Chapitre III. L’arrière plan institutionnel

p. 43-67


Texte intégral

1Les travaux d’histoire urbaine montrent le rôle majeur de l’activité administrative dans la différentiation de la croissance des villes1. Celle de la ville de Calais apparaît ainsi contrecarrée par un soutien insuffisant des institutions, mais, paradoxalement, c’est la faiblesse de l’armature institutionnelle qui rend possible aux négociants calaisiens la fixation définitive des tullistes britanniques. Elle favorise la croissance d’une industrie basée sur la contrebande des filés de cotons et des métiers à tisser venus d’Angleterre qui s’installent non seulement à Calais, mais aussi dans sa banlieue ou son arrière-pays, et non à Boulogne, alors chef-lieu de l’arrondissement.

L’impossible police

2La police du port est confiée au maître du port pour l’organisation des manœuvres et la distribution des places à quai, à la Douane sur le plan fiscal et à la municipalité pour les affaires sanitaires et la surveillance des personnes.

3Face à la fraude organisée sur la côte du nord de la France depuis plus d’un siècle, la Douane reste le plus souvent tatillonne, impuissante, sinon complaisante. Le régime policier hérité de l’Empire, confronté aux premiers bouleversements de la « Révolution industrielle » et à la difficile application du régime douanier prohibitif, se heurte à Calais plus qu’ailleurs à un problème de taille : une police très inefficace, voire impossible.

Une armée de douaniers

4Lorsque le passage discret des métiers à tulle de Robert Webster a lieu, vers 1816-1817, peut-être dès 1815, il semble que le dispositif douanier ait été un peu relâché par rapport à celui de l’Empire, les douaniers jouant, avant le rétablissement de la paix, un rôle de surveillance militaire des côtes. Pour la partie Ouest du littoral calaisien, celui qui est le plus proche de la côte anglaise, on ne compte pas moins de 77 à 105 douaniers en activité entre 1813 et 1817. Sur 22 kilomètres de côte, cela représente 3 ou 4 douaniers au kilomètre si l’on inclut l’équipage de la patache, c’est-à-dire le bateau des Douanes. La surveillance, possible par beau temps, est complètement illusoire de nuit ou par brouillard.

5On peut penser que la répartition de l’effectif des douaniers, officiers et préposés sur la côte révèle les choix de l’administration en la matière. Le doublement de l’effectif de Sangatte en 1817 dénote-t-il un regain supposé de la contrebande sur cette côte ? La chute de l’effectif à la basse-ville est peut-être le signe d’une indifférence calculée de l’administration pour les activités clandestines des tullistes et des smoggleurs dans cette banlieue, une fois leurs ateliers clandestins installés tout près de la mer. En tous cas, l’effectif global de la Douane reste important. C’est elle qui est l’administration la plus présente sur le littoral. La patache, savoureusement baptisée à Calais Le Fin Matois, voit son effectif passer de 66 douaniers en 1814 à seulement 12 en 1817. On peut, sans doute y voir l’effet désastreux, du point de vue de la Douane, d’une lacune de la loi du 26 avril 1816 créant le régime prohibitif à propos de la répression de la contrebande par mer. C’est, sans doute, une facilité pour les métiers de Webster de passer en fraude. Il est plus aisé de contrôler les bateaux fraudeurs en mer en les prenant sur le fait que d’espérer une capture à terre, où les contrebandiers bénéficient de complicités diverses.

6L’administration des Douanes se préoccupe d’améliorer le contrôle des passagers qui traversent le détroit en toute légalité à partir du moment où ce trafic se développe presque exclusivement par Calais jusqu’en 1825. Elle recommande d’éviter les « mesures vétilleuses »2 à l’égard des voyageurs et accepte de créer un régime spécial d’importation temporaire des voitures qui traversent le détroit sur les paquebots, mais dans la réalité quotidienne, le contrôle douanier a lieu dans de très mauvaises conditions : en 1821, les Délégués du Commerce dénoncent « la manière acerbe et peu décente » avec laquelle est effectuée la fouille des passagers à Calais3 et, en 1830, les hôteliers soulignent que « l’extrême sévérité de la Douane nuit... beaucoup au passage »4. Le zèle intempestif des préposés s’explique par le fait qu’ils soient intéressés aux saisies des marchandises prohibées susceptibles d’être découvertes lors de la visite des effets des voyageurs et cela « pour prévenir la négligence et la collusion »5. Le service est cependant mal exécuté puisqu’en 1832 les Douanes ne disposent que de quatre préposés pour les paquebots et les marchandises6. En réalité, la police des passagers semble plutôt appartenir à la municipalité par le biais, propre aux ports maritimes, du système des permis d’embarquement.

Le maire sur le port

7Jusqu’en 1835, le maire est au centre du dispositif de contrôle des personnes qui transitent par le port de Calais, une « police des frontières » qui n’accélère en rien le passage et qui devient plus centralisée, « active et permanente »7, à la faveur de l’apparition des services réguliers de vapeurs. Les formalités, qui semblent avoir été fixées vers 1780, sont quelque peu différentes selon les entrées ou les sorties.

8Les passeports des voyageurs qui débarquent leur sont retirés dans le bureau de visite des Douanes par l’employé baptisé « le Consigne du port ». Celui-ci en fait l’enregistrement, et les dépose à la mairie où les titulaires viennent les réclamer. Le maire y appose un visa si la destination est fixée ou délivre un passe provisoire. Afin de faciliter le séjour des passagers qui se rendent directement à l’hôtel pour se remettre des fatigues d’une traversée souvent éprouvante, ce sont les « commissionnaires d’hôtel » qui vont rechercher les passeports à l’Hôtel de ville. Les voyageurs qui embarquent à Calais sont tenus de faire viser leur passeport à la mairie qui leur délivre un « permis d’embarquement ». Ce permis leur est retiré par l’agent de police ou le commissaire « qui se tient au bout de l’échelle »8, au moment où ils descendent dans le paquebot. Ce contrôle permet au maire, assisté d’un commissaire spécial, d’assurer une mission de Haute police. Il favorise les mouvements des « frontaliers » ou des voyageurs internationaux pressés puisque le maire est autorisé à délivrer des permis d’embarquement à des personnes dépourvues de passeports.

9Dans la demande destinée à obtenir pour le port de Calais le maintien de la délivrance des permis qu’il adresse au sous-préfet en 1826, le maire invoque deux cas. D’abord, celui du voyageur pressé qui doit justifier sa demande d’une raison urgente comme par exemple le traitement d’une affaire de justice commerciale : « Un Français, poursuivant de Paris son débiteur souvent frauduleux n’avait pas le temps de se procurer un passeport à l’étranger, pouvait-on lui refuser un permis, sur la caution par écrit d’un négociant de Calais ? »9. Second cas, le voyageur de moins de quinze ans n’est aucunement obligé de porter un passeport : « Beaucoup de nos familles envoient leurs enfants en Angleterre, soit en pension, soit en échange, souvent ils sont confiés aux capitaines des paquebots qui les conduisent dans la maison à laquelle ils sont adressés, ces enfants ne sont jamais âgés de plus de 15 ans : doit-on les obliger à prendre des passeports à l’étranger ? »10. On peut supposer que ces deux types de voyageurs ne sont certainement pas les seuls cas de figure où des personnes traversent le détroit sans passeport, d’autant plus que les autorités municipales des villes côtières d’Angleterre semblent avoir utilisé les mêmes facilités : « Cette faculté était motivée par la multitude des relations qui existent entre les deux littoraux. L’autorité ne considérait pas comme un voyage une absence de quelques heures, une visite à Douvres ou à Deal »11.

10Le paysage douanier transmanche se trouve ainsi très libéralisé par rapport à la façade de rigueur officielle affichée pour les passagers qui effectuent de grands voyages à travers l’Europe. On comprend mieux la facilité avec laquelle des ouvriers ont pu installer leur industrie derrière la première ligne d’une Douane plus préoccupée de la circulation des marchandises que de celle des personnes. Dès lors qu’ils ont passé la douane régulièrement, les mécaniciens de Nottingham peuvent-ils être admis à se fixer en France ? Cette question, à laquelle le maire de Calais répond en 1819 par son célèbre arrêté dans lequel sont mentionnés les fondateurs de l’industrie tullière dans Calais intra-muros, devient encore plus préoccupante en 1820 lorsque d’autres tullistes viennent s’installer afin de « former un établissement sans une autorisation du gouvernement, lors même qu’ils offrent de payer le droit de patente et toutes autres contributions »12. Comme pour les voyages de courte durée, la caution d’un négociant calaisien suffit pour transgresser le droit commun.

11Confronté à la gestion des passeports, le maire de Calais Antoine Bénard a successivement deux attitudes. En 1816, il cherche à se décharger de ce contrôle tatillon qui empoisonne son emploi du temps : « soit au spectacle, soit chez moi à 10 heures du soir, on vient demander ma signature »13. Bénard obtient la nomination d’un commissaire spécial qui, manquant de personnel, se plaint de ne pouvoir faire face aux charges accumulées de la police municipale et de la haute police.

12La seconde attitude du maire consiste à s’efforcer de conserver le privilège des permis d’embarquement d’abord pour préserver la souplesse nécessaire à la prospérité du passage calaisien, ensuite, dans une ville où l’activité des négociants est polarisée par les ports anglais, il réserve la possibilité au commerce local de courts voyages en Angleterre, et enfin il cherche à garantir la mobilité de la nouvelle communauté britannique, occupée par l’industrie du tulle. A partir de 1827, les Calaisiens ou les voyageurs sans passeport doivent obtenir du Directeur général de la police une autorisation qui ne parvient qu’après un mois d’attente, le sous-préfet enjoint le maire de « ne plus donner à aucun particulier un permis de passer en Angleterre »14, alors que des ordres identiques ne sont pas appliqués par le maire de Boulogne. Les voyageurs n’obtenant pas de permis affluent dans le port rival de Calais. Bénard parvient à convaincre le sous-préfet d’exclure les Anglais résidant à Calais de cette interdiction de sortir sans passeport, ce qui confirme l’enjeu économique de cette circulation frontalière. Rétablis en 1830, les permis d’embarquement municipaux sont définitivement supprimés le 1er août 1835, signe d’un changement dans la conception du rôle du maire dans la police des frontières.

 

13La Commission Sanitaire est une institution dont l’objet principal est de garantir le port contre l’envahissement des épidémies venues par la mer. Le choléra de 1832 met vite fin à cette fiction. De part sa composition, cette organisation est un lieu de rencontre pour des membres d’autres institutions : Municipalité, Armée, médecins notables, Marine. Elle est l’instrument du regard méfiant et bureaucratique que porte la commune, et par delà l’administration préfectorale, sur le trafic portuaire et l’occasion de percevoir des taxes municipales pour la délivrance des patentes de santé.

14A partir de l’an III, la Commission Sanitaire reprend les attributions de la « Chambre de la Patache » dont l’efficacité semble avoir été plus que douteuse à la fin de l’Ancien Régime, débordée par l’affluence des prises ramenées à Calais par les corsaires de la Manche et de la mer du Nord. En l’an XIII, son efficacité est quelque peu restaurée par le rassemblement de tous les officiers de santé en son sein : ceux de la Place, de l’Hôpital militaire, de la Marine, tous placés sous l’autorité d’une partie des notables « parmi les mieux fondés »15. Leur but n’est sûrement pas d’entraver les liquidations de prises par des formalités supplémentaires, aussi, en 1814, le port de Calais a-t-il la réputation d’appliquer avec souplesse les dispositions sanitaires, d’autant plus qu’il ne reçoit qu’exceptionnellement des navires provenant du Levant ou des colonies. Ainsi, en mars 1814, une prise du lougre Le Désiré, armé en course par l’armateur Castinel de Dunkerque reçoit la libre pratique alors que l’équipage du corsaire est toujours en quarantaine.

15Le ressort de La Commission recouvre celui du quartier maritime, de Fort-Philippe à Escalles. Dès avril 1815, le sous-préfet de Boulogne s’enquiert du tarif de santé pratiqué « dans les ports et mouillages du Parlement de Calais » et, en 1817, un Conseil et une Commission de santé sont créés à Calais et à Boulogne. Le Conseil est composé du maire, du Lieutenant du roi, du Commissaire de la Marine, d’un médecin désigné par le préfet et des adjoints au maire, tandis que la commission qui exécute les décisions du conseil, est formée par le Commissaire de police, le Capitaine du port, un chirurgien et un secrétaire. En 1822, une liste triple de candidats est soumise au préfet, « comme c’est l’usage à Marseille ». Le recrutement est élargi par la Monarchie de Juillet, l’inspecteur des Douanes devient membre de droit. L’efficacité est mieux assurée avec la désignation de trois capitaines de navires et la création de neuf postes d’employés chargés des contrôles. Ces opérations nécessitent la plupart du temps des déplacements sur la côte lors des naufrages et la proximité du choléra britannique motive l’affrètement d’un petit chasse-marée de 30 tx, La Marie-Françoise, commandé par le patron Beaugrand, portant 2 pierriers et 5 fusils. « Bâtiment armé mis à la disposition de la commune », ce bateau stationnaire est chargé de repousser les navires qui ne posséderaient pas de patente de santé. La commission constate assez rapidement que son service laisse beaucoup à désirer, les pilotes tout naturellement chargés de s’assurer de l’état sanitaire des navires qu’ils conduisent en rade exécutent leur service sans précaution : « Ici, les pilotes vont et viennent à volonté, accostent librement à la mer toute espèce de navire sans égard à la direction du vent, s’accrochant bord à bord à ses manœuvres, et font leur interrogatoire à si petite distance qu’ils pourraient donner la main à ceux qui doivent répondre »16.

16En dépit de ces faiblesses, les autorités sanitaires de Calais s’efforcent de démontrer au public le sérieux de leurs précautions. En septembre 1821, un brick venant d’Espagne, où sévit la fièvre jaune, déjà repoussé à Dunkerque, tente d’entrer à Calais. Le pilote Delpierre lui crie de « laisser porter plus au large autrement que (sic) le fort Rouge allait tirer sur lui » et il n’hésite pas à lui conseiller d’aller effectuer sa quarantaine à Cancale ou à Saint Malo. Dans sa défense contre la contagion, le port peut également bénéficier de l’appui des bâtiments de l’Etat. A la même époque, la goélette-aviso Le Pourvoyeur croise au large des ports du Pas-de-Calais tandis qu’on établit des vigies sur la côte.

17Une fois entré au port le navire qui demande une visite sanitaire est isolé dans un lazaret où équipage et marchandises subissent la quarantaine. Le Commissaire des Classes obtient, en 1819, que la municipalité construise une baraque à cet effet contre le mur du fort Risban. Ses abords ensablés forment un lieu propice parce que « les vents d’Ouest y chassent plus facilement les miasmes dans la partie Est du port ». Mal fondées sur le plan hygiénique, les prétentions de la Commission sanitaire le sont aussi sur le plan nautique comme en témoigne le conflit qui éclate en 1832 entre le capitaine Preager de la goélette calaisienne La Julie, venant du port de Londres où sévit le choléra, et le patron Beaugrand du bateau garde sanitaire. Obligé de mouiller en plein chenal pour étaler un fort coup de vent, Preager est victime du zèle intempestif du stationnaire : en ce moment critique pour le navire de commerce, le garde ordonne au capitaine de hisser le pavillon jaune et de se rendre sur le champ auprès de la Commission !

18Contestée sur le plan technique par les marins, la commission l’est aussi sur le plan financier par les négociants et les autorités. Les commerçants refusent de payer le coût des quarantaines des navires dont ils sont propriétaires ou consignataires et le préfet signale en 1818 « les frais exorbitants » engendrés par celles des navires Le Mars et La Victoire. Les frais du navire suédois Le Télémaque, échoué à Oye en 1821, s’élèvent à 35 francs mais ils sont entièrement composés des vacations de personnel. En théorie, chacun des intervenants touchent la somme de 25 francs : le Commissaire de police, le docteur Souville, le Capitaine du port, le courtier et le secrétaire de la commission. Tout ce petit monde se rend sur les lieux du naufrage et se trouve indemnisé par des sommes qui représentent ensemble le salaire mensuel d’un capitaine de paquebot. De 1831 à 1839, une procédure judiciaire est menée par la commission contre Henry Dupont, principal négociant de Calais, au sujet des frais impayés de six bâtiments norvégiens échoués ou mis en quarantaine en 1831. La Commission est loin d’emporter la victoire sur le plan juridique car la compétence du Tribunal de Commerce n’est reconnue qu’en 1835.

L’administration de la Marine

19En 1814, le Quartier maritime de Calais s’étend du Fort-Philippe exclusivement jusqu’à Saint-Pô, à la limite ouest de la commune d’Escalles. Dès 1819, le Commissaire des Classes demande au ministre que le ressort de son Quartier parvienne jusqu’au Cap Blanc-Nez, afin d’englober le syndicat de Wissant reprenant ainsi une ancienne revendication de l’Amirauté calaisienne.

20Il faut attendre 1837 pour que le capitaine de vaisseau Lemarié, chargé de l’inspection des quartiers dans le Premier Arrondissement maritime, envisage de manière critique le peu d’étendue du quartier de Calais, composé seulement des deux syndicats de Marck et de Calais. Il constate que « ses limites... ne paraissent pas avoir été fixées en raison des besoins des marins du pays ni avec une connaissance exacte des localités »17. Prenant acte du fait que les marins de Wissant préfèrent embarquer à Calais et désireuse d’économiser les frais de correspondance avec Boulogne, l’administration décide de rattacher ce syndicat au Quartier de Calais en 1842.

21Au milieu du siècle, le Quartier, dont la marque distinctive est un « C », puis les trois lettres « CAL », comprend trois syndicats : les communes d’Oye, et de Marck, avec les hameaux des Huttes, des Hemmes de Marck et de Waldam forment le syndicat de Marck. Calais, Saint-Pierre, Peuplingues, Sangatte et Escalles constituent le syndicat de Calais, Wissant etTardinghen celui de Wissant. En 1851, la commune d’Oye est détachée du Quartier de Calais en raison de l’attraction que le quartier de Gravelines exerce sur les marins de Marck et de Waldam.

22Comme les circonscriptions terriennes, le Quartier maritime se trouve, jusqu’en 1842 au moins, sous la tutelle partielle de Boulogne, chef-lieu d’arrondissement. Son besoin d’indépendance s’incarne dans la personne du Commissaire des Classes Louis Jacques en poste à Calais de 1816 à 1835. C’est un fonctionnaire qui se passionne certainement pour son métier et pour le port de Calais. En 1821, il est président de la Société d’Agriculture, correspondant de celles de Dunkerque et de Rochefort. Il n’hésite pas à intervenir publiquement dans la polémique qui oppose l’Annotateur boulonnais et le Journal de Calais au sujet des avantages respectifs des deux ports rivaux lors des grandes tempêtes de 1820 et 1825. Il affirme que Calais « offre la même sécurité que les meilleurs ports de l’Angleterre »18.

23Au sein de la Société d’Agriculture, Louis Jacques traite des problèmes de la pêche, du droit maritime et des classes. Dans l’un de ses écrits dont sont friandes les académies de province, intitulé Discours sur les avantages de la pêche, il encourage les négociants calaisiens à se lancer dans le « métier » du hareng et, comme l’a déjà remarqué Alain Cabantous19, il est le premier observateur en France à souligner la corrélation entre la baisse de la consommation du poisson et l’observance de plus en plus lâche des prescriptions du carême. Il s’engage même, assez hardiment pour l’époque, pour plaider la cause du corps des Commissaires de la Marine dont il fait l’éloge en ces termes : « par rapport à l’importance des fonctions dont ils sont chargés, il n’a peut être point été rendu toute la justice qu’ils devaient espérer, car on ne peut disconvenir qu’ils sont mesquinement traités, et qu’ils semblent être dans une espèce d’oubli, parce que faisant en quelque sorte, corps à part avec l’administration des ports royaux, ils sont placés dans des ports purement commerciaux, et qu’ils provoquent moins l’attention de leurs chefs immédiats »20. Son zèle est récompensé en 1829 lorsque la toute jeune Chambre de Commerce parvient à faire ériger Calais en commissariat de première classe. Si l’activité dont il fait preuve semble motivée par le souci de sa carrière, son indépendance d’esprit par rapport aux lenteurs de la bureaucratie est indéniable, comme en témoigne ses réflexions de 1830 : « Les résultats sont si lents à Paris, il est attaché tant de déboires, tant d’ennuis au métier de solliciteur, qu’il y a quelque mérite, je le pense, à se dévouer pour l’intérêt général »21. Ses initiatives sont certainement stimulées par le changement de régime en 1830. Trois ans après la Révolution de Juillet, il ose proposer à son administration une série de réformes que celle-ci repousse jugeant qu’elle n’offrent « aucun avantage réel pour le service » ou que la législation est suffisante dans les domaines évoqués par le bouillant commissaire. Son catalogue de revendications ne semble pas avoir été du goût de l’administration de la Marine qui, à chacune de ces demandes, le rappelle à l’application des lois existantes.

24En définitive, le commissaire Jacques est muté en 1835 dans le sous-arrondissement de Marseille ce qui constitue peut-être un exil doré. En tout cas son programme, qui rassemble l’ensemble des questions épineuses de la marine marchande de son époque ne fut, semble-t-il jamais publié, d’autant plus que sa démarche est unique parmi ses collègues de tous les arrondissements de France.

L’organisation institutionnelle du négoce

La place des négociants dans la ville

25Dès 1814, le haut négoce calaisien s’est organisé afin de gérer son entrepôt réel et d’améliorer les services portuaires. La liste des membres fondateurs de la Chambre de Commerce de Calais en 1828 permet de brosser un premier tableau de cette petite élite de la marchandise. Elle tient en main, à la fois, les intérêts portuaires et ceux de l’industrie naissance.

26Les trois premiers négociants placés à la tête de l’organisme consulaire sont les représentants des maisons de commerce de Calais parmi les plus anciennes, toutes fondées avant 1789 : Quentin Reisenthel, président en 1828 et 1829, Eugène Mancel, secrétaire membre de 1828 à 1834, puis président en 1834-1835, et Jacques Leveux fils, maire de Calais et président d’honneur de la Chambre de Commerce de 1830 à 1842. Les suivants ont tous, sauf le banquier Jean-François Guillebert, établi leur commerce pendant la période de la Révolution et de l’Empire. Ainsi, la notabilité d’une partie des négociants importants n’est pas plus ancienne que les « French Wars », sans doute grâce à la course maritime et au smogglage.

27Dans un port où les licences ont été refusées et qui ne bénéficiait pas au XVIIIe siècle d’un grand élan commercial, la recherche d’un débouché industriel a dû sembler très naturelle dès la trêve signée à Amiens. Le recours à une industrie légère est d’autant plus facile que l’afflux des émigrés anglais crée des conditions particulièrement favorables à la location de la totalité ou de parties d’immeubles que les négociants ou les propriétaires peuvent posséder à Calais ou à Saint-Pierre. Les propriétaires y logent des métiers et leurs mécaniciens. On a dû, sans doute de manière concomitante, fournir la matière première et louer des métiers aux mécaniciens. Ce n’est pas un hasard si l’initiateur supposé de la naturalisation de la fabrication directe du tulle est le plus important propriétaire d’immeubles de la ville, Jean-Noël Dubout « négociant » en 1814, « fabricant de tulle » en 1826, et dont le fils unique Jean-Jacques Noël est « serrurier ». Dubout Aîné paie en 1826, 1.170 francs d’impôt foncier et 500 francs de patente pour dix immeubles qu’il possède en ville, y compris son domicile et son magasin pour lesquels il doit également 500 francs de patente. A titre de comparaison, on peut citer Christian Matis, le négociant le plus imposé, promoteur de la ligne de Londres. Il doit verser 1.545 francs de foncier pour trois immeubles et une patente de 1.500 francs. Quentin Reisenthel, qui semble avoir un profil commercial comparable à celui de Matis, ne verse que 515 francs pour deux immeubles. Les registres des contributions sont malheureusement trop laconiques pour nous permettre de tracer un portrait plus fidèle du rapport entre propriété immobilière et installation des fabricants. Sans trop préjuger de la structure de la Fabrique, encore mal connue, il faut constater qu’en 1826, l’ensemble des fabricants de tulle anglais sont locataires de la maison qu’ils occupent, (et on peut se demander s’ils ne le sont pas également de leurs métiers) puisqu’ils ne paient pas d’impôt foncier. Les seuls fabricants qui soient sujets à cette taxe étant les « fabricants » français au nombre de quatre : Pierre-Louis Crèvecoeur, Jean-Jacques Noël Dubout, Hippolyte Salembier et Joseph Thélu.

28Les relations commerciales avec l’Angleterre, maintenues au temps du blocus, continuent d’alimenter les opérations des négociants du haut commerce. Il faut y inclure le soutien commercial et financier aux fabricants de tulle et par conséquent l’impunité garantie à la fraude des filés et des tulles de coton. Maintenir l’armement de quelques navires demeure encore essentiel et rentable, même si ceux de la ligne de Douvres leur échappe presque totalement. C’est le rôle de l’Etat de maintenir un service postal. Quelques capitaines de navires armateurs, beaucoup moins bien placés dans la hiérarchie des élites marchandes, arment pour leur compte quelques unités vers Douvres, Folkestone ou Ramsgate. Par contre, deux lignes de navigation leur sont vitales. D’abord celle de Londres pour la banque et les produits textiles. La profession de foi commerciale de Jean François Guillebert père en témoigne en 1822 : il souligne qu’avantageusement placé entre Londres, Paris, Anvers et autres places principales, il est « l’intermédiaire de plusieurs maisons de commerce (de Paris) »22. Guillebert pratique « la banque et la commission des matières », c’est-à-dire le transport de l’or et de l’argent monnayés ou en lingots entre Paris et Londres, à des taux qui varient de 3,5 % à 4,75 %, mais également d’Anvers à Londres. Il pratique également « l’assurance contre les risques de mer », profitant en cela de la grande fréquentation du port par les voiliers français, anglais ou Scandinaves. Pour ces membres du « haut commerce », le passage entre les deux capitales reste fondamental puisqu’il alimente à la fois la commission d’armement et le métier de « merchant banker ». Ainsi Mancel « change les monnaies d’or et les billets de banque, reçoit et expédie toutes marchandises de France pour l’Angleterre et de l’Angleterre pour France ».

29La seconde route nécessaire aux commissionnaires calaisiens est celle du cabotage atlantique traditionnel. Il alimente les besoins de Calais et du Calaisis, mais également des autres villes du nord de la France avec lesquelles les négociants sont en relation. L’importance des produits coloniaux dans ce trafic contribue sans doute au fait qu’ils cultivent des contacts plus étroits avec les négociants du Havre qu’avec ceux de Dunkerque. Ainsi, la maison Philippe Dévot semble posséder assez tôt une succursale dans le port normand tandis qu’Auguste Mancel marie sa fille Victoire avec le négociant havrais Vasse, en avril 1815.

30C’est donc dans un « patriciat » composé essentiellement de commissionnaires et banquiers marchands, plutôt que d’armateurs, que la Préfecture désigne les négociants les plus dignes de représenter l’ensemble du commerce. La commission nécessite la pérennité des maisons de commerce, souci vital du Haut commerce. En 1828, la jeunesse relative d’Eugène Mancel et de Philippe Dévot ne doit pas faire illusion puisqu’il sont tous deux les héritiers du négoce paternel. Leurs pères les ont établis comme négociants à part entière avant de se retirer eux-mêmes des affaires.

31Parmi les fondateurs de la Chambre de Commerce deux personnes ne sont pas distinguées du titre de « négociant ». Il s’agît de Jean-Baptiste Renard, « fabricant de savon » et d’Alexandre Porquez-Woillez, « marchand de draps ». Le groupe des aubergistes et maîtres d’hôtels n’est pas représenté lors de la création officielle de la chambre consulaire calaisienne. Alexandre Porquez-Woillez représente le commerce de détail. Dans la ville de Calais, les consommateurs les plus riches sont certes le « patriciat » marchand, l’aristocratie terrienne du Calaisis, mais également les militaires et les étrangers. La carte de visite publicitaire de Porquez-Woillez de 1815-1818 nous décrit son magasin installé au numéro 66 de la Rue Notre-Dame : « parfaitement assorti en draps fins et autres de toutes les qualités, casimirs, silésies, gilets à la mode, castorines, espagnolettes, moltons, alépines, finettes, toiles de coton, à matelas, et autres de toutes espèces ; perkales, linge de table, couvertures de laine et de coton, velours de soie et coton, draps de soie, prunelles, futaines, coutils, basins, et généralement en toutes espèces de marchandises du genre de cet établissement, aux prix les plus modérés »23 . Porquez-Woillez apparaît comme un grand boutiquier plutôt que l’égal d’un négociant d’envergure. Sa désignation est peut-être le signe que le gouvernement et le négoce de Calais savent reconnaître la nécessité d’une représentation de cette catégorie de marchands, si nécessaire au fonctionnement urbain d’un port d’attente pour les étrangers.

32Dans la hiérarchie du négoce, les aubergistes tiennent une place à part, en particulier la famille Dessin-Quillacq. Louis Quillacq annonce en 1821 que sa retraite à l’Hôtel Dessin lui permettra de se « consacrer à la commission exclusivement »24 avec l’aide de son fils Auguste. La multiplicité des activités des négociants font d’eux les agents économiques les plus importants d’une cité bouleversée par la tullerie et leur permet, en dépit du retard institutionnel de Calais, de muter vers l’industrie.

33Entre 1814 et 1828, l’organisation institutionnelle du négoce peut, sans graves inconvénients, demeurer officieuse : la nature des opérations commerciales de chacun influe sur l’autorité qu’il est susceptible d’exercer dans son groupe social et sur l’ensemble de la société bourgeoise d’une petite ville comme Calais.

34De 1816 à 1821, Jacques Leveux n’est pas membre de la Commission des Délégués du Commerce. A contrario, les nouveaux venus, ou les négociants de moindre envergure, suscités par la tullerie demeurent sous la bienveillante surveillance des plus influents. Mancel est ainsi consulté par la maison de banque Thuret au sujet de la solvabilité d’un commissionnaire nommé Allègre qui fait précisément transiter des « machinery » entre Londres et Calais en 182325. Le débat de fond n’est probablement pas celui que répercute les institutions sur les traités ou le régime douanier, mais plus prosaïquement celui des questions purement techniques ou celles qui concernent l’écoulement des premiers produits de la Fabrique sur le marché intérieur. On peut émettre l’hypothèse qu’entre 1814 et 1835 l’alternative commerciale du haut commerce porte sur la confrontation entre des spéculations d’ancien type, principalement le commerce maritime, et celles qui relèvent de l’économie industrielle désormais possible grâce à l’ouverture technologique sur la Grande-Bretagne voisine. Nous verrons que, sur la question de la navigation à vapeur, le refus d’Henri Dupont de Lens, président de la Commission des Délégués du Commerce et l’un des principaux négociants de Calais, est catégorique. Ce choix manque d’être fatal au passage calaisien qui n’est plus maintenu en survie que par les services postaux.

35Le commerce des grains en période de crise frumentaire constitue un type traditionnel d’opérations commerciales basé sur la commission d’armement. Il soutient l’activité et la notabilité urbaine des négociants, comme cela avait été le cas pendant le Blocus, au cours de la Révolution, ou au XVIIIe siècle. La principale activité commerciale des négociants consistait à participer modérément aux armements les plus coûteux, souvent financés par des actionnaires extérieurs, et surtout à revendre les cargaisons des prises faites par les corsaires, voire des navires jetés à la côte, puis à réarmer ou à vendre les bâtiments capturés ou naufragés. La plupart du temps, il s’agissait de chargements de faible valeur, mais d’un tonnage suffisant, constitué de produits utiles aux subsistances. Dans chacune de ces opérations le négoce est directement confronté au domaine de l’Etat.

36Les négociants de la paix bénéficient un moment des fruits d’une activité similaire, très encadrée par l’autorité administrative, soucieuse d’éviter les émeutes frumentaires dans les périodes de pénurie. L’Etat offre également aux cargaisons de céréales des débouchés immédiats dans une ville de garnison. Les commissionnaires négocient les achats de grains directement pour le gouvernement. En 1817, six négociants au moins sont ses intermédiaires pour le commerce des grains importés des ports de la Baltique : Leveux, Morley, Reisenthel, Isaac-Vital, Michaud et Guillebert figurent parmi les notables les plus en vue de la ville. Ils approvisionnent Le Havre et le département de la Seine de chargements de céréales venus des pays du Nord. Mancel père et fils sont ainsi occupés à l’expédition « de tous les grains du ministre de l’intérieur »26. Il leur faut seulement délaisser mille hectolitres de blé à la municipalité de Calais, tandis qu’une partie de ce grain est mis à la disposition du Ministre de la Guerre pour les garnisons susceptibles de réprimer les émeutes.

37Les négociants reçoivent pour ce commerce une prime d’importation de 5 francs par quintal de froment et de 3 francs cinquante pour le seigle, la seule condition étant que les céréales soient de bonne qualité. Il faut éviter que les grains des navires naufragés, ou ceux qui naviguent avec de l’eau dans leur cale, soit mis en circulation selon l’ordonnance du 22 novembre 1817. Mancel est désigné comme expert pour vérifier la qualité des blés envoyés ensuite vers Le Havre afin d’alimenter Paris. Il semble bien que, par la suite, les négociants aient organisé la réexportation des grains et leur circulation spéculative par le cabotage. En 1824, le prix des négociants est supérieur de 89 centimes au prix imposé, sans doute parce que leurs grains de très bonne qualité sont vendus hors marché public. En fait, la mercuriale n’indique que le prix des grains de qualité inférieure : « Les autres ventes, généralement beaucoup plus importantes se traitent sur des échantillons, par des conventions à l’amiable et souvent secrètes, or, dans ce cas tout est invisible, quantité et prix »27.

38C’est également cette discrétion essentielle au commerce qui nous empêche de connaître en détail l’implication du Haut négoce dans les débuts de la fabrique de tulle, le seul industriel français déclaré en 1818 étant Jean-Baptiste Renard, dont nous auront l’occasion de reparler. La qualité de « fabricant de tulle » n’est revendiquée par des membres du haut commerce qu’à partir du moment où la Fabrique est largement établie en ville comme à la campagne. Jacques Leveux est, vers 1830, un des rares négociants armateur de la place de Calais à indiquer sa qualité de « fabricant ».

39Jacques Quentin Hippolyte Leveux est le plus actif des négociants sur le plan de la notabilité locale. Il est adjoint au Maire Antoine Bénard depuis 1818, puis maire de sa ville, du 30 août 1830 au 16 janvier 1842, après avoir dominé les institutions du négoce comme juge suppléant au Tribunal de Commerce depuis 1812, puis juge en 1816. Il est admis au sein de la Commission des Délégués du Commerce en 1821 et à la Chambre de Commerce de 1828 à 1841, puis de 1844 à sa mort en 1847. Il est en 1816, l’héritier du magistrat qui eut la lourde charge de mener le destin de la ville à travers les convulsions de la Révolution, Jacques Leveux Aîné, maire du 5 décembre 1790 au 1er novembre 1795, administrateur municipal jusqu’en 1798. Les qualités de consul des Etats-Unis, Hollande, Autriche, Portugal ne font que la renforcer et élargir le rôle des Leveux dans l’administration locale, la vie portuaire et leur sphère d’influence commerciale. C’est surtout en raison de l’ancienneté de la maison Leveux (« Fondée en 1703 » disent les en-tête de lettres), et par conséquent de la solidité de son réseau de relations, que Jacques Leveux fils est considéré à sa mort en 1847 comme celui « qui a fondé le véritable commerce »28, expression particulièrement sibylline qui nous aide peu. Ce « véritable commerce » désigne-t-il l’armement maritime au long-cours, le cabotage vers Londres ou le négoce textile ? La maison Leveux est une des rares entreprises calaisiennes qui arme des navires au long-cours ou au grand cabotage jusqu’aux années quarante, quelques indices semblent corroborer l’idée qu’il soit un des principaux « marchands fabricants » de la tullerie naissante. Un état des tullistes britanniques installés à Saint-Pierre mentionne, outre les caractéristiques principales de chaque « fabricant » anglais, la provenance des filés. Le scribe indique un pays, mais pour certains Anglais, il se contente d’indiquer la mention « monsieur Leveux ». Cet indication peut laisser supposer qu’il est un des principaux approvisionneurs en matières premières de la tuilerie.

40Avec Bellart fils en 1824, nous trouvons une des rares mentions d’approvisionnement en coton des tullistes. Il écrit à la maison Thuret qui lui a fourni des cotons français : « Je regrette beaucoup de n’avoir pas été plus heureux dans le placement des cotons, aussitôt que je les ai eus, j’en ai donné connaissance à tous nos fabricants de tulle, dont la majeure partie sont venus les voir (sic). Quelques-uns en ont essayé avec les échantillons portés au compte de vente, ils ont généralement trouvé que le coton n’était pas assez uni, que dans certains endroits il était étoupeux : ce sont leurs expressions (…) rien n’a été placé »29 .

41Les registres des patentes permettent de dresser un tableau de départ de la structure du négoce calaisien que les aléas de la croissance de l’industrie tullière rendra sans doute différent au seuil des années quarante. En effet, au fur et à mesure que s’étend la tuilerie, s’estompe la crédibilité des tentatives maritimes des Calaisiens les plus disposés à ne pas « tourner le dos à la mer ». En revanche, il est bien difficile d’en juger à travers des épaves de la correspondance privée conservées dans les dossiers de la municipalité ou de la Chambre de Commerce. Du côté des fonds publics, les registres que nous avons pu consulter aux Archives communales sont assez mal tenus et les nombreuses lacunes concernant les négociants rendent difficile une restitution complète. Il s’agit peut-être des brouillons des états arrêtés par le maire dont la copie, mieux tenue, a été transmise au préfet.

42En 1815-1816, nous retrouvons 44 « négociants » différents sur la place de Calais. Ils représentent la moitié des montants des patentes de la ville. Le second groupe de patentés est composé des marchands au détail de tous ordres (14,6 %), des aubergistes et logeurs (13,6 %), suivis des artisans et « fabricants » (11,4 %). Les professions libérales, les professions liées à l’activité maritime telles que constructeurs de navires, cordiers et voiliers, ainsi qu’une dernière catégorie liée aux transports terrestres avec les rouliers, les voituriers et les loueurs de voitures représentent pour chacune d’entre elles une part infime (3 %) des droits de patentes perçus dans l’ensemble des professionnels.

43Par conséquent, si c’est autour des questions portuaires que s’organisent la conquête des institutions du négoce, la réalité de la vie économique est largement différente. Entre la poignée d’armateurs négociants et les rares entreprises induites directement par le port, la part des entrepreneurs utilisant directement l’outil maritime est très mince. La revendication institutionnelle des tenants de la nouvelle industrie sera d’autant plus irrésistible.

La Société d’Agriculture et les questions portuaires, 1819-1832

44La Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de Calais, ressuscitée en 1819, est la descendante de celle qui fut créée en l’an VII. Sous couvert de préoccupations agricoles, la société de l’époque impériale s’était surtout intéressée aux questions portuaires en l’absence d’une Chambre de Commerce à Calais. Elle encouragea les agriculteurs à planter des oyats sur les dunes du front de mer et tenta de susciter la création d’une société de sauvetage.

45Très proche de la franc-maçonnerie impériale, elle était présidée par un certain Burgaud ancien vénérable d’une des loges calaisiennes et qui redeviendra son président en 1828. Cette coloration libérale vaut à son héritière de 1819 d’être particulièrement surveillée par les autorités préfectorales pour lesquelles, dès 1814, l’existence du « complot maçonnique » est une certitude30. A partir de 1820, la préfecture soupçonne la Société d’Agriculture d’activité subversive ; Lors de la séance du 9 novembre, le député Parent-Réal aurait discuté de « matières politiques »31, s’exposant ainsi aux réprimandes du préfet. Pour Burgaud, c’est par une « dérision amère » que le gouvernement continue à accorder « de faibles secours d’argent »32. La société ne dispose d’aucun local pour ses réunions ni même d’une bibliothèque, ce qui l’oblige à rester « ambulante », selon le mot de Burgaud. En 1819, elle en est réduite à se réunir au domicile privé du Commissaire de la Marine. Son recrutement reste limité, le gouvernement ne craignant pas de menacer de destitution les fonctionnaires qui en feraient partie. A leurs débuts, les travaux de la nouvelle société sont fortement marqués par les préoccupations portuaires : Isaac l’Ainé lui présente, en août 1819, son projet de travaux destinés à faire entrer en communication le canal de Saint-Omer et la mer. Il propose de faire construire une terrasse sur le rempart, entre la porte du havre et la porte neuve, pour permettre aux négociants d’observer le mouvement des navires. Cette « découverte » est finalement construite en 1820, directement sur la Porte du havre.

46Sous l’impulsion du commissaire de la Marine, Louis Jacques, la société invite en 1819 ses membres à réfléchir sur les moyens de « raviver la pêche » à Calais33 et décide, en 1821, de distribuer un prix au bateau calaisien qui aura pêché et rapporté à Calais la plus grande quantité de hareng. Les questions agricoles sont abordées dans une optique commerciale : en 1821, la culture du lin et son exportation font l’objet d’une communication.

47En octobre 1819, Jacques Leveux le jeune et Tom Souville, tous deux membres de la société et anciens francs-maçons, commandent au chantier Desjardin un bateau de sauvetage en avançant eux-mêmes les fonds. Autrefois laudatrice des sauveteurs de 1791 Gavet et Mareschal, la Société d’Agriculture se devait de célébrer l’occasion. Accompagnés du sous-préfet et du maire, ses membres se rendent en cortège sur le chantier pour frapper le premier clou du premier Canot de sauvetage de Calais. Quelques mois plus tard, le peintre Louis Francia, de retour d’Angleterre depuis 1817, entre en scène pour prendre contact avec ses amis de la Société d’Agriculture d’Angleterre au sujet de la construction de ce canot, « cloué en cuivre et lesté en plomb », et qui devait être porté à la mer par un chariot. Malheureusement, la Société d’Agriculture se heurte au carcan des servitudes militaires : l’autorisation nécessaire pour la construction de l’abri du canot n’est donnée par les militaires qu’en 1822. Constamment exposé aux intempéries, le canot se détériore rapidement. En 1825, le bateau n’est toujours pas payé et Leveux et Souville toujours pas remboursés par la société. Celle-ci veut bien remettre 450 francs à Jacques Leveux, mais rien à Tom Souville sous prétexte que celui-ci ne possède pas toutes les factures justifiant des dépenses qu’il avait engagé. On propose de lui rembourser 250 francs alors que le canot avait coûté 3.800 Francs. Les embarras financiers de la Société d’Agriculture ne cessant pas, le canot très endommagé est finalement vendu à l’encan pour 120 francs en janvier 1832.

48La Société d’Agriculture se réunit régulièrement jusqu’en 1824, avec en moyenne cinq à quinze réunions par an, puis de 1824 à 1830, de une à cinq réunions seulement. Sans doute, ses membres sont-ils découragés par le peu d’écho que connaît cette association et par l’hostilité des autorités. L’avènement de la Monarchie de Juillet encourage les libéraux calaisiens à tenter une nouvelle fois de l’animer. La société se réunit onze fois en 1831, mais cette troisième renaissance est de courte durée puisque le cercle interrompt à nouveau ses travaux en janvier 1832 pour ne les reprendre qu’en 1836. Dès 1828, la création de la Chambre de Commerce semble ne plus justifier les initiatives maritimes et commerciales de la Société d’Agriculture. Dès 1829, cette dernière déclare s’efforcer, en guise de testament, de « tracer, en quelque sorte, la ligne de démarcation des attributions de la Société d’Agriculture et de la Chambre de Commerce »34.

La difficile naissance de la Chambre de Commerce, 1814-1828

49La filiation entre l’Amirauté d’Ancien Régime, le Tribunal de Commerce et la Commission des Délégués du Commerce est réelle. L’Amirauté de Calais lègue une partie de ses attributions au Tribunal de Commerce qui a été créé en 1791. Christian Schnakenbourg a montré comment l’Amirauté fut incapable, à la fin de l’Ancien régime, de s’adapter à l’évolution de la vie maritime : « Archaïsme et lacunes de l’organisation, carences et abus dans le fonctionnement, manque de clarté des finalités propres de l’institution »35.

50Les attributions liées à la course donnent au Tribunal de Commerce un rôle très important dans le domaine maritime, que vient consacrer le Code du Commerce. Comme le tribunal est composé des négociants les plus riches, c’est de lui qu’émane en 1814, la Commission des Délégués du Commerce, association totalement officieuse qui regroupe en 1815 les principaux négociants de la ville : Félix Mouron, Louis Michaud, Philippe Devot, Antoine Bénard, Dupont de Lens, Isaac l’Ainé et Christian Matis. En 1822, la commission a complètement renouvelé ses cadres puisqu’elle est composée de Christian Matis, Quentin Reisenthel, Parenty, Grandsire aîné, Jacques Leveux, Henri Dupont et Louis Quillacq.

51Les commerçants calaisiens ont le plus grand mal à s’organiser en Chambre de Commerce en raison de l’hostilité des autorités à leur égard. L’existence de la Chambre de commerce de Boulogne, dans le ressort de laquelle se trouve Calais depuis 1819, ne justifie pas à leurs yeux la création d’un Chambre consulaire supplémentaire. L’effet de la tutelle boulonnaise joue ici à plein. Les tentatives des négociants calaisiens pour s’assembler ont donc lieu de manière presque clandestine, entre 1814 et 1828, en opposition ouverte avec les autorités qui refusent de reconnaître toute existence légale à la Commission. Coups de force et conflits se succèdent. Le premier acte de la Commission des Délégués du Commerce est d’ouvrir un entrepôt et d’établir un tarif de magasinage pour les marchandises qui y sont déposées. En 1821, le maire de Calais revendique la propriété de l’entrepôt, ce qui oblige la commission à demander l’arbitrage du préfet. La commission prend, souvent relayée par la Société d’Agriculture, une série d’initiatives de détail pour améliorer les services portuaires. Peu à peu, ses réalisations empiètent sur les attributions de l’autorité municipale ; En établissant en 1823 une tolérance sur les poids et mesures pour tous les négociants et marchands, la Commission vient concurrencer les activités de l’adjudicataire des poids publics de la ville de Calais et en 1825, elle prétend édicter un tarif pour le salaire des rouleurs, portefaix et élingueurs du port. Ces coups de force provoquent une réaction vigoureuse de la préfecture qui accuse la commission d’empiéter sur ses pouvoirs. Le tarif annulé, la querelle entre la municipalité et la Commission des Délégués du Commerce ne fait que s’envenimer, d’autant plus que cette dernière semble désormais bien décidée à imposer publiquement l’idée de la nécessité de créer une Chambre de Commerce pour Calais.

52Deux circonstances, le changement de roi et la création d’un journal à Calais, lui offrent l’occasion de donner au problème de la reconnaissance par l’administration de son existence une teinte politique, et de faire appel à « l’opinion publique ». Après l’établissement par les délégués de baraques en bois au Quai de la Colonne pour abriter le contrôle douanier des passagers, le maire déclare que cet édifice de toile « offusque le monument »36 c’est-à-dire dérobe à la vue des passagers qui débarquent et embarquent la colonne dédiée à Louis XVIII par les Calaisiens. Face aux critiques, la Commission tient bon et six membres du Tribunal de Commerce, animateurs de la Commission, rédigent cette réponse cinglante aux autorités : « ... Oui, nous avons fourni des poids et des balances à la Douane, nous avons fait plus, nous avons fourni un entrepôt, nous avons construit la découverte au-dessus de la porte du havre, nous avons établi deux grues qui manquaient sur le port, nous avons pavé les quais, nous avons construit trois baraques pour faciliter les vérifications des Douanes et une beaucoup plus grande pour recevoir les bagages des étrangers qui arrivent pendant la nuit des paquebots à vapeur de Londres et pour retenir par là dans notre ville un passage que l’on voulait porter ailleurs parce qu’on y promettait plus de facilités qu’à Calais pour les voyageurs. Nous avons enfin réparé et orné le rempart de jolis jardins avec l’agrément de son Excellence le Ministre de la Guerre et tout cela aux frais seuls du Commerce. Si ce sont là nos crimes, nous nous en avouons coupables ! »37.

53En 1825-1826, plusieurs arguments militent en faveur de la reconnaissance de la Commission en Chambre de Commerce : les produits de la douane de Calais, quatre à cinq millions de francs, sont beaucoup plus considérables que ceux de Boulogne qui atteignent à peine un demi million. La francisation de l’industrie du tulle en fait « une industrie manufacturière d’une importance majeure »38. Comme il ne peut être établi deux Chambres de Commerce dans un même arrondissement de sous-préfecture, on peut imaginer que la création d’une Chambre à Calais entraînerait automatiquement du point de vue des négociants calaisiens la création concomitante d’un arrondissement de sous-préfecture. Les notables calaisiens feraient ainsi d’une pierre deux coups. En fait, ces arguments ne décident pas le ministère à leur donner satisfaction.

54La mise en forme du projet de jonction du canal à la mer semble avoir été la cause du changement d’attitude du gouvernement. En effet, selon l’arrêté du 3 nivôse an XI, les Chambres de Commerce sont chargées de surveiller l’exécution des travaux publics. Si les travaux sont exécutés, la création d’une Chambre de Commerce devient une nécessité. On peut même se demander si l’insistance des notables calaisiens n’a pas eu son origine dans le besoin impérieux de se dégager de la tutelle boulonnaise plutôt que de faire entreprendre des travaux dont l’utilité restait alors subsidiaire, étant donné les difficultés de l’entrée du port.

55La création de la Chambre de Commerce par l’ordonnance du 1er juin 1828 met fin aux tensions qui existaient entre la municipalité conservatrice et la Commission des Délégués du Commerce regroupant les libéraux. Le préfet espérant probablement que le maire pourra y jouer un rôle de surveillant, l’entrepôt réel devient propriété communale tandis que la Chambre continue de braver l’autorité : elle examine favorablement le tarif de l’octroi « sous le rapport de l’intérêt des manufactures et du commerce » et « conclut, avec sagesse que ce tarif lui convient »39 .

56Le ressort de la nouvelle Chambre de Commerce est assez étendu puisqu’il regroupe les cantons de Calais, Guînes, Ardres, Audruicq, Aire, Fauquembergues, Lumbres et Saint-Omer Nord et Sud, les cinq derniers cantons ne seront distraits de ce ressort qu’en 1848 avec la création d’une chambre de Commerce à Saint-Omer.

La pesanteur de deux institutions : Le Génie militaire et les Wateringues du Calaisis, 1814-1832

57Le projet de jonction du port aux canaux du Calaisis, élaboré en 1816 par le négociant calaisien Isaac l’Aîné40, consiste simplement en l’amélioration des débouchés des canaux d’assèchement sans augmentation des infrastructures du port. Sur lui pèse très lourdement l’influence de deux institutions qui assurent des fonctions jugées vitales : le Génie militaire pour la défense de la Place de Calais et le Syndicat des Wateringues du Calaisis chargé de gérer le réseau de canaux indispensables à l’assèchement du polder. L’harmonisation de leurs intérêts avec ceux du négoce est longue et fastidieuse. Les premiers projets de chemin de fer viennent en 1832 remettre en cause l’utilité même de ces travaux.

Fortifications et servitudes militaires

58« Calais est renfermé, pour ainsi dire enfoncé au milieu des fortifications qui l’entourent de toutes parts »41. C’est ainsi que le docteur Arnaud décrit en 1829 un décor urbain et portuaire inchangé depuis l’enfermement décidé par Richelieu. Les fortifications demeurent un obstacle au développement urbain et portuaire de Calais car elles sont d’une ampleur spatiale considérable. 76 % de la surface urbaine sont constitués par les zones des fortifications tandis que la ville proprement dite, un rectangle de 550 mètres sur 420 mètres ne s’étend que sur 24 %, 35 hectares si on comprend les remparts, à peine 23,5 hectares si on considère l’espace occupé par les immeubles, les rues et la place. Le port ne dispose d’aucune surface commerciale décente ni magasin ni bureau, tout au plus un hectare d’un seul tenant à l’ouest du bassin du Paradis. Lorsqu’on débarque au port, on se heurte au rempart qui forme une longue façade percée seulement de trois portes.

59Les Calaisiens ne sont pas seulement encerclés par un mur de pierre, des bastions et des fossés, mais également par des obstacles d’ordre juridique. Le code des Places de guerre, appareil législatif définissant les restrictions aux constructions dans les zones de servitudes militaires est appliqué bien au-delà des remparts. Calais demeurant une Place de guerre de première classe, la zone des servitudes s’étend sur 974 mètres à partir du chemin couvert de la fortification. La zone portuaire est toute entière incluse dans cette emprise. Le corps du Génie peut, à tout moment, y exiger la destruction des édifices considérés comme nuisibles à l’efficacité de la défense de la Place, « sans indemnité et à la première réquisition de l’autorité militaire »42. Lorsqu’en 1824, la municipalité prévoit de faire construire deux hangars en charpente pour établir un marché aux poissons43, le Génie refuse son autorisation à ces bâtiments susceptibles de « favoriser toute attaque qui serait dirigée à l’improviste contre la Place »44. L’abri du canot de sauvetage de la Société d’Agriculture en 1821 et les chantiers de construction subissent les mêmes contraintes.

60De plus, les particuliers ou les institutions doivent traiter directement avec le Ministère de la Guerre afin d’obtenir les autorisations nécessaires pour bâtir sur ces terrains puisque le Chef du Génie de la Place ne peut personnellement prendre aucune décision sur ces questions.

61En ce qui concerne la circulation urbaine, et en particulier l’accès au port, séparé de la ville par les remparts et les fossés du Front-Nord, les intérêts du Génie et ceux des négociants et commerçants de Calais sont en complète opposition. Le premier ferme les portes la nuit et cherche à protéger les emprises militaires en s’immisçant dans les règlements de voirie, tandis que les seconds voudraient voir disparaître toute entrave à la circulation, de jour comme de nuit, dans un port où les voyageurs circulent à toute heure. Ce n’est qu’en 1825 que le ministre de la Guerre autorise l’ouverture permanente des portes de la ville.

62Sans oser demander la suppression pure et simple des fortifications, la municipalité de Calais mène, pendant la Seconde Restauration et les débuts de la Monarchie de Juillet, une sorte de petite guerre contre le Génie afin de s’emparer des espaces qu’elle ne maîtrise pas et sur lesquels se trouvent les canaux, les écluses et le port. Par exemple en 1819, le Conseil municipal cherche à faire établir que les terrains situés au-delà du Canal de Saint-Omer, entre Calais et Saint-Pierre sont certes soumis aux servitudes militaires mais restent bien des propriétés communales. Le Conseil va même jusqu’à accuser le Génie d’avoir usurpé les biens communaux. La municipalité porte surtout ses efforts contre la muraille datant de l’occupation anglaise pour lequel l’argument défensif des militaires parait obsolète. Elle encourage les initiatives de la Société d’Agriculture : « découverte » sur la porte du havre dont le budget municipal finance les travaux, et abri pour le canot de sauvetage.

63La mairie tente bien, par petites touches, de mettre fin à la militarisation des remparts médiévaux. En 1823, une partie du rempart de la première enceinte est cédé à la « délégation du Commerce » pour y établir une promenade publique. Cette guerre d’usure connaît une réponse cinglante du Génie en 1826. L’ingénieur en chef Lurivan porte injonction au maire de faire démolir l’abattoir nouvellement construit sur l’esplanade, la Municipalité refuse d’obtempérer car le bâtiment lui a coûté 44.000 francs. Après mise en demeure par les militaires, trois conseillers municipaux se rendent à Paris pour plaider la cause du seul établissement qu’on avait osé construire sur les terrains soumis aux servitudes.

64Toutes ces affaires sont peu discutées par l’opinion puisque, jusqu’en 1825, Calais ne possède aucun quotidien. A partir de cette époque et davantage après 1830, le débat sur l’utilité des fortifications au regard du développement du port, devient public et plus opiniâtre entre le Génie militaire et le « Génie pékin », selon la savoureuse expression du peintre Louis Francia. La controverse devient virulente à partir de 1831 en raison des craintes de propagation de l’épidémie de choléra. Le Conseil municipal en profite pour se décharger de l’assainissement du fossé séparant la ville du Courgain, véritable cloaque où les immondices se mélangent à l’eau de mer. La tâche incombe, d’après lui, au Génie. Le thème du fossé malsain devient une arme de poids contre les militaires. En décembre 1831, le docteur Mauricheau Beaupré conclut que les fortifications sont un danger pour la santé publique. Pour lui, le fossé du Courgain doit être comblé et les travaux du port accélérés afin de réduire les dangers d’épidémie et améliorer la salubrité publique.

Du canal à la mer, le projet Rajfeneau de Lisle

65C’est un projet ancien puisqu’il reprend l’esprit des travaux prévus par Vauban en 1675. Ils consistaient à transformer la crique naturelle du port en vaste bassin capable d’accueillir une flotte entière. Repris en 1789, puis en 1816, il parvient au Comité des fortifications en avril 1818. Il s’agit d’abord de mettre en communication le canal de Calais à Saint-Omer avec un bassin à flot dans lequel les navires de mer déchargent sur des bélandres capables de naviguer sur le réseau canalisé du nord de la France. En 1816, le transbordements des marchandises a lieu par charrettes entre le port et le canal : « La nécessité de rompre charge est sous les yeux des cultivateurs, d’une telle suggestion, qu’ils préfèrent conduire leurs denrées au marché de Saint-Omer, de Bergues et de Bourbourg »45.

66Les travaux ont pour but de supprimer cette rupture de charge afin d’élargir l’arrière-pays de Calais. Les négociants et les édiles calaisiens cherchent à capter une partie des approvisionnements terrestres du cabotage de Dunkerque qui dispose déjà d’une jonction entre ses canaux et la mer. Ils ont également pour objectif de diriger ceux de Boulogne sur Calais en développant le commerce de Guînes qui draine celui des mines et carrières du Boulonnais. A Guînes, on prétend, avec exagération, être « l’entrepôt des mines du Boulonnais, du département du Nord et de la Belgique »46. Dans l’esprit des édiles et négociants calaisiens, une voie fluviale améliorée doit favoriser le transport des pondéreux et encourager les exportations maritimes : « Les navires caboteurs prendraient au lieu de sable un lest en charbon ». On fait miroiter aux militaires réticents la baisse du coût des matériaux de construction, puisque les carrières du Boulonnais par Guînes et le canal assurent le ravitaillement en marbre et en pierres de beaucoup de places fortes. La Chambre de Commerce et le Conseil municipal veulent réaliser sur le plan économique l’unité des zones formant l’ancien arrondissement de Calais.

67Vers 1830, les caractéristiques du canal de Calais sont largement suffisantes pour réaliser l’élargissement de l’arrière-pays du port vers le Boulonnais. Depuis la fin de l’Empire les canaux de Guînes et d’Ardres sont fréquentés par des bateaux de 25 tx au maximum. Par contre, en direction du département du Nord, le gabarit du canal est insuffisant pour les péniches de 60 tx et plus qui fréquentent l’Aa et les canaux du département du Nord. Les goulots d’étranglement se situent aux deux extrémités de la voie d’eau : la jonction avec l’Aa par l’écluse d’Hennuin n’est pas suffisante pour le passage de grosses bélandres, en revanche, avec l’exécution des travaux du plan Raffeneau on peut prévoir grand, une écluse de 7 m de large permet de passer du port au canal, alors que ce dernier n’admet que des bateaux de 3,93 m au plus.

Les Wateringues, groupe de pression ?

68Les canaux de navigation sont inséparables des watergangs, canaux qui permettent d’assécher le polder qui constitue la majeure partie du territoire du Calaisis. Ainsi, le Canal de Guînes assure les deux fonctions. La gestion technique des canaux, de dessèchement ou de navigation est d’ailleurs confiée à l’ingénieur des Ponts et Chaussées, également chargé des travaux du port, tandis que la responsabilité de leur entretien incombe aux syndicats des Wateringues. On peut se demander comment ils jouent, en l’occurrence, leur rôle de groupe de pression afin de limiter les effets de ces projets de travaux qui leur paraissent contraires à leurs intérêts. Faut-il croire que, selon l’expression de Marcel Gondolo, ils « font peser des sujétions très lourdes sur la ville elle-même »47 et sur la création des infrastructures portuaires.

69Dès sa publication à la fin de l’année 1829, le projet est attaqué par quelques propriétaires de l’arrière-pays appartenant aux Wateringues. Ils demandent que soit maintenue une parfaite indépendance entre l’écoulement des Wateringues et celui du canal de navigation. Depuis 1814, l’écoulement des eaux du Calaisis ne se fait plus par l’écluse du fort-Nieulay mais par la Rivière de Hames, puis à partir de 1823 par le canal des Crabes et l’écluse d’Asfeld. La préoccupation des propriétaires et des responsables des Wateringues est d’assurer des tirages à la mer suffisants au printemps et en automne, sans lesquels l’ensemble des champs se trouverait submergé « les semailles deviennent impossibles, les grains en herbe languissent et meurent »48. En hiver, les membres des sections des Wateringues demandent que le niveau du plan d’eau du Calaisis soit le plus bas possible « afin que les terres soient égouttées d’avance, ne soient pas détrempées et imbibées après 48 heures de pluies »49. Ces exigences nuisent beaucoup au tirant d’eau nécessaire à une navigation régulière car les tirages à la mer se prolongent sur plusieurs marées : « ... en vain ferait-on des écluses à la mer plus grandes que le Calaisis ne se dessécherait pas plus vite »50. De plus, la théorie des chasses n’est pas forcément conciliable avec les impératifs de l’agriculture, en particulier si les chaleurs estivales nécessitent une irrigation : « Il convient sans doute de ménager aux bateliers un tirant d’eau suffisant, mais encore faut-il nous donner de l’eau à boire » déclarent les propriétaires du Calaisis.

70Le tableau des institutions nécessaires au port devrait être complété par l’évocation des courtiers maritimes, mais faute de sources, il est bien difficile de dépasser une simple nomenclature qui réaffirme le caractère héréditaire de la charge, dominée dans la première moitié du XIXe siècle par la famille Derheims. Ils furent sans doute les agents les plus actifs des échanges réguliers ou clandestins qui bouleversent le destin du port de Calais à partir de la paix. La permissivité du système douanier et policier vis-à-vis de la Grande-Bretagne apparaît avec d’autant plus de force que les sources officielles ou les historiographies oublieuses font de cette période un moment de prohibition absolue. D’autre part, la sévérité des règlements administratifs, militaires ou autres contraste avec cette première réalité du commerce calaisien. Même s’ils tentent de composer naturellement avec l’autorité, les édiles calaisiens sont souvent en conflit avec Boulogne, Arras ou Paris et on ne peut les accuser d’avoir négligé l’aspect institutionnel de la défense de leurs intérêts, même si la tutelle de Boulogne les handicape réellement.

71Le fait marquant demeure la création de la Chambre de Commerce qui bouleverse le paysage institutionnel parce qu’elle permet aux intérêts locaux de s’exprimer et qu’elle accompagne l’essor de la tuilerie. On peut s’interroger sur le fondement réel des initiatives des négociants concernant l’aménagement de l’interface ville-port : il est probable qu’ils ne se soient pas faits d’illusion sur leur capacités à briser la puissance du ministère de la Guerre face à leurs pauvres intérêts. N’ont-ils pas demandé la liaison du canal à la mer afin d’appuyer leur demande de reconnaissance d’une Chambre de Commerce chargée par la loi de la surveillance de l’exécution des travaux publics ? En même temps, leur projet était un moyen habile de remettre en cause la continuité des fortifications du Front-Nord.

72L’un des arguments formulés par le préfet, en 1825, pour refuser à Calais la création d’une telle institution, consiste à affirmer que la ville ne possède « aucun commerce particulier, ou une industrie manufacturière d’une importance majeure »51. Le Conseil des Prud’hommes, créé en 1825 est spécialement chargé de gérer les conflits dans l’industrie du tulle. C’est une institution à part qui n’a aucune compétence en matière maritime. Son influence grandit avec celle de la Fabrique et des hommes nouveaux qu’elle attire à Calais et à Saint-Pierre ; cela sans doute au détriment de l’unité nécessaire aux demandes formulées en haut-lieu. Les tenants de cette institution n’ont sans doute fait qu’accompagner le mouvement de redéploiement des activités vers le tulle, mais il ne semble pas que se soit au détriment des intérêts portuaires, défendus par la Chambre de Commerce.

Notes de bas de page

1 Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988, (« L’évolution de l’humanité »), 496 p., pp. 238-279.

2 Jean Clinquart, L’administration des Douanes en France sous la Restauration et la Monarchie de juillet (1815-1848), Neuilly-sur-Seine, Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes, 1981, 522 p., p. 110.

3 CCC, Délibérations des Délégués du Commerce, 8 octobre 1821.

4 Ibid, dossier station balnéaire, réclamation des hôteliers, 1830.

5 ADPC, P/1135, instruction du 7 mai 1825.

6 CCC, dossier Douanes, organisation du service, 1832.

7 AMC, Série L, Budget 1817.

8 Journal de Calais, 5 septembre 1832

9 AMC, Copies de lettres, le maire de Calais au sous-préfet de Boulogne-sur-Mer, 25 septembre 1826.

10 Ibid. 16 octobre 1826.

11 Journal de Calais, 5 août 1835.

12 AMC, copies de lettres, 18 avril 1820.

13 Ibid., le maire au préfet, 30 avril 1816.

14 AMC, copies de lettres, le maire de Calais au sous-préfet de Boulogne-sur-Mer, 24 septembre 1826.

15 Ibid., série I. Police sanitaire, an XIII-1819.

16 Ibid, visites patentes, 1825-1835.

17 AN, Marine, CC4/1234.

18 Journal de Calais, 19 octobre 1825.

19 Alain Cabantous, « Le hareng et son monde. Structures de la pêche harenguière de Boulogne à Blankenberghe (vers 1650-vers 1830) », dans Colloque de Boulogne-sur-Mer, 1984, pp. 47-72, p. 57.

20 Louis Jacques, Considérations sur le budget de la Marine de 1821, Calais, Le Roy fils, 1821, 175 p., pp. 106-107.

21 CCC, Construction du bassin à flot, lettre du 22 mai 1830.

22 AN, 68/AQ/60, Guillebert 1822, prospectus imprimé du 29 mars 1822.

23 MMC, Calais, carte de visite de Porquet-Woillez, vers 1816.

24 AN, 68/AQ/60, lettre de Quillacq à Thuret, 10 novembre 1821.

25 Ibid., lettre de Thuret à Mancel, mai 1824.

26 Ibid., Mancel au Maire, 8 novembre 1817.

27 AMC, Calais, Boulangerie, 1826-1847.

28 Journal de Calais, 8 décembre 1847.

29 AN, 68/AQ/60, lettre de Bellart à Thuret, 6 avril 1824.

30 ADPC, M/4612, le sous-préfet de Boulogne-sur-Mer au préfet, 1er mai 1814.

31 Ibid., le directeur général de la Police au préfet du Pas-de-Calais, 10 novembre 1820.

32 AMC, L/budgets et comptes 1830, lettre de Burgaud et Tétut au maire de Calais, 18 décembre 1828.

33 Ibid., séance du 17 juillet 1819

34 MMC, Ms 142, séance du 30 Décembre 1829.

35 Christian Schnakenbourg, L’Amirauté de France à l’époque de la Monarchie administrative, 1669-1792,Thèse pour le doctorat en Droit, Université de Droit, d’Economie et de Sciences Sociales de Paris (Paris II), 1975, p. 202.

36 ADPC, M/1242, lettre de Bénard, maire de Calais au sous-préfet de Boulogne, 29 mars 1826.

37 Ibid., défense par Henri Dupont, Grandsire aîné, Matis, Michaud fils, Dévot, Houette, présidents et juges au Tribunal de Commerce, 29 novembre 1826.

38 CCC, dossier Régime légal, lettre du préfet à la Chambre, 17 février 1825.

39 Ibid., délibération du 13 octobre 1828.

40 Projet de travaux à Calais par Isaac l’ainé, Calais, Le Roy fils, 1816, 25 p.

41 Martin Arnaud, « Mémoire sur la topographie et l’hygiène publique de la ville de Calais, transcrit et commenté par Guy Bourel » dans Bulletin historique et artistique du Calaisis, 120-121,1990, pp. 1-68., p. 27.

42 AMC, Délibération du Conseil municipal, budget de 1826.

43 Ibid., délibération du 10 mai 1824

44 Ibid.

45 CCC, dossier Bassin à flot.

46 Délibérations du Conseil Municipal de Guînes, 26 mars 1837.

47 Marcel Gondolo, Une ville malade, Calais, son évolution, sa crise actuelle, son avenir, contribution à l’étude de son plan d’extension, Paris, Fréal, 1936, p. 30

48 Ibid., rapport de la Troisième section des Wateringues, 12 janvier 1848.

49 Ibid.

50 MMC, documents sur le port de Calais, Intervention de Charles Thin lors d’une séance de conciliation tenue à l’Hôtel de ville de Calais le 8 janvier 1830.

51 CCC, dossier Régime légal, ordonnance du 1er juin 1828 ; lettre du préfet à la Commission des Délégués du Commerce de Calais, 17 février 1825.


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