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Chapitre V. Une prise de conscience douloureuse
p. 115-145
Texte intégral
1Incontestée dans les deux décennies précédentes, la place du port et de ses activités dans l’agglomération calaisienne devient problématique, entre 1835 et 1855, en raison de la croissance urbaine et industrielle de Saint-Pierre-lès-Calais. Le faubourg du port et de la ville de Calais est devenu une banlieue de 11.524 habitants, représentant plus de la moitié de la population de l’agglomération Calais-Courgain-Saint-Pierre.
2La crise générale de 1846-1848 touche très brièvement l’économie portuaire alors qu’elle est durement subie par les populations ouvrières à Calais et à Saint-Pierre, mais également par les négociants et fabricants de tulle des deux communes. Le négoce est frappé de plein fouet par la sous-consommation des produits textiles, mais également par la crise du passage des voyageurs qui met en jeu des positions acquises depuis la paix. Les armements calaisiens périclitent entre 1836 et 1841, mais d’autres initiatives au long-cours se produisent entre 1846 et 1855.
3La reconversion vers le tulle de la plupart des maisons de commerce ne se fait pas sans heurts. Cependant, la crise des subsistances est particulièrement favorable à un port importateur, en particulier dans le domaine des céréales, et aucun trouble majeur ne se produit. La pêche côtière prend même un essor inattendu à la faveur de l’arrivée du chemin de fer. Les pêcheurs peuvent espérer écouler leurs produits vers les Halles de Paris grâce aux trains de marée. Profitant de l’intérêt pour la classe des marins affiché par les philanthropes, les édiles ou les militaires, les patrons de pêche osent, pour la première fois protester contre le système de l’écorage et revendiquer l’établissement d’un marché au poisson.
4La voie ferrée bouleverse également l’activité principale du port, constituée par une rupture de charge rapide. Les paquebots sont désormais les correspondants des trains et la fonction passagère du port, pratiquement éteinte vers 1835, est lentement revigorée par le dispositif des « boat-trains ». Les coques en fer et l’utilisation de plus en plus épisodique de la voilure des paquebots permettent de raccourcir la traversée maritime et donc d’espérer à long terme le retour des flux de passagers par Calais.
5Le débat sur les destinées de l’économie locale est cristallisé entre 1836 et 1846 par la question du chemin de fer qui exacerbe l’opposition entre Calais et Boulogne. Les projets de chemin de fer engendrent la remise en cause de la géopolitique régionale. Les Calaisiens semblent prendre conscience de la nouvelle identité industrielle des deux cités rivales de Calais et Saint-Pierre, mais également du sort malheureux du port, déshérité de son avantage naturel.
L’amertume des Calaisiens, vers 1835-1848
6Le poète calaisien Debacq écrit en 1837, dans une ode intitulée « Calais et Boulogne », que « les dires de journaux sont loin d’être mots d’Evangile »1. Certes, la boutade du « poète fripier » nous met en garde sur notre capacité à connaître les sentiments de l’opinion publique par le moyen de la presse. Cependant, les positions exprimées dans les deux journaux locaux, confrontées aux sources officielles, permettent de mesurer l’ampleur de l’amertume des notables calaisiens, tant sur le sort réservé à leur port que sur les destinées de l’industrie tullière. Au tournant des années qui suivent la Révolution de Juillet, les opinions qui s’y expriment sont pleines d’arrière-pensées, souvent motivées par des stratégies personnelles. Toutes témoignent de deux attitudes : l’esprit peu statistique qui anime la petite intelligentsia de Calais, et son désarroi profond face au développement inattendu du trafic des voyageurs de Boulogne-sur-Mer.
L’opinion publique à Calais entre 1835 et 1846
7Depuis 1825, les colonnes du Journal de Calais2 se font l’écho de la querelle de clochers qui oppose les villes et les ports de Boulogne et de Dunkerque à leur voisin et concurrent. Au milieu de cette bataille épistolaire, l’imprimeur éditeur du Journal, Désiré Le Roy-Berger est pourtant resté en bons termes avec son frère Le Roy-Mabille, lui même imprimeur à Boulogne et conseiller municipal de la ville rivale de Calais. Depuis 1829, le courant libéral est représenté à Calais par la feuille du bouillant Antoine Leleux. Sous la plume de cet extraordinaire personnage romantique3, L’Indicateur de Calais devient en 1831 l’industriel Calaisien. Son titre indique une volonté de s’intéresser au devenir de l’industrie du tulle de manière plus précise que son concurrent de la rue des Boucheries, Le Journal de Calais. Néanmoins, L’Industriel ne néglige aucun des sujets qui concernent le port, la vie communale et l’activité économique de Saint-Pierre-lès-Calais. Ce n’est qu’à partir des années 1840 que L’Industriel, devenu un journal à couleur saint-simonienne, s’attache davantage aux questions ouvrières, suivant en cela l’évolution générale de l’agglomération calaisienne.
8Il est possible de suivre, à l’aide d’articles de fonds, de polémiques souvent violentes ou d’articles de circonstance, le développement par les élites calaisiennes d’une prise de conscience de plus en plus vive de la décadence économique du port, des obstacles à son développement, et les débats suscités par l’essor, subversif pour le port, de l’industrie du tulle tant à Calais qu’à Saint-Pierre. La période antérieure à 1830 est jugée avec d’autant plus de sévérité qu’elle permet de critiquer indirectement le régime des Bourbons. Mais c’est surtout sur le plan local que les jugements sont les plus explicites : « On continua à rêver voyageurs et passage exclusif, regardant toujours vers le passé qui ne peut pas renaître, sans s’apercevoir que l’on ne caressait qu’une chimère »4. Les acteurs de ce psychodrame épistolaire, qui connaît son apogée dans la presse de l’année 1838, appartiennent à diverses catégories des élites de la petite ville de Calais : artistes, médecins, ingénieurs, avocats ou administrateurs.
9Jusqu’à sa mort en 1839, le peintre Louis Francia, artiste connu aussi bien à Londres qu’à Paris, et qui a l’oreille de la famille d’Orléans, ne ménage ni sa peine ni sa plume, souvent très acérée, afin de dénoncer l’engourdissement et les carences de l’économie locale. Le docteur Mauricheau-Beaupré, parent du maire Jacques Leveux, est lui représentatif des médecins de sa génération qui s’emparent de la question sociale par le biais de l’hygiène et de la dénonciation des défauts des villes. Commentant l’échec de son projet de station balnéaire, il tire des conclusions amères sur le caractère des Calaisiens : « Il est du devoir de l’observateur de faire remarquer qu’à Calais l’industrie marche à pas lents : qu’il y règne une certaine insouciance et apathie, et qu’on néglige d’y mettre à profit l’art de spéculer sur les moyens de plaisir, d’agrément ou d’utilité publique et privée »5.
10En 1837, ce sont les deux maires de Calais et de Boulogne, Jacques Leveux et Alexandre Adam, qui polémiquent directement dans les colonnes du Journal de Calais et dans celles de L’Annotateur de Boulogne au sujet de la rivalité des deux ports.
11Ernest Lebeau est, pour sa part, caractéristique de ces « avocats sans cause »6 qui trouvent dans la défense des ouvriers et la dénonciation des méfaits de la « révolution industrielle » un moyen d’accéder à la politique locale et même nationale puisqu’en 1848 il devient le premier député républicain calaisien de l’arrondissement de Boulogne. Les questions portuaires constituent un des piliers de son programme politique. Il devient rédacteur du Journal de Calais en 1838 et gère avec finesse la prise de conscience de l’opinion publique.
12Les élections cantonales du 4 décembre 1842 font entrer pour la première fois de manière explicite la question du chemin de fer dans les débats de la politique locale. L’examen de la propagande électorale adressée aux 170 électeurs du Calaisis nous permet de cerner les intérêts des deux groupes de pression locaux qui s’affrontent au sujet du chemin de fer : la Chambre de Commerce de Calais et les propriétaires fonciers de l’intérieur du Calaisis. Grâce aux épreuves corrigées de la main des imprimeurs Le Roy et Leleux, nous connaissons le nom des rédacteurs des professions de foi des deux candidats. L’argument essentiel du conseiller général sortant Pigault de Beaupré consiste à se poser comme « un homme du pays et un enfant de la ville », argument utilisé mainte fois depuis. D’autre part, Pigault se décrit comme « l’homme des cultivateurs », c’est-à-dire le seul qui puisse défendre les intérêts des propriétaires du Calaisis sur la gestion des Wateringues dont il est un des administrateurs.
13Son concurrent est Raffeneau de Lisle, Inspecteur général des Ponts et Chaussées, responsable de la conception des travaux du port. Il est soutenu par un comité électoral dans lequel figurent les anciens présidents de la Chambre de Commerce, tous trois au sommet du Haut Commerce du port : Quentin Reisenthel, Christian Matis et Henri Dupont. Grâce aux épreuves corrigées à la main et conservées à la bibliothèque municipale de Calais, nous savons que la propagande de l’ingénieur de Lisle est rédigée par M. Martin, négociant et membre de la Chambre de Commerce chargé de la question des chemins de fer, puis par Ernest Lebeau, secrétaire rédacteur de la Chambre. Pour la première fois sans doute, cette dernière s’engage dans la question de la désignation des conseillers généraux en un moment particulièrement critique de l’histoire du passage calaisien.
14C’est aussi la question du chemin de fer qui permet à Ernest Lebeau d’acquérir à Calais une grande notoriété. Dans le prospectus de Raffeneau de Lisle, il écrit, non sans humour, que « les meilleures causes se perdent faute d’un bon avocat ». C’est à son initiative qu’est déclenchée cette « prise de conscience » des malheurs de la ville de Calais pour laquelle il prend fait et cause, après avoir pendant quelques années entrepris d’en pénétrer les routines et les milieux clés, « dans des positions diverses, d’où je puis bien étudier et bien apprécier l’état de l’opinion publique de ma ville sur les hommes et sur les choses », écrit-il en 18497. Avant de quitter la rédaction du Journal de Calais, il publie une violente diatribe contre le député François Delessert, « ... absent de la Chambre le jour où l’on discutait le chemin de fer de Fampoux »8 et soutient son collègue du barreau de Boulogne Auguste Gros, républicain du lendemain qui, selon lui, « montrerait à la Chambre son dévouement exclusif aux intérêts du pays ».
15Le bilan de l’activité économique dressé par la presse entre 1838 et 1846 est donc largement orienté par des options politiques plus générales, porteuses des ambitions d’hommes nouveaux, tels Ernest Lebeau, il est aussi déformé par cet « esprit de localité », que l’historien Louis Girard voit à l’œuvre dans l’ensemble des ports de France sous le régime de Juillet9. Tentons, malgré ces biais multiples, d’en cerner toute la diversité.
Le bilan de l’activité portuaire
16Les notables et édiles calaisiens reconnaissent, ex-post, l’ampleur de la concurrence de Boulogne sur le trafic des voyageurs, le déclin des intérêts français sur la ligne de Calais à Londres, et découvrent l’intérêt du trafic des voyages d’excursion, une activité originale qui fait alors la fortune de Boulogne.
17Il faut tout d’abord que les instances calaisiennes prennent conscience de l’ampleur de la concurrence boulonnaise au cours d’une série de polémiques avec leur rivale de toujours, jugée responsable du déclin du passage calaisien. C’est un lieu commun de la presse des deux ports pendant tout le siècle que d’entretenir les expressions les plus virulentes de cette rivalité opiniâtre. Mais, à partir de 1835, l’intensité de la querelle est d’autant plus grande que la presse et les milieux portuaires traditionnels commencent à s’intéresser de plus près à la réalité des chiffres. En 1835, la polémique sur les avantages respectifs des deux ports fait rage, au moment même où Calais est dépassé par Boulogne. L’Industriel Calaisien déclare alors qu’il entreprendra « de prouver par une série de faits que le premier de ces ports était infiniment supérieur au second pour le service des malles »10. Les éditorialistes continuent d’entretenir le mythe de la supériorité du passage calaisien comme le montre cet autre passage d’Antoine Leleux apostrophant les Boulonnais : « Dans ce nombre de voyageurs, il faut compter beaucoup de visiteurs que le Ramsgate Racket vous a conduits et qu’il vous ramènera peut-être. Votre ville est jolie. Elle s’embellit encore ; Quoi de plus simple que beaucoup d’étrangers aiment à la voir ! Mais fut-elle douée au château du coin menteur, y marchât-on sur des pavés de Lima, sur des lingots d’argent ! Jusqu’à ce que vous ayez changé la position géographique des deux ports, jusqu’à ce que vous ayez mis à l’ouest ce qui est à l’est, nous soutiendrons mordicus que le port de Calais est infiniment supérieur à celui de Boulogne, pour une traversée régulière, non interrompue de France en Angleterre, et nos « faits » le prouveront »11. Le triomphalisme crispé dont témoigne cet extrait fait peu à peu place à la révélation des faits techniques et économiques accomplis sur le passage transmanche depuis l’introduction de la navigation à vapeur. « Maintenant, ce passage est fractionné depuis Hambourg jusqu’au Havre »12, constate le Journal de Calais en 1836, tandis qu’Antoine Leleux révèle l’absence de contraintes des services de paquebots privés à Boulogne, en regard des obligations du service postal « que la régularité du service commande ».
18Il faut ensuite que les Calaisiens prennent la mesure du déclin de la ligne de Londres. Désiré Le Roy le décrit en 1837, la ligne est monopolisée par les services de vapeurs de Boulogne « discréditée, vieillie, usée. Enfin, son temps est passé. Si on ne l’avoue pas aujourd’hui, on l’avouera trop tard »13. L’année suivante, c’est au tour de l’avocat Ernest Lebeau, devenu principal rédacteur du Journal de Calais, de dénoncer ce déclin. Il s’en prend aux aubergistes qui, selon lui, ne sont « préoccupés que d’une seule espèce d’industrie, l’hébergeage (sic) des voyageurs »14. Il leur reproche de ne pas avoir fourni de capitaux lors de la constitution d’une société pour la construction de deux vapeurs destinés à cette jonction vitale pour Calais. D’après lui, 300.000 francs auraient été souscrits en deux jours pour cet effet, « tant il est vrai que Calais abonde de ressources propres et qu’il suffit de donner l’élan pour que ces ressources se montrent »15. Cette tentative rappelle celle qui avait eu lieu au Havre en 1835 avec un capital de 1,2 million de Francs. A cette époque, les armateurs normands avaient fait appel au capitaux calaisiens, le fret s’élevait alors à un shilling et quinze pennies sur les deux navires prévus au départ du Havre et pouvait être réduit de moitié en partant de Calais.
19Deux initiatives semblent répondre aux reproches de l’avocat : En février 1838, sans doute après l’échec d’une première tentative pour armer les vapeurs qu’évoque Lebeau, est formée la Compagnie commerciale de Calais dans laquelle s’associent Champailler, négociant en tulle et des représentants du haut négoce de Calais parmi lesquels figurent Quentin Reisenthel, Jacques Leveux, John Morley, François Guillebert et Abel Choisnard. Le but de la compagnie est de faire participer le Haut Négoce au commerce du tulle en combinant les opérations commerciales et industrielles. Le capital atteint un million, divisé en 100 actions de 1.000 francs. Un an plus tard, on peut considérer que les Calaisiens ont de nouveau renoncé à la navigation à vapeur comme ils l’ont déjà fait dans les années 1820 pour la ligne de Douvres. La société maritime qui se forme en mars 1839 est bien modeste. Son capital n’est plus que de 30.400 francs divisé en 76 actions de 400 francs. Elle doit armer deux petits voiliers, l’un de 40, l’autre de 60 tonneaux. D’une part, un million pour le commerce et la fabrication du tulle, de l’autre 30.000 francs pour un cabotage de proximité : c’est peut-être une bonne image des activités de la petite ville de Calais qui « tourne résolument le dos à la mer », selon l’expression consacrée.
20Pour Ernest Lebeau, reprocher au négoce calaisien de ne pas avoir investi suffisamment sur la ligne de Londres, c’est reconnaître que l’industrie du tulle détourne les capitaux. Dans son ardeur vengeresse, l’avocat calaisien en vient à condamner le trafic des voyageurs au profit du commerce des marchandises qu’il juge seul rémunérateur : « Tandis que Calais s’endormait dans sa prospérité éphémère (…) Dunkerque se livrait au véritable commerce, à celui qui ne dépend ni de la mode, ni de l’engouement du public voyageur et qui seul peut assurer à une ville maritime, une prospérité durable »16. La dernière découverte des notables de Calais dans ces années décisives est celle du trafic des excursionnistes. A la lecture des réactions dont la presse est friande, on peut se rendre compte que l’univers économique des négociants calaisiens bascule en découvrant la place des excursionnistes dans le passage boulonnais : ils raisonnaient sur des « voyageurs de marque », riches gentlemen ou courriers d’ambassade attendant patiemment le vent à l’hôtel d’Angleterre, et voilà que la concurrence joue sur des « pinteurs » qui, entraînés par une réduction momentanée du prix du passage, s’en sont retournés après avoir vidé quelques flacons »17. Les « parties de plaisance » sont d’abord considérées comme une folie passagère, puis comme une mode, enfin comme un monopole de Boulogne-sur-Mer puisqu’elles « atteignent même la classe ouvrière un peu aisée »18. Malheureusement pour Calais, le développement de ces flux importants d’excursionnistes n’exclut pas celui du passage vers Paris par la voie du port de Boulogne. A la belle saison, certains passagers internationaux préférant, à l’occasion, utiliser les services rapides d’excursion par Boulogne plutôt que la ligne de la tradition par Calais. La dérision envers les « pinteurs » n’est pas un bon argument pour la question du chemin de fer étant donné que tous ces voyageurs sont comptés ensemble sans distinction : « Ces passages, lorsqu’ils sont nombreux se font à des prix très modérés, la même embarcation conduit et ramène ; Et on voit souvent des trois cents passagers arriver ainsi sans bagage pour dîner à Boulogne et revenir en Angleterre sans avoir seulement découché ; Ces jours là, le tableau des entrées et des sorties porte, bien entendu, pour chacun de ces déplacements 600 voyageurs ».
21En même temps qu’ils découvrent les effets pervers de la description statistique, les Calaisiens comprennent, beaucoup trop tard pour eux, le rôle des tarifs dans la concurrence. En 1836, les négociants de Calais acceptent enfin que les bateaux à vapeur de Londres puissent établir le prix du passage au niveau de celui de la compagnie exploitée à Boulogne. « Voilà le secret… le bon marché », écrit ingénument Désiré Le Roy. Pour sa part, le maire Jacques Leveux cite une baisse faisant passer le prix moyen du billet de trente à deux schillings. Le calcul est simple : En moyenne le nombre de passagers est de trente par paquebot, pour diviser les tarifs par dix, il suffit d’en prendre quotidiennement dix fois plus à la belle saison, c’est ce que font les compagnies d’excursions britanniques.
22Presque seul, avec son vieil adversaire Ernest Lebeau, le peintre Louis Francia, doté d’une verve toute dévouée à sa ville natale, n’hésite pas à dénoncer les illusions des élites calaisiennes. Les aberrations ne se limitent pas à la route maritime : « On va. (…) de Boulogne à Paris moyennant 25 Francs, pourquoi le voyageur partant de Calais pour la même destination est-il obligé de débourser en frais de voiture 45 à 50 Francs ? Pour huit lieues de plus, la proportion est-elle gardée et une telle différence ne tendelle pas à rendre illusoire le précieux avantage que nous donne la traversée si courte et si favorable du détroit du pas-de-Calais. Avec un tel système d’économie, Calais finira par n’être bon tout au plus qu’à servir d’hôpital ou de lazaret à Boulogne »19.
23L’amertume des Calaisiens est d’autant plus grande que les autorités boulonnaises ont, de surcroît, le sens de la publicité. Boulogne triomphe et fait de la réclame pour son passage. En 1837, Alexandre Adam écrit aux journaux de Paris pour faire part des chiffres montrant le dépassement de la voie calaisienne réalisé l’année précédente. La position administrative de Boulogne lui permet de bénéficier d’un appui immédiat du sous-préfet : « Il faut croire que dans le partage des sympathies de Monsieur le sous-préfet, Boulogne obtient tout ; que le reste de l’arrondissement doit se contenter de ses bienveillantes protestations » s’écrie L’Industriel Calaisien du 28 mars 1838. Au moment des élections législatives, le Journal de Calais reproche au Conseil municipal de Boulogne, Alexandre Adam en tête, d’avoir assisté à Londres à l’inauguration du vapeur anglais City of Boulogne. Lors de la cérémonie, 700 actions de la compagnie maritime Boulogne-Londres auraient été souscrites, le journal calaisien qualifiant cette démarche « d’antinationale »20.
24Bien moins virulente est la prise de conscience de la concurrence des autres ports dans la répartition des flux du trafic transmanche. A partir de 1842, les paquebots de Dieppe, du Havre, d’Ostende, puis ceux d’Anvers en 1843, grignotent les parts de marché qui restaient encore à Calais. L’analyse de George Oustric concernant Boulogne21 montre l’influence plus grande de ces concurrences après l’ouverture des chemins de fer, au moment même de la mise en service à Calais des nouvelles infrastructures portuaires du plan Raffeneau de Lisle.
La réalisation du plan Raffeneau de Lisle
25La première pierre du bassin à flot est posée lors d’une cérémonie solennelle en juin 1834. La construction des autres ouvrages débute lentement, alors que ceux qui permettent un accès plus sûr dans le chenal de Boulogne-sur-Mer sont déjà achevés. L’amélioration du chenal du port de Calais est d’autant plus nécessaire qu’à plusieurs reprises il a été complètement bouché par les sables lors des tempêtes, d’abord en 1830, puis à nouveau en avril 1837. A l’occasion, les hôteliers organisent une souscription en ville destinée à rémunérer les 150 ouvriers qui sont employés à creuser un chenal à marée basse permettant aux paquebots de passer sur le banc à pleine mer.
26L’adjudication des travaux pour le prolongement des jetées destinées à éviter l’ensablement, est repoussée à 1839 et les constructions ne débutent qu’en avril 1840 après que l’entrepreneur calaisien Félix Hauchecorne se soit partagé le marché avec la compagnie lilloise Braemt et d’Ogimont, à hauteur de 260.000 francs. L’allongement des jetées ne serait en rien efficace, selon les conceptions des ingénieurs du temps, sans un système de chasses destinées à faire disparaître l’écueil, surnommé « Banc du Diable » qui bouche le chenal. Les chasses permettraient d’assurer, en même temps, l’assèchement des polders du Calaisis. Les travaux de l’écluse des chasses sont adjugés en 1839 à 1.600.000 francs mais, ici Hauchecorne ne peut participer que pour une part infime. Nous ignorons pourquoi il en est ainsi, mais cette année là marque un tournant important dans le mouvement d’industrialisation de Saint-Pierre. Peut-être l’entrepreneur calaisien préfère-t-il, comme le font tous les négociants de Calais, investir dans des activités liées au tulle plutôt que dans la mise en œuvre de travaux incertains et peu rémunérateurs ?
27Afin de mettre en communication le canal de Calais et le nouveau bassin à flot, on prévoit de bâtir une écluse fortifiée, dite « écluse de la Citadelle ». Le constructeur Godin considère qu’elle peut être réalisée en moins de deux ans, mais il en faudra cinq pour en achever la construction. En 1839, la mésentente entre ce même Godin et l’ingénieur des Ponts et Chaussées Adrien Nehou s’aggrave et leur querelle est portée devant la Justice, Ernest Lebeau étant l’avocat du constructeur. Il semble que les difficultés techniques aient été mal pressenties par l’ingénieur De Lisle : foisonnement de sable, rapport de vase, éboulement des talus. En l’absence de machines pneumatiques et de pompes suffisamment puissantes, les caractéristiques du « sable pissart » jouent contre les calculs des ingénieurs. Ernest Lebeau a beau jeu de dénoncer les retards et les incidents nombreux qui se succèdent lors du creusement du bassin. Selon lui, ils étaient pourtant prévisibles puisqu’on les avait éprouvés à Dunkerque dès 1827. Vient s’ajouter à ses difficultés techniques, l’intransigeance des militaires qui demandent en 1833 que la défense de l’écluse de la Citadelle soit assurée dans la conception même des travaux.
28La troisième cause du retard pris dans l’avancement des travaux réside dans la difficulté d’embaucher sur place une main-d’œuvre suffisante. Il est probable que les ouvriers calaisiens trouvent dans l’industrie tullière des salaires plus avantageux, mais il est certain que l’entrepreneur des travaux du port rechigne à embaucher en nombre suffisant : « Il faudrait 600 ouvriers, il n’y en a que 200 » dénonce Désiré Le Roy22. On recrute des terrassiers par annonces, à 3 ou 4 francs par jour, avec une prime de 3 francs par quinzaine pour ceux venant de dix lieues et au-delà. En 1840, 300 espagnols, réfugiés politiques à la suite du pronunciamiento du général Espartero, sont recrutés à 50 centimes par jour. En septembre, leur salaire est réduit à 45 centimes sous prétexte qu’ils bénéficient de distributions d’argent et de vêtements. Cent neuf d’entre eux décident alors de se mettre en grève. « Peu habitués au travail manuel » et amnistiés par leur gouvernement en décembre, ils retournent dans leur pays, ce qui provoque l’arrêt immédiat des travaux à Calais.
29L’administration municipale est impliquée dans le financement des travaux depuis 1830 et, en 1832, les premières allocations versées provoquent un déficit du budget de 56.000 francs. La commune préfère l’ignorer. Le conseil municipal cherche par tous les moyens à créer des recettes extraordinaires. Au cours d’une série de séances dramatiques, il prend conscience de l’ampleur des difficultés financières provoquées par les travaux du port. « Qui veut la fin veut les moyens », s’exclame Jacques Leveux en séance publique. Cette attitude volontaire date en fait de 1832, année pendant laquelle le conseil affirme qu’il est dans « l’invariable résolution » de voter annuellement même jusqu’à la somme de 2.500 francs pendant quinze ans pour parvenir à former la part contributive de la ville de Calais aux travaux de son port et affirme : « Le conseil a voulu contribuer à des travaux qui doivent ramener la prospérité dans la ville de Calais et mettre un point d’arrêt à la décadence du commerce qui malheureusement s’y manifeste »23.
30En définitive, le projet de loi de 1837 fixe la part respective de l’Etat, du Département et de la Commune. La part contributive des « collectivités locales » est faible puisque la Commune et le Département participent à hauteur de 6,6 % chacun. L’impact psychologique de cette participation est sans doute plus fort, puisque les finances communales sont très fragiles depuis l’Ancien Régime. Un crédit de 1.955.000 francs est enfin ouvert et permet d’engager les travaux. Le devis général qui était de 4.520.000 francs n’est dépassé que de 9 % entre 1837 et 1849.
31C’est la période la plus critique pour l’activité du port puisqu’il y a trois à cinq chantiers en cours simultanément, l’échouement sur le chantier de la jetée du vapeur Le Véloce qui amène le roi en 1840 est le symbole le plus frappant de ces perturbations.
32Afin de comparer l’importance des travaux dans chacun des deux ports rivaux, on peut calculer les dépenses moyennes annuelles qui y sont consacrées. Ces chiffres n’ont qu’une valeur indicative puisqu’ils représentent la répartition annuelle moyenne des sommes totales affectés à chacune des opérations spécifiques réalisées sur plusieurs années et non pas les sommes réellement dépensées chaque année. Si on répartit les sommes en moyenne annuelle, on conçoit que la période 1837-1843 soit particulièrement difficile pour Calais puisque tous les efforts financiers du gouvernement et du département sont dirigés vers la rivale Boulogne. La part moyenne de crédits annuels passe de 42,4 % en 1837 à 6.9 % en 1842. Il y a deux fois plus de chantiers ouverts à Calais qu’à Boulogne et leur financement s’étale sur un plus grand nombre d’années. Vers 1843, tout est terminé à Boulogne, alors que les travaux doivent se poursuivre à Calais jusqu’en 1850 année de l’achèvement du quai de marée. La conformation des terrains explique cette lenteur, mais la principale raison réside surtout dans les nécessités de la défense de la Place de Calais. Ces contraintes sont très réduites à Boulogne, elles provoquent à Calais une intensification de la lutte contre les prétentions des militaires dans la gestion de l’espace urbain.
33Dans le contexte de la concurrence boulonnaise, les entraves dues aux fortifications apparaissent comme un obstacle au développement touristique du port et de la ville de Calais. La fermeture des portes de l’enceinte est aussi pesante aux « tourists » qu’aux Calaisiens. Le conseil municipal s’en émeut, dès 1835 : « On sait que les Anglais ont une aversion prononcée pour la clôture momentanée pendant la nuit. Jaloux d’une liberté pratique, ils laissent volontiers une ville fermée et habitent préférablement Boulogne qui à cet égard leur présente un avantage réel »24. Des exigences contradictoires animent l’opinion des notables. La municipalité se plaint de l’insuffisance de la garnison et les habitants de Calais adressent une pétition au Ministre de la Guerre pour obtenir qu’un régiment entier vienne tenir garnison à Calais tandis qu’Antoine Leleux considère que si Boulogne augmente son trafic de passagers aux dépens de Calais, c’est parce c’est une ville jolie et accueillante. Selon lui, il suffirait que Calais le devienne pour reconquérir son monopole, la suppression des fortifications serait un des pas nécessaires à ce progrès. Lebeau ose des critiques ouvertes contre la politique militaire du gouvernement en dénonçant le principe de la Garde Nationale : « Avec une armée de plus de 300.000 hommes, on laisse des villes comme Dunkerque et Calais dégarnies de troupes pendant des semaines entières et (…) on oblige de pauvres bourgeois à négliger leurs affaires et à se fatiguer pour jouer aux soldats »25.
34Grignotages des négociants et concessions du Génie se succèdent. En 1835, celui-ci accepte qu’une décharge publique soit installée entre la Citadelle et le « pont 112 ». En 1839, le Comité des Fortifications autorise les particuliers à réparer et à reconstruire les bâtiments et murs des fronts nord, est et sud. Cette mesure est jugée par Désiré Le Roy comme un « véritable relâchement du tyrannique régime des servitudes militaires »26.
35La même année, la question de l’emplacement du nouveau phare apparaît comme une tentative de la Chambre de Commerce d’étendre les installations portuaires en faisant démilitariser de fait l’Esplanade située à l’est de la citadelle, « vaste et inutile, ou presque inutile terrain »27 Au sud du bassin à flot, on aurait installé le phare, un bassin pour la pêche et un rivage pour la batellerie. La méthode rappelle celle qu’avaient employée les notables légitimistes pendant les Cent-Jours pour conserver intacte la Colonne Louis XVIII : une considération technique fantaisiste, les navigateurs seraient éblouis par un phare placé dans l’axe du chenal, permet de cacher le dessein réel qui est de récupérer l’Esplanade au profit du Commerce.
36De son côté, la municipalité, toute entière issue de la Chambre de Commerce après juillet 1830, affiche deux objectifs. Le premier est portuaire puisqu’il s’agit de canaliser le fossé de l’enceinte fortifiée pour créer un quai de batellerie. Le second objectif est lié au développement des ateliers à tulle sur son territoire. C’est le rachat du front Sud qui permettrait un agrandissement de l’espace urbain et sa jonction avec la basse-ville.
37En novembre 1835, au moment de la prise de conscience des difficultés futures de financement des travaux du port, le maire Jacques Leveux envisage d’acquérir les terrains du front Sud. Ces espaces sont jugés désormais inutiles à la défense par le ministre de la Guerre. La ville en devient acquéreur pour 260.000 francs alors que la part contributive de la municipalité aux travaux est de 380.000 francs. La mairie cherche en fait désespérément à créer des ressources tout en desserrant l’étau qui entrave l’essor spatial de la ville et du port. Là encore, la lenteur des décisions venues de Paris est grande et les médiévales fortifications du front sud ne commencent à être démolies qu’en janvier 1843.
Les réactions du commerce calaisien
38Confrontés aux difficultés du port et à la reconversion vers l’industrie du tulle, les négociants réagissent de plusieurs manières. Certains tentent de revigorer les services portuaires ou balnéaires, voire les armements au long-cours. Les échecs que subissent la station balnéaire et la société de sauvetage révèlent les profondes difficultés du port à assumer sa vocation.
Deux échecs révélateurs
39La création de la station balnéaire est due à la rencontre des intérêts immédiats des hôteliers, qui prennent conscience de la baisse du passage, et de la volonté de certains notables d’implanter cet établissement au delà des fortifications. Leur but est de transformer Calais en ville de plaisance, à l’instar de Boulogne. Le projet de société de sauvetage, déjà élaboré en 1820 par la Société d’Agriculture, ne prend forme que très difficilement en 1834. La Société Humaine, complément indispensable d’une station balnéaire et assurance pour les navigateurs de trouver une meilleure assistance sur la côte du Calaisis, connaît bien des déboires dans les années 1840.
40Examinons comment ces deux tentatives dérisoires témoignent du désarroi des milieux portuaires ou municipaux face au mouvement qui porte l’intérêt et les capitaux des Calaisiens vers l’industrie du tulle plus que vers les projets portuaires et balnéaires.
41Le projet de station balnéaire est une initiative des hôteliers, inquiets de voir le passage diminuer. L’entreprise est soutenue par les médecins locaux avides d’élargir leur clientèle. En 1828, deux voitures à bras avaient été installées sur la plage, si maigre début qu’en 1833 le docteur Mauricheau-Beaupré constate que les Calaisiens vont prendre leur bains de mer à Boulogne ! Il s’agit donc pour Calais de prendre modèle sur Boulogne. Dans cette ville, on s’est préoccupé dès le retour à la paix du rétablissement de bains qui fonctionnaient déjà sous l’Ancien Régime. A Calais, le comité formé pour organiser la société affirme « chercher au moins à l’imiter, de manière à ne point se laisser enlever tous les avantages inhérents à un port de mer »28.
42La composition du capital révèle la forte participation des hôteliers et des professions liées au passage : Les banquiers locaux, Guillebert, Sagot et Cardon participent à hauteur de 10 %, les hôteliers détenant moins du tiers des actions majoritaires. Les discussions s’éternisent au sujet de l’emplacement de l’établissement des bains et, en mai 1836, le premier projet prévu sur la plage de l’est est abandonné. L’année suivante, le second projet est beaucoup moins ambitieux puisque le capital de la société est presque réduit de moitié, atteignant à peine 50.000 francs.
43La construction de l’établissement des bains a lieu entre 1836 et 1838. Avant même la réunion du comité et des actionnaires, une plate-forme de 250 pieds carrés est aménagée dans les dunes de l’est pour l’installation du Casino. Après l’échec de la première société et pour sauver la saison, les hôteliers construisent une simple baraque en bois « avec une chaussée et des baignoires »29. La seconde société, mise en place en février 1837, compte parmi ses plus gros actionnaires Bodart, l’entrepreneur des fortifications et l’armateur Dévot accompagnés par les docteurs Mauricheau-Beaupré et Souville, et le conseiller municipal Tom Souville, également membre de ce comité, tandis que Louis Francia s’en retire.
44Une fois la première pierre du bâtiment posée en mars, la municipalité demande que les Bains de Calais soient mis sous la protection de la future Duchesse d’Orléans. Dès juin 1838, les illusions s’évanouissent et, si on parvient à organiser des bals dans les salons de l’établissement, sa fréquentation est très réduite face à l’engouement croissant des bains boulonnais. Les aubergistes de Calais s’aperçoivent qu’ils se sont mépris sur les causes réelles de la diminution du nombre des voyageurs sur la route de Calais, et que la municipalité ne parvient pas à assurer une bonne communication entre la ville et la plage : le « long pont », qui relie le port à la plage, menace ruine depuis déjà bien longtemps.
45En 1847, 40 % du capital est vendu au sieur Bodart entrepreneur des fortifications de la Place de Calais. En 1854, l’échec de la station balnéaire calaisienne est confirmé par un bénéfice annuel de 166,65 francs et la société est liquidée en 1857.
46La création d’une société de sauvetage, déjà tentée en 1820 par la Société d’Agriculture, est à nouveau envisagée en relation avec le projet de station balnéaire. En effet, les sauveteurs de l’époque sont également maîtres nageurs et assistent baigneurs et baigneuses sur la plage. Si le désir de sauver les vies des navigateurs en danger procède d’un élan philanthropique indéniable, la sécurité des baigneurs est essentielle aux intérêts commerciaux de la station balnéaire.
47Fondée en 1834, la « Société humaine » bénéficie d’une souscription annuelle qui n’est entièrement payée qu’en 1835. En 1836, le Comité ne reçoit que la moitié des cotisations souscrites par les sociétaires et, jusqu’en 1839, il ne se réunit pas une seule fois. Composé à l’origine de dix-sept membres, il n’en compte plus que sept à la suite de départs, de démissions ou de décès. Ce laisser-aller explique l’inefficacité de la société de sauvetage.
48Le 16 avril 1838, la barge norvégienne Frithjoff de Portsgrund fait côte aux Grandes-Hemmes. Neuf marins périssent noyés sans que le canot de sauvetage ait pu intervenir, « enchaîné dans son hangar et sous les clés de la Marine »30. Cet épisode tragique fait ressentir la nécessité d’équiper la station des bombes nécessaires au canon porte-amarre, seul capable de sauver les naufragés par l’établissement d’un va-et-vient sur le très large estran des plages de l’est du quartier maritime de Calais. En 1838, c’est Louis Francia qui dénonce l’immobilisme du comité de la société qui ne se réunit plus, ainsi que l’etat désastreux du canot. La malheureuse embarcation coule à pic à peine mise à flot, « desséché dans ses membrures par suite d’un trop long séjour et d’une trop longue inaction sous le hangar où il est placé »31. La municipalité décide finalement d’être le relais de l’initiative privée. Au cours de l’année 1839, une série de mesures ont pour but de sauver la Société Humaine. Les baraques des deux canots sont réparées, une école de natation est fondée, un canot spécial est installé sur la plage de l’ouest pour la surveillance des baigneurs et les deux mortiers sont entretenus régulièrement, l’un au port et le second à Oye, enfin, les édiles calaisiens décident d’octroyer une subvention annuelle de 500 francs.
49Le 9 mars de la même année, un drame similaire à celui du Frithjoff se reproduit : le brick anglais Profit and Losses s’échoue sur la côte de Waldam et six marins sur onze périssent et sont inhumés dans une fosse commune. Le mois suivant, c’est avec l’aide d’un simple bateau-pêcheur de Waldam que sont sauvés les 136 passagers allemands du trois-mâts allemand Der Adler, sans intervention du canot de sauvetage.
50En 1840, la Société Humaine bénéficie d’une adhésion d’importance en la personne du cardinal évêque d’Arras de La Tour d’Auvergne-Lauraguais. Pour la première fois depuis sa création en 1820, la société est l’objet de l’attention de l’Eglise, le sauvetage en voie de « rechristianisation ». Le comité va même jusqu’à commander un cercueil provisoire pour transporter les cadavres des victimes de naufrages. Afin d’éviter que ne se reproduise les errements précédents, le nouveau règlement de 1842 prévoit que quatre des onze membres du comité seront des marins. Ce comité maritime est formé en 1846 par trois pilotes et par l’écoreur Pierre Mulard « professeur du cours sur l’asphyxie »32.
51En dépit de ce redressement tardif, le bilan de la société est somme toute assez peu flatteur : le nombre des souscripteurs passe de 179 en 1841 à 242 en 1842, mais en 1855, il n’est plus que de 156. Les canots de sauvetage n’interviennent pas systématiquement sur tous les lieux des sinistres maritimes. Ils sortent au plus deux fois par an et pas du tout en 1843- 1844, 1847 et entre 1853 et 1857. En 1862, tout le matériel de la société est en très mauvais état y compris le Canot N° 2, complètement desséché par son inaction. Il faut attendre 1867 et le rattachement de la Société Humaine à la Société Nationale des Naufragés pour que le sauvetage soit assuré avec succès pour les marins des parages de Calais.
La réorganisation du négoce maritime
52Les archives du Tribunal de Commerce de Calais recèlent des séries cohérentes d’actes de sociétés à partir de 1849. Pour retrouver leur trace avant cette date, il faut sonder la presse qui les publie dans ses « annonces et avis divers », bien moins détaillés que les actes originaux.
53A Calais, les sociétés qui arment réellement des navires sont infiniment rares, et toute étude approfondie du monde du commerce calaisien, après 1835, nous éloigne des activités maritimes pour nous entraîner vers les ateliers du tulle. La démarche qui consiste à suivre le destin des négociants du Haut Commerce de Calais, entre 1830 et 1855, nous paraît la plus pertinente. C’est à une histoire sociale du commerce calaisien, dépassant le cadre de notre étude sur le port, que nous invitent ces extraordinaires destins. Ceux de négociants prudents, devenus fabricants ou commissionnaires en tulle, que les crises successives de la tullerie emportent souvent vers la ruine. Aussi, nous n’envisagerons ici que quelques profils d’entrepreneurs, dans le but d’entrevoir les rapports complexes de l’activité maritime et de la nouvelle industrie, tout autant que les relations, voire le développement séparé, des deux communes et de leur port. L’engagement des sociétaires est souvent verbal, ce qui peut faire douter de la représentativité des associations conclues par écrit, par rapport à l’intensité réelle de l’activité économique. Seule une étude très précise des origines de la tuilerie, à travers les sources notariales, pourrait en donner la mesure. D’autre part, la société peut n’être enregistrée par écrit qu’au terme d’un délai assez long : par exemple, en 1837, l’association Leveux-Vendroux est convertie en une association régulière alors que les deux partenaires sont associés verbalement depuis 1835.
54Parmi les maisons de commerce existant à Calais en 1820, moins d’une dizaine parvient à se maintenir au début du Second Empire : ce sont les banquiers Bellart et Guillebert et les négociants composant ce qu’on nomme à l’époque le « haut commerce de Calais » : Champailler, Philippe Dévot et compagnie, Henri Dupont, Leveux et Vendroux, Christian Matis, Louis Quillacq, Quentin Reisenthel, et la maison Renard-Duniagou et Pecquet.
55Vers 1855, la plupart de ces maisons de commerce ont disparu ou ont complètement transformé leurs activités, pour des raisons familiales, mais également parce que l’économie du port de Calais est bouleversée par le développement de l’industrie tullière. Toutes, sauf Champailler, sont encore plus ou moins engagées dans des entreprises maritimes qui déclinent au profit de la fabrication et de la vente du tulle. C’est ce degré d’engagement que l’on peut tenter de mesurer.
56A Calais comme ailleurs, le terme de négociant recouvre en réalité un grand nombre d’activités, mais ici, la faible envergure des entreprises maritimes et leur concentration sur l’axe Londres-Paris oblige à une polyvalence plus grande. Elle a sans doute favorisé l’engagement de plus en plus important des négociants dans l’industrie du tulle aux dépens des entreprises maritimes. On peut illustrer cette multiplicité des activités à l’aide des trois exemples suivants : Duniagou-Pecquet et Renard., Henri Dupont et celui de deux des principales maisons de banque de Calais, Guillebert et Devot.
57La maison Renard-Duniagou-Pecquet et Thierry est une des premières à regrouper des activités très diverses que la statistique industrielle nous décrit en détail33. En 1852, c’est la maison de commerce qui paye la plus forte des patentes parmi les neuf plus importantes, soit 623 francs. Elle succède à l’entreprise de savonnerie de Jean-Baptiste Renard Piquendaire fondée en 1814.
58Lorsqu’il meurt le 25 juillet 1854, Henri Dupont est salué comme « le fondateur du grand commerce du Nord qui, pour ce pays, est une source de prospérité »34. Né en 1778 à Calais, il est négociant commissionnaire en cette ville depuis 1804. En 1816, sa maison de commerce se charge de « l’expédition de marchandises destinées pour l’Angleterre »35 et sa participation à la contrebande est avérée puisqu’il arme ouvertement des bateaux smoggleurs. Sa fortune faite dans la fraude, il semble que ses affaires aient une moindre envergure dans les années 1830, si on se fie au montant de sa patente, réduite de moitié entre 1823 et 1830, peut-être à cause de la fin des armements smoggleurs, alors qu’il est président de la Chambre de Commerce en 1829-1830. Un second mandat consulaire lui échoit de 1841 à 1844, mais il démissionne en 1845 en « regrettant de ne pouvoir vaincre dans la question du chemin de fer »36. Il établit d’étroites relations avec les pays du Nord en assumant la charge de consul général de Suède et de Norvège tandis que son fils Oscar Hyacinthe est établi négociant à Porsgrund. Le dédoublement de sa maison est sans doute la clé de son succès dans le commerce des bois du Nord.
59Les deux principaux banquiers de la Place de Calais sont, vers 1835, Guillebert et Devot. En février 1834, Jean-François Guillebert et son fils Victor s’associent pour « la banque et généralement toutes les opérations de commerce et de commission qui peuvent se traiter sur la place de Calais ». Leur activité principale est la banque et le change mais le développement du commerce du bois les amène à s’intéresser directement aux frets pondéreux qu’ils font entreposer à Saint-Pierre, au pont Thierry. Ils font partie du petit cartel organisé par Dupont, Renard et Cie destiné à contrôler ce commerce. Réduite de moitié entre 1823 et 1830, la patente de Guillebert retrouve la seconde place, après Renard, en 1846. Tous deux ardents républicains, le père disparaît en 1839 et son fils Victor met fin à ses jours en mars 1848, à la suite de la faillite de sa banque.
60Selon un usage sans doute régulier dans le milieu des commerçants calaisiens, Philippe Dévot approvisionne les passagers arrivant à Calais en monnaie nationale. Son client le plus illustre aurait été, selon la légende, le roi Louis XVIII qui, en 1814, lui aurait emprunté 50.000 francs à son débarquement à Calais. En 1825, il s’occupe de « banque, armement, spéculation sur les marchandises, consignation, commission, toutes opérations à Calais »37. Mais c’est comme armateurs de la ligne de Londres que Dévot et Cie ont le plus marqué la vie du port dans la première moitié du siècle.
61Entre 1835 et 1855, l’armement calaisien de bâtiments à voiles s’effondre, passant de 7.035 tonnes à 3.079 tonneaux. Le décrochement entre les chiffres donnés par les mémoires statistiques et ceux du Tableau du Commerce et de la Navigation peut s’expliquer par le changement dans la méthode de jauge survenu en 1837 et appliqué rétrospectivement par l’administration des douanes pour calculer les tonnages de 1835, publiés en 1837. Il se peut aussi qu’à l’occasion d’un réajustement de la statistique, on ait pris en compte de chiffres mieux vérifiés.
62Quoiqu’il en soit, la chute est particulièrement vertigineuse entre 1840 et 1841, c’est-à-dire dans une série cohérente pour les tonnages, sans doute en raison de la fin des armements de l’association Leveux-Vendroux. Le tonnage armé à Calais qui représentait 20 % de l’ensemble des six ports du Nord et du Pas-de-Calais passe brusquement à 10,8 % pour ne plus représenter que 7,9 % de l’ensemble en 1855. Si on fait abstraction de l’essor relatif des années 1830-1840, l’évolution à long terme de l’ensemble du tonnage est à la baisse depuis 1816. L’investissement maritime d’une certaine ampleur est pratiquement abandonné sans doute à la faveur de celui qui est nécessaire au développement de l’industrie tullière.
63Il faut bien distinguer ici la possession de l’outil et son utilisation : L’armateur investit dans le navire alors que bon nombre de négociants savent utiliser les circuits commerciaux existants, ceux de l’Etat ou ceux d’armateurs étrangers. Pour une place aussi fréquentée que Calais, le fait de posséder le navire n’est pas un gage de succès commercial, comme l’ont montré les expériences malheureuses de 1830. L’investissement dans une industrie comme la fabrication du tulle, qui induit peu de fret pondéreux, renforce à Calais la nécessité d’investir ailleurs que dans l’achat de navires, puisque les moyens de communication rapide sont dans la main des Anglais ou de l’Etat.
64Peu importe aux négociants que le service postal leur échappe puisque les banquiers l’utilisent quotidiennement mais seulement comme accessoire pour transporter les espèces ou le courrier urgent nécessaire à l’industrie tullière. L’insistance des notables calaisiens à conserver à leur port ce service est aussi motivée par les impératifs de cette industrie, si intimement liée à la mode et au commerce de luxe. C’est Philippe Dévot qui semble avoir parié le plus fortement sur l’armement à partir de 1825, mais comme nous l’avons déjà vu, il n’arme que trois navires sur Londres et ne possède que la moitié d’un trois-mâts de 336 tonneaux navigant au Havre. L’ordre de la déclaration de société révèle sans doute l’importance des activités : en 1825, Devot et Cie s’occupent de « banque, armement, spéculation sur les marchandises, consignation, commission et toutes opérations sur les marchandises à Calais ». Dès 1852, la maison Dévot installe son siège social au Havre et liquide le seul navire d’envergure qu’elle armait à Calais.
65Le négociant Antoine Aimé Duniagou meurt en mer le 5 mai 1851 au court du voyage de son trois-mâts Le Juste, en route pour le Grand Bassam. Décès soudain qui explique que sa succession reflète fidèlement ses activités. La part proprement maritime du capital mobilier est infime, à peine 0,8 %. Cependant, au moment de sa mort, Aimé Duniagou est propriétaire d’une part du navire Le Courrier, ancien du service Calais-Douvres qui, malgré son grand âge continue à naviguer au cabotage entre Dunkerque et Le Havre. Estimé à 5.000 francs, il représente environ la moitié de la fortune mobilière du défunt, déduction faite de la part de la veuve, soit 11.205 francs, ce sont 3 % de sa fortune qui sont investis dans l’armement maritime. Il faut remarquer, de plus, que la société Renard-Duniagou et Pecquet poursuit ses efforts dans ce domaine puisqu’elle arme à Calais un navire long-courrier vers la côte du Grand-Bassam pour la traite de l’huile de palme utilisée par le moulin Renard.
66Il ne semble pas qu’Henri Dupont ait été engagé directement dans des entreprises maritimes autres que celles bien modestes de quelques péniches de smogglage. Sa carte de visite de 1816 indique pudiquement qu’il « se charge de l’expédition des marchandises destinées pour l’Angleterre ». A sa mort en 1854, il possède deux bélandres, utiles à son commerce de bois, Le Henry et Le Norvégien, estimées chacune 2.000 Francs, sur une succession qui s’élève à 1.029.339 francs, c’est à dire cinq fois le montant de celle d’Aimé Duniagou.
67L’Association maritime disparaît avec les armements de ses petits voiliers sur la ligne de Londres. La goélette Le Commerce est vendue à Calais en août 1836. En 1834, la veuve de Philippe Louis-Devot et son fils Philippe-François s’associent uniquement pour l’armement des trois navires de Londres La Julie, Le Héros et La Néréide, dont chacun est propriétaire pour moitié. La société doit être dissoute en cas de décès de la veuve, ce qui revient à une donation puisque les héritiers prendront la moitié de la propriété. La même année, la veuve renouvelle l’association avec son neveu Alexandre Noël Cailliette pour l’exploitation d’une raffinerie de sucre de betterave à Coulogne dont le capital social double. Dans ce cas, l’entreprise maritime reste familiale garantie par une entreprise terrienne.
68L’ascension de Christian Matis, originaire de Thionville, a dû être aussi fulgurante que la chute de ses affaires à partir de 1830 : en 1840 il ne paie plus que 140 francs de patente alors qu’il figurait parmi les premiers patentés de 1823. Il est vrai que son fils gère, à partir de 1834, une seconde maison de commerce. Elu président de la Chambre de Commerce en 1834 et 1839-1840, il est probable qu’il ait été victime de la crise du passage.
69Ce n’est peut-être pas le cas de la maison Leveux, qui est sans doute celle qui a le plus investi dans le commerce et la fabrication du tulle. En 1845 Leveux possède 300 des 500 tonneaux armés à Calais. L’activité industrielle lui permet sans doute de maintenir l’armement des trois navires tout juste nécessaire à ses échanges de commission avec Londres.
L’affaiblissement de la Chambre de Commerce
70Victor Guillebert, élu Président de la Chambre de Commerce en novembre 1845, refuse sa nomination. La presse fait état de divisions au sein de la Chambre et évoque « l’ingratitude toujours croissante envers d’éminents services rendus par les représentants légaux du Commerce de Calais »38. La crise est sans doute due à des querelles de personnes, mais trouve également ses sources lointaines dans les critiques dont la Chambre de Commerce est l’objet.
71A partir de 1829, le montant des recettes de la Chambre de Commerce, taxes d’entrepôt, location des grues et du gril de carénage, s’effondre. Il atteint, en 1845, le niveau des recettes de la Commission des Délégués du Commerce en 1821, passant de 12.137 à 3.002 francs. Avec ses revenus, la Chambre paie une partie des ouvriers du port chargés de ses services et entretient le matériel. Cinq années lui sont nécessaires pour amortir le prix de deux ou trois grues neuves.
72Ne bénéficiant d’aucune autres ressources, la Chambre a sans doute tendance à pratiquer des tarifs prohibitifs puisqu’elle se trouve en situation de quasi monopole. Le Ministre doit lui rappeler qu’elle ne peut imposer aux navires l’usage exclusif de son gril de carénage. Malgré leur changement de nature, dû aux transformations des paquebots, ont peut tenter de quantifier l’évolution de ces tarifs. Nous disposons d’une série complète des tarifs en 1833, 1839, 1850 et 1853. Cependant la comparaison des informations que l’on peut reconstituer pour ces années indique une tendance à la hausse pour la manutention : on passe de 2 à 8 Francs pour une voiture et de 1,50 Franc à 6 Francs pour un cheval, entre 1833 et 1850. Par contre, l’embarquement des colis semble coûter moins cher avec l’établissement de grues plus puissantes, passant de 2 à 1,40 Franc, entre 1833 et 1850. Le tarif officiel n’est sans doute pas la cause majeure des embarras des voyageurs ou des affréteurs au port de Calais qui subissent surtout les suppléments officieux engendrés par la rupture de charge.
73Quatre des principaux hôteliers de Calais, Dessin, Rignollé Frères, Quillacq et Dehorter, demandent à la Chambre de Commerce en février 1835 de réduire les « frais exorbitants qui se perçoivent à Calais sous différentes dénominations ». Leur demande est renouvelée en 1844. Les treize maîtres d’hôtels s’adressent, cette fois-ci, au maire de Calais pour lui faire remarquer que « les droits sont plus grands que ceux perçus à Douvres, Boulogne et Ostende ». Ces frais de grue et de planche perçus par la Chambre de Commerce viennent s’ajouter à ceux des Rouleurs et portefaix « déjà fort élevés ».
74Le conflit de 1823 se reproduit presque dans les mêmes termes. Les taxes d’usage de la Chambre empiètent sur les droits traditionnels de la Municipalité et de sa police qui ne peut recevoir d’ordre de la Compagnie Consulaire. La municipalité est contrainte de laisser s’établir les droits d’usage de la Chambre de Commerce, tout en conservant une autorité de jure sur les installations portuaires, tandis que les tarifs des portefaix demeurent du ressort de son autorité.
75Plus graves sont les menaces qui pèsent sur la cohésion de la Chambre de Commerce dont les intérêts maritimes semblent de plus en plus s’opposer aux intérêts industriels de la Fabrique de tulle. En 1845, le refus de Victor Guillebert sous-entend que d’autres représentants moins officiels, jouent en défaveur de Calais alors qu’à partir de 1836, des fabricants de tulle cherchent à s’organiser en dehors des instances de la Chambre de Commerce en obtenant la création d’une Chambre Consultative des Arts et Manufactures à Saint-Pierre.
Politique portuaire, 1835-1855
76L’Etat, qui intervenait peu dans le domaine des infrastructures portuaires jusqu’en 1830, commence à financer les grands travaux de Calais, à partir de 1834. Les impulsions et résistances des notables de la Chambre de Commerce ou de la municipalité se conjuguent à celle d’une nouvelle venue toute puissante, la Compagnie des chemin de fer du Nord, pour esquisser une véritable politique portuaire.
La question du chemin de fer
77Le réseau qui aboutit à Calais est constitué laborieusement entre 1844 et 1877, date de l’achèvement de la ligne vers Dunkerque. Jusqu’en 1855, la question du chemin de fer est en fait le révélateur des concurrences maritimes qui opposent Calais et Boulogne sur la route de Londres à Paris.
78L’initiative d’un projet de chemin de fer littoral est toute entière à l’actif des milieux boulonnais. En août 1834, le journal La Boulonnaise fait état d’un projet de chemin de fer de Dunkerque à Abbeville par la côte. L’opinion calaisienne, toute à la crise de l’industrie tullière, ne peut que suivre la voie tracée par la cité rivale en l’appuyant puisque la concurrence de Dieppe, « port de Paris », deviendrait irrésistible aux yeux des notables des deux ports du Pas-de-Calais. Cependant, le maire de Calais reste sur la défensive. Consulté par la Chambre de Commerce de Boulogne sur le tracé futur du chemin de fer, il lui envoie la réponse suivante : « Après avoir mûrement examiné le projet, je n’y ai rien vu qui pût nous être favorable, je suis au contraire convaincu que le résultat serait tout en faveur de Boulogne »39.
79La guerre des beffrois reprend de plus belle. Le débat porte principalement sur la durée de la traversée maritime. En 1834, on considère à Calais que le chemin de fer par Boulogne favoriserait la voie de Boulogne. Etant donné qu’à l’époque un navire à vapeur parcours environ et en moyenne trois lieues par heure, les Calaisiens estiment qu’il est possible de gagner 30 minutes sur la traversée maritime en passant par Calais, ce qui réduit l’avantage de Boulogne, placé plus près de Paris que leur port. Mais, pour bénéficier le plus rapidement possible des avantages du « railway », il faudrait que Calais se déclare favorable au système boulonnais qui détournerait encore davantage son trafic de voyageurs vers Paris. Aussi, en 1835 la Chambre de Commerce de Calais préfère un tracé intérieur par Hénin-Liétard, arguant de la facilité des travaux sur un profil de ligne qui suivrait le cours des canaux. Les instances de Calais s’enferment dans la défense du système qui isole les deux ports du département. De fait, chacun voudrait que le chemin de fer ne passe pas par son rival. Dès le début, les Boulonnais affirment le contraire en faisant espérer une hypothétique liaison littorale entre les trois ports du Nord et du Pas-de-Calais, ce qui aux yeux du ministre emporte sans doute la décision. Fait aggravant pour Calais, en mars 1836, un agent de la Compagnie du South Eastern Railway se rend à Calais afin de récolter des renseignements statistiques sur le trafic des passagers. Les résultats de ce sondage, effectué au plus bas de la dépression du passage, confirment le choix d’un tracé par Boulogne. Dès lors qu’elle a décidé d’acheter en solde le port de Folkestone, la nouvelle compagnie anglaise condamne le port passager de Calais à un déclin prolongé.
80La lutte des deux ports doit être replacée dans un contexte plus large, celui que décrit R.J. Croft : la prise en main directe des paquebots transmanche n’a lieu qu’en fonction des intérêts ferroviaires. L’ordonnance du 2 octobre 1844 qui concède le chemin de fer de Boulogne à Amiens à Laffitte et Blount, et non pas à la Compagnie du Nord, incite sans doute cette dernière à jouer avec plus de conviction la carte du passage calaisien. Une politique tarifaire bien menée entre Lille, Calais et Dunkerque peut permettre au port de Calais d’espérer lutter efficacement contre sa rivale sur le détroit.
81Mettant fin à l’enclavement de la route Calais-Londres, l’arrivée du chemin de fer a deux effets sur le plan local : d’abord, démontrer que les fortifications constituent un obstacle au développement des infrastructures du port, d’autre part, l’organisation des premiers trains de plaisir semblent ouvrir la voie à un développement du trafic des excursionnistes.
82Dès octobre 1844, le Conseil Municipal se préoccupe de l’entrée du chemin de fer à Calais. Un premier projet par l’Ouest franchit le canal du Crucifix, les fossés des fortifications, l’Esplanade et le glacis de la Citadelle, puis le fossé qui sépare la ville du port pour atteindre le quai du bassin à flot construit en 1834. La gare maritime de Calais ou « embarcadère » serait édifiée sur l’Esplanade à l’endroit prévu pour le phare en 1839. Un second projet est soumis au conseil municipal qui ferait arriver la voie ferrée par l’Est et situerait la gare au nord du quartier du Courgain. Curieusement le chef du Génie est favorable au premier tracé parce que le chemin de fer serait placé à l’Ouest du Canal de Calais dans toute son étendue. Le maire et la Compagnie du Nord sont ravis de cette bonne disposition des militaires qui permet de réaliser les opérations commerciales de tout ordre en face des paquebots. Le Chemin de fer du Nord écrit au General Post Master de Douvres : « Les voyageurs débarquant des paquebots n’auront que vingt cinq pas à faire pour monter dans les wagons de chemin de fer »40. C’est à la faveur du changement d’administration municipale, en février 1848, que la Compagnie du Nord réalise un autre tracé, sans doute pour des raisons techniques et pour la rapidité d’exécution des travaux, les rails dessinent une courbe plus large en contournant la ville à l’Ouest et atteignent le port par l’écluse d’Asfeld. Au lieu de traverser la Citadelle, la voie ferrée emprunte les quais dont elle prend possession, malgré les délibérations conjointes du Conseil municipal et de la Chambre de Commerce. Ernest Lebeau, maire républicain s’insurge en vain contre « le joug de cette compagnie »41 qu’il n’est pas de bon ton d’indisposer alors que les Républicains demandent l’achèvement des travaux nécessaires à l’emploi des ouvriers désœuvrés.
83La Gare maritime n’est inaugurée qu’en août 1849, et jusqu’à ce moment le service ferroviaire a lieu à Saint-Pierre, c’est-à-dire à deux kilomètres du port. Le débarcadère est bientôt équipé de trois chambres au premier étage et trois autres dans les mansardes destinés à héberger quelques voyageurs. Ce modeste équipement provoque les protestations des hôteliers de la ville qui y voient une concurrence déloyale et comptent « préserver le commerce de détail d’une ruine certaine »42. En effet, l’arrivée du chemin de fer ne développe pas dans des proportions considérables le trafic des excursionnistes parisiens vers la plage de Calais, même si un léger mouvement se dessine avec l’organisation, de 1850 à 1852, de régates avec promenades en mer. Mais les infrastructures d’accueil de ces touristes d’un jour sont bien insuffisantes. Les patrons de pêche, censés participer aux régates en armant leurs bateaux contre les quelques bateaux de plaisance concurrents, abandonnent43. Même si les compagnies de chemin de fer desservant la ligne Calais-Douvres, le Nord ou le South Eastern, organisent des trains de plaisir qui se terminent par un petit tour sur leurs navires pour de courtes traversées en vue de Douvres. L’avantage reste à Boulogne, mais la tendance est prête à s’inverser en faveur de Calais. Le rédacteur parisien de L’Illustration commente plaisamment les conséquences de l’arrivée du chemin de fer en août 1850 : « Voilà donc les Calaisiens qui rentrent à pleines voiles, ou plutôt à pleine vapeur, dans l’exercice de leur industrie naturelle ». En effet, à partir de 1848, le trafic des voyageurs par Calais reprend une courbe ascendante. Le trafic des malles anglaises passe de 16.637 à 36.376 passagers de 1847 à 1849 et le Nord, concessionnaire de la ligne de Calais, peut désormais parier sur la route maritime la plus courte entre la France et l’Angleterre.
Les voyageurs et le service postal
84Le déclin du passage calaisien se poursuit jusqu’en 1848, et la balance entre Calais et Boulogne joue le plus en faveur de ce dernier port, avec 82 % du trafic des routes les plus courtes, il acquiert une suprématie inégalée dans tout le siècle. C’est au cours de cette période de marasme que l’administration des postes et les compagnies anglaises entreprennent l’amélioration de leurs services, dans la perspective de l’arrivée du chemin de fer.
85Au moment où la question du chemin de fer tourne au désavantage du port de Calais, la nécessité de moderniser les malles françaises apparaît urgente. Au terme de dix ans de rotation entre Calais et Douvres, les paquebots Le Courrier (1830), La Poste (1833) et L’Estafette (1834) sont très fatigués et nécessitent un entretien de plus en plus coûteux. Ce sont des navires en bois, alors que les Britanniques ont mis en service depuis 1840 un paquebot en fer, le Dover. En février 1844, Désiré Le Roy décrit l’état lamentable de la flottille : « les paquebots-malles de la station de Calais sont redoutés par les voyageurs... nos paquebots français de Calais sont un malheur pour la ville, un objet de constante humiliation pour le gouvernement »44. En 1843, ils ne font plus l’admiration des marins comme c’était le cas en 1830, car ils sont à peine capable d’atteindre une vitesse de sept nœuds.
86A.J. Croft a montré que, du côté britannique, l’importance de Calais n’est pas négligée pour les communications avec l’Orient. L’administration du service postal britannique passe en 1837 du General Post Office à l’Amirauté sous l’autorité du capitaine de malle Luke Smithett. En 1839, le service de la malle des Indes est mis en place par Calais à la suite d’une convention postale signée le 10 mai 1839. Une fois par mois, une malle-poste part régulièrement de Calais pour aller jusqu’à Marseille. Le trajet entre Londres et Paris par Calais est particulièrement rapide puisqu’il est effectué en une seule journée, soit le trentième de la route entre Londres et Bombay. Enfin, à partir de 1841, de nouveaux paquebots viennent donner à la ligne Calais-Douvres des chances de concurrencer avec succès celle de Boulogne à Folkestone.
87La flotte du service postal de l’Amirauté est renouvelée à partir de 1837. Durant la décennie, on passe de la deuxième à la troisième génération de paquebots et les dernières coques en bois disparaissent. Bien qu’il faille toujours tenir compte des circonstances nautiques, les vitesses s’améliorent grâce à la puissance accrue des machines marines. Les paquebots de la seconde génération, construits entre 1830 et 1840, utilisent encore leur voilure. Le capitaine doit se jouer des vents contraires, mais également des courants de marée très violents dans le pas. L’idéal avec les navires à vapeur, contrairement aux voiliers qui mettaient trois heures et demi pour traverser, est d’effectuer l’aller et retour dans la même marée. John Morley, agent calaisien du South Eastern Railway estime qu’elles peuvent être faites plus vite « en profitant des heures favorables, c’est-à-dire en partant de Calais tout au commencement de la marée et de Douvres à la pleine marée, on y gagnerait au moins dix minutes »45. L’évolution la plus spectaculaire est la mise en service du vapeur Princess Alice qui effectue des essais à Calais en décembre 1843. Comme celle du Dover, la coque de la Princess Alice est en fer, mais sa machine développe trente chevaux de plus. Des essais comparatifs donnent l’avantage au nouveau paquebot consacré comme le meilleur marcheur du détroit. De nouveaux essais ont lieu le 9 décembre et, cette fois, les deux navires n’ont plus recours à la voile, employant la seule force de la vapeur, Princess Alice est victorieuse avec un avantage plus important. En janvier, le steamer réalise, pour la première fois, la traversée en 1 h 38 mn, c’est le temps réalisé par nos modernes transbordeurs.
88La nouvelle convention postale franco-anglaise conclue à Londres le 3 avril 1843 ajoute aux bureaux d’échange déjà existants cinq nouveaux points d’entrée ou de sortie des correspondances : Dieppe, Le Havre, Cherbourg, Granville et Saint-Malo, afin de tenir compte de la généralisation de la vapeur sur les routes vers l’Angleterre et vers les îles anglo-normandes, où des lignes régulières se créent. Pendant l’été, une partie de la correspondance est dirigée vers Dieppe et Le Havre selon des ordres que donnent le Secrétaire d’Etat aux Postes, mais, en hiver, la convention réaffirme que « la correspondance devra, par suite de la mauvaise saison, reprendre momentanément son cours par Paris et par Calais ». La voie de Calais perd une partie de son monopole, mais demeure l’axe principal des communications postales entre les deux royaumes. Le trafic postal passe de 1.937.000 lettres par an à 3.800.000 lettres en 1844 après la signature de la convention postale.
89Lors de l’exposé des motifs, le Ministre des finances avoue que le gouvernement n’a pas remplacé les anciennes malles « afin de profiter pour une construction nouvelle, des perfectionnements que les progrès de la science ne pouvaient manquer de réaliser plus tard »46. Nous ignorons les raisons qui poussent le constructeur dunkerquois Gaspard Malo à renoncer à la construction d’un des trois paquebots comme il l’avait prévu. La prime de vitesse promise aux constructeurs n’est peut-être pas suffisante. La Biche est lancée en août 1846 et Le Daim en 1847 aux chantiers Bichon et Chaigneau de Lormont, Le Faon au Havre par Augustin Normand en février 1847. C’est le premier paquebot propulsé par hélice utilisé sur le détroit, mais il faudra attendre encore un demi-siècle pour que l’hélice triomphe sur la route Calais-Douvres avec la mise en service en 1903 du paquebot The Queen. Les performances des trois paquebots français restent probablement inférieures à celles des navires anglais, même si leur machine est neuve. Le Faon atteint 12 nœuds à ses essais au Havre et dans l’enthousiasme général, l’un des deux journaux calaisiens, toujours très optimiste à ce sujet, les transforme en 15 nœuds.
90La stratégie commerciale de l’administration des postes n’est pas faite pour attirer les voyageurs sur la route de Calais : A trois reprises, en raison de défaillances techniques des paquebots réguliers, les postes royales nolisent des vapeurs moins confortables ou moins rapides que les steamers anglais. Le Nord est mis en service de 1844 à 1847 pour remplacer Le Courrier. C’est un navire assez âgé, usé par un long service sur la ligne de Dunkerque à Hambourg et sa location coûte 5.000 francs par mois à l’administration. Egalement âgé, Le Honfleur, loué par l’administration des postes à un armateur du Havre, possède une machine de 80 chevaux seulement et Tissandier, le chef de la Gare de Calais, dont les remarques sur la qualité des navires sont toujours judicieuses, estime que ses chaudières sont en très mauvais état. Le 28 février 1848, ce navire est affalé sur la jetée de l’Est et s’échoue. Pour rajouter aux malheurs du service, en septembre 1849, l’usure de la chaudière du Faon est telle que le navire est immobilisé à Calais pendant tout l’hiver, tandis que La Biche reste au bassin pendant trois mois à la suite de la rupture d’une pièce de sa machine construite au Creusot. Celle du Faon est considérée à l’époque comme plus solide parce que d’origine anglaise. Ces deux navires sont remplacés par un steamer affrété baptisé Colibri, de marche très insuffisante pour un service aussi pressé47.
91Entre 1844 et 1848, les édiles calaisiens amorcent une politique de promotion de la ligne Calais-Douvres : ils s’efforcent d’agir sur le plan administratif afin que la préfecture de police notifie sur les passeports le passage « par Boulogne ou par Calais » et non pas exclusivement « par Boulogne » comme elle avait, jusque là, tendance à le faire pour des raisons obscures. De son côté, le directeur des postes leur demande de prendre des mesures pour inciter les passagers internationaux à « voyager avec la poste », c’est à dire à emprunter le passage calaisien.
92Encouragée par ces mesures, la municipalité de Calais, à l’instar de celle de Boulogne-sur-Mer, n’hésite pas à entreprendre, pour la première fois, une véritable publicité. Un « comité pour la promotion de Calais » est formé composé des notables Derheims, Lambert, Vogue, Isaac-Olivier, Dessin et Mayer. Il fait distribuer des horaires de paquebots aux cochers des diligences et semble avoir élaboré un prospectus. En 1846, Liévin Delhaye, un des principaux fabricants de tulle de Calais, écrit au maire ce, vibrant plaidoyer : « Déjà Boulogne lance partout ses prospectus, ses affiches monstres, pour annoncer son service d’Amiens à Boulogne, je ne vois encore rien pour Calais, il y a pourtant beaucoup à dire et à faire. Le service par Arras et par Calais quoiqu’excellent a besoin d’être connu à Paris, à Londres, partout enfin où la publicité pourra parvenir (…) Nous avons des rivaux bien remuants (…) le service des malles est régulier, nous devons le publier, le dire, en parler sans cesse, couvrir de cela les murailles de Paris, de Londres, de Douvres (…) Ce n’est plus le passé qu’il faut invoquer, c’est le présent »48. La municipalité reste cependant très critique vis-à-vis de la politique commerciale des postes française et britannique qui ne font rien pour solliciter le transport alors que les rivaux de Calais, Le Havre, Dieppe et Boulogne, « ont fait les sacrifices nécessaires pour établir des paquebots à l’usage des voyageurs » et « qu’ils en recueillent aujourd’hui le fruit ».
93Outre la promotion du passage calaisien en France et en Angleterre, la municipalité s’efforce d’améliorer les conditions matérielles du passage à Calais même. En 1838, le Journal de Calais révèle que les passagers se plaignent tous du droit d’échelage. Il consiste à percevoir une taxe pour l’emploi de l’échelle nécessaire au débarquement « ... à Boulogne, on peut lire au haut de chaque échelle l’avis imprimé échelle gratis, qu’on fasse à Calais comme à Boulogne »49. Il faut attendre la fin du mois d’août pour que ce droit soit supprimé. La mairie fait la chasse aux commissionnaires d’hôtel chargés de rabattre les clients sous prétexte de s’occuper de leurs bagages et de leurs passeports. Certains sont autorisés, mais d’autres qu’on appelle « marrons » travaillent pour leur compte ; afin d’empêcher les faux commissionnaires d’accéder au quai d’embarquement, le maire décide que ceux qui ne sont pas accrédités seront considérés comme ouvriers travaillant en douane.
94Dans la perspective du chemin de fer à venir, les deux offices des postes établissent en 1846 un tarif commun. On y distingue deux classes de passagers : ceux qui voyagent dans les salons intérieurs et ceux qui sont transportés sur le pont à l’avant. La précision du tarif concernant les indigents nous rappelle que bon nombre d’Anglais sans ressources sont rapatriés par la voie de Calais. La suppression du passage des malles anglaises par le port de Calais vient troubler cette belle harmonie tarifaire.
95La Chambre de Commerce et la Municipalité de Boulogne-sur-Mer demandent depuis 1777 que le service postal entre la France et l’Angleterre soit installé dans leur port : leur acharnement est grand puisque ce vœu est renouvelé avec persévérance en 1783, 1787, 1790, 1791, 1814, 1819, 1821, 1823, 1825, 1835 et 1838. L’Etat leur oppose, la plupart du temps, un refus catégorique mais quelquefois, afin de ne pas froisser leur susceptibilité, il utilise des faux – fuyants. Par exemple en 1819, Decazes répond à la Chambre de Commerce de Boulogne, qui s’adresse directement à lui, que « les prétentions de cette nature, surtout lorsqu’elles s’élèvent entre deux villes aussi voisines ne peuvent être appréciées que par Monsieur le Directeur Général des Postes dans l’intérêt du service »50. Ce dernier refuse d’accéder à leur vœu, même si aux yeux des Boulonnais, et l’avenir leur donne entièrement raison, la navigation à vapeur bouleverse les données de la rivalité maritime qui oppose leur port à celui de Calais. La maison Adam a même songé en 1825 à armer elle-même deux vapeurs et deux voiliers au cas où Boulogne serait doté du service postal.
96En 1835, la situation est devenue particulièrement favorable à Boulogne qui domine le trafic transmanche. Aussi, la Chambre de Commerce suggère que les capitaines des malles anglaises soient tenus de se diriger immédiatement sur Boulogne lorsque les vents leur rendent le port de Calais inabordable. Mais les conventions postales s’opposent à ce détournement de trafic trop évident. Les arguments développés par les instances portuaires de Boulogne n’engagent pas le gouvernement à se décider en défaveur de Calais où le trafic continue d’avoir lieu sans de trop longues interruptions en hiver. En 1842, les Boulonnais décident alors d’entreprendre le recensement de tous les détournements vers leur port à partir de 1842.
97En 1848, les Anglais font pencher la balance en faveur du rival du port de Calais. Le Parlement effectue une enquête sur la question du service postal avec la France dont le résultat est très défavorable au port de Calais. Du 1er janvier 1848 au 1er février 1849, les malles anglaises empruntent exclusivement la voie de Boulogne. D’après la Chambre de Commerce de Calais, le gouvernement de l’époque aurait eu « une prédilection marquée pour la ville de Boulogne »51. Les six navires du Post-Office britannique, Garland, Violet, Princess Alice, Onyx, Undine et Vivid, désertent Calais et assurent la liaison postale entre Boulogne et Douvres. Jusqu’au 20 août 1849, la liaison postale est assurée vers Calais par une estafette, puis par train spécial. En désespoir de cause, les Calaisiens proposent en mai 1848 de faire passer les malles destinées à Ostende par Calais. La Chambre de Commerce de Calais compare à son tour avec férocité les résultats des deux services, tandis que celle de Boulogne analyse les retards causés au service postal de manière très précise mais peu convaincante : la moitié des retards constatés à Boulogne sont imputables au mauvais temps. Ces statistiques, soigneusement élaborées, ne furent, semble-t-il, jamais publiées. En effet, le quart des causes de retard était dû aux inconvénients de la rade de Boulogne. Le rédacteur des statistiques allant jusqu’à accuser les capitaines de malle anglais de vouloir « discréditer le port de Boulogne ».
98Le Journal des Chemins de fer, témoin de la querelle des deux ports, tire la leçon de cet épisode : « Il nous est donc impossible de voir dans cet essai autre chose qu’un nouvel accès de la concurrence fiévreuse et désordonnée que se font les deux lignes de Boulogne et de Calais et contre laquelle nous nous sommes toujours prononcés de quelque part quelle vînt »52 .
La Compagnie des Chemins de fer du Nord et Calais, 1848-1854
99Pour la Compagnie du Nord, deux faits s’imposent dès 1848 : la supériorité de la ligne de Calais pendant l’hiver et la nécessité de la renforcer par des services de navires plus nombreux en été. Comme elle ne songe pas à prendre en charge la gestion directe de navires transmanche, il lui faut traiter avec les deux compagnies maritimes rivales : Le South Eastern Railway (S.E.R.) qui effectue des services toute l’année et la General Steam Navigation Company (G.S.N.C.), dont l’activité maritime sur le détroit est saisonnière mais qui s’est imposée à Boulogne dès 1824, grâce au trafic des excursionnistes.
100Pour atteindre ses desseins commerciaux, la Compagnie du Nord doit développer les billets directs de Paris à Londres, dans la perspective des déplacements occasionnées par l’exposition de 1851 qui doit ouvrir ses portes à Hyde Park en mai et se prolonger jusqu’à l’automne. Dès la fin de 1849, la G.S.N.C. et le S.E.R. proposent à la Compagnie des Chemins de fer du Nord d’installer un bureau de vente de billets directs, l’un dans la Cité de Londres et l’autre place de la Bourse à Paris, « ce qui devrait entretenir et développer le trafic par la route de Calais »53. Ce dispositif est mis en place en tenant compte des goûts de la clientèle britannique, le courtier de la G.S.N.C. rappelle au Nord que les Anglais « aiment à payer leur place jusqu’à destination »54.
101A partir du 1er décembre 1849, la Compagnie du Nord subventionne le service calaisien du S.E.R., à hauteur de 8 livres par jour et par voyageur. Elle reçoit, en contrepartie, le tiers de la recette des paquebots. Le but de la compagnie française est clairement exprimé : « Ramener au port de Calais la clientèle qui doit lui appartenir maintenant qu’il est desservi par un chemin de fer est une œuvre longue : on ne modifie pas facilement les habitudes du public, il faut du temps de la persévérance et des sacrifices ». Le Nord va jusqu’à demander l’établissement d’un service quotidien de paquebots entre Calais et Folkestone afin de compenser les services rendus à Boulogne par les trains dits « de marée » destinés à écouler les produits de la pêche boulonnaise. C’est pendant la mauvaise saison que la supériorité de la voie calaisienne éclate aux yeux des responsables commerciaux du Nord. Sur 100 billets délivrés à Londres pour Paris, 78 le sont pour la voie de Calais, ce qui peut paraître normal puisqu’elle draine également les voyageurs qui ont pour destination la Belgique et l’Europe centrale. Une proportion identique pour les voyages de Paris à Londres est plus surprenante.
102Il faut penser que, comme au temps des voiliers, les voyageurs aisés et pressés préfèrent prendre la route maritime la plus courte et la plus confortable en hiver. La répartition des billets est en effet révélatrice de la structure du trafic calaisien : 81,4 % des voyageurs de première classe passent par Calais en janvier. Le S.E.R. considère, dès la fin de l’année 1851, que le service à heure fixe sur Calais devient impossible. La compagnie anglaise rappelle que ses navires ne sont pas assurés et, qu’à la suite de l’accident du Honfleur, les capitaines exigent une assurance pour un service à heure fixe qu’ils jugent plus dangereux55. Il s’agit peut-être d’une manœuvre destinée à justifier l’augmentation de la subvention à venir, les capitaines du S.E.R. estimant la prime d’assurance à 5 livres par jour et par bateau. En 1852, les échanges entre les deux compagnies tournent au dialogue de sourds, Le Nord demande un service de jour à heure fixe alors que le S.E.R. lui propose un service de jour et de nuit par Boulogne.
103Comme le marché du passage s’annonce lucratif, la concurrence entre les compagnies reprend de plus belle. En août 1849, le Nord paie une nouvelle subvention de cinq livres par jour au S.E.R. pour un autre bateau. A l’hiver 1850, la G.S.N.C. insiste pour que les marchés avec le Nord soient traités avant Noël afin de ne pas perdre la saison qui débute en avril. En traitant à la fois avec les deux compagnies rivales, il est certain que le Nord prend le risque de mécontenter l’un en raison des facilités qu’il offre à son adversaire. Un troisième larron se présente même pour concurrencer le S.E.R., c’est l’ancien agent de la Compagnie Commerciale, absorbée par la G.S.N.C., et qui propose, sans succès, d’établir un nouveau service de Calais à Londres.
104En 1854, l’accord pour le bateau de Londres à Calais est renouvelé du 1er mai au 1er octobre. Les ententes concernant le transport des marchandises sont plus difficiles à trouver en raison de la disparité des tarifs entre les lignes de Boulogne et de Calais. Les deux compagnies, le Nord et le S.E.R. s’engagent en 1850 à envoyer à Calais les espèces au même prix qu’à Boulogne. L’accord est encore plus délicat avec la G.S.N.C. car elle exploite des lignes de navigation au départ de ports qui échappent au réseau du Nord, comme à Rouen en 1851 où les prix sont réduits de moitié, passant de 10 à 5 francs le quintal. Il faut noter que les activités de la « General Steam » dépassent largement le cadre national : au milieu du siècle, elle possède dix-neuf navires sur des lignes régulières dans toute l’Europe du Nord entre Londres et Hambourg, Ostende, Rotterdam et Anvers.
105La double fusion entre la Compagnie du Nord et la Compagnie du Chemin de fer d’Amiens d’une part et la Cie Commerciale et la G.S.N.C. d’autre part a lieu en 1851. Il s’agit de dominer, contre le S.E.R., l’ensemble des lignes transmanche par la Tamise vers Calais, mais également vers Boulogne et Dieppe. L’aller et retour pour Londres depuis Paris par la route de la Tamise coûte 50 francs en première classe, 40 en seconde et 30 en troisième. L’article 5 de la convention stipule que le Nord et la G.S.N.C. feront la publicité nécessaire chacun dans leur pays.
106Les parts de marché conquises par le passage calaisien à l’occasion de l’affluence due à l’exposition sont relativement faibles, + 3,1 % par rapport au boom que connaît la ligne de Dieppe, qui passe de 1,2 % à 9,4 % ; ces parts sont conquises au détriment de Boulogne qui passe de 51,2 % à 40 %, mais regagnera le terrain perdu les années suivantes, tandis que Calais continuera à prendre 30 % des passagers. A la fermeture de l’exposition, les tarifs sont plus favorables à la ligne de Dunkerque et surtout à celle de Dieppe dont l’essor est alors remarquable. Ceci contredit l’impression première selon laquelle la voie de Calais serait favorisée par la Compagnie du Nord. On peut penser cependant que cette dernière parie sur Calais à long terme pour les passagers de première classe qui ne sont pas forcement les plus nombreux, mais sont ceux qui, tout au long de l’année, amènent des bénéfices réguliers aux lignes de chemin de fer.
Notes de bas de page
1 Journal de Calais, 2 février 1837.
2 Cf. Bernard Lemaire, 1972, Calais à travers le Journal de Calais de 1845 à 1848, Mémoire de maîtrise sous la direction de Yves-Marie Hilaire, Université de Lille III, 1972, 390 p.
3 Raymonde et Albert Vion, « La vie aventureuse d’Antoine Leleux », Bulletin Historique et Artistique du Calaisis, IV, N° 61-62, 1975, pp. 1-36.
4 Journal de Calais, 21 mars 1838.
5 Industriel calaisien, 3 août 1833.
6 Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1986 (Coll, points inédits histoire), 382 p., p. 31.
7 Ernest Lebeau, Demande d’une enquête sur la situation actuelle des travaux du bassin à flot au port de Calais..., Calais, Lange Levy et Cie, 1849, 16 p.
8 Journal de Calais, 29 juillet 1846.
9 Louis Girard, La politique des travaux publics du second Lmpire, rans, Armand Colin, 1952, 416 p., p. 7.
10 Industriel calaisien 16 novembre 1835.
11 Ibid., 10 octobre 1835.
12 Journal de Calais, 8 juin 1836.
13 Ibid., 13 décembre 1837.
14 Ibid., 21 mars 1838.
15 Ibid., 28 mars 1838.
16 Journal de Calais, 21 mars 1838.
17 Ibid., 1er mars 1837.
18 Deux Chemins de fer de Lille à Dunkerque, s.d., p 3.
19 19K.Industriel calaisien, 3 janvier 1835.
20 Ibid., 4 avril 1838.
21 Georges Oustric, o-p. cit, pp. 150-152.
22 journal de Calais, 6 novembre 1839.
23 AMC, séance du conseil municipal, 2 décembre 1835.
24 Ibid., séance du 12 février 1835.
25 Journal de Calais, 29 mai 1839.
26 Ibid., 17 juillet 1839.
27 Ibid., 18 septembre 1839.
28 Industriel calaisien 28 février 1835.
29 Ibid., 24 août 1836.
30 Ibid., 18 avril 1838.
31 Ibid., 19 octobre 1838.
32 Almanach de Calais, 1847, p. 177.
33 ADPC, M/1212, Statistique industrielle, 1825-1851.
34 Charles Démotier, op. cit, p. 389.
35 MMC, carte de visite des commerçants de Calais.
36 CCC, lettre du 4 février 1845.
37 journal de Calais, 21 septembre 1825.
38 Journal de Calais, 27 novembre 1845.
39 AMC, série O, chemins de fer Calais à Boulogne, le maire de Calais au Conseil municipal de Boulogne-sur-Mer.
40 CCC, dossier trafic des voyageurs, la Compagnie du Nord au General Post Master, le 3 mars 1849.
41 ADPC, M/66, Ernest Lebeau à Frédéric Degeorge.
42 Ibid., pétition des commerçants de Calais.
43 Journal de Calais, 2 septembre 1852.
44 Ibid., 14 février 1844.
45 AN, 48AQ/3228, note de John Morley au Nord.
46 cité par le Journal de Calais, 16 octobre 1844.
47 Journal de Calais, 23 janvier 1850.
48 AMC, lettre de Liévin Delhaye au maire de Calais, 20 juin 1846.
49 Journal de Calais, 16 mai 1838.
50 CCBSM, dossier trafic des malles, Le comte Decazes à la Chambre de Commerce de Boulogne-sur-Mer, 30 septembre 1819.
51 Notes sur les communications postales entre Londres et Paris, Calais, Leleux et sœur, 1850, 27 p., p. 1.
52 Journal de Calais, 19 décembre 1849.
53 AN, 48AQ/3228, Finnigan à Petiet, 3 octobre 1849.
54 Ibid., lettre de Spiers au Nord, 12 septembre 1849.
55 Ibid., Tissandier au Nord, 15 mai 1849.
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Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est cité par
- Malon, Claude. (2006) Le Havre colonial de 1880 à 1960. DOI: 10.4000/books.purh.7206
Calais et la mer (1814-1914)
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Calais et la mer (1814-1914)
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