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Chapitre IV. L’activité du port : 1818 vers 1835
p. 69-110
Texte intégral
1Outre la concurrence à laquelle se livrent ses deux voisins, trois obstacles semblent s’opposer au développement portuaire de Calais : d’abord, l’obstacle spatial et administratif des fortifications que nous venons d’évoquer, ensuite, le puissant dérivatif représenté par les activités qui détournent les marins calaisiens de la pêche et des armements au commerce, un mode de pilotage plus rémunérateur que la pêche et l’abandon des armements par les négociants. Enfin, un climat de fraude généralisé qui n’encourage pas l’Etat à investir à Calais.
Essor et crise du passage calaisien, 1816-1836
2Premier port pour les relations avec la Grande-Bretagne en 1816, Calais se trouve en 1848 relégué à un rang subalterne, bien loin derrière Boulogne, son concurrent le plus proche. Dépassé par son voisin dès 1835, le port de Calais est comme déshérité de son avantage naturel par la mise en place rapide des mécanismes de la concurrence régionale et britannique, entre 1816 et 1836. L’intrusion des navires à vapeur et la succession des progrès techniques qu’ils connaissent, contrastent avec l’incapacité ou le refus des négociants calaisiens de s’engager avec succès dans les armements de paquebots à vapeur. Seule, l’administration des postes, qui fait armer des paquebots, tente de relever le défi de ce trafic, vital pour la Grande-Bretagne.
Une concurrence acharnée sur le détroit, 1816-1836
3On ne peut séparer l’étude des trafics de voyageurs par Calais et par Boulogne dans la période qui voit la fin des voiliers sur ces deux routes les plus courtes vers l’Angleterre. Bien souvent, les navires fréquentent les deux ports, suivant les aléas de la navigation. Seuls, les paquebots postaux français, « les malles » dont la navigation est régie par des traités, n’atterrissent en principe qu’au port de Calais, sauf en cas de force majeure. D’autre part, une seconde réalité vient renforcer la nécessité de l’étude parallèle du trafic des deux ports : De 1814 à 1848, Calais et Boulogne voient passer le même nombre de voyageurs allant ou provenant d’Angleterre, 1.095.613 par Calais et 1.044.415 par Boulogne, soit un avantage d’à peine 51.198 passagers en faveur de Calais. La différence s’estompe nettement si on ne totalise pas les deux premières années anormales de 1814 et 1815. L’écart n’est plus que de 10.824 passagers en faveur de Boulogne sur la période 1816-1848. Le passage calaisien parvient donc, malgré le déclin qu’il subit à partir de 1825, à se maintenir sur ces trente-cinq années. Cette quasi-égalité recouvre par conséquent des évolutions extrêmement divergentes : une croissance relativement régulière pour Boulogne et un effacement considérable pour Calais à partir de 1825.
4Le passage est soumis à des cycles de cinq ans qui correspondent à certains tournants importants de la technique des navires ou à des facteurs de conjoncture extérieure, comme la crise anglaise de 1825, à partir de laquelle les courbes des passages par Calais et Boulogne connaissent les mêmes accidents. Le nombre de voyageurs est multiplié par 2,8 de 1815 à 1825, de 1816 à 1820 l’indice calaisien passe de 101 à 91, puis de 115 à 160 entre 1821 et 1825. A partir de ces années, pendant lesquelles la vapeur triomphe sur les « short-sea-routes », le déclin du passage calaisien est constant jusqu’en 1848, sauf un léger redressement de 1832 à 1835, où l’indice du nombre de voyageurs atteint de nouveau 116, pour chuter à 57 en 1848. La part respective des deux ports dans le passage par les routes les plus courtes indique mieux encore l’effondrement de la voie de Calais qui perd son hégémonie au profit de Boulogne. Le passage calaisien qui représentait plus de 80 % du marché des routes courtes en 1816-1820, ne forme plus que 32 % après 1835, pour atteindre à peine 20 % après 1840.
5De 1814 à 1832, Calais voit passer quatre fois plus de passagers que Boulogne et les années 1816-1825 sont marquées par une forte croissance. D’après les chiffres recueillis par la Chambre de Commerce de Calais, le taux de variation de 1815 à 1816 est de 69,3 %. De 1816 à 1822 il passe à une moyenne de 7 % par an, mais dès 1818-1820 le marché du passage calaisien subit une contraction due probablement à l’essor concomitant de Boulogne. Le notable calaisien Pigault de Beaupré nous fournit des chiffres comparables à ceux du Commissaire de la Marine en ce qui concerne le nombre de voyageurs entrés et sortis mais très différents pour le nombre de bateaux. En effet, il ne compte que les paquebots réguliers et non toutes les petites unités susceptibles de transporter des passagers, navires de commerce, et pêcheurs. Il élimine probablement de ses comptes les navires à passagers venus en droiture de Londres. La différence entre les deux séries donnent une idée du nombre de ces passeurs occasionnels, mais on n’y distingue pas la part du trafic de Londres.
6La croissance s’explique par l’afflux des voyageurs anglais, avides, comme en 1814, de découvrir le continent, mais également par l’amélioration des outils de transport : mise en service de nouvelles malles et afflux des paquebots anglais. Le port de Calais affirme alors sa supériorité sur Boulogne car il possède le service postal et parce qu’il demeure, comme sous l’Ancien Régime, l’émissaire logique de la route numéro un en direction de Paris.
7Tous ces facteurs induisent une nécessaire régularité des rotations des paquebots. Malheureusement, au terme de cette période, pendant laquelle la voie de Calais s’affirme comme la plus fréquentée du détroit, le gouvernement, qui avait déjà fait preuve d’une indifférence résignée vis-à-vis des armements de paquebots français, semble persévérer dans cette attitude. A propos des chiffres livrés à l’administration sur le passage par le commissaire Jacques, le rédacteur des Mémoires statistiques remarque : « Quoique cette note ne paraisse pas se rattacher au titre sous lequel elle est placée (bâtiments de toutes espèces armés dans les différents quartiers), on l’a conservé pour ne rien omettre de ce que les commissaires des Classes croient susceptibles de trouver place dans leur mémoire »1.
8Afin d’évaluer les conditions concrètes du passage, et en particulier l’influence des conditions atmosphériques, examinons les mouvements de ces navires sur quatre périodes de dix-sept jours, en janvier, avril, juillet et octobre, pendant l’année 1820, la dernière sans paquebot à vapeur. Le relevé des passeports délivrés aux passagers sortis de Calais en 1820 peut être mis en parallèle avec le registre des entrées et sorties de navires du port de Boulogne. A Calais, le voyageur est presque certain de trouver un passage quotidien. Le déficit des rotations dû à la tempête est rattrapé les jours suivants par la sortie de deux ou trois paquebots quotidiens. Ainsi, aucun navire portant des passagers ne quitte Calais les 17, 19, 22, 23 et 27 octobre. Le commissaire chargé de la délivrance des passeports note que « les paquebots ne sont pas sortis à cause du mauvais temps », mais ce sont huit paquebots qui emmènent les voyageurs à Douvres du 29 au 31. A Boulogne, le passage est interrompu à la même époque mais pendant 14 jours du 15 au 30, sauf le 21 octobre où le Dart et le Vigilant partent pour Douvres chargés de 81 passagers, 3 voitures et un cheval, et le 24 où le paquebot calaisien du capitaine Mascot La Parfaite Union parvient à appareiller, emportant treize voyageurs et une voiture, après un séjour forcé de dix jours à Boulogne. La quotidienneté du passage n’est assurée à Boulogne qu’au printemps et en été. En hiver, les paquebots se font rares car les conditions de mer, les vents d’Ouest ou les tempêtes de Nord-Ouest rendent dangereuse la sortie du port rival de Calais. Le cotre doit louvoyer dans le chenal d’entrée de Boulogne, au risque d’être drossé sur les fascines de la jetée de l’Est.
9A Calais comme à Boulogne, les paquebots à voiles embarquent un petit nombre de passagers ; La Renommée de l’an X, en service en 1816, 14,4m de long, 4,8m de bau et 2.7m de creux, possède dans sa moitié arrière une chambre garnie de douze couchettes situées sous une dunette de cinq mètres de long. La partie centrale du bateau est réservée aux chevaux, aux colis ou aux voitures ce qui limite la place des voyageurs, mais assure une excellente assiette à ce petit bateau très voilé capable de supporter des charges très importantes, il n’en est que plus « raide à la toile » sur une route ou le vent ne manque pas. A l’allure de vent-arrière, c’est à dire en général du cap Blanc-Nez à l’entrée du port de Calais, le roulis est très important et la plupart du temps ce sont des terriens haves et décolorés qui subissent le mal de mer sur leur couchette tandis que les moins fortunés affrontent les embruns sur le pont.
10Le nombre de passagers embarqués à Calais varie de 4 à 49 par bateau, la moyenne du sondage étant de 18. Si l’on considère les chiffres annuels donnés par le commissaire Jacques, le nombre moyen de passagers par bateau ne dépasse pas 8. Les petits effectifs correspondent à des voyages de courriers d’ambassade particulièrement pressés et à de riches voyageurs qui ne regardent pas à la dépense. Ils affrètent le paquebot pour leur usage exclusif. Les maxima correspondent aux paisibles traversées du printemps ou de l’été. Dès qu’il y a moins de rotations, les passagers s’entassent sur le paquebot, soit en raison des interruptions dues au mauvais temps à Calais, soit à cause de la rareté des passages d’hiver comme à Boulogne. On comprend pourquoi les voyageurs fortunés ou prudents préfèrent prendre la route de Calais lorsqu’on voit, le 31 octobre 1820, embarquer pas moins de 56 personnes et une voiture sur l’Elizabeth qui jauge à peine 24 tonneaux !
11Le relevé de tous les voyages de l’année permet de connaître l’ensemble de la flotte transmanche. Les malles françaises, Le Désiré, L’Antigoneé et L’Iris effectuent 52 % des voyages, soit 175 sur les 337 recensés. La fréquence mensuelle des paquebots double en passant de 9 en janvier à 17 en juillet. Sept paquebots anglais fréquentent le port de façon régulière en venant au moins douze fois dans l’année. Le trafic calaisien est donc soutenu par le service postal effectué à l’époque par trois cotres de 48 tonneaux chacun, tous construits à Calais. En 1820, les armements privés ont pratiquement disparu à l’exception de ceux de La Sally qui, malgré son nom britannique, est armé par Pierre Antoine Lanclant, et de La Parfaite Union qui effectue une partie de ses traversées à Boulogne. Les armements fructueux qui avaient marqué le retour à la paix s’effritent à partir de 1816, le nombre de paquebots armés au port de Calais passe d’une douzaine en 1816 à seulement deux en 1823.
12Comme nous l’avons vu précédemment, les négociants calaisiens ne peuvent pas soutenir la concurrence des voiliers anglais, plusieurs témoignages l’attestent. D’après Henri Dupont, futur président de la Chambre de Commerce, « les armateurs calaisiens n’ont subi que des pertes sur les armements des paquebots depuis la paix »2. Us doivent vendre leurs navires. Ainsi, Constant Meunier doit céder pour 3.500 francs à Charles Lebrun le « sloop à usage de paquebot » Duchesse d’Angoulême 3. Lebrun parvient à le revendre pour la même somme à Antoine Bénard en septembre de la même année. Le constructeur François Derheims nous rapporte que les paquebots construits à Calais de 1817 à 1821 ont dû cesser leur service et « n’ont pas été vendus le neuvième de ce qu’ils ont coûté »4.
13La faveur dont jouissent les paquebots à voile anglais, semble liée à la nature même du trafic transmanche. Les voyageurs britanniques représentent les deux tiers des passeports en 1820, aussi il n’est pas étonnant qu’en 1823 Henri Dupont doive déplorer « le préjugé des voyageurs en faveur des marins de leur nation »5. Pour lui, paquebots postaux et paquebots anglais ont mené une concurrence trop vive aux armements calaisiens, les malles ne devraient pas prendre de passagers. Les négociants de Calais n’en sont pas moins les premiers à s’activer pour que ce service postal n’émigre pas vers Boulogne. La concurrence de Boulogne pour le trafic des passagers demeure, en apparence, le sujet de préoccupation principal des notables calaisiens, mais ils attribuent principalement leurs difficultés à la concurrence tarifaire entre paquebots poste français et malles anglaises ainsi que les paquebots privés de tous bords qui « ont mis le passage à vil prix pour détruire les conventions du commerce »6.
Le triomphe de la navigation à vapeur, 1821-1825
14Le trafic des passagers à Calais connaît un second essor en 1821 et 1822, le taux de variation annuel est à deux reprises égal à 26 %. Le passage calaisien atteint l’indice 146, le plus important depuis 1814, pour culminer à 160 en 1825. De 1820 à 1825, le nombre de voyageurs double à Calais et à Boulogne. C’est l’arrivée des premiers vapeurs, puis l’élimination des voiliers qui en est le facteur principal.
15Le Rob-Roy, premier vapeur régulier, fait son entrée à Calais le 26 juin 1821. Il est suivi, dans les mois suivants, par un ensemble de pyroscaphes anglais du même genre. C’est sans conteste sa mise en service sur la route Calais-Douvres qui fait décoller le trafic : le coefficient multiplicateur atteint 0,264 de 1820 à 1821. Même phénomène l’année suivante à Boulogne, (0,268 de 1821 à 1822) où le Rob-Roy est mis en place à partir du 22 mai 1822, ce qui tendrait à prouver que les deux passages bénéficient dans les mêmes proportions des améliorations dues au nouveau mode de propulsion des paquebots.
16L’arrivée du Rob-Roy suscite deux réactions à Calais. L’hostilité des marins calaisiens se manifeste très violemment : le navire n’obtient ni pilote ni bateau d’aide. Il s’échoue à l’entrée du port où des pêcheurs malveillants viennent menacer le capitaine de couper ses amarres. Le maire de Calais est obligé de rappeler à l’ordre tous ces accueillants marins et pêcheurs qui pressentent trop clairement que le « batiau à fû » (« bateau à feu ») risque de bouleverser leur conditions de travail en mettant fin à l’ère des voiliers.
17La seconde réaction dont nous possédions la trace est celle d’un technicien très intéressé, le constructeur de navires calaisien François Derheims. Dans un opuscule publié à Calais en 1822, il annonce sa prochaine association avec le mécanicien du Rob-Roy pour construire un paquebot à vapeur. Il perçoit tout le parti qu’on peut tirer de ces nouveaux bateaux et pressent, à l’inverse des négociants calaisiens que le triomphe de la vapeur, monopole des Anglais, se fera plus par Boulogne que par Calais. Sa brochure est une charge contre les idées exprimées alors par Henri Dupont et la Commission des Délégués du Commerce : « (Les vapeurs) commencent à être appréciés depuis quelque temps, dit-on, surtout par le premier port français à l’ouest qui nous avoisine, et il est très probable que, si le commerce de Calais ne se hâte de le prévenir, il pourrait fort bien se faire, – car qui peut tout prévoir ? – qu’il ne viendrait tout à propos que pour glaner dans le champ après que la récolte en eut été élevée, malgré la position de son port qui lui promet toujours de pouvoir la recueillir entièrement, tant qu’on ne voudra pas négliger d’en faire valoir les précieux avantages »7.
18Les conseils de François Derheims ne semblent pas avoir été négligés par l’administration des Postes qui récupère le Rob-Roy dès que ses armateurs douvriens s’en débarrassent pour mettre en service des navires plus performants, inaugurant un scénario de transfert technologique qui se reproduit à plusieurs reprises au cours du siècle. Baptisé Henri IV, il est armé à Calais sous le commandement de l’ancien capitaine corsaire Pierre Jean-Baptiste Margollé à partir du 16 août 1823, accompagné d’un second vapeur sur lequel nous sommes très mal renseigné, Le Duc de Bordeaux.
19De leur côté, les négociants calaisiens ne semblent pas parvenir à se décider à armer un navire à vapeur malgré des sollicitations précises. En 1822, l’ingénieur franco-britannique Marc Isambart Brunei, père de l’architecte du Great Eastern et membre de la Société Royale de Londres, propose au consul général de France à Londres de construire un vapeur de 150 tonneaux (le Rob-Roy en jauge 59) pour la ligne de Calais-Douvres. La réponse des Délégués du Commerce est extrêmement fataliste : pour Henri Dupont, il y a déjà trop de navires à vapeur et leur nombre « ne peut être croissant au printemps prochain »8.
20Trois indicateurs permettent de mesurer l’impact de l’intrusion de la navigation à vapeur dans les relations transmanche : La quotidienneté des rotations, l’effectif journalier des voyageurs et la capacité des paquebots.
21Si nous les comparons en 1820 et en 1825, c’est à dire en fonction des changements induits par l’innovation de la navigation à vapeur, on constate que l’utilisation des « steamers » fait augmenter le nombre moyen des rotations en été, de 19 à 41. Le mauvais temps constitue encore une contrainte en hiver, puisque la traversée est interrompue pendant neuf jours en octobre. L’évolution du nombre moyen de passagers par jour, de 24 à 115, marque davantage encore le caractère saisonnier du trafic. La vapeur l’accentue en permettant aux petits navires de l’estuaire de la Tamise ou de la Medway de porter sur le continent des masses de touristes considérables pour l’époque : ainsi The Hero qui vient porter à Calais 150 passagers le 16 juillet 1825.
22Le développement des excursions est beaucoup plus considérable à Boulogne et explique en grande partie la croissance du trafic de ce port. Le trafic des excursionnistes ne cesse de s’y amplifier et contribue largement au dépassement de Calais par sa rivale. Dès les balbutiements des lignes régulières de vapeur, les capitaines anglais ont su s’adapter et prévoir, ainsi ce capitaine de malle royale anglaise dont François Derheims rapporte la démarche : « Plus pénétrant dans l’avenir que les autres, et sans s’amuser à vouloir renier l’évidence, (ce capitaine anglais) vient de faire mettre un vapeur en construction, pour son propre compte, et trouvera ainsi le secret de faire de très bonnes affaires pendant quelques années au dépens des rieurs et des indifférents qui ne manqueront pas sans doute, de se moquer de lui pour rendre la chose plus plaisante et son lucre plus considérable »9.
23Le nombre quotidien de paquebots double sans que le service postal français prenne la moindre extension. En effet, les navires de cette administration réalisent les voyages réguliers prévus par l’accord postal conclu lors de la paix d’Amiens. En 1820, on dénombre huit à onze voyages par mois, en 1825, six à neuf seulement. La diminution des passages mensuels est compensée par la capacité plus grande des vapeurs par rapport aux voiliers. Six bâtiments français transportent des voyageurs vers l’Angleterre durant les quatre quinzaines de notre sondage pour 1825, les vapeurs Le Henry IV et Le Duc de Bordeaux et le cotre l’Iris qui est contraint au désarmement. Les autres transports sont le fait de petits navires de commerce, les sloops Le Charles et Le Père de Famille ainsi que le « bateau » l’Adolphe. Les résultats des malles françaises marquent le déclin du passage calaisien et le poids de la concurrence anglaise. Les bâtiments français transportent 1.085 passagers, soient 21,4 % seulement du marché, ils effectuent 38 voyages, soient 27 % de l’ensemble des traversées. Les navires anglais semblent un peu mieux remplis puisqu’en effectuant 73 % des voyages (103 voyages), ils embarquent 78,6 % des voyageurs.
24La mutation technique est donc, dans ces années déterminantes pour l’avenir, un facteur fondamental dans l’évolution de la fonction passage du port de Calais. Dès lors que la régularité est gagnée par les vapeurs anglais, la concurrence n’en devient que plus inégale avec les services postaux qui n’obéissent qu’à leur cahier des charges et non aux lois du marché. Les paquebots à vapeur anglais ont tendance à préférer Boulogne qui attire de plus en plus les voyageurs anglais en raison du développement de sa fonction balnéaire, dès 1825. Les capitaines anglais ne redoutent plus l’entrée du port de Boulogne, grâce aux facilités d’évolution de leur machines et aux améliorations du port. « Tourists » et paquebots privés anglais se détournent de Calais.
Le déclin du passage calaisien, 1826-1836
25En esquissant l’évolution générale du trafic des passagers, nous avons vu comment, à partir de 1826, Calais passe d’une position dominante à une infériorité prolongée par rapport à son voisin boulonnais. Il nous faut examiner en détail les conditions de ce déshéritement qui remet en cause la suprématie géographique du port de Calais sur le détroit.
26De 1825 à 1833, à Calais aussi bien qu’à Boulogne, la croissance du nombre des voyageurs est interrompue. Les chiffres retrouvent le niveau de 1820, comme si l’introduction des bateaux à vapeur avait provoqué un boom de courte durée. Le trafic calaisien semble encore bénéficier d’une certaine avance par rapport à son concurrent. Alors que le port de Boulogne est touché par la crise en 1832, celui de Calais ne l’est qu’en 1833. Les courbes d’évolution des deux rivaux subissent le même mouvement, comme si la navigation à vapeur leur donnait les mêmes caractéristiques. En fait, jusqu’en 1830, les taux de variation sont plus forts à Boulogne, positifs ou négatifs. Faut-il y voir les signes d’une croissance incertaine ou plutôt les coups de butoir provoqués par la reconversion des services anglais ?
27Le retrait de la première génération des pyroscaphes anglais, l’état des relations entre la France et le Royaume-Uni, les effets du choléra de 1832, expliquent certainement en partie cette décroissance concomitante à Calais et Boulogne. Le second mouvement voit une reprise légère du passage par Calais, puis à partir de 1836 le début d’un long déclin. La reprise à Calais est due à la mise en service des nouveaux paquebots-poste français. Ils ne peuvent lutter contre l’irrésistible essor du passage boulonnais porté par les compagnies anglaises. Le trafic boulonnais croit très fortement et dépasse celui de Calais en 1836, alors qu’on retrouve à Calais le chiffre des voyageurs passés en 1816. La comparaison de la première série avec les chiffres utilisés par RJ. Croft ne porte que sur les années 1833- 1836 mais elle permet de voir pour la première fois que les chiffres fournis par la Chambre de Commerce de Calais sont sous-évalués de 10.146 voyageurs en 1833. Cela correspond, au voyageur près, au trafic de la ligne de Londres. Les Calaisiens décrivent, en fait, le seul passage de Calais à Douvres. C’est pour eux la « voie royale », et ils ne tiennent pas compte des passagers arrivés de Londres par la Tamise. Par contre, la même comparaison semble révéler que, depuis longtemps, le nombre des passagers comptabilisés par Boulogne a rassemblé toutes les provenances : Douvres mais également Londres et Ramsgate. Bien que nous ne possédions pas les chiffres détaillés par ligne pour 1836, on comprend que l’essor décisif de Boulogne provient du trafic Londonien. RJ. Croft en donne l’explication : « Voyager directement depuis Londres était meilleur marché, 12,50 francs à 18,50 francs selon la saison, c’est à dire 10 à 18 shillings, comparé au double que coûtait le voyage par Douvres. La Compagnie Générale de Navigation à Vapeur avait dix sept navires dont trois en lignes régulières avec la France et en 1830 elle organisa un service régulier entre Londres et Boulogne »10. La stagnation de la ligne de Douvres est moins spectaculaire pour Calais, mais Boulogne parvient à s’emparer en trois ans, du tiers du trafic des passagers.
28De fait, le passage Boulonnais accapare en trois ans les passagers de Londres qui passaient traditionnellement par Calais. La tendance s’accélère certainement après 1835, sans qu’il soit possible de la quantifier avec précision. Les raisons de ce détournement de trafic particulièrement spectaculaire tiennent à deux facteurs extérieurs à la politique délibérée des compagnies anglaises qui favorisent Boulogne : La définition du service postal et les oppositions entre service public français et entreprise privée britannique.
29L’accroissement des échanges postaux entre les deux puissances met fin, sous la monarchie de Juillet, à l’attentisme d’un gouvernement devenu « anglophile » de surcroît. Une volonté de rationalisation s’incarne dans les deux conventions de 1833 et 1836 qui mettent fin à la période où les échanges postaux étaient régis par la loi du 14 floréal de l’an X. Antoine Conte, directeur de l’administration et président du Conseil des Postes et le duc de Richmond signent à Londres, le 14 juin 1833, un traité pour le transport des dépêches entre la France et l’Angleterre afin de « donner une nouvelle activité aux relations entre les deux pays ». Ce traité, qui pose officiellement le principe d’un service régulier et journalier entre Calais et Douvres, est renouvelé et complété par une seconde convention pour le transport des dépêches et des journaux entre la France et le Royaume-Uni plus technique sur la question des tarifs des correspondances. Elle est signée à Paris par Adolphe Thiers et lord Granville, le 30 mars 1836.
30Les deux traités réaffirment la primauté du passage des malles par Calais et Douvres en laissant la possibilité aux gouvernements de faire transiter ultérieurement leurs correspondance par d’autres ports. Le service public est donc concrètement organisé sur la ligne Calais- Douvres dont l’Etat reconnaît ainsi implicitement la rapidité et la régularité. La convention de Londres définit le service des paquebots de malle qui jouissent du monopole postal, sans tenir compte des évolutions du trafic des paquebots ordinaires. Comme la vapeur permet de compter sur un passage quotidien, c’est tous les jours, sauf le samedi à Calais et le lundi à Douvres, que s’effectue le départ des paquebots, français à Calais, anglais à Douvres. Ils remettent aux agents des postes les messageries des deux pays, chacun des deux offices gardant la faculté d’envoyer un paquebot supplémentaire le septième jour de la semaine. Les malles peuvent transporter des passagers, « avec leurs hardes et effets personnels », mais aucune marchandise.
31Les traités demeurent évasifs sur la définition des « dépêches ». Seule la convention de 1836 l’élargit aux journaux. Leur volume, qu’on ne mesure pas à l’époque, semble avoir été considérable car « la plupart des dépêches qui arrivent d’Angleterre ne vont pas à Paris. Très souvent, se sont d’énormes paquets adressés au consul anglais à Calais et qui renferment d’autres paquets expédiés pour divers points du continent, se sont aussi des dépêches pour Bruxelles, Berlin, Munich, Vienne, Saint-Petersbourg remis ici à des courriers de cabinet qui se rendent à leur destination parla Belgique »11 . Calais est ainsi la plaque-tournante de la poste diplomatique anglaise vers l’Europe centrale. On conçoit, par conséquent, tout l’intérêt que le service public britannique porte à la voie calaisienne plutôt qu’à celle de Boulogne. Le gouvernement français cherche en pratique à préserver son monopole postal. Il lui faut à moindre frais assurer l’efficacité du service.
32Toutes les correspondances pour l’étranger devant être acheminées par la voie des paquebots postaux, la contrebande est une conséquence des lenteurs du service postal. Les négociants calaisiens, qui font la plupart de leurs affaires avec Londres, utilisent les services des capitaines des navires qui s’y rendent pour transporter leur correspondance personnelle. Ils évitent de la confier au paquebot-poste qui ne se dirige pas en droiture vers la capitale anglaise. Cette commodité devient un système connu sous le nom « d’acheminement postal ». Dès 1823, le Directeur des Postes met en garde les négociants calaisiens afin qu’ils empêchent que ne se commette la fraude « dans l’acheminement des lettres reçues du dehors par les diverses maisons de commerce de Calais »12. Les négociants jouent le rôle de boîte à lettres pour la correspondance privée, identique à celui du consul britannique de Calais pour les dépêches diplomatiques. Ressource importante et argent facile pour les négociants calaisiens que ce service de poste privée dont seuls témoignent les souvenirs philatéliques et les admonestations de l’administration. Par exemple, celle de 1830 dans laquelle Guizot déclare qu’il cherche à concilier l’intérêt public et « la protection spéciale due au commerce »13.
33En 1829, le gouvernement français a recours à l’initiative privée afin de rénover le service postal. Bien que nous ignorions le détail des aléas de la gestion des paquebots poste Henry IV et Duc de Bordeaux, il est probable que leur difficile exploitation sur le plan commercial et sur le plan technique ait été à l’origine de la mise en régie du service. Notre impression est confirmée par le fait qu’en 1827, les capitaines de ces deux malles se voient reprocher par les négociants de Calais d’embarquer des marchandises alors que la loi ne les y autorise pas.
34L’usure de ces deux navires, qui étaient lors de leur mise en service de véritables prototypes, est importante. L’ancien Rob-Roy devenu Le Henry IV parait très fatigué en 1827, puisqu’on doit remplacer sa chaudière. C’est le point faible des vapeurs de cette époque qui utilisent l’eau de mer avec des bouilleurs d’une qualité sans doute incertaine, mais la nouvelle chaudière du vapeur n’arrive à Calais qu’en novembre 1828, ce qui laisse supposer une très longue immobilisation du navire.
35Lors de l’adjudication du service de la ligne Calais-Douvres qui a lieu en mars 1829, les négociants de Calais ne parviennent pas à soumissionner. Ils invoquent trois prétextes pour justifier leur refus : Ils trouvent trop courte la durée de concession du service et voudraient qu’elle soit fixée à une vingtaine d’années en raison de l’importance du matériel à amortir. Le négoce calaisien considère que les dépenses annuelles de gestion qui s’élèveraient à 150.000 francs pour un vapeur et deux voiliers, seraient trop importantes. Comme en 1820, leur réflexe d’armateurs de voiliers joue à plein, ils se disent favorables à l’emploi des seuls navires à voiles pour des raisons d’économie, les frais annuels de l’exploitation de trois voiliers ne s’élevant qu’à 62.000 francs. Enfin la durée de l’adjudication, six jours en avril 1829, ne leur aurait pas permis de se concerter. Les raisons de fond de cette occasion manquée par le « Haut négoce » de Calais sont certainement autres. Elles résident en particulier dans l’accaparement des capitaux disponibles à Calais par l’industrie du tulle ou par les efforts financiers des principaux négociants pour constituer une société pour la pêche du hareng.
36C’est un capitaliste parisien Jean-Baptiste Hubert qui emporte le marché. Il arme en octobre 1830 le premier paquebot-poste à vapeur de construction française baptisé Le Courrier ainsi que deux voiliers postaux, le lougre La Fanny et le cutter La Sophie. Cet arrangement peu ambitieux, car limité à deux petits voiliers et un seul vapeur, s’explique probablement du point de vue du gouvernement adjudicataire par l’attente de la conclusion des négociations de la nouvelle convention postale. La coque en bois du Courrier a été construite au Havre mais sa machine est issue des ateliers Cavé de Paris. Sa mise en service sous des couleurs privées a lieu sous la surveillance des ingénieurs de la Marine qui voient en lui un prototype avant la mise en chantier des deux autres navires construits à Cherbourg en 1833 pour le compte de l’administration des Postes et baptisés La Poste et L’Estafette.
37L’arrangement est, en tout cas, jugé « inconvenant » par l’ingénieur de la Marine Moissart chargé de la surveillance des travaux14. Une telle sévérité est sans doute justifiée si l’on pense que l’entrepreneur Hubert a tout intérêt à gérer sa flotte de la manière la plus économique puisque l’Etat lui accorde une subvention fixe de 120.000 Francs par an. Le Courrier est cependant un excellent navire, selon les critères de l’époque, et il parvient à égaler les performances des paquebots anglais tant sur le plan de la vitesse que pour le nombre de voyageurs transportés.
38La modernisation du service postal s’effectue dans un contexte de concurrence très vive, entre les paquebots français et anglais, entre les malles et les paquebots privés, enfin, et surtout, entre les ports de Calais et de Boulogne.
39Le principe de la spécificité commerciale des paquebots-poste est réaffirmé en 1827 à la suite d’une réclamation de dix-huit négociants de Calais : les malles ne sont pas autorisées à transporter des marchandises en plus des dépêches et des passagers. Les Calaisiens demandent à nouveau la protection du gouvernement contre une « administration transformée en un armateur privilégié »15. La question des droits de port est au cœur de cette différenciation. En effet, les négociants considèrent que les malles, exemptées de tout droit de douane étant navires de l’Etat, font une concurrence déloyale à leurs armements. Pour un voyage, les frais d’un paquebot ordinaire s’élèvent en 1827 à 258,40 francs alors qu’une malle ne paie que 55 centimes. La neutralité des paquebots-poste pour le fret marchandise est bien essentielle à la survie du commerce des négociants calaisiens.
40En 1829, les négociants et les édiles boulonnais tentent à nouveau de ravir à Calais le passage des malles : La toute jeune Chambre de Commerce de Calais apprend à la fin de mars 1829 « d’après le bruit public » que l’administration des postes serait prête à traiter avec des capitalistes de Paris pour le service des paquebots malles français par le port de Boulogne, cette démarche étant appuyée au ministère par la Chambre de Commerce de Paris. Henri Dupont, Louis Jacques et Louis Quillacq partent immédiatement pour la capitale, où ils rencontrent le secrétaire général des postes, le député Harlé et le Comte de Rancogne. Les délégués calaisiens constatent avec amertume que les réclamations envoyées par eux précédemment « ne sont pas parvenues ».
41Devant le nouvel échec de détournement du trafic postal vers leur port, et à l’inverse des Calaisiens qui conçoivent le service comme relevant de l’appareil souverain de l’Etat, les Boulonnais s’efforcent de convaincre le gouvernement d’intervenir par une voie législative ordinaire dans un domaine où il n’a jamais cherché à s’immiscer directement : le trafic des passagers. Mais, alors que les Calaisiens ont utilisé en 1827 l’arme des droits de port pour défendre leur commerce contre la concurrence de l’administration postale, les négociants boulonnais la brandissent de manière bien plus offensive en 1832 pour le compte des capitaines anglais, afin d’attirer de manière décisive le plus grand nombre de passagers vers leur cité balnéaire, portant un coup, mortel à leurs yeux, au passage calaisien.
42La Chambre de Commerce de Boulogne semble avoir eu très tôt une claire conscience de l’importance du rôle des ces taxes portuaires dans le détournement des trafics passagers puisqu’elle avait réussi à attirer le Rob-Roy dans ses eaux en 1822 en l’exemptant de ces droits. En février 1829, elle demande au ministre qu’on remplace la perception des droits de tonnage par un droit calculé sur le nombre de passagers entrés. Donnant un aspect désintéressé à sa démarche, elle cherche en réalité à détourner le plus grand nombre possible de passagers de la voie calaisienne en attirant vers son port les paquebots de la Tamise surchargés de touristes à la belle saison. Certes, le nombre des passagers dépasse largement le chiffre du tonnage du navire d’excursion mais Boulogne demande très astucieusement que ces droits soient payés à l’entrée des passagers. En effet, sur cent passagers transitant à Boulogne en 1827, trente-huit sont entrants alors que soixante-deux sont comptabilisés à la sortie. Ce n’est pas le cas à Calais où pour la même année les entrées représentent 53 % et les sorties 47 %.
43Les Boulonnais tentent en fait d’exploiter le déséquilibre de leur trafic. Les excursionnistes de la belle saison n’ayant pas de passeports ne sont pas comptés comme entrant en France, par conséquent, Boulogne fait apparaître comme souhaitable d’exempter de droits de port les navires qui les transportent lorsque le calcul de ces taxes est basé sur le nombre de passagers et non plus sur le tonnage. Or, ces promeneurs d’un jour n’apparaissent qu’aux sorties. En ne faisant payer les droits de port qu’à l’entrée, on exonère donc les passagers d’excursion pour réaliser une opération commerciale ingénieuse. En même temps, on peut donner l’impression d’abandonner une partie du péage aux yeux d’un gouvernement qui continue à proclamer que le grand commerce est celui des gros tonnages. Pour les capitaines anglais, il devient possible de compenser le déficit des voyages de la mauvaise saison où les paquebots ne transportent que dix à douze passagers à un prix très modique. Lorsqu’il payait le droit de port sur le tonnage, le capitaine anglais ne rentrait pas dans ses frais et faisait par conséquent le moins de voyages possible.
44Laissée de côté pendant la période de mise en place du service postal privé à Calais, la question de la substitution des droits par passagers au droit de tonnage pour les navires exclusivement réservés aux passagers ne revient à l’ordre du jour que lorsque l’amiral de Rigny devient député du Pas-de-Calais et Ministre de la Marine et demande au ministre du Commerce d’appuyer la proposition de Boulogne dont il est le représentant. L’exonération ne s’appliquant qu’aux « paquebots exclusivement réservés au transport des passagers », les Boulonnais demandent que les paquebots calaisiens transportant des matières précieuses en soient exclus. Afin de rétablir l’équité en faveur de Calais, le ministre propose en avril 1832 l’exonération des droits de port pour les navires qui transportent les matières précieuses, or et argent qui constituent une part importante des chargements de paquebots à Calais au lieu que ces matières soient assimilées à des marchandises. Cette assimilation dans le calcul des droits de port avait momentanément provoqué le refus des capitaines de charger ces matières, privant ainsi les commissionnaires calaisiens d’un trafic très lucratif. Dans ses négociations avec le ministre, la Chambre de Commerce de Calais a été forcée à la défensive, le ministère y voit la lutte entre l’intérêt particulier du port de Calais et l’intérêt général des ports de France, alors que Boulogne semble « sacrifier une partie de son péage ». La substitution des droits par passager aux droits sur le tonnage est finalement adoptée et a des conséquences funestes sur le passage calaisien en produisant des effets d’entraînement puissants à Boulogne comme nous l’ont montré les chiffres cités par R.J. Croft. Le port de Calais perd alors son flux de voyageurs londoniens au profit de celui de Boulogne.
Le trafic commercial
45Le désintérêt des négociants calaisiens pour l’armement des paquebots vers Douvres, leur renoncement à ce genre d’entreprise à partir de 1824, s’expliquent en partie et paradoxalement, par l’intensité des échanges avec Londres et l’activité importante des mouvements de la navigation au port de Calais.
Les mouvements de la navigation, 1816-1835
46Les chiffres très précieux contenus dans les « Mémoires sur le commerce et les classes maritimes » permettent de cerner avec précision la physionomie des échanges du port de Calais dans les vingt ans qui suivent la paix, période dont on pouvait penser l’évolution inconnaissable, faute de statistiques16. Les mémoires nous livrent le nombre de navires entrés et sortis, la valeur et le tonnage des marchandises, sans que le tonnage des bâtiments soit indiqué. Malgré une apparente précision, l’interprétation de ces séries extraordinaires reste sujette à caution pour deux raisons principales : les réserves émises par les rédacteurs eux-mêmes sur la valeur des chiffres qu’ils reçoivent des commissaires de Marine et le fait que la répartition selon les marchandises n’y soit pas indiquée.
47La courbe des mouvements de la navigation affecte une forme en dents de scie identique à celle de l’évolution des droits de Douane à Boulogne17. Le nombre des navires entrés est multiplié par cinq en vingt ans, la croissance par paliers connaît ses maxima en 1817 (235 bâtiments), 1822 (186), 1828 (215) et 1833-1834 (525 et 537). Les effets de la crise générale qui touchent le trafic européen en 1818 sont très marqués aux entrées et aux sorties. La crise est suivie d’un cycle faste dans les années 1822-23, puis d’une stagnation relative jusqu’en 1830 où un véritable décollage se produit. On passe alors de 80 à 200 entrées. Même si le nombre de bâtiments entrés reste un indicateur grossier de la croissance portuaire, le mouvement du port ressent de manière sensible les crises commerciales qui affectent l’économie britannique, ce qui semble naturel puisque la majorité des mouvements proviennent du port de Londres. Les mouvements des navires sortis chargés sont, à partir de 1818, inférieurs à ceux des bâtiments entrés chargés puisqu’on passe de 239 à 533. L’élan est beaucoup moins important dans les années fastes de 1817, 1822, 1828 et 1833-1834. Le nombre des touchées de navires chargés vers Calais est donc d’autant plus fort que la prospérité est grande. Afin d’apprécier plus précisément la réalité des données citées par les Mémoires de l’inscription maritime, nous disposons d’un élément de comparaison grâce aux chiffres de l’année 1820 que l’Annuaire du Pas-de-Calais publie en 1821.
48La juxtaposition des deux statistiques suscite plusieurs remarques : on peut considérer avec prudence que les chiffres de l’annuaire représentent l’ordre de grandeur maxima des mouvements du port, impression confirmée par l’égalité du nombre des entrées et des sorties ; le séjour souvent très long de certains bâtiments explique la différence de dix unités en moins pour les chiffres de l’annuaire concernant les sorties des navires étrangers, mais pour tous les autres nombres de navires les chiffres sont largement supérieurs, mais vraisemblablement minorés. Une note précise que « ne sont pas compris dans cet état les petits caboteurs ainsi que les paquebots ». On comprend mal que les autorités n’aient pas pris la peine de compter « les petits caboteurs » si on ne lit pas entre les lignes : le rédacteur de l’annuaire, très proche de la Préfecture, doit probablement désigner sous cet euphémisme les petits bâtiments des contrebandiers. Ainsi aurait-il éliminé les navires et bateaux qui fréquentent journellement le port de Calais à la suite d’une traversée très courte du détroit, c’est à dire les paquebots et les « smoggleurs » professionnels. D’ailleurs, en 1824, le rédacteur du mémoire statistique appelle « caboteurs »18 les bâtiments smoggleurs touchant Gravelines, ce qui confirme notre impression sur cette statistique. En 1820, la différence entre les chiffres du mémoire et ceux de l’annuaire représente le nombre de navires qui ne portent ni n’emportent de marchandises à Calais. Ce sont soit des navires sur lest, soit des relâcheurs qui n’effectuent aucune opération commerciale. Curieusement, le rapport entre les navires relâcheurs et ceux en destination est inverse suivant que l’on observe les entrées ou les sorties. Ce paradoxe apparent peut s’expliquer de deux manières : soit il s’agit d’une coquille de l’imprimeur de l’annuaire, et tout débat est clos puisque l’équilibre est rétabli entre les entrées et les sorties, soit le terme de « relâcheur » est utilisé à double sens. Il est possible qu’une partie des relâcheurs déposent à Calais un peu de leur chargement comme le font, par exemple, la plupart des navires venus de Dunkerque en 1826. Après les avoir fait entrer comme « relâcheurs », la statistique les laisse sortir comme « chargés ». Par comptage direct des navires, on retrouve à l’entrée, en 1826 une proportion identique, 26,7 % des navires sont en relâche et 73,3 % désignés comme étant « en destination » pour Calais. Les chiffres obtenus grâce au dépouillement de la presse sont confirmés par la comparaison avec les chiffres donnés par le mémoire statistique de 1826 qui ne mentionne que les navires chargés.
49La plupart de ces navires sont en fait « en cueillette », selon la belle expression consacrée à l’époque, ce qui expliquerait le grand nombre de relâches. Les capitaines entrent volontiers à Calais pour des raisons nautiques, ravitaillement, avarie mineure ou mauvais temps, mais également dans le but de compléter leur chargement avec des denrées faciles à embarquer et de grande valeur, issues du commerce de Londres ou du commerce interlope, voire de l’industrie locale.
50Si l’on compare maintenant la fréquentation des trois ports du Nord de la France, en considérant qu’ils forment un marché régional de la navigation, on peut distinguer deux périodes de part et d’autre de l’année 1825. Jusqu’à cette date, les évolutions du mouvement des navires à Calais, Boulogne et Dunkerque sont très divergentes. Calais connaît un essor au détriment de la place de Boulogne, s’emparant de 20 % à 50 % des mouvements entre 1816 et 1822. Pour la même période, Dunkerque stagne autour de 20 %, alors que Boulogne connaît une évolution très heurtée ; le nombre de bâtiments entrés dans ce port représente 64 % du marché régional en 1818 et n’atteint plus que 31 % en 1822. Partis à égalité autour de 40 % en 1816, les deux rivaux de Calais connaissent des soubresauts dus au développement des mouvements du port de Calais. Dunkerque décline cependant que Boulogne, après avoir pris des parts de marché au port flamand, passe de 65 % en 1824 à 32 % en 1826. On assiste là sans doute au partage du trafic de fraude qui, rappelons-le, suscite un grand nombre de mouvements sur des bâtiments minuscules jusqu’au traité de commerce avec l’Angleterre. La statistique ne comptant que les bâtiments révèle sans doute cette activité fébrile que l’on peut qualifier de dernier âge d’or des smoggleurs. Après 1825, les trois courbes connaissent des fluctuations moins heurtées, dans un écheveau plus touffu que celui de la période précédente plus faste. L’établissement de lignes régulières fait disparaître les vagues de smoggleurs qui se portaient, au hasard des « coups » de contrebande vers l’un ou l’autre des trois ports. Désormais, la régulation de la navigation, renforcée un peu par la navigation à vapeur, et le rétablissement de lignes vers la Baltique et la Mer Blanche permettent à chacun des trois ports de tirer profit des mouvements des navires de manière plus équilibrée.
51Le comptage des escales fausse ici complètement l’importance relative de chacun des trois ports en les faisant paraître équivalents. Le partage de cette navigation a lieu à l’intérieur d’un « serpent » dans lequel chaque port prend de 25 à 45 % du marché régional. La navigation obéit de nouveau à deux composantes essentielles : l’organisation de lignes régulières par les commissionnaires mais également les aléas de la navigation à la voile, tel chargement pouvant être destiné au départ pour Calais ou Boulogne, à la compétence du capitaine et au gré du vent, maître de la navigation.
52Le nombre important de navires entrés ne doit pas faire oublier que la force d’un port réside dans les liens réguliers qu’il entretient avec d’autres organismes portuaires. En répertoriant le nom de chaque navire, accompagné de celui du capitaine, précaution qui évite les erreurs dues aux homonymies ou aux coquilles de l’imprimeur du journal, il est possible de voir combien de fois un même navire vient puis revient à Calais dans la même année.
53Les quatre navires effectuant plus de dix entrées différentes dans l’année sont établis sur la ligne de Douvres. Ce sont le sloop Le Hope qui vient à Calais sur lest, le bateau l’Adolphe qui amène de Douvres des diverses et embarque quelquefois des passagers, le sloop français Père de Famille chargé aussi de passagers, de diverses et du courrier, et enfin le cutter Le Pô, affrété par la maison Rotschild de Londres. Il effectue la plupart de ces voyages sur Douvres mais également quatre sur Folkestone et huit sur Londres. Les navires qui réalisent cinq à neuf rotations annuelles sont les navires de la ligne de Londres : ceux armés par les Calaisiens : La Julie, Le Héros, Le Commerce, La Syrène, L’Union, La Persévérance, et un bâtiment anglais Le Sir William Curtis qui, comme Le Pô, transporte les espèces d’or et d’argent. Le reste des entrants est constitué par une masse de 191 caboteurs dont à peine 15 % viennent plus d’une fois par an, la plupart deux fois, soit qu’ils viennent du Nord à deux reprises, chargés en droiture de bois pour Calais ou d’autres ports français pendant la saison, soit des navires caboteurs « en cueillette » ou sur des lignes bien définies. Elles embrassent le plus souvent la totalité du littoral français, de la Gironde à Dunkerque. Par exemple, les bricks Le Charles et Le Fuma venant de Bordeaux chargés de vins, la goélette La Sablaise qui vient de Nantes avec des tourteaux ou Le Jules-Adolphe avec du sel pris aux Sables d’Olonne. Calais apparaît comme un des innombrables points d’escale des grandes voies du commerce établies avant les « French-Wars » : vins du Sud-Ouest, sel de Marennes, produits de l’espace ligérien, produits coloniaux réexportés de Nantes et du Havre. Le commerce des bois du Nord et les échanges avec Londres étant redevenu prépondérants seulement avec le retour à la paix. L’affluence est donc grande en regard des difficiles années du Blocus. En 1829, la Chambre de Commerce accueille avec enthousiasme la décision ministérielle du 4 mai qui dispense du droit de tonnage dans les ports intermédiaires les navires en cueillette. Pilotes et courtiers se portent avec d’ardeur au devant des navires armés « à l’aventure » pour leur proposer des frets d’autant plus lucratifs qu’ils sont constitués de marchandises de fraude et de faible encombrement.
54Si on se contentait d’examiner le nombre des bâtiments, sans considérer le volume total de leur tonnage, d’ailleurs inconnu pour cette époque, on pourrait voir en Calais un port d’exportation puisque deux tiers du nombre des bâtiments qui sortent sont chargés alors qu’un tiers seulement sont entrés en portant des marchandises : à dix unités près, sur 151 sorties, la totalité des navires étrangers sortent chargés.
55Les navires peuvent être répartis en quatre groupes selon leur nationalité : les Français dominent avec 243 entrées parmi lesquelles il faut compter les navires de la ligne de Londres. 65 Anglais et 51 Norvégiens forment le second peloton. Le journal local n’indique aucune entrée pendant les neuf premiers jours de l’année, en raison du mauvais temps qui rend l’entrée du port impraticable. Si on s’en tient à la précision donnée par cette source, somme toute assez fiable, on peut distinguer les trois saisons qui rythment la navigation : l’hiver de janvier à mars, où les mouvements sont largement inférieurs à la moyenne en raison de la fréquence des mauvais temps, le renouveau des mois d’avril et mai, pendant lesquels le dégel de la Baltique permet aux navires du Nord de venir en convoi vers le sud de la mer du Nord, et le reste de l’année où le chiffre des entrées correspond en gros à la moyenne annuelle avec une pointe en septembre et en novembre. La répartition par nationalités, qui ne tient pas compte du tonnage mais du nombre d’entrées, est la suivante : 63,5 % sont des navires français, 17,2 sont anglais et 19,3 % se répartissent entre les ports de la Confédération germanique, ceux de Scandinavie et de Russie. Les navires venant des ports de France proviennent essentiellement du Ponant. Si on considère les ports de provenance les plus importants, on voit qu’ils sont essentiellement quatre : Dunkerque, fournit 40 navires, 15 viennent de Bordeaux et du Havre et 12 de Boulogne-sur-Mer. Les divers autres ports contribuant au trafic pour moins de 7 entrées par an.
Type et tonnage des navires
56Le Journal de Calais n’indique pas systématiquement le tonnage des navires. Pour 1826, on n’en connaît que le tiers, tous supérieurs à 70 tonneaux. Sur les 108 entrées pour lesquelles le tonnage est connu, on peut découvrir pas moins de 46 tonnages, chacun différent du suivant de quelques tonneaux. La taille des navires est bien sûr limitée par les capacités d’accueil des infrastructures du port et en particulier par la hauteur d’eau insuffisante du chenal. Le plus grand bâtiment qui parvient à entrer en 1826, la barge suédoise Rattvisan, capitaine Blackstadius, venant de Hambourg chargée de bois et jaugeant 270 tonneaux constitue un maximum et une exception. La statistique des droits de tonnage perçus sur les bâtiments français et étrangers permet de préciser le tonnage moyen des navires et bateaux entrés à Calais entre 1826 et 1828. Il se situe autour de trente tonneaux. En se fiant aux chiffres de cette statistique, on devine la grande disparité qui existe entre le tonnage moyen des bateaux français, de 23 à 31 tonneaux, et celui des étrangers, de 63 à 72 tonneaux.
57En considérant l’ensemble de la période, il est possible d’affiner cette appréciation en utilisant avec prudence l’indicateur du tonnage moyen de marchandises par bateau : aux importations, le volume des marchandises évolue de 29 à 150 tonneaux sur les bâtiments étrangers et de 34 à 94 tonneaux sur les bateaux français. Aux exportations, le rapport des pavillons est, la plupart du temps, inverse. Les bâtiments français exportent de 11 à 86 tonneaux alors que les chargements moyens des bâtiments étrangers évoluent de 3 à 74 tonneaux suivant les années. La faiblesse des chargements exportés est imputable aux smoggleurs de petite taille affectés aux exportations des produits français et coloniaux vers le Royaume-Uni.
58Les types de navires fréquentant le port de Calais sont représentatifs du cabotage de l’époque, où dominent sloops, bricks, goélettes et cutters. Il faut bien imaginer que les mentions des types dont nous disposons concernent les gréements et non les façons des coques. Les modèles les plus courants portent les gréements classiques du cabotage de l’époque : sloop, brick, goélette, cutter et chasse-marée. Le « bateau » est une appellation locale qui désigne un gréement de lougre identique à ceux des bateaux de pêche. Les galéasses, galiotes et dogre-galiote sont tous, en principe, des navires du Nord, allemands ou Scandinaves, tandis que la plate est hollandaise. Le terme de « barge » doit être pris comme un archaïsme de la formule « trois-mâts barque », ce type de gréement est communément appelé alors, et jusque vers 1880, « trois-mâts barge ».
Les marchandises
59Le tarif de l’entrepôt réel prend en considération une bonne cinquantaine de marchandises sous des conditionnements divers, allant du boucaut de tabac aux « mille kilogrammes de dents d’éléphant »19. La même diversité se retrouve dans la description des importations et des exportations livrée par le rédacteur des Mémoires statistiques en 1833. Il reprend, en fait, une longue litanie de marchandises répétée avec conviction depuis la paix : « Les importations consistent en denrées coloniales provenant des ports de la Hollande et autres marchandises venant des ports de l’Angleterre, telles que lin, coton, dent d’éléphant, acier, plomb, livres, tableaux, meubles, indigo, liqueurs, bois de teinture, café et piment. Les objets d’exportation sont des soieries, pendules, batistes, porcelaines, paniers, vin, eau de vie et genièvre destinés pour les ports d’Angleterre »20. La description des chargements par la presse est bien plus laconique. La plupart du temps, il est possible de déterminer quel est le produit principal qui constitue la cargaison, mais en l’absence de séries de manifestes, il est bien difficile d’être précis en ce domaine. Au delà de cette diversité un peu paralysante, on peut dégager aisément les quelques grands courants du commerce calaisien grâce à la géographie, somme toute assez rudimentaire, d’un port d’entrepôt.
60C’est la croissance de la valeur des marchandises transitant par Calais qui est la plus considérable en même temps que la plus mal mesurée par la Douane. Le rédacteur du mémoire de 1833 fait preuve de beaucoup de prudence vis-à-vis des chiffres que lui fait parvenir le Commissaire des Classes : « Il faudrait pour estimer exactement la valeur des importations et des exportations qui ont lieu par ce port que les cargaisons fussent évaluées par les négociants ou les courtiers au départ et à l’arrivée des navires et que ces évaluations fussent consignées dans la déclaration qu’ils font au bureau des classes. Ce n’est pas ainsi que l’on opère, aussi le chiffre donné chaque année est d’autant plus incertain que les mouvements sont plus considérables ». Cet état de fait, où toutes les fraudes et les approximations sont possibles, explique des paliers spectaculaires qui affectent la courbe, comme celui de 1833 à 1834 où l’on passe d’une valeur des exportations estimée à cinq cent mille francs à cinquante millions l’année suivante, à la suite d’une « erreur », signalée comme telle par le rédacteur des mémoires. L’énorme croissance n’est peut-être qu’un lent ajustement par la statistique de la réalité de l’immédiate après-guerre. Le fait que le Commissaire de la Marine à Calais soit le seul dans l’arrondissement de Cherbourg à ne pouvoir obtenir de la Douane les renseignements demandés sur la valeur des importations et des exportations, traduit peut-être le malaise technique ou moral de cette administration face au trafic calaisien. La valeur des marchandises importées passe de 3,7 millions de francs en 1817 à 24,2 en 1835. La croissance est encore plus fulgurante aux exportations qui évoluent de 520.000 francs en 1817 à 101 millions en 1835. On peut imaginer que le numéraire joue un rôle considérable dans la formation de valeurs si importantes. La difficulté d’apprécier la place réelle de la valeur des produits nécessaires à l’industrie tullière n’en est que plus grande. Pour ces exportations, le port de Calais bénéficie sans doute d’un arrière-pays très large : Pierre Cayez a montré comment Calais était le port exclusif de réexportation des soies grèges non utilisées par l’industrie lyonnaise. Lyon, devenu entre 1827 et 1836 l’entrepôt européen des soies, commence à importer des soies dites « anglaises » provenant d’Asie ayant transité par Londres en 183421.
61Le tonnage des marchandises importées et exportées passe de 11.125 à 74.255 tonneaux de 1816 à 1835. Les importations quintuplent entre 1820 et 1835, de 7.201 à 36.305 tonneaux cependant que les exportations font plus que décupler, allant de 2.830 tonneaux en 1816 à 37.950 en 1835, traversant un palier important 1824-1830 entre 6.000 et 7.000 tonneaux par an. Entre 1817 et 1835, le prix moyen de la tonne importée à Calais est de 1.415 francs, contre 506 francs à Dunkerque et 351 francs à Boulogne. Aux exportations, il atteint 1.884 francs à Calais et seulement 679 et 577 francs à Dunkerque et Boulogne.
62La balance du volume des échanges a tendance à s’équilibrer. On passe pour les exportations de 16 % en 1817 à 19,6 % en 1822, puis à 46,8 % en 1825. En 1835, l’équilibre est presque parfait avec 48,9 % de tonneaux importés et 51,1 % d’exportation. Les fluctuations sont pratiquement identiques à Dunkerque, alors qu’à Boulogne, les importations en masse ont tendance à prendre le pas sur les matières exportées, passant de 35,7 % en 1819 à 89,7 % en 1832. C’est sans doute parce que le port rival de Calais capte une grande partie des flux du cabotage français en direction de l’Angleterre.
63Examinons les étapes de la rivalité commerciale entre les trois grands ports du Nord de la France : Dunkerque prend 70,7 % et Calais 22,9 % du volume des importations en 1816. En 1823, le port de Calais a rattrapé son retard et l’équilibre est rétabli entre les deux ports de la mer du Nord, 43.6 % pour Dunkerque et 42,2 % pour Calais. Notre port parvient à s’emparer de 30,4 points de pourcentage au détriment de ses deux rivaux entre 1818 et 1824. Ensuite, il perd du terrain pour atteindre seulement 22,7 % en 1832. On retrouve alors les positions des lendemains de la paix, avant qu’un nouvel équilibre ne se crée en 1835. Le trafic calaisien a reconquit une place comparable à celle de Dunkerque avec 40,9 % de l’ensemble.
64Aux exportations, Calais bénéficie sans doute de l’effondrement du trafic de Boulogne à partir de 1823. La mauvaise qualité du port rival de Calais, et la fin du commerce interlope expliquent qu’il ne représente plus que trois à neuf pour cent du total. On comprend, dès lors, l’âpreté des négociants boulonnais à s’emparer, à l’aide des compagnies anglaises du trafic des voyageurs de Calais. La vitalité des échanges avec Londres explique la relative domination des exportations par Calais. Elles parviennent même à dépasser celles de Dunkerque en 1835. Avec des échanges équilibrés, Calais apparaît jusqu’en 1835, comme une des plaques tournantes en France du commerce de Londres. Mais sur la place de Calais, les négociants ne pratiquent pas un commerce de spéculations lointaines, sauf à de rares exceptions. Des maisons de commission reçoivent et expédient pour compte des négociants étrangers ou français toutes les marchandises venant de Londres et expédiées en grande partie pour Paris, Lille et Lyon. Au passage, l’industrie locale en plein essor y trouve son compte mais sans doute davantage encore grâce au commerce interlope.
65En 1826, le quart des navires venus de l’étranger arrivent en droiture de Londres, 58 sur 235, soit 24,6 %. La presque totalité de ces navires, 53 sur 58, sont en destination pour Calais. Parmi les entrées les plus nombreuses de l’année 1826 relevés dans la presse on compte dix chargements de coton, dix d’indigo et un chargement de laine, un d’acier et quatre de « mécaniques », trois de « diverses », alors que douze navires retournent à Calais sur lest.
66Le développement de l’industrie tullière à Calais, Saint-Pierre et dans leur arrière-pays rural ne se nourrit sans doute pas exclusivement de la fraude provenant des côtes du Kent ou de la Belgique puisque de Londres proviennent également des matières prohibées et en particulier des machines et des produits textiles. Le négociant en tulle Pierre Champailler en témoigne en 1843 lorsqu’il écrit que le gouvernement toléra l’importation des métiers anglais sur des « navires ou bateaux smoggleurs de n’importe quel tonnage ». Certains chargements semblent être des ateliers complets, « mécaniques et soies », note le rédacteur du bulletin hebdomadaire du trafic portuaire. La grande valeur des échanges de marchandises, que vient augmenter celle des « espèces », explique donc les chiffres considérables des importations, mais également des exportations. D’autre part, le trafic des « mécaniques » ne se limite sans doute pas aux intérieurs de métiers à tulle destinés à la fabrique locale, régionale ou française. Par exemple, un entrefilet du Journal de Calais du 21 mai 1828 signale le déchargement d’une locomotive, sans doute celle destinée au chemin de fer de Saint-Etienne.
67En 1818 et 1819, le rédacteur du Mémoire statistique nous apprend qu’une grande quantité d’or a été importée à Calais « ... tant par les caboteurs que par les paquebots et smoggleurs ». Peut-être ces transferts de fonds ont ils un rapport avec le paiement par la France vaincue de l’indemnité de guerre ? En l’état actuel de nos recherches, nous ne pouvons dire quelle est la proportion du commerce des espèces dans la valeur totale des échanges. Cependant, le rédacteur des Mémoires statistiques nous fournit quelques précisions pour Boulogne et Gravelines, révélant l’importance de ces opérations. A Dunkerque, la proportion de l’or passe de 41 % en 1821 à 82 % en 1823 pour une valeur de 1,6 million de francs en 1821 et 1823, alors qu’elle atteint 1,8 million en 1822. La part des métaux précieux dans la valeur totale du trafic varie très fortement d’une année sur l’autre et déforme très fortement la physionomie du trafic. Entre 1821 et 1823, à Dunkerque, les sommes correspondant aux espèces se maintiennent alors que la valeur totale du commerce s’effondre. Les marchandises diverses qui passent par Dunkerque représentent en moyenne 60 % des valeurs, mais moins de vingt pour cent en 1823. Cette perte s’effectue sans doute au profit de Calais et de sa ligne sur Londres. Mais comment interpréter la « statistique » lorsque la valeur des importations de monnaie indiquée par le rédacteur du mémoire dépasse celle du total des importations repris dans son tableau récapitulatif ? Sans doute la totalité du commerce fraudé à Gravelines est-elle encore constituée par les piastres. Les 1.796.710 francs « ..sont rapportés d’Angleterre et d’Ecosse en or et papier monnaie par les caboteurs de Gravelines ».
68Pour Boulogne, comme pour Calais sans doute, 1818 et 1819 sont les meilleures années où les importations de pièces représentent 8,4 puis 2,7 millions de francs, soit 82 puis 80 % des valeurs totales importées, ces années étant particulièrement favorables aux smoggleurs. Pour Calais, les remarques qualitatives des Mémoires statistiques ne nous laissent rien présumer sur la proportion représentée par les échanges monétaires. Si la monnaie joue un grand rôle, peut-être est-il moins important que dans les ports voisins puisqu’en 1824 on parle à Calais de « masse considérable de marchandises ». L’importance du numéraire et des produits de luxe apparaît encore plus nettement si on considère la valeur moyenne de la tonne de marchandise qui dépasse 2.000 francs en 1818, 1825 et entre 1827 et 1829.
69Calais apparaît entre 1814 et 1835, comme le port rapide des rives de l’emporion londonien : « Les propriétaires presque toujours pressés d’avoir leurs marchandises à leur disposition, profitent de l’avantage de position que Calais leur offre à cet égard » commente le rédacteur du Mémoire de 1834. Les lignes de navigation à vapeur établies vers le continent par la General S team Navigation Company à partir de 1824 viennent, comme pour le trafic des passagers, ruiner les avantages de cette rente de situation du commerce calaisien.
Les entreprises maritimes des calaisiens
70Afin de mesurer l’évolution des armements du port de Calais, on dispose de deux sources : Les résultats des enquêtes menées par le Commissaire de la Marine entre 1814 et 1835 et les 12 registres de désarmements, conservés pour la même époque. Ils contiennent des détails substantiels sur les bateaux et navires armés à la pêche, au petit cabotage, au grand cabotage et au long-cours.
Les armements au commerce
71De 1814 à 1835, le volume des armements et le nombre de navires armés tendent à baisser, mais la moyenne du tonnage reste à peu près la même, autour de cent tonneaux. C’est l’ordre de grandeur des goélettes armées vers Londres par l’Association Maritime des grands négociants du port de Calais. Certains navires peuvent pratiquer dans la même année des navigations différentes entre petit et grand cabotage, ou grand cabotage et long-cours et provoquer un effet cumulatif qui fausse un peu les résultats. Les échanges sont surtout importants entre les navires armés à la pêche qui, hors-saison, pratiquent le petit cabotage et dont les expéditions sont délivrées à l’année. Cette pratique semble cependant assez insignifiante à Calais où la pêche à peu d’importance.
72Calais est en tête par rapport à ses deux concurrents directs, jusqu’en 1820, pour le tonnage des bateaux et navires armés au petit cabotage. La fiabilité des chiffres recueillis pour les Mémoires statistiques est très douteuse pour deux raisons : certains réarmements du même navire sont comptés deux ou plusieurs fois dans la même année. On comptabilise ainsi les armements plutôt que les unités réellement armées dans chaque port. D’autre part, les navires smoggleurs sont compris dans les statistiques sans qu’on puisse les distinguer des navires ordinaires. Par exemple sur les 113 bâtiments armés à Boulogne en 1820, le commissaire de Marine signale que 73 sont des smoggleurs, dont certains peuvent être de minuscules péniches de moins d’un tonneau. D’autre part, tous les navires armés dans un port ne sont pas désarmés dans leur port d’armement. Il faudrait consulter tous les registres de désarmement de France pour espérer retrouver leur trace à coup sûr. La comparaison entre le tonnage immatriculé officiellement à Calais, indiqué par les mémoires, et le tonnage désarmé effectivement à Calais, que nous pouvons identifier directement sur les registres d’armement, permet de mesurer le tonnage des navires qui ne sont pas désarmés à Calais. La disparition des désarmements extérieurs tend à confirmer un certain regroupement des activités à Calais par des navires armés et désarmés systématiquement dans leur port d’attache, essentiellement ceux de la ligne de Londres. C’est le développement de cette route qui explique sans doute la bonne tenue de l’armement calaisien face à ceux de ses deux rivaux du Nord de la France.
73Le commerce de Londres est la principale activité du « haut commerce calaisien », celle qui lui fait construire et armer des bateaux dans son port. Nous connaissons les petits navires employés sur cette ligne grâce aux registres de désarmement dans lesquels nous avons effectué cinq sondages, en 1816, 1821, 1825, 1831 et 1836. Le tonnage armé pour Londres évolue entre 1.500 et 2.000 tonneaux, Soit 1.567 tonneaux armés annuellement en moyenne. Le mémoire statistique décrit ainsi la flottille calaisienne : « Outre les petits caboteurs qui partent à jour fixe, chaque semaine pour Londres, et également à jour fixe, ils effectuent leur retour. Ils sont constamment pleins en allant et en revenant... un petit sloop ne fait autre chose que de transporter l’or et l’argent d’une rive à l’autre »22. Il s’agît du cutter Le Pô, capitaine Pritchard qui se perd sous le Petit-Blanc-Nez dans la nuit du 31 janvier au 1er février 1830, en s’échouant par temps de brume. Lors du naufrage, il est chargé de « 38 barils d’argent pour la maison Rotschild »23. En 1816, nous trouvons sur la ligne de Londres trois petites unités qui sont la galéasse L’Océanide de 132 tonneaux appartenant à Audibert Leveux, la goélette Métamorphose de 104 tonneaux à Dévot et Compagnie, et le Brick Les Amis de 105 tonneaux de l’armateur Soubé. Dès l’été 1817, Quentin Reisenthel arme deux voiliers de 75 tonneaux vers Londres et en 1836, la flotte de Londres est constituée par des voiliers de très modeste tonnage, vecteurs essentiels d’un commerce de luxe géré à l’économie.
74L’Association maritime a sans doute cherché à drainer dès 1814 tous les affrètements des marchandises de luxe vers Calais. En 1825, sa publicité engage la clientèle à « s’adresser à Calais à tous les négociants indistinctement »24. L’Association semble avoir repoussé l’idée d’armer des navires à vapeur pour des raisons d’économie et, sans doute, parce que, dès 1824, la concurrence de la General Steam Navigation Company est trop forte à Calais. C’est avec une poignée de petites unités à voiles que le négoce calaisien consacre, pour quelques brèves années, la supériorité de son port sur Dunkerque. La concurrence de Calais au commerce dunkerquois est si forte que l’ Almanach de Dunkerque de 1825 en vient à faire un éloge appuyé des négociants calaisiens, même si c’est plus un réquisitoire sur ceux de Dunkerque : « A Calais, tous les négociants paraissent égaux : s’il s’offre une branche d’industrie qui pourrait être avantageuse, non pas pour enrichir l’un d’eux, mais pour faire prospérer la ville entière, soudain, ils sont réunis, ils ne regardent pas aux peines, au travail, aux sacrifices mêmes qu’un commencement exige toujours, mais ils voient dans l’avenir des bénéfices certains et durables et, forts de leur union, leur entreprise réussit »25. La principale raison de la brève domination de Calais réside dans le prix moins élevé du fret, 32 livres sterling pour Calais-Londres contre 40 par Dunkerque.
75Mais, à partir de 1824, les voiliers de Calais entrent en concurrence avec les pyroscaphes de la General Steam Navigation Company en ces termes : « Les communications directes et journalières avec Londres, entretenues au moyen de nombreux bateaux à vapeur qui font le trajet en dix à onze heures et partant à heures fixes, entretiennent une grande activité dans les relations du commerce, des masses considérables de marchandises »26. Les vapeurs concurrencent les voiliers sur leur propre terrain, des trafics très anciens de marchandises peu pressées. Selon les souvenirs de Jacques Vendroux recueillis par la tradition orale familiale, l’un des paquebots anglais de Londres est connu sous le nom de « paquebot des vins » car il réexporte les fûts de vins et de Cognac qui sont entreposés à Calais. En 1827, la compagnie anglaise proteste publiquement contre le boycott des navires à vapeur par les négociants de Calais qui arment les voiliers de Londres, preuve de l’interpénétration des intérêts anglais et de ceux de quelques notables calaisiens. Parmi eux, il est seulement possible de reconnaître Spiers, agent de la General Steam Navigation Company. L’intransigeante position commerciale des négociants calaisiens a sans doute encouragé les dirigeants de la compagnie anglaise à détourner leurs paquebots vers Boulogne.
76Le grand cabotage s’étend, pour les navires français, à toute la Méditerranée, à la Baltique, à l’Islande et à Terre-Neuve. Les armements calaisiens dans cette navigation lointaine n’évoluent pas avec le même bonheur que les précédents. Ils disparaissent très soudainement à deux reprises, en 1818, alors qu’ils se maintiennent, assez modestement d’ailleurs, à Boulogne et à Dunkerque.
77Les armateurs calaisiens se détournent de ces entreprises, sans doute pour investir leurs capitaux dans l’achat des métiers à tulle ou encore pour armer au port du Havre. Par exemple, l’unique navire calaisien armé au grand cabotage par Hubert Ducarnoy dans le port normand en 1825 est le brick de 215 tonneaux Neptune de Mars. Il s’agit peut-être de véritable grand cabotage alors qu’une partie des armements dits du « petit cabotage » relève du smogglage. En effet pour expliquer la forte diminution de cette activité à Boulogne, réduite de quinze à deux armements, le commissaire de la Marine invoque « les mesures répressives prises à l’étranger contre le commerce interlope »27. Il s’agirait donc d’une contrebande active menée par des navires de taille respectable si on les compare au tonnage infime des péniches armées au « petit cabotage ».
78L’article 377 du Code du Commerce définit ainsi le long-cours : « Sont réputés voyages de long-cours ceux qui se font aux Indes orientales et occidentales, à la mer pacifique, au Canada, à Terre-Neuve, au Groenland et aux autres côtes et îles de l’Amérique méridionale et septentrionale, aux Açores, Canaries, à Madère, et dans toutes les côtes et pays situés sur l’Océan, au delà des détroits de Gibraltar et du Sund ». Très peu de navires immatriculés dans le Quartier maritime sont armés effectivement au long-cours à partir du port de Calais, la moyenne du tonnage se situe autour de 200 tonneaux ce qui exclut leur entrée régulière à Calais dont le chenal ne peut recevoir dans de bonnes conditions que des navires de 100 tonneaux. C’est certainement au Havre que sont armés ces long-courriers calaisiens qui font rarement escale dans leur port d’attache. La disparition des registres matricules des bâtiments du Quartier maritime de Calais empêche de les connaître. En effet, ces documents manquants recensent un à un tous les bâtiments qui sont immatriculés dans un port quelque soit leur lieu d’armement. Quelques échos dans la presse calaisienne évoquent les armements de la maison Leveux : En 1832, La Dorade entre Le Havre et le Sénégal, en 1834 Le Jacques et trois navires de l’association Leveux-Vendroux en 1835. Mais alors que cette activité reste fondamentale à Dunkerque, elle périclite à Boulogne dès les années vingt, puis à Calais à partir de 1833.
La pêche
79La période 1814-1835 est marquée par la renaissance de la pêche côtière, dans un contexte de fraude généralisée des apports de hareng. Le port de Calais apparaît sous la tutelle économique des entreprises des Boulonnais, malgré quelques tentatives sporadiques d’armements à la grande pêche.
80Pour mesurer les produits de la pêche calaisienne entre 1814 et 1835, nous disposons de trois séries statistiques : deux sont fournies par le Commissaire de la Marine, nous avons pu élaborer la troisième à partir des registres de la harengaison conservé aux archives municipales de Calais. On peut, grâce à elles, tenter de reconstituer la physionomie du commerce du poisson dans un port fortement soumis à l’influence des marchés voisins et en particulier de celui de Boulogne.
81Les chiffres fournis par le commissaire de la Marine concernent la valeur des poissons pêchés par des bateaux de Calais, ils évoluent de 80.000 francs en 1814 à 250.000 francs en 1834. Ces chiffres sont hors de proportion avec ceux de la croissance boulonnaise, 912.014 francs à 2.495.900 francs pour les mêmes dates. Les produits de Calais représentent à peine le dixième de ceux de son puissant voisin. Le maximum de la période 1814-1834 à Calais, 301.117 francs, est inférieur à la valeur des pêches boulonnaises de l’année 1808, perturbée par la guerre, soit 387.000 Francs. Si on comptabilise l’ensemble des pêches, le quartier de Calais vient au dernier rang dans l’ensemble des ports des départements du Nord et du Pas-de-Calais pour la moyenne des produits entre 1815 et 1819. Le quartier (Calais et Waldam à l’époque) produit à peine 100.000 francs alors que Saint-Valéry-sur-Somme en produit le double et Boulogne et Dunkerque entre 230 et 245.000 francs.
82Il faut toujours avoir à l’esprit que ces chiffres, dans leur précision administrative, sont difficiles à interpréter, d’abord parce qu’ils se trouvent dans un contexte de fraude généralisée, ensuite parce que les pêcheurs du lieu ne vendent pas forcément leur pêche dans leur port d’armement. Beaucoup de poisson est vendu à la mer aux Anglais, ou dans les ports étrangers comme Ostende. La croissance des produits frais du modeste quartier de Calais est en fait assez remarquable jusqu’en 1827 si on la compare à celle des autres quartiers de pêche côtière. Elle témoigne, en tout cas, de la reconstitution de cette activité après les guerres de l’Empire. La valeur des produits de la pêche fraîche de Calais rattrape celle de Dunkerque en 1822 et se maintient à son niveau jusqu’en 1827. Cette progression est due à la reconstitution de la flottille calaisienne. De 1814 à 1821, les produits débarqués à Dunkerque s’élèvent en moyenne à 233.402 Francs par an et ceux de Calais à la moitié avec 114.987 Francs. Mais de 1822 à 1827, le marché calaisien rejoint son voisin, les deux ports ayant débarqué chacun 205.000 Francs de marée. Après 1827, Calais est distancé puisque le produit annuel moyen de la pêche est de 247.700 Francs entre 1828 et 1835 alors qu’il s’élève à 421.793 Francs pour le quartier de Dunkerque. La croissance de la pêche calaisienne est alors très fortement concurrencée par le développement de celle de Boulogne. La valeur du hareng pêché par les bateaux de Calais est après cette date supérieure au hareng négocié au port de Calais, preuve de l’attraction des marchés de Boulogne et de Dunkerque, voire des ventes de poisson plus lointaines.
83Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont modifié les « métiers » de la pêche en obligeant les pêcheurs qui la pratiquent encore à serrer de très près la côte afin d’échapper à la capture par des navires anglais. La pêche au maquereau, qui se pratiquait au filet la nuit, est remplacée, en raison de la guerre, par la pêche de jour à la ligne, métier évidemment moins productif. En 1808, les marins de Calais pêchent le maquereau et diverses espèces de poissons qui font le régal des tables des grandes villes, les raies grises et blanches, les morues, merlans, limandes, soles, plies, turbots et parfois des esturgeons. Les pêcheurs n’ont pas à s’éloigner beaucoup du port pour subsister, ils fréquentent les parages situés dans le Nord de Calais, « cinq ou six lieues au large et à la côte lorsque le poisson se rapproche, mais plus souvent à celle d’Angleterre »28.
84En comparant les descriptions des pêches fraîches pratiquées à Calais vers 1820 et en 1850, on ne trouve pratiquement pas de variation en dehors de la raréfaction des raies, à partir du milieu du siècle. L’année est divisée en trois saisons de pêche : mai-juin, juillet à octobre et enfin octobre à avril période pendant laquelle a lieu la pêche du hareng d’octobre à janvier. Un compte annuel de la valeur du poisson écoré par la veuve Dewatre en 1821 permet d’avoir une idée de la proportion des produits de chaque type de pêche. Du mois d’octobre au mois d’avril, les pêcheurs travaillent avec des petits hains, frappés sur des petites cordes ou avec des folles pour capturer merlans, limandes, raies grises, morues et maquereaux. A partir d’octobre jusqu’en janvier, le hareng vient assurer des revenus plus substantiels. Le chiffre d’affaires de la veuve Dewattre pour cette période représente 33.243 francs soit 53,1 % des produits de l’année ; les apports de hareng, le tiers du revenu annuel soit 21.426 francs est apporté à Calais, tiré de la mer ou acheté en fraude d’octobre à décembre. La pêche au filet débute au printemps avec des filets dits « mannets » dans lesquels viennent se prendre les maquereaux. Cette activité est favorisée par les bonnes brises du mois de mai. Vers 1820, on capture également en cette saison les grandes raies blanches et les soles. C’est l’activité la plus lucrative et la veuve calaisienne réalise en deux mois le tiers des produits de l’année, soient 19.218 francs, 30,7 % du produit total de ses apports. La troisième partie de l’année, de juillet en octobre, est consacrée à la pêche aux grosses cordes dérivantes avec lesquelles on capture ce qu’on peut, le plus souvent des maquereaux, mais ce poisson étant considéré comme « huileux » à partir du mois de juin, il se vend moins cher. Ce n’est pas une grande période d’activité pour le pêcheur calaisien qui doit profiter de l’afflux des voyageurs pour subsister. Ces trois mois difficiles représentent à peine 16,2 % des produits écorés par la veuve Dewattre.
85La fraude sur le hareng se développe d’autant plus à Calais que l’activité halieutique y est peu considérable. La fraude semble être bien tolérée par l’administration municipale. Les demandes de contrôles plus stricts des chargements de harengs débarqués émanent de la sous-préfecture ou de la Chambre de Commerce de Boulogne mais jamais d’initiatives calaisiennes sauf lorsque le gouvernement l’ordonne avec fermeté, comme en 1825. En 1820, le sous-préfet de Boulogne demande au maire de Calais de faire surveiller les patrons par les syndics car « on assure que des maîtres de bateaux rentrent au port sans avoir de filets à bord, ce qui pourrait servir à constater leur fraude »29. De son côté, la Chambre de Commerce de Boulogne-sur-Mer prévient le ministre en 1822 qu’un bateau-pêcheur est entré à Calais avec plusieurs « lests » (lasts) de hareng provenant de pêche étrangère. Le sous-préfet demande une enquête au maire de Calais, mais l’affaire ne semble point avoir eu de suites. Complaisance ou complicité de l’autorité municipale qui ne cherche pas vraiment à décourager les fraudeurs puisqu’en principe les droits municipaux sur les poissons, fraudés ou pas, tombent dans l’escarcelle de la mairie ? La Douane ne semble pas plus empressée à pourchasser les fraudeurs. Elle élude les dispositions de l’article 25 de la loi de 1816 en se contentant d’apposer sur les barils de harengs l’initiale du nom du saleur sans contrôler le contenu du baril.
86Pour la saison 1819-1820, on retrouve aux archives municipales seulement trois rapports d’examen de chargements de harengs. Les membres de la Commission sanitaire se fient pour leurs conclusions aux déclarations des patrons et, après examen du poisson, déclarent qu’il est « de bonne qualité salable et marchande et ne peut nuire à la santé des consommateurs »30. La Chambre de Commerce de Boulogne joue officiellement la loyauté envers la prohibition du hareng étranger et renouvelle ses dénonciations au sujet de ce que nous appellerions de nos jours le « blanchiment » des harengs fraudés par le port de Calais : « Quoique la pêche du hareng soit terminée, plus de quarante de nos bateaux ont de nouveau pris la mer pour aller sur les côtes de Hollande, non pêcher, mais acheter du poisson. Nous avons pris toutes les mesures possibles pour empêcher toute introduction frauduleuse, aussi nos pêcheurs n’en tentent-ils aucune ici. Ils vont dans les ports voisins, notamment à Calais et y débarquent journellement une grande quantité de harengs. Cette préférence donnée à Calais, où le hareng se vend beaucoup plus cher, fait soupçonner que là, les facilités sont beaucoup plus grandes pour les introductions hasardeuses en raison de l’origine du poisson et de sa mauvaise qualité »31.
87Si on examine l’amplitude des bonnes années de la harengaison, en 1817-1818, 1820-1821 et 1824-1825, on constate que la harengaison de l’année suivante se prolonge anormalement, jusqu’au 25 janvier en 1818- 1819, jusqu’au 2 février en 1821-1822, et jusqu’au 14 février en 1825- 1826. C’est dans cette troisième période de pêche que se produisent les apports clandestins les plus importants. On peut remarquer qu’à partir du jour où les autorités décident de lutter contre les fraudeurs se crée un blanc : le registre municipal de la harengaison calaisienne ne comporte aucune indication pour la saison 1826-1827. Pourtant, dès le 22 décembre 1825 sont désignés deux syndics Jean-Marie Lavoisier et Pierre Paquier, tous deux anciens saleurs pour surveiller la qualité, la vente et la salaison du hareng, ce qui laisse supposer qu’auparavant ces opérations se faisaient sans aucun contrôle. Il semble donc que les contrôles aient été effectués à Calais avec la plus grande mauvaise foi.
88L’exemple de la cargaison du bateau N° 116 le montre assez bien. Ce bateau de Boulogne apporte à Calais un last et demi de hareng de « deux nuits ». Les poissons sont instantanément reconnus « sains et propres à la salaisons ayant été pêchés à quatre ou cinq lieues dans le nord-ouest de Flessingue »32. Le même jour, l’inspecteur des Douanes signale au Maire qu’il est averti que le poisson formant la cargaison du bateau boulonnais est d’origine étrangère. Le commissaire de la Marine qui interroge l’équipage en est également persuadé. Le bateau est bien renvoyé du port mais sa cargaison est adjugée à 415 francs le last à la veuve Guichon car le poisson est jugé bon à consommer. Dans le cours de décembre, plusieurs bateaux boulonnais sont repoussés du port de Calais mais le contrôle ne présente aucun caractère de sérieux. Le 27 décembre, le N° 28 de Boulogne est soupçonné de fraude parce que des contradictions apparaissent dans les déclarations des membres de l’équipage. La présence des filets et des ustensiles de pêche peut faire croire à la réalité de la pêche. Le bateau n’est renvoyé qu’en raison des soupçons portés par la Chambre de Commerce de Boulogne. Il faut à peine huit jours aux pêcheurs pour accorder leurs violons et recréer un scénario de pêche congruent. Ainsi, le 31 décembre 1825, le poisson du « 60 » est admis à la vente car « aucune contradiction n’existe entre les déclarations de l’équipage ». Les autorités municipales semblent par conséquent plus vigilantes à contrôler la qualité du poisson que sa réelle provenance, de toute façon impossible à déterminer si les équipages sont suffisamment préparés à l’interrogatoire de la Douane. Boulogne réitère ses plaintes en 1833, mais la fraude se poursuit sans vergogne à Calais puisqu’entre 1834 et 1836 trois bateaux pontés sont envoyés par la maison Leveux-Vendroux pour acheter du hareng en Hollande.
89De même que pour les produits, l’importance de la flottille de pêche du port de Calais est hors de proportion avec celle du géant boulonnais. Une comparaison de la répartition du tonnage permet de juger du déséquilibre entre les deux ports.
90La flottille de Calais est essentiellement constituée de petits bateaux de cinq à dix tonneaux qui pratiquent la petite pêche côtière. Louis Sauvage qui a été constructeur de navires à Calais décrit en ses termes le bateau de pêche utilisé le plus couramment sur les côtes du Pas-de-Calais entre 1800 et 1830 : « Les bateaux de pêche de Boulogne sont en grande réputation dans la Manche, leur port est ordinairement de 25 à 30 tonneaux. Ils ont l’avantage de virer de bord avec une facilité étonnante, ce qui est attribué à leur genre de voilure dont le mât est porté tout à fait sur l’avant ainsi qu’à leurs fonds dégagés sur l’arrière qui les fait pivoter plus facilement qu’aucun bateau que je connaisse. Il est rare de réunir tant d’avantages pour sortir d’un port quand les vents sont contraires. Les bateaux de pêche de Calais et d’Etaples sont la moitié plus petits et de la même forme tant pour la coque que pour la voilure. Pendant la pêche du hareng ces bateaux sont constamment à la mer et ne relâchent pas même pour les coups de vent ; quand ils ont servi pendant 7 à 8 ans, on les grée en sloop, et alors, ils font le petit cabotage »33 .
91Le nombre d’unités passe de 32 en 1814 à 48 en 1822, puis à 56 en 1835. Le tonnage disponible fait plus que doubler, passant de 181 à 395 tonneaux entre 1816 et 1836. Formée en majorité de minuscules unités au retour de la paix, la flottille de pêche se reconstitue autour des unités de quinze tonneaux, des petits lougres à deux ou plus rarement trois mâts, vraisemblablement clinquarts et pontés au dessus de huit tonneaux. Avant 1789, elle n’était formée que de petits bateaux non pontés, uniformément cotés par la Marine à quatre tonneaux. Les bateaux au dessus de 25 tonneaux, capables d’emporter un chalut de bonne taille, n’apparaissent qu’à partir de 1831, mais dès 1836, les bâtiments de 16 à 20 tonneaux constituent la moitié de la flottille.
92Les quelques essais de grande pêche réalisés par les Calaisiens peuvent être considérés comme symboliques si l’on considère les résultats obtenus par les ports voisins dans ces domaines. On ne met en œuvre à Calais que quelques unités et un nombre de marins très faible. Ces tentatives témoignent cependant de la volonté des négociants de prendre leur part, si modeste soit-elle, dans ces entreprises difficiles, dès qu’une initiative gouvernementale vient les encourager.
93Trois tentatives de grande pêche à la morue sont effectuées par des armateurs calaisiens entre 1816 et 1818, en 1820-1821 et entre 1832 et 1835. Ils obtiennent de bien maigres résultats. Le produit annuel moyen de chacune des trois tentatives ne cesse de baisser passant de 104.550 francs pour 1816-1818 à 46.500 pour 1832-1835, tandis que les produits en huile et en rogue s’étiolent. Avant la Révolution française, l’armement à la morue était aussi insuffisant qu’au début du XIXe siècle. Ce n’est pas seulement l’industrie du tulle, installée en 1818, qui détourne les capitaux destinés à ces entreprises maritimes. Elles avaient déjà été vouées à l’échec à lepoque où cette industrie n’était pas présente. Ainsi en 1809, les anciens négociants s’étaient déjà remémorés un essai qui avait eu lieu vers 1763. Deux navires de 100 et 120 tonneaux avaient été expédiés en Islande pour pêcher la morue. Après deux voyages infructueux, ils durent abandonner la partie. Dans l’enthousiasme de la paix retrouvée, et grâce aux primes accordées par le gouvernement, les armements reprennent.
94Tirant les leçons de ces armements sporadiques, le rédacteur du Journal de Calais de 1847 avance des explications possibles pour l’échec de la grande pêche à Calais : la dispersion des zones de pêche oblige les dogres à rester trop longtemps à la mer, ce qui augmente les frais de gestion pour des petits navires. L’Islande est considérée comme la meilleure zone de pêche, le poisson serait rare et de mauvaise qualité autour des îles Shetland et difficilement commercialisable. A Terre-Neuve, on pratique la pêche avec des filets dormants et non à la ligne, par conséquent l’investissement en matériel et en équipage est plus lourd. Le journal critique enfin le passéisme technique des marins de Calais qui ont utilisé à l’époque des navires gréés en dogre « ... d’une marche lente, difficiles à manœuvrer... les anciens marins tenaient beaucoup à leurs dogres, plutôt par habitude, aussi se refusèrent-ils longtemps à toute espèce d’innovation ». En fait, sur les quatre bâtiments armés à la morue en 1815-1816, deux sont des dogres construits spécialement à Calais, Le Loup Marin de 47 tx et l’Etoile du Nord de 116 tx. Les deux autres sont des sloops de construction française : l’Agile de 24 tx et l’Eperlan de 61 tx. De plus, les premières années de paix ne semblent pas avoir été favorables du point de vue des prises. D’autres armements sporadiques auront lieu au cours du siècle mais avec peu de succès, les marins calaisiens en mal d’Islande préférant s’engager sur les goélettes de Dunkerque.
95Nous avons vu plus haut que la renaissance de la pêche du hareng était un des sujets de préoccupation de l’entreprenant commissaire de la Marine Louis Jacques qui, en 1820, la considère « d’une application moins difficile et plus immédiate ». Jacques souligne que les initiatives privées ne peuvent subsister à une ou plusieurs saisons défavorables, comme l’ont montré les malheureuses expériences de 1815 et 1816. Il fait appel aux négociants et aux capitalistes pour former une société en commandite qui armeraient une dizaine de bâtiments : « On suivrait alors pour cette espèce d’armement, ce qui s’est pratiqué en temps de guerre pour les corsaires ; c’est à dire que pour faire face à la dépense de construction de bateau, d’armement, d’approvisionnement de filets, on y parviendrait, après avoir établi le devis estimatif de cette dépense, au moyen d’actions »34. L’appui de la toute récente Chambre de Commerce permet la réalisation du projet du commissaire Jacques. En 1831, les négociants clament que leur but a été de « chercher à détruire la fraude sur le hareng de pêche étrangère et d’encourager la pêche française ».
96Six bateaux sont construits par les chantiers Reine et Beaugrand pour l’Association pour la pêche du hareng à Calais, formée par les principaux négociants du port : Matis, Dévot, Reisenthel, Guillebert, Mancel, Renard, Legros-Lefebvre et Henry Dupont. Les actionnaires comptent obtenir pour la pêche d’été au Nord et pour la pêche d’hiver dans la Manche un revenu brut de 9.000 francs par navire. En 1830, le produit total du hareng calaisien est de 60.000 francs, y compris les apports des petites embarcations et le hareng fraudé, ce qui laisse supposer des résultats bien inférieurs aux espérances. Les six bateaux de l’Association sont vendus après liquidation de celle-ci en mars 1831 et les négociants avouent avoir perdu dans l’affaire 60 % de leur mise de fond.
97Le principal problème qui se pose à Calais est la désorganisation des ventes du hareng, sans doute due aux habitudes des fraudeurs. L’Association réclame qu’un règlement local exige un cautionnement pour les adjudicataires du hareng afin de garantir armateurs et écoreurs contre « la non solvabilité des acquéreurs, soit contre leur inexpérience ou leur incurie »35. Afin d’assurer la régularité des ventes, la Chambre de Commerce dont l’Association est comme l’émanation, propose la nomination de deux syndics au dessus de tout soupçon, Edouard Mayer et Pierre Lanclant, chargés de contrôler la régularité des ventes. De même, la Chambre tente de faire abandonner à la municipalité son droit de un pour cent sur les ventes qui parait exorbitant alors qu’à Boulogne, le droit municipal n’est que de quinze centimes par last, et que les harengs expédiés sans être pacqués sont exonérés de toute taxe. La vente des harengs de la première saison de l’Association est victime de la mévente due à la crise de 1830.
La fraude base de l’industrie tullière
98Outre les sujétions physiques qui pèsent sur le développement des infrastructures portuaires, servitudes militaires et système des Wateringues, deux obstacles semblent venir contrarier le développement des entreprises maritimes des Calaisiens : d’une part, le maintien du commerce interlope ne nécessite pas réellement l’amélioration des infrastructures du port et, d’autre part, l’industrie du tulle en plein essor semble opérer une très forte attraction sur la classe des marins.
99La contrebande des cotons filés, indispensable à la survie de la nouvelle industrie tullière, vient compléter, puis relayer, le commerce interlope traditionnel des produits coloniaux. La concentration de l’industrie tullière dans le canton de Calais laisse subsister au cœur de l’activité maritime des pratiques qui ont tendance à s’éteindre dans les ports voisins après 1830 : un trafic de contrebande généralisé qui ruine les entreprises maritimes légales et nuit au développement du port.
100Les tullistes britanniques, associés ou non au négoce local, se sont installés à Calais et Saint-Pierre en raison de la proximité des côtes anglaises, mais également parce qu’ils étaient certains d’y trouver un soutien à la contrebande, fonctionnant dans le détroit depuis le XVIIIe siècle. En 1818, un collaborateur du Ministre du Commerce écrit ces lignes surprenantes : « ... Le smogglage deviendra de plus en plus nécessaire. On ne le sacrifierait point aujourd’hui sans soulever les plaintes de tous les ports qui ne sont alimentés que par son mouvement »36. C’est se retrancher derrière les intérêts portuaires ou supposés tels, et sous-entendre que dans ce genre de commerce l’infrastructure portuaire n’est pas essentielle. Dans le contexte du commerce interlope, on va jusqu’à imaginer au ministère que la mauvaise qualité des installations portuaires de Gravelines favorise son attraction : « ... Les smoggleurs peuvent espérer que leurs opérations ne seront pas divulguées, chose nécessaire pour leur réussite » et le port de Gravelines accueille les smoggleurs « ... parce qu’il est isolé et peu fréquenté ». Il est possible que la confusion et le désordre policier qui régnent à l’occasion de l’occupation anglaise aient favorisé la renaissance de la fraude, comme le suggèrent les négociants en draps de Paris en 181637. Ne voit-on pas le Moniteur Universel du 29 juillet 1814 annoncer que l’Amiral Beresford a débarqué à Calais sur un petit bateau smoggleur ? au moment même où le gouvernement anglais annonce les mesures les plus sévères pour s’opposer au smogglage. En fait, l’héritage des guerres impériales et du Blocus pèse encore lourdement sur l’économie calaisienne. L’organisation du commerce interlope demeure essentielle dans un contexte de prohibition, pour une industrie confrontée à la concurrence internationale.
101Depuis 1778 au moins, un appareil législatif est mis en place pour tenter d’organiser ce commerce frauduleux en direction ou en provenance de la Grande-Bretagne. L’autorisation d’entreposer des eaux de vie à Boulogne, décidée cette année là, est étendue en 1791 à Roscoff, Fécamp, Cherbourg et Calais.
102La loi du 21 avril 1818 établit à Calais un entrepôt de genièvre provenant du commerce interlope. En ce qui concerne les produits textiles, la lutte est âpre entre les ports des départements du Nord et ceux du Pas-de-Calais, afin d’obtenir le monopole du transit et de la réexportation par les smoggleurs. Depuis 1816, seuls les ports de Calais et du Havre peuvent réexporter les soies de Lyon, aussi en 1818 le négociant de Gravelines De Carpentry demande à être autorisé à entreposer des soies d’Italie. En 1819, c’est également un des premiers vœux de la Chambre de Commerce de Boulogne, censée représenter alors également les intérêts calaisiens, mais qui voudrait voir ce trafic lucratif passer par le port de Boulogne. Le ministre refuse en prétextant qu’il ne veut pas avantager les Anglais en multipliant les ports ouverts à la fraude. Sans marquer une préférence pour Calais, le gouvernement tolère et contrôle le départ des smoggleurs comme il le faisait sous l’Ancien Régime. Afin de donner le change aux préoccupations de la Haute Police, on se contente d’allusions et les administrateurs semblent tolérer les pratiques frauduleuses sinon les encourager de manière passive, en raison des services que les smoggleurs sont supposés rendre dans le trafic du numéraire. Une formule parmi d’autres donne une idée de cette attitude : la Douane de Newcastle confisque en 1834 le chargement du navire français Aurore « consistant en eau de vie de genièvre embarquée clandestinement et de nuit à Gravelines avec la permission des administrateurs des Douanes et des Contributions Directes ».
103Les techniques de la fraude maritime sont identiques à celles utilisées au siècle précédent, deux types de navires étant les vecteurs du commerce interlope : les péniches, embarcations spéciales qui utilisent surtout l’aviron et des voiliers plus grands susceptibles de leur servir d’entrepôts flottants. Les grandes trainières des smoggleurs que les Anglais appellent « wherries », naviguent surtout la nuit ou par brouillard, le plus souvent à l’aviron afin de passer inaperçues. Nous connaissons deux plans des extraordinaires bateaux des contrebandiers dont les exploits enflamment l’imagination des peintres et graveurs romantiques. Le premier plan, datant de 1819,est celui d’une « péniche anglaise servant de patache » et qui s’inspire de très près des formes de celle des contrebandiers anglais. C’est un long et étroit canot à clins : trente trois pieds de long (environ 10,50 m.) sur trois pieds six pouces de large et trois pieds de creux, plus une pirogue qu’un canot. Le second plan est publié en 1830 par le constructeur de navires Louis Sauvage qui exerça son industrie à Calais jusqu’aux années 1820. Sauvage signale la grande légèreté de cette embarcation : « Huit hommes peuvent l’emporter à un quart de lieue, sans éprouver une grande fatigue ». Une fois le débarquement effectué, le bateau smoggleur peut ainsi se dérober et après un portage plus ou moins long repartir à un autre endroit du littoral. Louis Sauvage donne un plan de voilure mais signale « il est rare qu’on emploie la voile ; en se servant de rames, on ne peut être aperçu qu’à une petite distance »38.
104Les registres de désarmement nous apprennent que les smoggleurs en péniche ne sont pas seulement britanniques mais qu’une partie des marins calaisiens participent au commerce interlope. En sondant les registres de 1816, 1820, 1821 et 1825, nous retrouvons 13 bateaux qui n’étant pas désignés explicitement comme « smoggleurs » peuvent être détectés en tant que tels grâce à plusieurs indices : les mentions de leur capture par la douane anglaise, leur destination ou leur provenance qui constituent autant de clins d’œil complaisants du Commissaire de Marine, par exemple l’expression « à l’aventure », ensuite, les caractéristiques du tonnage, à peine quelques tonneaux, et de l’équipage souvent constitué de vétérans de la guerre de course, enfin, la brièveté de leur armement, une semaine au plus dans l’année. Les profits des équipages ne sont pas indiqués, au contraire de la pratique générale pour la pêche et le cabotage.
105Une fortune de mer et une saisie de douane, nous renseignent sur les méthodes des navires contrebandiers d’un tonnage supérieur à ceux des péniches.
106Le 12 février 1818, le cutter de 20 tonneaux Prins van Oranie s’échoue par forte brume sur la plage à deux lieues dans l’Ouest de Calais, non loin de Sangatte. Les membres de la Commission sanitaire ne trouvent à son bord ni équipage, ni papiers. Par contre, ils découvrent dans la cale « des ballots de guingampos ou autres tissus, couverts de toile et préparés avec des bretelles ». Le débarquement devait avoir lieu par cette nuit opaque et sur la côte désolée. Les marchandises dirigées vers Saint-Pierre se seraient ainsi dérobées à toutes les recherches de la Douane.
107Le récit de l’affaire de La Clara est plus circonstancié et d’autant plus utile que les réactions défavorables à la fraude sont rares avant 1829. Les circonstances de sa capture nous éclairent sur les techniques de la fraude maritime par des navires de commerce ordinaires : le brick de cent tonneaux La Clara, du port de Dieppe, capitaine Weens, entre au port de Calais le 12 novembre 1816 à 17 heures, c’est à dire en cette saison à la nuit tombante, sous l’effet d’une violente tempête, chargé de « toilerie » à destination de Waterford. Le port étant encombré de navires en raison de la tempête, le capitaine du port ordonne au commandant Weens d’aller placer son navire sur le banc de sable du Risban qui sert alors de lieu de quarantaine. C’est là que le 14, les douaniers découvrent que le chargement de La Clara est constitué de marchandises de contrebande : « plusieurs petits ballots très pressés de la forme et du volume de ceux que portent les contrebandiers, que ces ballots avaient un double emballage, le premier en toile cirée ou toile goudronnée et le second en grosse toile écrue »39. Si la tempête ne l’avait pas forcé à relâcher, le brick aurait dû « effectuer sa décharge pendant la nuit le long des falaises ». Cet exemple ressort des techniques traditionnelles qui consistent pour ces navires, dont le manifeste et le livre de bord ne sont pas sincères, à indiquer une fausse provenance, le brick ne vient pas d’Ostende, et serait sorti furtivement de Calais, dès la tempête calmée, pour effectuer un débarquement nocturne. La Clara est saisie par le juge de Paix le 30 novembre, mais le 18 août 1818, la cargaison est rendue à l’armateur et réexpédiée par le navire de Calais La Sirène, capitaine Hans Preager, le même commandant que nous avons vu en 1832 vitupérer avec tant de conviction le zèle de la Commission sanitaire.
108Le chargement frauduleux rebondit donc d’un navire convaincu de fraude vers un navire de l’armement calaisien qui réexporte officiellement ces marchandises en leur offrant l’immunité du pavillon français. Nous connaissons l’inventaire de ce chargement que la Douane négocie avec le courtier Spiers. On trouve dans les marchandises destinées à la consommation locale ou régionale les matières classiques du smogglage de cette époque : le coton filé est destiné aux fabricants de tulle de Calais et de Saint-Pierre et la gaze de coton n’est autre qu’un tulle qu’on peut facilement franciser dans la fabrique calaisienne. Pour un navire saisi, combien d’autres qui passent à travers les mailles bien lâches de la Douane, lors des longues nuits d’hiver. Nos sources se gardent bien d’insister sur ces réalités qui font peut-être de Calais le port de refuge favori des navires contrebandiers.
109La fraude porte également sur l’importation des métiers. L’industrie du tulle se développant, la fraude traditionnelle des produits coloniaux est relayée par celle des cotons filés. En 1820, le secrétaire des Douanes met en place des « dispositions administratives qui sont spéciales à Boulogne, Calais, Dunkerque et Gravelines »40 afin d’éviter que les smoggleurs anglais n’aillent compléter leurs chargements de genièvre et de produits coloniaux dans les ports hollandais, le secrétaire d’Etat aux Douanes avoue qu’il facilité d’autant plus le smogglage « qu’il y aura désormais une plus grande tendance à s’y livrer ou à tenter la fraude sur l’intérieur, des tissus que la loi prohibe ». Les smoggleurs ont pu envisager avec une relative sérénité une reconversion des produits coloniaux et des eaux de vie qui avaient fait leurs beaux jours jusqu’en 1814, vers les produits textiles dont le port de Calais et son industrie devenaient un débouché important.
110Pour la fraude sur les métiers à tulle, nous nous heurtons, à nouveau, au silence de nos sources. Il faut aller un peu plus en avant dans le temps pour trouver des précisions qui permettent de confirmer la nécessité évidente de cette fraude. En 1843, Pierre Champailler, principal négociant-fabricant de la place de Calais écrit : « Nous avons dû (et nous le devons encore) nous procurer non seulement des ouvriers, mais encore des métiers et des mécaniciens anglais, et comme il eût été (vue la prohibition à la sortie des machines anglaises) presque impossible de faire sortir des métiers anglais, nous avons, à force de sollicitations faites par les fabricants et la Chambre de Commerce, obtenu du gouvernement français qu’en violation de la loi, il permit de faire arriver ces métiers par des navires ou bateaux smuggleurs (sic) de n’importe quel tonnage, et de pouvoir en outre les introduire par petites fractions au lieu de rester astreint, comme la loi le prescrivait à le faire par machines entières »41. On ne peut être plus explicite.
111Une autre forme de fraude moins dangereuse consiste à faire voyager régulièrement sous le nom de « vieux fer », « d’horlogerie » ou de « mécanique », les parties de métiers, en les embarquant sur les navires de la ligne régulière de Londres. Les négociants et fabricants peuvent également jouer de la rivalité commerciale entre les ports concurrents. En 1855, afin de se soustraire à une élévation du droit sur les soies importées d’Angleterre, les fabricants de Calais font entrer les quantités qui leur sont nécessaires par le port de Boulogne « où la douane se montrait plus libérale »42, une technique qui ne doit pas être nouvelle et qu’on a dû certainement utiliser depuis longtemps, en particulier pour la fraude des cotons filés.
112En novembre 1826, les journaux anglais annoncent qu’un million et demi de livres de coton filés achetés à Manchester vont être introduits à partir de Douvres vers les ports de Calais et Dunkerque. C’est par vague importante et en profitant des périodes de brouillard intense de l’hiver que la contrebande agît, rapidement et en grande masse afin de paralyser les efforts de la Douane anglaise. Les smugglers anglais ne font que reprendre la technique de « fourmies » qu’ils utilisaient pour le passage des produits coloniaux, le coton filé n’occupe pas plus de place et rapporte beaucoup d’argent. Par exemple, en mai 1830, un certain John Thomas est capturé par les douaniers de Calais alors qu’il tente d’entrer dans le port sur une planche « soutenue par des espèces de vessies en toile gommée »43 qui transporte plusieurs petites caisses de cotons filés.
113Le gouvernement fait mine de résoudre la question, d’autant plus délicate pour lui qu’elle oppose les filateurs français et les fabricants de tulle. Les premiers, ceux du département du Nord en particulier, ont tendance à expliquer leurs difficultés par la fraude alors que les fabricants de tulle les accusent d’être les principaux pourvoyeurs de la fraude terrestre. En 1833, Thiers décide de rompre avec les tolérances que le gouvernement accordait jusque-là et qui consistaient à relâcher les mesures de rigueur concernant la fraude des cotons filés alors même que les fabricants de tulle de Calais lui demandent de nouvelles tolérances. Cette position n’est pas très commode puisqu’ils demandent l’entrée en franchise de leur matière première et une protection contre les tulles anglais. Le 21 mai 1834, la Chambre des Députés lève la prohibition des cotons filés à l’entrée, mais prévoit la fixation d’une taxe.
114Localement, et par la voie maritime, le mécanisme général de la fraude sur les tulles étrangers est identique à celui de la contrebande du hareng. Le tulle fabriqué en Angleterre est francisé en arrivant sur le sol français. Les tulles étrangers fraudés deviennent de bon aloi grâce à l’opération d’apprêt, à l’occasion de laquelle on appose une marque de fabrique. La blanchisserie de Guînes, suffisamment éloignée de la première ligne de douane, reçoit sans doute les produits de la fraude maritime ou ceux parvenant de Belgique par la voie terrestre. A l’echelle européenne, une partie des tulles étrangers est introduite en France par la Suisse et la Belgique pour se diriger ensuite vers Lille et vers Paris et peut-être vers Calais et Saint-Pierre où des fabricants astucieux les francisent. Calais est une des voies privilégiées de cette contrebande parce ce qu’une partie importante de son trafic est dirigé vers l’Europe germanique. Les fabricants calaisiens citent un fait datant du 21 novembre 1827 : deux ballotins contenant 474 pièces de tulle sont apportées de Douvres par un certain Schiller, courrier sous le sceau de la légation autrichienne.
115La lutte contre la contrebande est d’autant plus difficile que les fraudes constatées sur le service postal ne concernent que les tulles que l’on peut facilement dissimuler dans les bagages ou sur soi. Le pot aux roses n’est découvert qu’en 1829, mais les pratiques doivent dater des premières années de la paix : « Tous les jours des courriers de cabinets tant nationaux qu’étrangers qui arrivent de Londres, laissent soupçonner par l’énormité des paquets qu’ils apportent que ces paquets contiennent autre chose que la correspondance et l’abondance des tulles anglais qui circulent à Calais, vient encore ajouter à ces soupçons »44. En 1834, on estime à une quarantaine de paquets les expéditions de la fabrique calaisienne, on comprend que la fraude puisse passer inaperçue. On peut se demander si l’abondance des faits-divers relatifs à la fraude rapportés dans la presse locale à partir de 1829 est signe d’une recrudescence de la fraude ou d’un intérêt plus soutenu pour sa mise à jour devant l’opinion publique ? En l’absence d’archives privées de négociants, il est bien difficile de cerner le rôle du « Haut-Négoce » de Calais dans la fraude des filés et des tulles anglais. Il est probablement fondamental, mais la fraude est considérée comme la cause de tous les maux de la fabrique de tulle. En 1835, le fabricant calaisien Smith sous-entend qu’une réduction sur les droits à l’entrée des cotons ne favoriserait pas les fabricants mais les négociants : « ... classe d’individus qui forme le véritable vers rongeur de la Fabrique ! Ah, Messieurs de la Chambre de Commerce, nous vous en prions de grâce, abandonnez nous à notre malheureux destin, plutôt que de nous protéger maladroitement »45.
De puissants dérivatif aux activités maritimes ?
116Le Commissaire de la Marine, qui est le premier à considérer le problème, constate en 1833 que l’industrie du tulle est un puissant aimant pour les inscrits maritimes :
117« La fabrication du tulle depuis quelques années, occupe 6.000 personnes, hommes, femmes et enfants. Il faut remarquer à cette occasion que ces fabriques offrent de si grands avantages à ceux qui y sont attachés que beaucoup d’inscrits renoncent aux professions maritimes, ainsi que les ouvriers de toutes espèces, ce qui augmente chaque jour le prix de la main d’œuvre »46
118Le cycle calaisien du tulle aurait donc eu des conséquences profondes sur la pêche, le cabotage et la construction navale locale. L’observation de l’évolution des inscrits permet-elle de confirmer cette impression ? Nous disposons de deux sources pour la mesurer : Les chiffres cités par les Mémoires statistiques et les résultats de l’enquête statistique de 1834, très détaillés pour Calais. Le peu de développement de la population maritime étant une préoccupation constante du Commissaire des Classes, il donne au ministre les chiffres les plus précis par rapport à ses collègues des autres quartiers qui se contentent de généralités. En 1834, son bilan porte sur la période 1826-1833. Entre 1826 et 1833, les gains en personnel s’élevant à 681 et les pertes à 622, le quartier maritime de Calais aurait gagné 59 inscrits en huit ans. Si on élimine du compte les marins hors de service et les pensionnés, le gain est encore plus faible puisqu’on passe de 570 à 602 inscrits soit une augmentation d’à peine 32 personnes. Mais, à l’encontre de ce que l’on pourrait supposer, c’est la classe d’âge des mousses et des novices qui augmente le plus, passant de 84 à 139, alors que les autres catégories restent stables, sauf à considère la transformation du corps des pilotes dont les effectifs passent de un à dix, tandis que le corps des officiers mariniers et des matelots perd treize marins.
119La nature des pertes permet de chiffrer l’importance du phénomène de dérivation vers d’autres activités. Le commissaire explique les pertes par huit motifs : décès à terre, en mer, passage dans un autre quartier, renonciation à la profession de marin, peine de travaux forcés, absence sans nouvelles, et enfin, désertion au service de l’Etat et dans la marine de commerce. Ces raisons parviennent à rendre compte de 53,5 % des pertes comptabilisées pour le quartier. Il reste à expliquer les 266 marins rayés des matricules entre 1826 et 1834, soit près de 46,5 % du total des disparitions. Le chiffre de 18 pour les marins qui ont renoncé aux professions maritimes semble s’appliquer à ceux que le commissaire a pu retrouver, soit au Courgain, soit en ville, mais ne permet pas de mesurer l’ampleur réelle du phénomène de renonciation.
120En 1834, le Commissaire De Moges confirme l’impression selon laquelle le développement de l’industrie tullière serait un puissant dérivatif pour les activités maritimes de Calais : « La population (maritime) de Calais tend à décroître par les avantages qu’offre à des marins renonciataires, la fabrication des tulles d’après les procédés introduits dans ces dernières années par les Anglais »47. La catégorie des « ouvriers » semble plus touchée passant d’un effectif de 186 en 1816 à 71 en 1835. Les salaires plus importants offerts par les tullistes ou par les entrepreneurs divers qui gravitent autour de cette activité sont rendus responsables de cette diminution de moitié accomplie en deux décennies.
121Le développement industriel de Calais et de Saint-Pierre a donc des répercussions sur l’emploi des gens de mer. Il ne faut peut-être pas en exagérer la portée. Le peu d’activité maritime provoque sans doute cet appel dans la ville plus que dans le port, comme semble le montrer le maintien et la croissance des vocations de marins. Mousses et novices du Courgain continuent d’embrasser des professions maritimes mais un long mouvement de détournement est amorcé. Il semble avoir été un frein puissant au développement de la population active des gens de mer, en tout cas une des raisons expliquant sa stagnation entre 1816 et 1835.
122Si on compare l’évolution des inscrits du quartier de Calais à celle des trois autres quartiers voisins, le rôle de l’industrie du tulle dans le dépérissement des populations de gens de mer devient moins évident. Dès 1816, le quartier de Calais est largement déficitaire en matelots et les autorités maritimes s’en désolent déjà : l’inspecteur Grandpré ne retrouve en 1816 que 780 des 1.086 marins inscrits officiellement, soit une perte de 306 personnes par rapport aux chiffres de 1803, sans doute due aux disparitions de la guerre ou aux abandons. Son jugement moralisateur est très dur mais on peut se fier à ses chiffres qui dénotent l’extrême faiblesse des emplois maritimes de notre port au moment même où s’installent les métiers de Webster : « Si l’on pouvait douter un instant de la paresse et de l’insouciance des marins de ce quartier, il suffirait de considérer combien le produit des pêches qui est presque la seule branche de l’industrie des Calaisiens se trouve en disproportion avec les résultats obtenus dans les autres quartiers. C’est le porter bien haut que de l’évaluer à 80 000 francs. 220 marins sont employés à la pêche et au petit cabotage, 271 sont sans emploi »48.
123Le quartier dont la part est le plus immuable est celui de Calais. La part des marins calaisiens dans l’ensemble nordiste diminue de 11,7 % en 1816 à 11,1 % en 1835, alors que celle des Boulonnais passe de 27,1 à 34,7 %. Le quartier de Calais est distancé par ses concurrents, puis frappé par la stagnation. Beaucoup de marins ont renoncé aux activités maritimes, non seulement en raison du développement de l’industrie tullière et de ses annexes, mais également parce que les armements au commerce à Calais ont périclité comme nous l’avons vu précédemment. L’évolution du nombre des officiers mariniers est à ce titre très significative. Alors que le nombre des matelots culmine en 1822 à 384, puis stagne entre 313 en 1826 et 362 en 1835, celui des officiers mariniers s’effondre, passant de 85 en 1816 à 18 en 1826, et seulement 10 en 1834. Les marins calaisiens se « prolétarisent » et voient le nombre de leurs cadres s’étioler. Par contre, le nombre des mousses et des novices double entre 1816 et 1835, ce qui ten-cirait à contredire l’impression selon laquelle l’industrie du tulle a contrarié le développement des activités maritimes. En fait, l’industrie est peut-être un facteur de maintien de cette activité puisque les besoins alimentaires de la population ouvrière offrent des débouchés immédiats à la petite pêche.
Notes de bas de page
1 AN, F7/3048, Etat des voyageurs embarqués à Calais en 1820.
2 CCC, Délibérations des Délégués du Commerce, 16 décembre 1822.
3 ADPC, 4E/55, notaire Antoine Lemaire, acte du 1er mai 1816.
4 CCC, Délibérations des Délégués du Commerce, 22 décembre 1823.
5 Ibid., 16 décembre 1822.
6 François Derheims, Réflexions du sieur François Derheims, constructeur de navires au port de Calais, sur l’utilité et la nécessité d’y établir des paquebots à vapeur de construction française, Calais, Le Roy fils, s.d., (1821-1822), 20 p., note manuscrite anonyme.
7 Ibid., p. 4.
8 CCC, Délibérations des Délégués du Commerce, 16 décembre 1822.
9 François Derheims, op. cit., p. 16.
10 R.J. Croft, Cross channel packet services c. 1840-1900, with spécial reference to services betvoeen Dover and Calais, and Folkestone et Boulogne, thesis submitted to the University of Kent for a post graduate degree, Ccnterbury, 1973, 324 p. dactylographiées, p. 2.
11 AMC, le maire de Calais au ministre du commerce le 1er avril 1832.
12 CCC, délibérations des Délégués du Commerce, 22 décembre 1823.
13 CCC, trafic des voyageurs et des véhicules, 19 octobre 1830.
14 AN, Mar GG1/24, rapport sur le service des dépêches par mer en Angleterre, 1833, p 54.
15 CCC, Délibérations des Délégués du Commerce, 17 septembre 1827.
16 Georges Oustric, op. cil., p. 42.
17 Ibid., p. 133.
18 Annuaire du Pas-de-Calais, 1821, p. 409.
19 MMC, Délégués du Commerce, Tarif provisoire des droits de magasinage…, 1815 et 1823.
20 AN, Marine CC5/150.
21 Pierre Cayez, Crises et croissance de l’industrie Lyonnaise, 1850-1900, Paris, Editions du C.N.R.S., 1980, 357 p.
22 AN Marine. CC5/150, fol.63.
23 Indicateur de Calais, 7 février 1830.
24 Journal de Calais, 7 septembre 1825.
25 Henri Durin, Notes sur l’établissement des services réguliers et sur le développement de la navigation à vapeur à Dunkerque de 1814 à 1870, Dunkerque, Chicoutre-Gauvry, 1910, 636 p., p. 12.
26 AN, Marine CC5/141.
27 Cité par Georges Oustric, op. cit. p 132.
28 Ibid., rapport au préfet 1822.
29 AMC, série F, pêche 1800-1885, le sous-préfet de Boulogne au maire de Calais, 10 janvier 1820.
30 Ibid., rapport de la Commission sanitaire au maire du 25 janvier 1819.
31 Ibid., la Chambre de Commerce de Boulogne au sous-préfet, 21 décembre 1825.
32 Ibid. F/pêche, contrôle du hareng, folio 28, du 22 décembre 1825.
33 Louis Sauvage, Traité pratique d’architecture navale du commerce à l’usage des ouvriers charpentiers^ Paris, B. Robert, 1830, 47 p., 59 plans, pp. 3-4.
34 Louis Jacques, Discours sur les avantages de la pêche et en particulier sur les moyens de donner, à Calais, plus d’activité et d’extension à celle du hareng, Calais, Le Roy fils, 1820.
35 AMC, F/pêche, 1800-1885, L’Association pour la pêche du hareng à Calais au maire, 21 septembre 1830.
36 AN, F/12/7595, note au ministre 1818.
37 ADPC, M/1199, Pley, 1816, p. 3.
38 Louis Sauvage, op. rit., pl. 37.
39 AN, F12/7595, Jugement du Tribunal civil de Boulogne-sur-Mer, 14 janvier 1817, page 13.
40 Ibid., lettre du secrétaire d’Etat aux Douanes, 6 mai 1820.
41 CCC, dossier régime douanier des tulles.
42 Exposé sommaire des travaux de la Chambre de Commerce de Calais, 1855.
43 Journal de Calais, 19 mai 1830.
44 Ibid.
45 L’Industriel Calaisien, 15 août 1835.
46 AN, Mar CC5/150, folio 67.
47 Ibid., CC4/1235, rapport de M. de Moges, 1834, folio 33.
48 AN Marine CC4/1234, rapport général Grandpré, 1816.
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Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est cité par
- Malon, Claude. (2006) Le Havre colonial de 1880 à 1960. DOI: 10.4000/books.purh.7206
Calais et la mer (1814-1914)
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