URL originale : https://books.openedition.org/septentrion/120960

Introduction
p. 13-18
Texte intégral
1C’est à la suite du colloque de Boulogne-sur-Mer consacré en 1984 aux hommes et à la mer en Europe du Nord-ouest que nous avons décidé d’étudier l’histoire du port de Calais entre 1814 et 19141. Lors de cette rencontre, les communications consacrées aux ports furent, somme toute, assez réduites en proportion. Calais, présent dans les discussions des historiens médiévistes2 n’était pas évoqué pas plus que ses marins pour l’époque contemporaine tandis que les contributions concernant la politique commerciale des états, le rôle des élites et des institutions, les navires ou les trafics étaient peu nombreuses. L’histoire contemporaine du port de Calais semblait donc relativement négligée.
2Au premier rang des ports français pour le trafic des voyageurs, et havre le plus proche des « mers nordiques »3, avec ses rivaux Dunkerque et Boulogne, ses infrastructures continuaient à répondre, en 1984, aux normes dites « Freycinet ». La lecture de la thèse que Georges Oustric venait de consacrer à Boulogne-sur-Mer4, nous amenait à nous demander si la croissance du grand port de pêche n’avait pas été une malédiction pour son voisin calaisien. Georges Oustric n’abordant que de manière ponctuelle les problèmes de concurrence portuaire régionale, nous pouvions entreprendre l’approfondissement de cette question vitale pour Calais qui ne posséda ni pêche hauturière, ni armateurs audacieux comme ses voisins Boulogne et Dunkerque. Notre enquête s’orientait vers l’analyse de « l’échec de la croissance » engendrant celui du développement, thème essentiel de l’histoire économique du XIXe siècle dans le Nord-Pas-de-Calais. L’exemple calaisien illustrait peut-être la proposition inverse : un insuffisant développement des élites provoquant une croissance trop fragile pour échapper aux pressions et aux concurrences.
3L’histoire économique du port de Calais, même si un historien local avait commencé d’en esquisser la chronique5, n’avait pas été mise en perspective avec celle de l’industrie du tulle, ni avec celle des ports voisins. Les flottes, les principaux acteurs, les enjeux des trafics demeuraient inconnus. En 1979, le conservateur du Musée de Calais constatait, « l’absence complète pour Calais, de travaux de recherche quelque soit le domaine auquel on s’attache : histoire sociale, économique, politique, technique, urbaine, histoire des mentalités, histoire des entreprises... »6. C’était oublier les efforts déployés par les universitaires lillois pour promouvoir l’histoire régionale, entre autre ceux des professeurs Alain Lottin et Yves-Marie Hilaire, directeurs de mémoires de maîtrises concernant les villes du littoral. Outre-Manche, la thèse de R.G. Croft nous apportait une connaissance extrêmement utile de la politique des compagnies de chemins de fer britanniques sur le détroit du Pas-de-Calais puisque l’auteur analysait les stratégies de ces sociétés à partir des fonds d’archives britanniques.
4La commune qui prend le nom de « Calais » en 1885 n’a que peu de rapports avec l’agglomération du début du XIXe siècle. Elle est formée en 1814 par trois ensembles urbains bien distincts, d’aspect et de dimension très différents, mais possédant chacun leur personnalité et qui, de plus, approfondissent leur identité au cours du siècle. Organisateur de ce premier trinôme, et fondamental pour l’histoire du port et de la ville, le système des fortifications de la place militaire de Calais pérennise l’existence topographique des trois « villes » : le Courgain qui abrite la population maritime, la ville de Calais proprement dite, enfin, Saint-Pierre-lès-Calais. Sous l’effet de la transformation des activités et de l’essor de la population urbaine, la hiérarchie entre ces trois unités est complètement renversée durant le siècle.
5Le Courgain, minuscule quartier bastionné isolé de la ville par un fossé et des murailles, regroupe en 1820 la majorité des gens de mer. Il est considéré comme la « ville des marins », plus encore qu’un simple quartier puisqu’il est complètement séparé de la ville de Calais proprement dite par une muraille et un fossé. Il devient « Courgain Maritime » en 1885, afin de le distinguer du nouveau quartier, dit du « Petit-Courgain », créé par l’extension à l’est du nouveau port de commerce.
6La ville de Calais est emprise, comme le Courgain, dans une ceinture de remparts qui disparaît avec la construction du port Freycinet entre 1878 et 1889. Ce « Vieux Calais » devient « Calais-Nord » après la réunion administrative des deux communes de Calais et de Saint-Pierre en 1885.
7Saint-Pierre-lès-Calais, faubourg rural de la ville fortifiée, compte déjà en 1815 une population de 3.559 habitants, soit environ le tiers de l’ensemble Calais-Courgain-Saint-Pierre qui regroupe alors 12.000 personnes. A ce moment, on n’y trouve trace d’aucune tradition industrielle. Saint-Pierre est devenue en 1851 une vaste banlieue manufacturière et ouvrière qui rassemble 51,2 % des 22.517 habitants, de la population du futur Grand Calais. Le développement de l’industrie tullière qui se concentre dans les usines et ateliers de Saint-Pierre provoque le triplement de sa population entre 1846, (date où elle équivaut à celle de la ville, soit environ 11.000 habitants), et 1881, (elle atteint alors les deux tiers de l’agglomération soit 33.290 habitants sur 46.819). Calais-ville et le Courgain ne rassemblent plus respectivement que 20,5 et 6,8 % de la population urbaine. Leur part ne cesse de décliner après la réunion de 1885. Au recensement de 1911, l’ancien Saint-Pierre, grossi des nouveaux quartiers ouvriers, représente 79,5 % de l’ensemble du nouveau Grand Calais. On ne compte plus que 3.479 Courguinois, c’est à dire l’équivalent de la population saint-pierroise en 1815. Les habitants du quartier maritime ne représentent plus que 4,8 % de la population de la ville de Calais qui en compte plus de 72.000.
8La croissance et le développement de Calais au XIXe siècle sont intimement liés à ceux de sa banlieue industrielle de Saint-Pierre-lès-Calais, confondues dans une même commune en 1885. Etant donné que la fonction portuaire est confrontée au développement de l’industrie des tulles et dentelles mécaniques, installée dès 1818, il nous a fallu démêler dans notre thèse la part des activités maritimes et de celles qui sont liées à la situation frontalière de Calais, ville et port de France le plus proche de l’Angleterre7. Dans l’historiographie récente, Calais est l’objet d’une ambiguïté remarquable : les fonctions urbaines dominantes ayant changé, la croissance démographique de la ville (le chiffre de la population est multipliée par 6,8 en un siècle) a pu être attribuée à sa fonction portuaire irréductible8. En réalité, la croissance démographique doit être essentiellement attribuée à l’activité textile de ce port. Afin d’éviter toute ambiguïté, nous nous sommes efforcé de toujours considérer les deux villes séparément et non pas un « grand Calais », reconstitué par rapport à ce qu’il devient à partir de 1885. Calais et Saint-Pierre sont-ils une illustration, voire l’archétype de ces « dystrophies urbaines », les « maladies du développement urbain », évoquées Jean-Pierre Poussou ? Notre port, jusqu’en 1885 est tout autant celui de Calais que de Saint-Pierre, comme il le devient naturellement après cette date tout en restant l’exemple le plus frappant des contraintes liées au rôle stratégique de sa place forte.
9Nous avons eu la chance de disposer de sources nombreuses et variées, même si nous n’avons pas la prétention d’avoir épuisé l’ensemble des archives consacrées à l’histoire maritime et portuaire de Calais au XIXe siècle. Supposées disparues ou détruites, les archives publiques locales complétaient avantageusement celles de Paris, Cherbourg, Lille et Arras. Les fonds des ports de Boulogne et Dunkerque nous offraient, avec ceux de Calais, un vaste champ d’investigation et de réflexion sur les rapports entre les trois ports du littoral du Nord de la France. Par contre, les recherches que nous fîmes, au début de notre travail, pour retrouver des archives privées s’avérèrent rapidement infructueuses en raison de la destruction totale de Calais-Nord et du Courgain qui a fait disparaître la quasi totalité du patrimoine historique de la Marine calaisienne. C’est ce que nous confirmaient les descendants des principaux entrepreneurs portuaires de Calais, Messieurs Jean Mulard, Jacques Vendroux et Henri Ravisse.
10Retracer l’histoire d’un port moyen était pour l’occasion d’illustrer cinq grands domaines de recherche : la croissance du commerce maritime, l’histoire des entreprises d’armement, l’histoire de l’extension des infrastructures et des équipements, de l’industrialisation littorale, enfin les rapports entre le port et la ville.
11L’histoire maritime est qualifiée par Lewis Fischer et Nordwik Helge, co-fondateurs de l’international Journal of Maritime History, de « subdisci-pline » de l’histoire économique et sociale9. En effet, l’histoire maritime est devenue depuis trois décennies, une « discipline dérivée », utilisant les mêmes méthodes que l’histoire « terrienne », elle trouve son aliment dans les rapports entre le « territoire » et la mer, un espace social et économique qui constitue son domaine de prédilection.
12Tout en restituant « le contexte », l’histoire maritime demeure une histoire technique. En tant que telle, il lui faut s’efforcer « d’accorder toute sa dimension, y compris économique à l’innovation ». Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le transport maritime est le secteur qui connaît le plus grand nombre d’innovations. Or, ces progrès généralisés après 1870 (utilisation de la vapeur, coque en fer), sont déjà largement répandus dans la flotte des petits paquebots transmanche. Le cabotage international, essentiel au port de Calais, est donc très sensible à la modernisation, contrairement au cabotage transversal des côtes de France. Les innovations touchent la flotte des paquebots en trois étapes. La première concerne le passage de la voile à la vapeur sur la ligne Calais-Douvres, entre 1815 et 1837. La seconde est celle du passage de la propulsion à aubes à celle par hélice. Pour les liaisons transmanche, elle est très tardive et contemporaine de la généralisation de la turbine. Le paquebot du South Eastern and Chatham Railway The Queen est, en 1903, un des premiers navires à turbines en exploitation commerciale. Bien entendu, il nous faut analyser les conséquences de ces tournants techniques dans l’évolution du passage des voyageurs. La taille des bassins devient alors encore plus fondamentale avec la généralisation des vapeurs de grande taille à partir des années 1870, tandis que les bâtiments très spécialisés, (pétroliers, transporteurs de minerai, câbliers) n’apparaissent que vers les années 1880. L’étude des voiliers de pêche a été menée en France par les « patrimoniaux », mais les études historiques sérieuses sur ceux des ports du littoral du Nord-Pas-de-Calais font exception10. Le passage d’un gréement au tiers à celui plus rationnel du « dundee », l’utilisation de la glace et du cabestan à vapeur, puis l’emploi de la vapeur pour la propulsion à partir de 1895, sont autant d’innovation importées d’Angleterre dans l’ensemble des flottes de pêche.
13Dans le génie portuaire et les travaux publics la loi de l’innovation est, directement liée au bon vouloir de l’Etat ordonnateur des dépenses dans « l’ordre libéral »11 et confiée aux cerveaux du corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées12. Notre approche des travaux portuaires touche « l’histoire même de l’Etat en tant qu’appareil et machine », selon l’expression de Jean Bouvier13, mais également à l’opposition souvent très virulente des militaires pour abandonner leurs murs. On sait qu’il n’en est pas de même en Grande-Bretagne où l’initiative privée, fait que chaque port doit être adapté au type particulier de trafic qu’il utilise. Jusqu’aux travaux de Dominique Barjot14, les grandes synthèses restent très allusives quant au rôle de l’innovation technique dans le génie portuaire. Seul Jean Heffer souligne le décalage entre l’innovation et son application dans la réalité15. De prime abord, il semblerait que les ports du Nord aient été des terrains d’expérimentation pour les techniques nouvelles et qu’ils aient bénéficié pour cela des progrès les plus récents. Encore faut-il pouvoir mesurer l’impact des constructions portuaires sur le trafic. Alors que le plan Freycinet ne semble avoir aucun effet conjoncturel sur la dépression entre 1878 et 188216, nul ne doute à l’époque que les nouvelles infrastructures favoriseront l’essor du port de Calais.
14Nous avons adopté le découpage traditionnel d’un XIXe siècle « politique » débutant en 1814, alors que bon nombre d’études peuvent, à juste titre, faire abstraction de la coupure des « French wars ». A Calais, le retour à la paix est marqué par l’irruption des navires à vapeur, accompagnant celle des métiers à tulle entre 1818 et 1825. Ces transformations radicales de l’économie portuaire et urbaine font débuter notre travail dans un XIXe siècle classique, d’autant plus que les feux de l’actualité du temps propulsent Calais au premier plan lors des événements d’avril 1814. Ce champ chronologique nous impose les coupures traditionnelles de la crise du milieu du siècle entre 1846 et 1851, puis de celle des années 1860-1880 et de la reprise mondiale après 1897. Mais les particularités locales désignent le milieu des années 1830 comme un tournant décisif, alors que la période 1855-1896 peut être appréhendée comme une période d’essor continu du trafic transmanche dans le cadre de la concurrence régionale. L’histoire que nous présentons est donc divisée en quatre phases d’inégale longueur : de 1814 aux années 1835, de 1835 aux années 1855, de 1855 à 1897 et de 1897 à 1914.
Notes de bas de page
1 Christian Borde, Le port de Calais, 1814-1914, thèse de doctorat soutenue à l’Université Charles De Gaulle, Lille III en janvier 1995, sous la direction du professeur Emmanuel Chadeau, 1.476 p.
2 Alain Derville, 1986, pp. 189-213.
3 Michel Mollat, p. XX.
4 Georges Oustric, 1981.
5 Raymond Fontaine, 1978.
6 Dominique Viévielle, 1979, p. 140.
7 Michel Battiau, 1976, p. 140.
8 Jean-Pierre Poussou, 1992, pp. 100-102.
9 Lewis R. Fischer, Helge W. Nordvik, 1989, pp. VI-IX.
10 Georges Oustric, 1986 et Christian Pfister-Langanay, J.P. Melis, 1991.
11 Richard F. Kuisel, 1984.
12 A. Brunot, R. Coquand, 1982.
13 Jean Bouvier, 1978, pp. 207-254.
14 Dominique Barjot, 1989
15 Jean Heffer, 1986, p. 412.
16 Yasuo Gonjo, 1972, p. 85.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est cité par
- Malon, Claude. (2006) Le Havre colonial de 1880 à 1960. DOI: 10.4000/books.purh.7206
Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Calais et la mer (1814-1914)
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3