URL originale : https://books.openedition.org/septentrion/120955

Préface
p. 7-12
Texte intégral
1Ce Port de Calais au XIXe siècle de Christian Borde est un ouvrage passionnant et important.
2D’abord parce que l’auteur, enseignant à l’Université du Littoral, nous livre une somme impressionnante de connaissances arrachées au silence des archives et des bibliothèques par dix années de recherche. Parce qu’il est inspiré par l’idéal, scrupuleux, probe, courageux, du vrai historien qui, cent fois, « sur le métier, a remis son ouvrage ». Avec Borde, s’est accompli ce qu’il faut bien appeler le « miracle de la thèse » – non pas seulement « que la thèse soit », mais qu’elle soit pertinente et réussie. Et maintenant, dans une forme abrégée, la voici offerte au public.
3Enseignant à Calais, l’auteur s’est interrogé sur un passé – un XIXe siècle qui débute avec la première Restauration et s’achève avec la mobilisation de 1914 – rejeté depuis dans l’ombre par les avatars subis plus récemment par le Port et la Ville.
4Il est parti du paysage – car, dans tout bon historien, sommeille un géographe. Il s’est demandé comment, à partir de deux noyaux urbains, Calais proprement dit et Saint-Pierre, était né, lentement, parfois à contrecœur, le Calais moderne. Et il s’est donc demandé comment tout ce monde vivait avant, et après la réunion, venue tard dans le siècle (1885). Malgré le recouvrement de l’ancien par le récent, il a vu se dresser devant lui le site, le port, les anciens quartiers industriels, la gare ferroviaire, la gare maritime, les échappées de la ville vers la campagne, tels qu’ils étaient hier. Il s’est demandé comment tout cela s’était fait, était né, à partir de ce qui était, sous l’Ancien Régime, une place de guerre, de pêche et d’armement.
5Comment s’est développé un port, une ville portuaire, à l’âge industriel ? Malgré, ou grâce aux emprises de la place forte militaire ? Pourquoi Calais est-il devenu un grand port transmanche, et comment ? Et par rapport à Boulogne ? Par rapport aux autres ports de la Manche ? Et pourquoi la pêche s’est-elle consolidée à Boulogne, en même temps que le trafic transmanche, puis avec le chemin de fer, et finalement au rythme toujours plus accéléré des changements techniques, alors qu’elle a stagné à Calais, d’où la grande pêche se retire très tôt dans le XIXe siècle ? Pourquoi le tulle et la dentelle se sont-ils installés avec tant de force à Calais, façonnant tant de ses traits, faisant de la ville un « petit Nottingham » ? Et pourquoi, cette étape franchie, jusqu’aux années 1880, en est-on restée à une mono industrie ? Le port n’abritait pas de vrai chantier naval, était pauvre en armateurs. Il comptait bien des négociants, mais peu se sont intéressés, et encore, tardivement, à la biscuiterie (Vendroux), au sucre ? Quels rapports la ville et le port ont-ils entretenu ? Comment a été reçu, entre 1875 et 1882, le projet du premier « Tunnel sous la Manche », amorcé à Sangatte ? Que signifie, à Calais, la « Belle Epoque », qui rime, dans les souvenirs collectifs et les images en sépia des cartes postales d’antan, avec le temps des casinos, avec les premiers grands paquebots à turbines, avec les premières autos, et avec des industries nouvelles (matériel électrique et téléphonique, pétrole). Ces dernières n’ont fait qu’effleurer la cité, alors qu’ailleurs, elles ont fondé une nouvelle prospérité (Le Havre) ?
6L’histoire de Calais au XIXe siècle, s’achève par la victoire de son trafic transmanche de passagers, mais aussi dans l’ambiance en demi-teinte d’une ville moyenne au rang administratif modeste sur laquelle plane en permanence le spectre de la crise, du sous-emploi. Il y règne l’inquiétude du lendemain. Peut-on, dans cette histoire, trouver, à trois générations de distance, des clés permettant de comprendre les inquiétudes de la fin du XXe siècle ?
7Christian Borde s’est posé toutes ces questions (et quelques autres). En bon historien, il a décidé d’y répondre. Ce sont des réponses d’historien, concoctées pièces en main, avec la minutie remarquable de l’artisan. Dans les archives, remuées à pleine brassées, sur place, mais aussi à travers toute la France, il a recherché la mémoire instantanée déposée par les vivants d’hier, génération après génération, sous forme de rapports, de notes, de vœux, de statistiques, de contrats, bref, sous toutes les formes possibles. Des rayons des bibliothèques, il a tiré d’anciens mémoires, exhumé les témoignages suscités, en leurs temps, par les polémiques ou les suppliques d’une saison ou d’une année. Enfin il a retrouvé la substance de l’opinion des « bourgeois de Calais », ceux de l’époque des redingotes. Il n’a pas négligé la presse locale, cet éveilleur des consciences à l’âge d’or des médias imprimés que fut le XIXe siècle.
8Tout ceci a pris quelques années de recherche, pendant lesquelles, on s’en doute, l’auteur a peu profité des fameuses « vacances scolaires » déjà bien courtes pour le professeur de l’enseignement secondaire bien doté en élèves, en « réunions pédagogiques », et en copies à corriger, qu’il était alors. Mais son dossier s’est mis en place. Quelques années encore, et la thèse (au départ, presque 1300 pages dactylographiées) est venue. Pour l’écrire, Borde a bien sûr pesé, ensemble ou grain par grain, les questions, les informations, et les hypothèses qu’elles lui suggéraient. Et le résultat, c’est le livre qui s’ouvre devant nous, un raccourci de la thèse qui fut, un jour de 1995, consacrée devant un Jury ad hoc, par les mentions les plus hautes. Autant dire que, pour l’auteur de cette Préface, ce fut un plaisir, autant qu’une patience, de diriger pendant quelques années la gestation de cette première œuvre de Christian Borde.
9Mais, et c’est la deuxième raison pour laquelle l’ouvrage de Christian Borde est important, il a, en faisant l’histoire du port de Calais au XIXe siècle, non seulement contribué à l’histoire de Calais, d’un port attachant et moyen, des avatars modernes d’une ville définitivement entrée dans la Légende française dès la Guerre de Cent Ans, mais il a contribué aussi à l’histoire générale maritime à l’âge industriel qui reste, en France, un domaine pionnier de la connaissance.
10Evoquons d’abord Calais. Sans dévoiler ce qui mérite de l’être seulement par la fréquentation pleine et entière du livre, Christian Borde, avec bonheur, a répondu à toutes les questions qu’il avait posées. Il montre comment le développement du port et de la ville a dû compter au XIXe siècle avec le hasard (un très beau site portuaire), les circonstances (le rôle de la fraude avec l’Angleterre jusque vers 1840). Mais aussi combien il a dû compter avec l’apport de forces économiques et de « décideurs » qui lui étaient extérieurs, aussi bien dans le cas des tulles et dentelles, que dans celui du transport des passagers (c’est tout l’apport de la Compagnie des Chemins de fer du Nord, ou des programmes d’équipement portuaires du Second Empire et plus encore, de ceux de la IIIe République). Il montre aussi combien ce développement fut grevé par la continuité de la présence militaire : la déception des édiles est considérable, pour ne pas dire plus, quand le Génie Militaire décide en 1879 de ne pas déclasser ses emprises, alors que, depuis 1875, une loi impose la réunion, par nature délicate, de Calais et de Saint-Pierre.
11Il montre les phases alternées de crises et de prospérité, que subissent à tour de rôle, le port, l’industrie, la pêche, de telle sorte que jamais toute l’agglomération ne connaît une vraie prospérité générale, qui pourrait être partagée par tous. Il montre les hésitations, et même, souvent les ignorances, des élites sociales indigènes. Elles semblent parfois vivre comme suspendues dans les nuées, au-dessus des exigences de leur époque. De leur côté, les populations semblent ballottées d’ici à là, faute d’un gouvernail, au gré des faveurs et des défaveurs de la conjoncture, dont les flots semblent animés par une houle lointaine et incontrôlable. Elle leur apparaît comme une source de crainte, autant que d’espoir. Borde montre aussi comment, entre 1835 et l’orée des années 1850, le trafic transmanche par navire a périclité, et menacé le port tout entier, avant que Calais ne reprenne l’initiative face à Boulogne ou aux ports belges. Il montre enfin comment, à cette époque, la ville et le port (et même pendant longtemps, les deux villes et le port), plutôt que se demander quelle est leur place dans un ensemble international en cours d’intégration rapide, mesurent bien souvent le vaste monde à l’aune de vérités strictement locales.
12Maintenant, l’histoire maritime générale. A lire Borde, on comprend combien la vie d’un port, sa prospérité, sa vigueur, dépendent d’une seule donnée : la capacité de ceux qui l’animent, à tous les échelons de la société, de nouer, là où le site a suggéré un port, les forces et les besoins qui se trouvent, d’une part devant lui (au large), d’autre part, derrière lui (l’arrière-pays ou hinterland).
13Une bonne part du destin de Calais au XIXe siècle semble s’être jouée sur l’île de Grande-Bretagne, si proche, si différente, et pourtant si cousine. Et dans la manière dont se nouent les relations techniques, humaines, financières, entre le littoral français et ce chaudron inventif, tout entier projeté vers l’extérieur, vers le grand large, qu’est la Grande-Bretagne du XIXe siècle. Le tulle calaisien, c’est une projection de l’industrie anglaise, c’est le fils du protectionnisme continental et des interdictions d’exporter les machines anglaises. L’animateur principal du trafic portuaire, c’est le voyageur et l’excursionniste anglais, et, avec eux, les compagnies, les navires anglais. Deux nerfs parmi les plus solides du trafic après 1850, sont la « Malle des Indes », avec ses milliers d’exemplaires du Times, du Daily Telegraph, de l’Economist ou de Punch, qui seront dispersés dans l’Empire. C’est le transport vers la France, importatrice nette d’espèces sonnantes et trébuchantes, des monnaies d’or et d’argent qui transitent depuis Londres. Même l’innovation navale vient d’Angleterre. Peut-on dire alors que Calais est une des touches du clavier sur lequel se jouent les variations innombrables de la relation économique entre le Royaume-Uni et le continent proche – les autres touches étant alors Anvers, Ostende, Dunkerque, Boulogne et même Le Havre ?
14Au lecteur d’apporter ses conclusions, en suivant les analyses de Borde, page après page, chapitre après chapitre. Et ainsi, il découvrira comment, dans une comparaison audacieuse, mais, Ô combien, fondée, Borde relie, preuves en main, le destin halieutique des ports français de la Manche, à leur capacité à relayer l’excellence hollandaise.
15L’autre espace où se développe l’activité d’un port, c’est son « hinterland ». Que les tulles et dentelles soient écoulés en France ou bien réexportés, voici qui n’est pas sans conséquence sur le port et la ville. Les expositions universelles qui, à partir de 1851, drainent l’Europe entière vers Londres ou « l’Anglais » vers Paris, déclenchent des phases ascendantes dans le trafic voyageurs. Aussi, la capacité de la ville, de sa Chambre de Commerce, à influencer le tracé, les tarifs de la ligne de chemin de fer vers Paris ou Amiens, le gabarit du canal de Saint-Omer (pour les charbons anglais), et enfin, à convaincre l’Etat d’investir en jetées et bassins à Calais plutôt qu’ailleurs, voici encore des facteurs de développement – ou de stagnation.
16Le port, la ville, au fond, ne sont-ils pas des résultantes, au point de rencontre, des deux forces qui attirent les richesses et les occasions de travail du plus loin en avant, sur les mers, et du plus loin en arrière, sur le continent ?
17Voici pourquoi, et c’est encore un des talents et des mérites de l’ouvrage de Christian Borde, l’histoire du port de Calais doit être conduite en parallèle avec celle des ports « régionaux », français ou belges. Il existe, explique l’auteur, un « système portuaire » sur la Manche. Comment, entre ses éléments, peuvent se répartir les trafics, les productions, les activités de services liées aux uns et aux autres ? Dès 1830, chacun se pose la question : Boulogne, Calais, Dunkerque etc… y a-t-il un port de trop ? Comment chacun peut-il trouver sa place ?
18On ne peut, ici, passer sous silence un fait qui revient souvent sous la plume de l’auteur. A plusieurs reprises, il souligne les complaintes, à ses yeux parfois exagérées, mais surtout, masochistes, des édiles ou des commentateurs calaisiens, aux prises avec les intérêts de leur ville, de leur port, ou tout simplement avec les leurs, ceux-ci étant parfois confondus avec ceux-là. Voilà bien des publicistes, des entrepreneurs, des édiles nommés ou élus (selon les époques) qui, volontiers, mais dans un contexte tout autre, se promènent en chemise, les clefs de la ville à la main, à l’image (revue et corrigée par Rodin) de leurs prédécesseurs du XIVe siècle ! On aurait aimé, à cette occasion, que Borde croque avec plus de verdeur, et avec quelques touches de couleur, suggestives, plus humaines, le portrait des Calaisiens auxquels il rend la parole. Peut-on lui suggérer, dans une publication prochaine, de dresser un vrai tableau fouillé des « bourgeois de Calais » de 1830, de 1880, de 1910 ? Et un autre, du petit peuple du commerce et de l’échoppe, qui compléterait ses belles pages d’aujourd’hui sur les ouvriers à métiers, sur les gens du port ?
19En tout cas, Christian Borde rend bien une certaine ambiance, dans laquelle chaque génération braque un regard court sur les réalités du moment, ou se tourne vers le passé non sans nostalgie, alors que les grandes réalités économiques, techniques, sociales, exigent du temps, un regard tourné vers l’avenir lointain, et une grande hauteur de vue. Borde, pourtant, nous montre bien que l’ambition de créer la prospérité prend du temps et exige de la constance. N’a-t-il pas fallu vingt ans pour relever le trafic portuaire calaisien après le creux des années 1830 ? Une génération et demie, pour que l’industrie des tulles s’essaie, s’installe, se consolide – au prix du sacrifice d’une génération entière d’entrepreneurs, parfois très modestes, et de travailleurs bien souvent miséreux ? Et plus de vingt ans, de 1878 à 1900, pour édifier un port moderne en eau profonde, avec des installations à la dimension de ses ambitions ?
20Faut-il donc y insister ? Quand il décrit et explique le passé d’un des ports les plus importants de France, Christian Borde nous parle aussi du présent. Dans son ouvrage si attachant et si précis, les lecteurs, Calaisiens ou non, habitants ou non d’un rivage animé par un port, trouveront donc, non seulement de quoi s’instruire, mais aussi de quoi méditer et rêver.
L’extension de l’agglomération calaisienne au xixe siècle

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Calais et la mer (1814-1914)
Ce livre est cité par
- Malon, Claude. (2006) Le Havre colonial de 1880 à 1960. DOI: 10.4000/books.purh.7206
Calais et la mer (1814-1914)
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Calais et la mer (1814-1914)
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