tiers des voyageurs à Calais achètent un billet de première classe, alors qu’à Boulogne 83,3 % voyagent en seconde et troisième classes.
6En 1861, un des responsables commerciaux du Nord analyse le trafic de la General Steam Navigation Company en ces termes : « La concurrence de la Tamise par rapport à nos services à courte traversée ne sera jamais sérieuse »1 . Effectivement, les services de voyageurs par la Tamise sont utilisés de plus en plus par des promeneurs et non plus par les voyageurs pressés, comme c’était le cas pendant l’Exposition de 1851. Pour remplir les trains de Boulogne, le Nord estime donc nécessaire d’améliorer les liaisons avec cette ville sur deux plans, d’abord celui des marchandises, ce qui explique la supériorité de la voie boulonnaise pour les trafics de valeur, ensuite, les voyageurs de seconde et troisième classe pour qui elle élabore des tarifs « à la portée des petites bourses ». Ce sont des « tourists » sans grands moyens venus des stations balnéaires du Kent ou du Sussex, mais également des membres de la communauté britannique de Boulogne. La proportion de billets à bon marché par la Tamise est de 11 % à Boulogne et seulement 3 % à Calais. Le Nord subventionne à Boulogne un service de six jours par semaine pendant la mauvaise saison, puis quotidien à partir de février, alors que le trafic de voyageurs de Tamise demeure insignifiant à Calais.
7Il s’agit pour la Compagnie du Nord de détourner de la voie calaisienne les touristes peu fortunés pour la préserver comme voie rapide de première classe. Son caractère luxueux s’affirme, et peut être mesuré si on considère la répartition interne des billets directs par rapport à la ligne de Boulogne. On peut conclure que le préjugé du Nord, consistant à voir dans le passage calaisien une route de luxe, n’est pas fondé. C’est avec une courte majorité de voyageurs de première classe que Calais l’emporte sur Boulogne pour l’ensemble du passage. Si, par contre, on examine la ventilation entre les billets directs et les billets délivrés localement on remarque que la route rapide du détroit représente 36,4 % à Calais contre seulement 27,5 % à Boulogne. Les déplacements des industriels et des commerçants de l’industrie tullière expliquent peut-être cette différence.
8Elle est également sensible au point de vue international sur l’ensemble de la clientèle du passage calaisien, celle des diplomates et des hommes d’affaires pressés. Outre la croissance générale des échanges de personnes entre le Royaume-Uni et le continent, un dernier facteur vient subvertir la politique tarifaire du Nord sur l’axe Paris-Londres. Il permet au port de Calais de reconquérir son avantage naturel. C’est l’ouverture, par la voie ferroviaire, d’un hinterland centré sur l’axe Londres-Bruxelles-Berlin. Le tiers des passagers empruntant le port de Calais viennent ou partent de Belgique et d’Allemagne. On comprend dès lors, le peu d’empressement que les autorités calaisiennes mettent à achever la liaison ferroviaire avec Boulogne qui aurait tendance à détourner une partie du trafic européen de Calais vers le port rival.
9L’augmentation du volume des échanges transmanche et la célébration de l’esprit de la libre entreprise suscitent la contestation du monopole postal sur la ligne Calais-Douvres et provoquent un nouvel appel vers l’initiative privée en 1854. Sans doute l’Amirauté anglaise et l’administration des postes sont-elles désireuses de se débarrasser d’un armement coûteux et peu rentable. Le ministère des Finances français attend que l’administration anglaise ait résolu ce problème pour suivre ses traces. La Compagnie du Nord renonce à mettre en œuvre des navires sur le détroit, à la fois parce que ce n’est pas une affaire rentable en raison de la structure du trafic, mais également parce que l’entreprise implique une gestion lourde. En janvier 1854, James de Rotschild écrit aux administrateurs de la compagnie depuis Londres : « La direction d’une pareille entreprise est trop difficile pour que nous voulions en conserver toutes les chances »2. Même réticence au niveau local, où les conditions du cahier des charges anglais paraissent très contraignantes au chef de la gare maritime de Calais Tissandier. Ce dévoué employé fait remarquer à ses patrons que, dans le projet d’adjudication, les services sur Calais et Ostende ne sont pas dissociés. D’autre part, le South Eastern Railway ne semble pas avoir l’intention d’effectuer les deux services conjointement. Enfin, obligation est faite de présenter six navires capables d’atteindre treize nœuds, ce qui implique des constructions neuves. De plus, l’Amirauté ne s’engage pas à prendre la demande la moins élevée, sans doute pour garantir la qualité du service. Tous ces éléments laissent à penser que l’Amirauté anglaise a eu l’intention secrète de rendre cette adjudication impossible. L’impression de Tissandier est confirmée par la demande d’appui de l’Amirauté au Nord pour obtenir l’adjudication des malles françaises.
10C’est la gestion financière des navires qui pose le plus de problèmes au Nord et conforte son manque d’initiative directe en la matière. L’ingénieur en chef Petiet écrit, en décembre 1853 : « les conditions du cahier des charges sont telles qu’il me paraît difficile d’entrer en lice »3. La dépense des malles anglaises est estimée à 28.000 livres, alors que les recettes s’élèvent seulement à 13.000 livres. Afin d’assurer la rentabilité d’un tel service, il faut pouvoir transporter des marchandises. Voici que la question des droits de port se pose à nouveau, comme dans les années 1830. Nous avons vu que les navires à passagers devaient payer, depuis 1835, un franc de droit par passager ou par tonne de jauge. Un navire portant une seule caisse de marchandises paye le droit complet au prorata du tonnage complet. Comme la moyenne des passagers est inférieure en général à la centaine et que le tonnage des paquebots tourne autour de 100 tonneaux, tout droit calculé sur le tonnage devient prohibitif. En septembre 1854, le S.E.R. parvient à s’entendre avec le négociant calaisien Morley. Celui-ci paie le tonnage des bateaux de sorte que ces navires deviennent aptes à recevoir des marchandises. Industrie du tulle et service postal deviennent ici sans doute très complémentaires. Les malles assurent des liaisons fret très régulières avec la Grande-Bretagne emportant dans leurs cales les frets légers de l’industrie tullière et le chef de gare Tissandier remarque malicieusement : « ... Monsieur Morley, qui est un vieux renard, et qui a comme tous les Calaisiens, longtemps rêvé, longtemps caressé l’idée d’un bateau quotidien à marchandises a vu que le moment était propice »4. Pour le trafic des voyageurs, la Compagnie du Nord semble décidée à attendre l’initiative anglaise et se condamne, par conséquent, à utiliser un intermédiaire pour contrôler la mise en place du nouveau service postal. Parce qu’il dispose de nombreux appuis, l’impétueux Douvrien Joseph Churchward est prêt à traiter avec elle.
Le service postal francisé de Joseph Churchward
11La personnalité et les intrigues de Joseph Churchward ont été décrites par l’historien du port de Douvres, Alec Hahenson5. En l’état actuel de nos recherches, nous n’avons pas découvert les dossiers susceptibles de nous renseigner sur la vision française de son entreprise, jugée peu reluisante par l’auteur de l’histoire du port anglais. Les sources postérieures à la guerre de 1870 ont tendance à oublier cet épisode de l’histoire postale, dans lequel l’Etat français abandonne l’initiative. De leur côté, les édiles calaisiens ne semblent pas avoir été hostiles à l’homme d’affaires douvrien, étant donné que ce dernier joue exclusivement la carte du passage calaisien. Seuls nous renseignent les échos d’une presse calaisienne très muselée et quelques allusions de la correspondance municipale ou de celle de la Chambre de Commerce. Il est probable, mais pas certain, que le gouvernement impérial ait abandonné tout regard critique sur la gestion du service postal par l’entrepreneur douvrien. Une fois créée la fiction juridique, l’Etat a sans doute fermé les yeux sur la mauvaise réputation que Churchward accumulait outre-Manche. La part française du service établi en 1855 se réduit aux équipages des navires et à une francisation de forme des paquebots. Seules les liasses de la Compagnie du Nord nous renseignent sur les encouragements reçus par l’adjudicataire anglais du service postal français. A travers les portraits qu’en donne la presse de l’époque, Hahenson décrit Joseph Churchward comme un affairiste aventurier qui aurait réussi par l’argent et le trafic d’influence.
12L’historien britannique nous décrit également les activités purement maritimes de Churchward à Douvres. Mais c’est à Calais que Churchward doit disposer d’un homme de confiance. Il le trouve en la personne du Capitaine Luke Smithett, commandant de malle sur le pas-de-Calais depuis 1815. Il l’associe de très prés à la gestion de son entreprise comme capitaine d’armement. Lorsque Smithett quitte Calais pour Londres en 1854, afin de prendre la tête de l’armement Churchward, Léon Dessin, président de la Chambre de Commerce de Calais lui rend un hommage vibrant en ces termes, « nous retrouverons en vous un concitoyen »6. Dessin ne fait aucune allusion au patron de Smithett et veut sans doute honorer un marin qui, bien avant que le service postal ait été confié à l’armateur, a connu une longue carrière sur la route Calais-Douvres.
13Les bons rapports entre la France et l’Angleterre permettent d’envisager qu’une unique entreprise puisse gérer l’ensemble du service : la « malle de nuit » partant de Londres à 20 h 30 et de Paris à 19 h 30 ainsi que le service de jour, dit de « la malle française », partant de Londres à 11 h 20 et de Paris à 11 h 45.
14En 1853, un rapport du Trésor anglais révèle les difficultés financières du service postal. Le service public coûte très cher si on considère les recettes qui s’élèvent à 325.000 Francs et les dépenses à 700.000 Francs, soit un déficit de 375.000 Francs par an. Dans un esprit de pur libéralisme économique, le gouvernement britannique décide de le confier à une entreprise privée. Pour emporter le marché, le journaliste douvrien aurait usé de l’influence de ses amis politiques mais ceux-ci semblent en fait se jouer de lui en lui faisant prendre tous les risques. Il est impossible à la Compagnie du Nord de soumissionner directement pour l’ensemble du service de Douvres à Calais et Ostende, tandis que le South-Eastern-Railway n’a aucun intérêt à favoriser un service concurrent de sa ligne par Boulogne. L’Amirauté a sans doute choisi Churchward dès le début pour liquider à peu de frais sa coûteuse flotte. Il est probable que cet affairiste déconsidéré se soit entendu à l’avance avec ses relations de l’Amirauté et, comme le pensent les experts de la Compagnie du Nord, le gouvernement anglais aurait eu l’intention secrète de rendre cette adjudication impossible à tout autre que l’entreprenant Churchward.
15Analysées par Alec Hahenson, les conditions dans lesquelles Churchward devient adjudicataire du service postal de nuit, sont, en effet, plutôt contestables. En particulier, la clause qui affecte un délai illimité pour mettre en œuvre les navires susceptibles d’atteindre 13 nœuds semble taillée sur mesure pour Churchward. En effet, l’association Jenkins et Churchward ne possède qu’un seul paquebot, l’Ondine II, développant à peine 80 chevaux et de marche très moyenne, alors que l’application du contrat exige que l’armateur possède six navires ! Par un tour de passepasse Churchward négocie, une fois le contrat signé, l’achat des navires de l’Amirauté en utilisant la subvention de fonctionnement du service postal. Les paquebots Onyx, Violet, Undine (ex-Ondine II) sont rachetés à l’Amirauté. Lancés respectivement en 1845, 1846 et 1847, Ils ont déjà beaucoup servis et nécessitent des réparations importantes pour continuer leur carrière. Qui plus est, le Vivid et la Princess Alice sont retirés du service juste avant sa prise en charge par Churchward. Un comble, puisque c’étaient les seuls navires de marche supérieure de la flotte de l’Amirauté. La guerre de Crimée et la hausse des prix qu’elle provoque viennent bouleverser les projets financiers d’aménagement des navires déjà âgés. Il faut consolider les coques, changer les chaudières et aménager l’intérieur pour répondre aux nouvelles exigences du Post-Office en matière de transport du courrier. Le trafic postal a triplé entre les deux nations en raison de la guerre et de l’abaissement des tarifs postaux internationaux. Dans le but d’assainir la situation financière de son entreprise, Churchward a besoin d’une durée de contrat plus longue. C’est probablement cette circonstance qui lui donne l’idée de se mettre sur les rangs pour obtenir également la concession du service français.
16Pour ce dernier, ou « malle de jour », la démarche de la France s’inspire directement de celle de l’Angleterre. Jusque là le service postal français était géré par l’administration des Postes qui exploitait trois paquebots de 120 chevaux depuis 1846, auxquels s’étaient ajouté l’aviso à vapeur Passe-Partout.
17En 1854, en raison d’un grave déficit d’exploitation dont nous ne connaissons pas le détail, le gouvernement conçoit un projet d’attribution du service des dépêches à une compagnie privée, comme il l’a déjà fait en 1834. Le futur contrat stipule que la compagnie concessionnaire peut être étrangère mais elle est tenue de faire naviguer ses navires sous pavillon français et de leur conserver Calais comme port de stationnement et de ravitaillement. C’est en grande partie grâce à l’appui de la Compagnie du Chemin de fer du Nord que Churchward peut devenir adjudicataire du service postal français. En octobre 1854, il conclut un accord avec la compagnie française, stipulant que cette dernière s’engage à appuyer sa demande au Directeur Général des postes, tandis que Churchward promet de ne pas concurrencer le Nord en rétablissant le service de jour sur la ligne d’Ostende. Il s’engage enfin à ne pas augmenter les prix du passage fixés à 6 et 8 shillings selon la classe. Le Nord fait ainsi d’une pierre deux coups en s’assurant l’alliance de Churchward, décidément trop bien implanté à Douvres : il désarme la concurrence des chemins de fer belges et contrecarre les desseins du South-Eastern à Calais.
18Le marché est conclu le 1er février 1855 entre le Ministre des Finances et la compagnie Jenkins et Churchward. Le contrat court du 1er mars 1855 jusqu’en 1870, cette durée étant beaucoup plus importante que celle concédée par l’Amirauté, Churchward, arguant de sa nouvelle position en France, en profite pour obtenir le 20 juin 1855 une prolongation de son contrat de 8 ans, pour 13.500 livres par an.
19Dès le printemps 1855, les quatre paquebots de l’Etat Le Daim, Le Passe-Partout, Le Faon et La Biche quittent Calais pour Cherbourg. Ils sont remplacés par deux navires neufs La Reine -The Queen et L’Impératrice – Empress tandis que les vieux vapeurs de l’Amirauté sont affectés sur la ligne d’Ostende. La compagnie transnationale, baptisée suivant l’humeur Royal Mail Steam Packet Company ou French and English Mail Packet Service ou plus simplement Jenkins Churchward et Cie, reçoit annuellement du gouvernement français une subvention de 190.000 Francs, à laquelle s’ajoutent les 337.500 Francs de la subvention anglaise, soit 527.500 Francs. D’après les calculs des ingénieurs de la Compagnie du Nord les frais annuels de fonctionnement d’un paquebot sur la ligne Calais-Douvres s’élèvent à environ 230.000 Francs par an par bateau, ce qui permet à Churchward faire naviguer deux navires sans frais.
20Le gouvernement français doit maintenir la fiction d’une compagnie française. Churchward est donc associé à un négociant français de Dunkerque nommé De Clebsattel. Les deux nouveaux paquebots La Reine et L’Impératrice, ainsi que la vieille Ondine sont francisés et dotés de capitaines français. On assiste alors à un curieux manège : dès leur arrivée à Douvres, les paquebots retrouvent leur nationalité anglaise et leur nom de baptême original, perdu dans les eaux françaises ; La Reine redevient The Queen et L’Impératrice, Empress. Toute l’astuce consiste à garantir aux navires des capitaines français et un équipage de la même nationalité selon les lois en vigueur. Les équipages sont réduits au strict minimum, puisqu’en 1854 et l’Amirauté estime à 40 % la part des salaires dans les frais du service des malles.
21Une fois installé, Churchward pense pouvoir bénéficier de passe-droits. Les paquebots devant recevoir leur permis de navigation en septembre 1855, la compagnie Clebsattel et Churchward demandent à la Commission de surveillance des bateaux à vapeur de Calais d’assouplir son contrôle sur deux points : elle propose que l’épreuve de résistance de la chaudière soit effectuée au double de la pression ordinaire et non au triple comme c’est l’usage courant. Cette tolérance lui est accordée. D’autre part, la compagnie voudrait que les opérations se passent plus rapidement que d’habitude ce qui est refusé par le Préfet.
22Afin de redorer le blason d’une flotte plutôt hétéroclite, Churchward acquiert en 1857 le navire le plus rapide de l’époque, le Prince Frederick William qui atteint une vitesse de dix sept nœuds aux essais. Cette mise en service compense la perte du paquebot Violet sur les bancs des Goodwins-Sands, au début de cette même année. Au cours de cette tragédie, l’équipage du navire et l’unique passager ont péri. Malheureusement pour Churchward, le mauvais sort poursuit le nouveau service postal : dans la nuit du 27 au 28 février le Prince Frederick William vient heurter le chantier de la jetée de l’Est et s’échoue sur les bancs balayés par la tempête de l’Ouest-Nord-Ouest, à 300 mètres de la jetée. Venus à son secours, le canot de sauvetage de Calais se retourne avec 16 personnes à son bord. Hélas, parmi les passagers, un fabricant de store, un négociant anglais et un négociant suisse se noient.
23Même si le navire est renfloué dès le lendemenain, le Times récupère cette malheureuse affaire pour demander le retour du service postal à Boulogne. De son côté, le Parlement britannique exige une enquête sur le naufrage provoqué soit par le courant de flot, soit par une fausse manœuvre du capitaine, soit encore par la trop grande longueur du navire par rapport aux dimensions du chenal de Calais, mettant ainsi directement en cause la gestion de Churchward. En remplacement de l’ Ondine, Thomsett fait mettre en service en mars 1857 un navire symboliquement baptisé Alliance. En fait, il s’agit d’un vieux paquebot en bois, le Garland. A son propos, la Commission de surveillance des paquebots à vapeur note : « En raison de la fatigue que l’Alliance est susceptible d’éprouver dans les grosses mers par suite de son mode de construction et de son âge, une visite de sa coque aura lieu tous les six mois au moins au frais de la compagnie »7. Cette restriction est inapplicable puisque le port de Calais ne dispose pas de cale de radoub. De plus, l’échouage complet du vieux paquebot est si périlleux que son sort serait compromis lors de cette opération.
24Qui plus est, en mai 1857, le capitaine Smithett demande la mise en œuvre d’un petit vapeur de 80 pieds et d’un tirant d’eau très faible. En effet, les navires du nouveau service ne peuvent entrer à Calais à toutes heures de marée. Le bateau est destiné à emmener en rade les colis postaux et tous les voyageurs en un seul voyage. Ce « tender » serait d’autant plus nécessaire que les colis de la poste à destination de l’Inde, de la Chine et de l’Australie sont de plus en plus nombreux et qu’ils sont conditionnés dans des caisses en plomb par mesure de sécurité. Par exemple, le chargement du Vivid est composé en 1852 de 76 caisses en plomb contenant les dépêches d’Angleterre pour l’Inde et la Chine, environ 200 colis de bagages et 105 passagers. Ce fameux tender, que les journaux britanniques ont baptisés « le pactole »8, permet à Churchward de justifier toutes les demandes d’augmentation de sa subvention. Pour les adversaires du journaliste douvrien, l’accident du Prince Frederick William et l’utilisation abusive du « Tender de Calais » sont d’excellents prétextes pour imposer à l’opinion l’idée qu’une enquête est nécessaire sur les agissements du conservateur Churchward. Elle est décidée dès l’arrivée au pouvoir de Palmerston. Churchward perd tout crédit en Angleterre lorsqu’on 1863 il est convaincu d’avoir offert son concours électoral à l’un des lords de l’Amirauté à la condition que ce dernier use de son influence pour le renouvellement du contrat du service postal. Le gouvernement français, de son côté, continue à faire confiance à l’armateur douvrien jusqu’en 1870. Il bénéficie toujours de la protection du Nord en 1861 lorsque le S.E.R. établit un service de jour à Ostende qu’il considère comme « un acte d’agression contre la compagnie des malles »9.
La question du chemin de fer de Calais à Boulogne
25La liaison entre les deux villes était déjà prévue dans l’avant-projet de 1843, mais la décision de l’Etat n’intervient qu’en 1854. Elle est attribuée par les Calaisiens, y compris le Républicain Ernest Lebeau, à l’Empereur en personne. La jonction des deux ports du département ferait gagner une heure sur le trajet entre Calais et Paris en le réduisant de 374 à 296 kilomètres. Elle ferait perdre son avantage à Boulogne sur la route de Londres à Paris, et ce n’est pas son moindre intérêt au yeux des Calaisiens de l’époque. Rappelant les prémices de la construction de la ligne, Lebeau écrit en 1865 : « Boulogne n’aura plus d’autre avantage de parcours que les 42 kilomètres qui séparent les deux villes »10.
26Sur le plan local, la ligne nouvelle serait une desserte commode pour les produits des carrières de Marquise et des mines de houille d’Hardinghen, une partie du trafic d’exportation de Boulogne étant détournée vers le port de Calais, tandis que les industries et les constructions de la ville bénéficieraient de la desserte ferroviaire. Les autorités calaisiennes peuvent donc chercher des alliés dans le petit arrière-pays immédiat de leur port, parmi les industriels ou les agriculteurs de Guînes et de Marquise. Tous aspirent à ouvrir des débouchés maritimes aux trafics pondéreux vers la Grande-Bretagne, tandis que la position des instances de Boulogne est moins aisée puisqu’elles s’opposent de fait à cette jonction.
27La société formée à l’été de l’année 1855 se propose les buts suivants : Elle doit constituer un capital de douze millions, obtenir du gouvernement la prise en charge du tiers de la dépense ainsi qu’une garantie d’un minimum d’intérêt de quatre pour cent pour une concession de quatre-vingt-dix ans. Ses fondateurs sont le maire de Calais Edouard Mayer, celui de Saint-Pierre Leblond, le maire de Douvres Payn, l’ingénieur des Ponts et Chaussées de Vergès et quatre membres de la Chambre de Commerce de Calais : le président Léon Dessin et trois membres dont le plus éminent est Pinart, propriétaire des hauts-fourneaux de Marquise. Le conseil municipal de Saint-Pierre va jusqu’à garantir 100.000 Francs de cautionnement au capitaliste qui commanditerait l’affaire. Prudents, ces fondateurs ne constituent pas d’apport social. Ils se réservent seulement la faculté de prendre au pair un certain nombre d’actions. Leur dernier but est de rechercher en Angleterre un capitaliste pour trouver les fonds nécessaires à la construction de la ligne. Les négociations avec la maison Cragg et Lupes ont lieu à l’hôtel Dessin pendant l’hiver de la même année. Elles semblent avoir été couronnées de succès : en mai 1856, les soumissionnaires sont prêts à verser 300.000 Francs de garantie pour un capital fixé désormais à quinze millions, ils demandent au ministre Rouher la concession immédiate et le prolongement sur Dunkerque. « La situation financière de Londres est excellente pour une opération de cette nature » remarque De Vauche, agent de la Société chargé de négocier avec les capitalistes anglais. Le Comité Consultatif des chemins de fer en décide autrement et, en mai, il impose la concession à la Compagnie du Nord.
28Après de longues discussions, la concession est officiellement accordée au Nord le 26 juin 1857, la compagnie ayant trois ans pour exécuter le projet. Il est fondamental pour le passage boulonnais de tenter de conserver l’avantage de la route terrestre sur la traversée maritime, toujours plus courte par Calais, et par conséquent d’entraver la mise en œuvre des travaux. La Chambre de Commerce de Boulogne part donc en guerre contre le projet par diverses manœuvres. Elle demande d’abord que la ligne atteigne directement le port de Boulogne afin de compenser la perte de voyageurs détournés par le port de Calais. En même temps, elle renouvelle ses demandes postérieures afin d’obtenir le service des paquebots poste. Ces demandes ayant été rejetées, elle propose ensuite de joindre son port à Saint-Omer, ce qui renforce la position de Calais vis-à-vis des habitants du canton de Marquise ainsi abandonnés. Tandis que l’ingénieur Lamarle prend la défense des intérêts calaisiens, la mairie de Calais rompt toute relation avec la Compagnie du Nord et refuse toute modification du projet. La demande de la Chambre de Commerce de Calais est « portée au pied du trône » en 1859, ce qui aboutit à la loi du 11 juin, mettant en place un calendrier de construction. La conclusion du traité de commerce avec la Grande-Bretagne explique sans doute cette soudaine faveur du pouvoir en faveur de la ligne de Calais. Les pétitionnaires de Marquise l’expliquent ainsi :
« En raison du traité de commerce, le chemin de fer est indispensable aux usines de MM. Pinart et Compagnie pour y transporter les 400 tonnes de matériaux dont ils ont journellement besoin (…). Une ville voisine qui, jadis s’était appuyé sur l’industrie métallurgique et les carrières de notre ville pour obtenir le chemin de fer de Boulogne à Amiens vient, répudiant son passé et mue uniquement par un sentiment d’égoïsme et de jalousie envers une ville rivale demander la substitution du chemin de fer de Saint-Omer à Boulogne à celui de Calais à Boulogne »11.
29Le chemin de fer devait être achevé au 16 janvier 1860, mais à cette date aucun travaux n’a commencé, les premiers terrassements n’ont lieu qu’en 1863 et il faut attendre le 7 janvier 1867 pour que la ligne soit inaugurée. Dès cette date, les trois omnibus organisés dans chaque sens commencent à détourner une partie du trafic des passagers internationaux de Boulogne vers Calais. L’aménagement du port est complété par la liaison directe entre la gare du bassin du Paradis et le quai de Marée sur lequel les trains peuvent circuler depuis une trouée effectuée à travers le mur d’enceinte du Front-Nord.
Le London Chatham and Dover Railway s’impose à Calais
30La politique du London-Chatham-and-Dover-Rail’way et sa rivalité avec le South-Eastern-Radway ayant été analysée dans la thèse de R.J. Croft, nous envisagerons seulement les répercussions de cette lutte sur le passage calaisien. Après que la Compagnie des Malles de Churchward ait été peu à peu récupérée de fait par le Chatham, ce dernier tente, sans succès, de concurrencer son rival dans le trafic des excursionnistes. La même attitude est adoptée par la compagnie de chemin de fer pour tester sur la ligne de Calais à Douvres de nouveaux navires destinés à attirer la clientèle autrefois fidèle au bateau de Folkestone.
Le Chatham à Calais, le S.E.R. à Boulogne
31Le poids des compagnies de chemin de fer sur le trafic maritime franco-anglais des routes courtes prend tout son sens lorsqu’en mars 1863 le S.E.R. et le Chatham décident de prendre ensemble la gestion des navires de la ligne Calais-Douvres. La part du Chatham augmenterait du tiers en 1863 jusqu’à atteindre la moitié des parts en 1872. L’accord sur les malles consisterait à récupérer purement et simplement le contrat ainsi que le matériel de la compagnie Churchward dont le Chatham devient alors sans doute virtuellement propriétaire. Mais cet arrangement reste obscur pour le chef de gare de Calais. Faisant part à sa compagnie de l’état de l’opinion publique à Douvres, il évoque « l’ébahissement dû au traité entre les deux compagnies ». Une affaire de concussion connue sous le nom de « scandale Carnegie » éclate à Douvres en mai. Elle a pour conséquence de ruiner le crédit politique de Joseph Churchward dont les appuis sont compromis. Il est contraint de conclure un arrangement avec le Chatham désormais maître des navires du service postal des deux nations. On peut considérer que c’est grâce au Chatham que Calais redevient le premier port de voyageurs du détroit, une fois que l’impulsion du chemin de fer est venue renverser la conjoncture en sa faveur. Cependant, les résultats de l’intrusion du Chatham, puis de son accord avec le S.E.R. sont assez mitigés en ce qui concerne la voie calaisienne. Certes, le service est amélioré par la mise en place de paquebots neufs. Mais, dès 1867, la Compagnie du Nord doit traiter avec le consortium anglais pour unifier les tarifs. L’accord n’est pas réalisé au bénéfice de la voie rapide puisqu’il prévoit légalité des tarifs de la traversée maritime par Calais ou par Boulogne, en vertu des accords de concurrence liant les deux compagnies anglaises.
32Forbes, directeur du Chatham à partir de septembre 1862, tente tout naturellement de développer le trafic des excursionnistes à Calais. Le prix d’une excursion de Londres à Calais est de six Francs. En partant des stations balnéaires de la côte Est du ou de Douvres, le Chatham peut espérer réduire ce prix à 5 ou 4 Francs mais, pour assurer une bonne rentabilité à ces voyages, Forbes demande la remise des droits de port qui s’élèvent à 1,20 Franc, sans quoi, l’ensemble du bénéfice serait absorbé. Le commerce calaisien espère beaucoup de ces voyages de courte durée qui « répandent beaucoup d’argent en peu de temps ». Nous ne possédons de données chiffrées que pour 1864 et 1865, années où le nombre des excursionnistes anglais est respectivement de 8.955 et 9.473, soit 14,4 et 13,8 % des entrés de voyageurs internationaux. Le peu de développement de ces voyages est sans doute la conséquence de l’accord entre le S.E.R. et le Chatham, en dépit des bonnes dispositions de Forbes, des efforts de la Chambre de Commerce et des boutiquiers calaisiens. En 1865, 1’Almanach de Calais donne un tableau bigarré de cette activité. On est loin des remarques méprisantes des années 1830 :
« Neuf mille excursionnistes, qui viennent, dans le courant de la saison, passer un jour à Calais, y laissent en moyenne dix Francs par tête, pour leurs menues dépenses, c’est de suite un chiffre de 90.000 Francs qui viennent de l’étranger et qui restent dans la ville, après être allé en détail aux maîtres d’hôtel, aux restaurateurs, aux marchands de vins, aux marchands d’eau de Cologne, aux marchands charcutiers, et surtout aux marchands pâtissiers, aux marchands de pêche et de melons, et aux marchands de Cognac. Ces 90.000 Francs circulent ensuite chez les boulangers, chez les épiciers, chez les autres marchands en gros, et contribuent ainsi dans une large proportion à la prospérité commune de nos marchands »12.
33Désiré Le Roy invite d’ailleurs ses collègues de la Boutique à ne pas traiter les excursionnistes comme « des oiseaux de passage qu’on ne doit plus revoir, et que suivant l’expression triviale mais trop exacte et trop connue, on plume le plus que l’on peut : mais bien de se contenter d’un bénéfice honnête et modéré qui les engage à renouveler leur visite, et à en faire part à leurs amis et à leurs connaissances ». Par la suite, le nombre des excursionnistes reste très en dessous des chiffres de Boulogne, « resort » le plus fréquenté de la côte du Nord et du Pas-de-Calais. Les voyages d’excursion demeurent des événements exceptionnels, soulignés par la presse avec emphase, mais les excursions de masse demeurent la chasse gardée du port de Boulogne et du South Eastern Railway.
Le temps des « freak steamers », 1875-1887
34La croissance du trafic ne va pas de pair avec une amélioration du confort des paquebots, aussi le Chatham tolère-t-il, à moins qu’il ne les suscite directement, les initiatives d’une compagnie nouvelle. Celle-ci met successivement en service trois navires révolutionnaires, de conception saugrenue ou monstrueuse en regard des normes admises par l’architecture navale et que l’on désigne outre-Manche sous le vocable de « freak steamers » ou « versatile designs ».
35Un. des arguments des promoteurs du tunnel étant la suppression du mal de mer, on peut aussi considérer qu’ils furent l’expression d’une réaction des ingénieurs navals pour améliorer le navire face à un projet qui laissait beaucoup de scepticisme. Les créations en 1872 de la Compagnie Anglaise du Tunnel sous la Manche et, en France, de la Société du Chemin de fer sous la Manche sont suivies en 1875 par les premiers forages d’un puits d’essai à Sangatte. Ces initiatives suscitent la mise en service de trois navires originaux destinés exclusivement à la ligne Calais-Douvres. Pour lutter avantageusement contre l’idée même d’un passage par un lien fixe, ces nouveaux navires doivent répondre à trois critères : être spacieux et attirer l’œil du public par une allure nouvelle. Il faut séduire touristes et hommes d’affaires anglais et américains qui se rendraient à l’Exposition universelle de Paris de 1878. Par l’indiscutable nouveauté de leur conception, ils doivent faire disparaître le mal de mer. Enfin, il leur faut posséder un tirant d’eau très faible malgré leur grande taille, afin de pouvoir entrer à toutes heures de marée dans le port de Calais, alors bien insuffisant par rapport aux progrès de la navigation maritime.
36Le Bessemer est un navire unique, il est destiné à venir « aider les voyageurs à attendre avec impatience l’achèvement du tunnel sous-marin »13. Ses formes sont inspirées des cuirassés à tourelles de l’époque, totalement dégagée des formes des vaisseaux en bois. Son créateur Edouard Reed vient d’être démis de ses fonctions de constructeur de l’Amirauté à la suite des essais malheureux des navires Dévastation et Thunderer. Avec ses extrémités basses, sa partie centrale très élevée et ses deux paires de tambours latéraux, le Bessemer est, dès son lancement, jugé très laid par les publicistes : « It is indeed fortunate that her internai advantages are not to be gauged by her external appearance, for an uglier vessel – that is, among vessels designed for the working of pence, not for war – has perhaps never yet floated on the water »14. Les interrogations de l’ingénieur du port de Calais Aron sont beaucoup plus précises. Il constate que le tirant d’eau du navire est supérieur de 50 cm à ceux des paquebots-poste ordinaires, tels que le Samphire, le Pétrel, la France ou le Prince. Avec ses 106 m de longueur, le Bessemer devrait, de plus, occuper à lui seul deux ou trois des emplacements des paquebots situé au quai de marée. Enfin, lors des marées de vive-eau, les tambours très volumineux du navire expérimental viendront coiffer le quai de marée ce qui l’expose à des avaries. La très grande originalité du navire réside également dans ce célèbre salon suspendu qui, en suivant les mouvements du roulis, doit supprimer en principe le mal de mer encore plus sûrement que les catamarans. Le salon n’a pas l’occasion d’être expérimenté, puisque le navire est pratiquement ingouvernable et qu’il ne parvient à effectuer en tout et pour tout que trois traversées de Douvres à Calais.
37L’entrée catastrophique du navire dans le port de Calais, le 8 mai 1875, vient mettre fin à ses projets de ligne régulière. Le Bessemer est si peu manœuvrant qu’il se comporte comme un « baquet à vapeur »15, enlevant prés de 70 mètres de la jetée ouest, occasionnant des dégâts estimés par la Chambre de Commerce à 70.000 Francs. A chacune de ses trois tentatives, il détruit une portion plus ou moins longue de la jetée de l’Ouest. Cet accident particulièrement spectaculaire, suscite une polémique entre les journaux français et anglais, les premiers accusent le nouveau navire, les seconds incriminent la mauvaise qualité du port de Calais. On peut facilement renvoyer dos à dos les polémistes des deux rives du détroit, même si R.J. Croft souligne plaisamment qu’en 1875, la jetée de Calais n’est plus « qu’un ensemble de poteaux pourris »16. Il est vrai que, trop heureux de profiter de l’aubaine, les représentants des Ponts et Chaussées présentent la note aux Anglais, sans tenir compte du fait qu’en août la partie avancée de la jetée s’était écroulée d’elle-même sur une quinzaine de mètres, en raison de sa vétusté.
38Castalia, le premier catamaran transmanche est l’œuvre d’un ancien officier de la Marine britannique en Inde, le capitaine Dicey, impressionné par les qualités nautiques des embarcations à coques multiples utilisées sur la côte orientale de l’Inde. La grande solidité de ces « Catimarons » ainsi que leur légèreté permettaient aux pêcheurs de Coromandel de passer aisément les bancs pour aller travailler au large. Dicey conçoit son navire pour lui permettre d’affronter les mers les plus rudes : deux demi-coques sont réunies par de fortes poutrelles transversales. Reed crée une English Channel Steamship company Limited qui fait construire un premier catamaran aux chantiers Thames Iron Works de Blackball, baptisé Castalia, probablement en raison de son mode de propulsion évoquant la puissance d’une fontaine. Lancé le 13 juin 1874, il vient pour la première fois à Calais le 22 juillet 1875, et inaugure son service commercial le deux août, avec 210 excursionnistes à son bord. La stabilité par mer calme est la seule qualité reconnue par les contemporains au Castalia, car il est si peu manœuvrant qu’il heurte la jetée de Douvres à son premier voyage, occasionnant à cette construction de sévères avaries. Les dimensions du navire sont très inhabituelles et son système de gouvernail très peu fiable. Il est propulsé par un double système de roues à aubes situé entre les deux coques. C’est une solution peu avantageuse pour la vitesse d’un ensemble alourdi par de nombreuses poutres transversales qui devaient garantir le navire contre toute éventualité de dislocation. Cependant, à marée basse, le catamaran peut s’échouer très facilement sur les risbernes des ouvrages du port. Il n’en est pas de même à la mer où la solidité de ses deux coques, soumises aux vibrations des machines à vapeur, ne laisse pas d’inquiéter les marins anglais et français. Trop lourd, et bien que disposant de deux machines à vapeur développant ensemble 900 chevaux, Castalia ne dépasse jamais les onze nœuds. Cela lui valut le surnom peu enviable de « Tortue du détroit ». Incapable d’assurer un service régulier en correspondance avec les trains, Castalia doit se contenter de petits voyages d’agrément, par beau temps, pendant la belle saison. En 1876, il effectue des promenades devant Calais, pour un franc par personne « de manière que tout le monde puisse se faire une idée du confort que ce bateau offre aux voyageurs »17. L’année suivante, on tente de transformer son système de propulsion, peut-être sur le modèle de celui du Calais-Douvres, mais la conception des formes du navire l’a déjà condamné. La gestion du bateau promenade de Douvres et Calais devenant de plus en plus déficitaire, Castalia quitte les eaux du détroit pour devenir navire hôpital à Long Beach, sur la Tamise, avant de finir son existence en 1884 chez le ferrailleur. A cette époque, Calais-Douvres, le second catamaran mis en service à sa suite, poursuit brillamment sa carrière.
39Alors même que la Compagnie qui exploite le Bessemer et le Castalia est en faillite, un second catamaran baptisé Express est en construction aux chantiers Hawthrone, Andrew Leslie et Cie de Gateshead-on-Tyne, prés de Newcastle. Il ne craint plus la concurrence des deux premiers « freak steamers » qui sont mis hors de service en avril 1877. La conception de l’Express est quelque peu différente de celle du Castalia puisque le nouveau catamaran est formé par l’assemblage de deux coques traditionnelles au moyen de quatre cloisons à charpente en fer, constituant un pont de poutrelles de 18 mètres de largeur. Cette construction doit lui donner une tenue à la mer supérieure à celle de son prédécesseur. Son aspect est particulièrement attrayant pour la publicité du Chatham. Alors qu’aucun transatlantique de l’époque n’atteint une telle largeur, un journaliste parisien ne craint pas d’affirmer : « sa stabilité est telle, que le mal de mer y est impossible »18. Comme sur Castalia, les roues de propulsion sont placées entre les deux coques. La force d’expansion du courant ainsi créé tend à pousser le bâtiment en avant. C’est donc essentiellement un navire de beau temps. Rebaptisé Calais-Douvres, après son rachat au rabais par le Chatham, la supériorité du catamaran sur les navires ordinaires réside essentiellement dans ses aménagements somptueux et spacieux. En effet, il est autorisé à embarquer jusqu’à 1.100 passagers. La puissance de ses machines qui développent ensemble 600 chevaux, permet au Chatham d’espérer réaliser de meilleurs performances que celles de Castalia. Enfin, comme ce dernier, son tirant d’eau n’excède pas deux mètres, ce qui lui permet d’entrer à Calais ou à Douvres à toute heure, avec les mêmes possibilités d’un échouage sans danger. Calais-Douvres est mis en service sur la ligne dont il porte le nom, « en Français dans le texte », le 9 mai 1878 à l’occasion de l’ouverture de l’Exposition universelle qui a eu lieu huit jours auparavant. Le catamaran se révèle très utile pour renforcer la flotte du Chatam pendant la durée de l’exposition, mais son utilisation pour le service postal demeure problématique. Comme ses prédécesseurs, le système de gouvernail formé de deux safrans destinés à agir ensemble et simultanément n’est pas très fiable, même si le navire possède un appareil à gouverner qui peut être manœuvré par un seul homme. Ce problème de détail, amélioré par la suite, n’est rien en regard du déficit commercial qui menace la gestion du catamaran géant. Dès la fin du mois de mai, les directeurs de la compagnie anglaise réalisent que l’exploitation du navire peut être aussi désastreuse que celle de son prédécesseur : c’est plus de 50 tonnes de charbon par traversée que dévorent les chaudières du monstre. Le Journal de Calais souligne complaisamment qu’une recette de 6.000 Francs par voyage, est nécessaire pour amortir le prix du combustible. D’autre part, les salaires d’un équipage pléthorique, près de 40 personnes, grèvent également l’équilibre de la gestion du navire. Il n’en reste pas moins qu’en raison de son grand confort, Calais-Douvres connaît un certain succès qui dure jusqu’au moment où la compagnie anglaise doit le céder au nouveau concessionnaire du service postal français. Grâce à l’attrait de la nouveauté et à la stabilité du navire par beau temps, le « freak steamer » a pu conquérir une partie de la clientèle anglaise habituée à la ligne de Boulogne à Folkestone, Calais-Douvres devient pour les voyageurs britanniques « la Reine du détroit ».
L’impossible francisation du service postal, 1870-1873
40Une fois conquise la suprématie du service des voyageurs, le Chatham semble avoir été poussé par les circonstances, et les incuries des concessionnaires qu’il manipule en sous-main, à prendre la gestion directe du service postal, toujours inséparable à Calais de la rentabilité des flux de voyageurs.
La fin du contrat Churchward
41En 1870, les navires de la compagnie Clebsattel et Churchward, La France, Le Prince Impérial et Le Napoléon paraissent dépassés en regard de la croissance du trafic. Ils jaugent environ 400 tonneaux et leur vitesse initiale de quinze nœuds est réduite à douze, en raison de leur âge. La durée moyenne des trajets atteint 1 h 45 mn. Ces bâtiments ne peuvent transporter, dans des conditions difficiles, que 150 voyageurs. La Chambre de Commerce de Calais remarque avec amertume en 1870 : « Les dimensions des salons sont tellement exiguës et, par les mauvais temps les mouvements des bateaux sont tellement désordonnés que, dans ces circonstances, les voyageurs sont presque tous malades. Le passage le plus important peut-être de l’Europe se trouve par suite être très pénible et parfois même dangereux pour la santé des voyageurs, et les incommodités qu’il présente détournent un grand nombre de personnes de l’affronter, à moins d’une véritable nécessité »19.
42Le contrat Churchward est sauvé à la veille de la guerre franco-prussienne. Il doit expirer normalement le premier mars 1870 et, après une visite à Paris, Clebsattel et son associé reçoivent une nouvelle concession de douze ans. Après quatre mois de contrat, une nouvelle adjudication fixée au premier août est suspendue par la guerre. Alec Hahenson montre les efforts considérables réalisés par Churchward pour assurer et même améliorer le service postal devenu vital pour le gouvernement français, cependant que le passage par Ostende profite de la guerre pour s’emparer momentanément de l’ensemble du trafic postal. Le gouvernement de la République décide d’une nouvelle adjudication pour le 16 septembre 1872, mais cette procédure est repoussée au premier octobre, étant donnée l’insuffisance des soumissions. Churchward, fidèle à son attitude offensive, voire agressive, menace d’arrêter le service, mais le contrat lui échappe finalement. Afin de ne point voir se renouveler les errements du Second Empire, le nouveau cahier des charges du 2 octobre 1871 tente de garantir la mise en service de navires neufs. A cette fin, il prévoit l’obligation pour les entrepreneurs d’affecter trois paquebots d’une force au moins égale à 250 chevaux. Cela implique la construction de nouveaux navires puisque ces caractéristiques n’existent pas sur le marché des paquebots transmanche. Seul le projet présenté par Dupuy de Lôme peut laisser espérer que des navires nouveaux soient mis en place sur la route de Calais mais le caractère révolutionnaire de ces navires porte-trains rend leur réalisation bien aléatoire. En conséquence, la Chambre de Commerce se résout à maintenir le statut-quo et à continuer à compter sur le Chatham pour effectuer le service. En désespoir de cause, elle sollicite, le 10 septembre 1872, un nouvel ajournement de l’adjudication, mais le Ministre des Finances refuse finalement de lui accorder ce délai.
La compagnie des paquebots-poste français, 1872-1873
43Le service postal est confié, à partir du 29 septembre 1872, à deux capitalistes parisiens : Auguste Dumont, « propriétaire » et Edmond Magniez rédacteur en chef du journal L’Evénement. Le capital de la société est fixé à deux millions et demi. Le gérant de l’entreprise à Calais est l’armateur Mulard qui est également actionnaire de la Société dénommée Société Française des Paquebots Poste. La durée du contrat est aussi longue que du temps de Clebsattel et Churchward, douze années, alors que Dupuis de Lôme avait demandé que l’on restreignît la durée du contrat à deux ans afin « de trouver des soumissionnaires sérieux »20.
44Comme Churchward en son temps, la compagnie Dumont et Magniez est incapable d’aligner les navires qui lui sont demandés. Débutant son service à la fin de l’automne, elle n’est d’ailleurs pas en position favorable pour recueillir le maximun de passagers. A la mi-octobre, le paquebot L’Eclair arrive à Calais. Mais, si l’on en croit la presse, l’équipage ne semble pas très motivé puisque le mécanicien et les soutiers laissent tomber la vapeur au milieu du détroit. La compagnie nolise provisoirement les trois avisos de l’Etat qui effectuaient le parcours pendant la guerre, le paquebot à hélice Le Faon, déjà utilisé sur la ligne entre 1848 et 1855, et deux avisos de la Royale, L’Arverne et La Vigie. Ces bâtiments réquisitionnés par la marine impériale pendant la guerre sont encore équipés de leurs apparaux de guerre, ancres et chaînes en trop grand nombre, et comportent un équipage de 60 hommes alors que les malles anglaises en compte seulement 18. Au début de novembre, la compagnie parvient à armer Le Diamant et La Perle, « taillés pour une marche rapide »21, affirme avec beaucoup d’optimisme le Journal de Calais. En fait, sous de nouveaux noms, sont camouflés de vieux routiers du détroit, le steamer belge Le Chemin de fer et l’ancien John Penn de Churchward, lancés respectivement en 1846 et 1859.
45En février 1873, l’unanimité est faite à Calais contre le service des malles françaises : Une pétition envoyée à Thiers est signée par les conseils municipaux de Calais et de Saint-Pierre, la Chambre et le Tribunal de Commerce. Elle s’insurge contre les carences du service et dénonce la collusion entre le Nord et le Chatham pour le monopole des billets directs entre Paris et Londres duquel est exclue la Compagnie des Malles. Le Journal de Calais en profite pour attaquer Léon Say et dénonce des malversations supposées : « le drapeau de la France n’est pas une sacoche et le bureau d’un ministre n’est pas un comptoir »22.
Le service postal après 1873
46En 1873, la situation d’avant-guerre est rétablie avec la nouvelle francisation des paquebots du Chatham. Le Foam est francisé en 1876. De même La France et Le Prince Impérial, ce dernier politiquement rebaptisé Prince.
47Cette fois-ci c’est directement sous les couleurs de la maison Dumont et Magniez que naviguent les trois paquebots, sans doute subventionnée par le « joint-committee » du Chatham et du South Eastern, avec l’acquiescement du Nord. Dumont et Magniez ne sont plus, d’après le Journal de Calais qu’un prête-nom financé par la Société Générale. Le Chatham achève la reprise en main directe du service par la mise en place de trois navires à hélices, spécialement affectés au service des marchandises : London, Dover et Chatham.
48Une nouvelle convention postale est signée entre la France et le Royaume-Uni le 6 juillet 1882. Les navires du South Eastern Railway et du London Chatham and Dover Railway transportent les dépêches du 1er octobre 1884 au 30 septembre 1896, mais la Compagnie des Chemins de fer du Nord les représente en France puisque les navires du service postal doivent être francisés selon la loi. Le catamaran Calais-Douvres qui avait été utilisé exceptionnellement pour le service postal en 1878, semble avoir bénéficié de l’agrément du ministère des Postes et des Télégraphes jusqu’en 1887, uniquement pour la belle saison pendant laquelle il est capable de naviguer sans risquer de naufrager. Le bilan est particulièrement négatif pour le pavillon national : le port de Calais retrouve son avantage naturel, au prix d’une reconquête presque totale du marché par la compagnie britannique.
Notes de bas de page
1 AN, 48AQ/3228, lettre de Petiet au Nord, 29 juillet 1861.
2 Ibid., James de Rothschild au Nord, 17 janvier 1854.
3 Ibid., Petiet au Nord, 28 décembre 1853.
4 Ibid., Tissandier au Nord, 24 septembre 1854.
5 Alec Hahenson, History of Dover Harbour, London, Aurum spécial éditions, 1980, 480 p.
6 L’Industriel Calaisien, 16 avril 1854.
7 AMC, série O/Port : Bateaux à vapeur, permis de navigation du paquebot poste l’Alliance, 25 mars 1857.
8 Alec Hahenson, op. cit., p. 176.
9 AN, 48/AQ/3228, lettre de Churchward au Nord, 31 août 1861.
10 Ernest Lebeau, « Chemin de fer de Boulogne à Calais, historique, tracé ancien, tracé actuel et définitif », Almanach de Calais, 1865, p. 103.
11 AMC, série O/Chemin de fer de Calais à Boulogne, Pétition des habitants de Marquise, 21 avril 1860.
12 Almanach de Calais, 1865, p. 117.
13 L’Avenir de Saint-Pierre, 15 avril 1875.
14 The lllustrated London News, 27 mars 1875.
15 Journal de Calais, 19 juillet 1876.
16 Croft, 1973, pp.150-151.
17 Journal de Calais, 19 juillet 1876.
18 L’Illustration, 5 octobre 1878.
19 Chambre de Commerce de Calais, Exposé sommaire des améliorations dont le service des communications entre la France et l’Angleterre par Calais et Douvres est actuellement susceptible, Calais, Le Roy, 1870, 5 p., p. 2.
20 CGC, Le Ministre des finances à La Chambre de Commerce de Calais, décembre 1871.
21 Ibid., 6 novembre 1872.
22 Ibid., 5 février 1873.
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