1L’attraction exercée par cette abbaye bénédictine se mesure au nombre de monastères réformés par des religieux qui en sont issus et qui donnent à cet établissement une dimension exemplaire, à une période où le modèle bénédictin perd de son attrait. Cette caution religieuse recherchée permet à Anchin de tisser un immense réseau de confraternités spirituelles.

I – Anchin, une pépinière de religieux réformateurs

A) Anchin dans le renouveau bénédictin jusque vers 1130

2L’influence d’Anchin sur les autres monastères intervient quasiment dès les débuts de son existence. Une tradition, sans aucune justification, affirme qu’à l’occasion de la fondation de l’abbaye de Saint-Nicolas de Ribemont en 1083 par Anselme de Ribemont, ce dernier aurait fait venir des moines d’Anchin, abbaye qu’il avait contribué à fonder en 10791. Aucune source ne mentionne un lien particulier entre Rainard, premier abbé de Ribemont, et Anchin. Le premier signe assuré de son influence date de 1086 lorsque deux religieux d’Anchin, Titubaldus et Radulphus, contribuent à guider les premiers pas de l’abbaye d’Affligem2. L’expérience fut de courte durée, six mois tout au plus, et s’arrêta en raison des arrière-pensées de l’abbé Alard qui espérait faire d’Affligem un prieuré dépendant de son abbaye. L’échec de cette tentative expansionniste n’entama pas le crédit d’Anchin et dix ans plus tard, l’évêque de Tournai Radbod II (1068-1098), pour rétablir l’idéal monastique à l’abbaye Saint-Martin et éviter les dérives érémitiques qui semblaient tenter l’abbé Odon (1095-1105), invita ce dernier à choisir la règle bénédictine. Sur les conseils de l’évêque, Odon sollicita alors l’abbé d’Anchin Aimeric qui lui envoya des moines dont la mission fut une réussite comme l’atteste l’histoire du monastère par Heriman3. Peu après, sous l’épiscopat de Manassès, évêque de Cambrai (1093-1103), Timboldus, moine d’Anchin, fut élu abbé de Fescau après la restauration du diocèse d’Arras en 10944. En 1102, Alard, ancien archidiacre du diocèse de Cambrai puis moine à Anchin, devient abbé de Marchiennes5. Ainsi donc, dans les vingt ans qui ont suivi sa fondation, Anchin a été sollicité quatre fois pour insuffler son idéal religieux. Mais jusque-là, ces expériences semblent relever de nécessités ponctuelles.

3A partir de l’abbatiat d’Alvise (1111-1131), l’action réformatrice menée par les moines d’Anchin prend de la cohérence et de la constance avec un essaimage important de religieux dans de nombreuses communautés. Tous ces moines issus d’Anchin figurent dans le nécrologe de l’abbaye avec l’indication de l’établissement qu’ils ont dirigé. Les deux premiers établissements, grâce auxquels l’idéal d’Anchin incarné par Alvise se propage à l’extérieur, furent les monastères du Cateau et de Marchiennes. L’abbaye bénédictine du Cateau avait vu son importance croître à partir du moment où l’évêque de Cambrai Gérard II, après avoir écarté des religieux moins aptes, en avait confié la direction à un moine énergique Guifred, frère de l’évêque Pierre de Beauvais6. L’abbé du Cateau était vicaire de l’évêque depuis 1091, c’est-à-dire second personnage du diocèse7. Guifred assure ses fonctions de façon active (strenue) jusqu’en 1115, date à laquelle il abdique8 et se voit remplacé par Gerland, moine d’Anchin. Si le choix s’effectue conformément à la règle, eligimus dit la chronique, les religieux ont tenu compte de suggestions (habito conciliai). Le chroniqueur du Cateau salue les qualités de Gerland (magnae religionis et humilitatis virum), approuve sa façon de tenir l’abbaye (Qui quam strenue quam prudenter susceptam ecclesiam rexerit), mais déplore la brièveté de l’abbatiat, de 1115 à 11239 (si diu vivere datum fuisset et ipsis quotidianis nostrarum rerum argumentis patuisset)10. Si Gerland n’est pas le premier religieux d’Anchin à prendre la direction d’une abbaye, il est le premier disciple direct d’Alvise à exercer cette charge.

4De ce moment, l’abbé d’Anchin, jusque-là soutien parmi d’autres hommes d’Église de la réforme monastique, devient un acteur déterminant de ce mouvement et prend en charge la proche et vénérable abbaye de Marchiennes11 qui, au début du XII^e siècle, s’était trouvée réduite à un état lamentable par la direction de l’abbé indigne Fulcard (1103-1115). Ce personnage détruisit tous les bénéfices du redressement opéré à partir de 102412 et consolidé dans la seconde moitié du siècle quand trois abbés avaient gouverné l’abbaye dans l’esprit du monachisme rénové : d’abord Alard (1068-1091), moine de Saint-Vaast, puis Richard (1091-1102), moine de Saint-Martin de Tournai, monastère profondément influencé par Anchin depuis 1095, enfin Alard II (1102- 1103). Ce dernier, religieux à la carrière ecclésiastique déjà bien remplie, était moine à Anchin lorsqu’il fut élu abbé de Marchiennes où il n’exerça la charge abbatiale qu’une année13. Après ce bref abbatial, les sources s’accordent sur la gestion catastrophique de son successeur l’abbé Fulcard14. Frère du sire de Landas Almaric II avoué de Marchiennes15, et moine du monastère restauré d’Hasnon, ce personnage, sans doute élu sous la pression de son frère, s’empressa de distribuer les biens et revenus du monastère à ses parents tandis que lui-même vivait de façon scandaleuse16, dispersant la communauté religieuse dont seul subsista un convers qui assurait modestement par sa présence la prière17. Fulcard avait même donné à l’un des ses parents, un chevalier lépreux, le prieuré d’Hamage qui dépendait de l’abbaye. Cette situation désastreuse, constatée par deux moines de Saint-Amand envoyés par leur abbé à l’occasion de la fête de Toussaint, est rapportée à l’évêque d’Arras Robert qui convoque l’abbé en vain18. Mais, pressé par la réunion prochaine d’un concile à Reims sous l’autorité du légat Richard19, Robert exige de l’abbé une réponse à une nouvelle convocation sous peine de sanctions canoniques20. Fulcard résiste, tergiverse, cède puis revient sur sa démission, invoquant la protection du comte de Flandre. Il multiplie alors les cadeaux pour garder cette place et, sous l’emprise de la rage, tente même d’éliminer l’évêque21. Ce dernier ne réussit à déposer ce religieux qu’après douze ans d’abbatiat, en 1115. Toutefois, Fulcard ne renonce pas et porte l’affaire devant l’archevêque de Reims qui confirme la décision de l’évêque mais en compensation lui accorde deux villae pour vivre22. Peu après il partira en pèlerinage à Saint-Gilles et mourra sur la route du retour, réconcilié avec l’Église23.

5Dans ce contexte perturbé, quatre religieux, dont on ignore d’où ils venaient et qui formaient peut-être un embryon de communauté, choisissent en 1115 comme abbé de Marchiennes Amand de Castello, prieur d’Anchin24. L’évêque approuve tandis qu’Amand refuse cette charge, insistant sur son incapacité face à la tâche à accomplir, d’autant que Fulcard et les siens n’ont pas renoncé à la mainmise sur Marchiennes. A l’occasion d’une visite sur le lieu, l’évêque Robert offre, ainsi que les moines d’Anchin, le minimum nécessaire pour relancer la vie monastique dans ses aspects les plus quotidiens : des récipients, des serviettes, des couteaux. Amand, enfin convaincu par l’évêque, accepte finalement la charge abbatiale et vient s’installer à Marchiennes avec des moines d’Anchin, fratres litteratos et alios sine litteris, c’est-à-dire des moines et des convers25. Originaire de Tournai, ce religieux avait d’abord été chanoine de cette ville, puis converti à une forme de vie religieuse plus stricte, était devenu moine à Saint-Martin de Tournai26. On le trouve ensuite prieur à Anchin, attesté entre 1109 et 1116 où il joue, nous l’avons vu, un rôle déterminant dans la crise de direction que l’abbaye avait connue en 1110-1111 en favorisant l’arrivée d’Alvise à Anchin. Profondément marqué par son maître Odon de Tournai et imprégné de l’esprit nouveau, il lui a consacré une Vita27. L’influence d’Alvise, dans cette affaire, n’apparaît que de façon déductive. En effet, il fallait l’accord de l’abbé d’Anchin pour que son prieur puisse quitter le monastère, ce qui permet de comprendre le premier refus d’Amand. Finalement, Alvise estima qu’Amand serait plus utile à œuvrer dans un monastère à restaurer.

6Amand, qui trouve donc à Marchiennes une situation catastrophique28, s’emploie à redonner force et prestige à l’abbaye en pratiquant les deux directions traditionnelles de toute restauration monastique : une réorganisation de la vie conventuelle et la reconstitution d’un temporel solide. Pour le premier aspect, Amand imposa des usages monastiques clairs, contenus dans un coutumier conservé et que l’on peut dater de 113129. Quant à la reconstitution du temporel, elle s’opère non sans difficultés et oppositions. La récupération des biens perdus ou aliénés par Fulcard suscite réactions et conflits, obligeant l’abbé à faire rédiger une sorte de mémoire des possessions de l’abbaye : l’Histoire-polyptyque. La reconstitution du temporel est jalonnée par les nombreux actes de confirmation de biens que l’abbé obtient des différentes autorités : comte de Flandre, évêque d’Arras, pape. Parallèlement, Amand entreprend la reconstruction de l’abbaye dont le dortoir est achevé sous son abbatial30, tandis que l’infirmerie est consacrée en avril 114431. L’abbatiale ne le sera qu’en 117732. A la mort d’Amand (27 mai 1136), son successeur Lietbert (1136-1141), également moine d’Anchin, démissionne vite et provoque ainsi à Marchiennes une crise sérieuse qui oppose les moines à l’évêque Alvise33. La restauration efficace menée par Anchin explique que la jeune abbaye considérait avoir acquis une prééminence sur l’antique monastère de Marchiennes pour lui avoir donné deux de ses moines comme abbés, et avoir de ce fait exercé une influence directe pendant 25 ans. Ainsi on comprend mieux l’attitude d’Alvise qui, comme abbé puis évêque, est intervenu dans les affaires de la communauté marchiennoise, considérant que celle-ci est devenue en quelque sorte la fille d’Anchin, voire sa chose. Mais sur ce point, l’intervention pontificale rappelle la liberté de choix des religieux de Marchiennes et les relations entre les deux communautés seront toujours ambiguës.

7La restauration monastique en Flandre se poursuit sous l’action conjuguée d’ecclésiastiques et de laïcs par la reprise en main de Saint-Pierre de Gand. En janvier 1117, lors d’une réunion tenue dans ce monastère, une charte du comte de Flandre Baudouin VII prévoit le don en aumône d’une prébende à l’église de Voormezeele et précise que la réunion de prélats autour de lui en ce jour à l’abbaye Saint-Pierre est due à la nécessité d’y restaurer la discipline monastique34. Parmi ces ecclésiastiques, on rencontre tout naturellement les hérauts du courant réformateur : l’évêque de Thérouanne Jean de Wameton (1099- 1130), les abbés Lambert de Saint-Bertin (1095-1123), Fulgence d’Affligem (1088-1122) et Alvise d’Anchin. Mais dans cette affaire Alvise apporte sa caution et ne joue pas un rôle direct apparent car la réforme sera l’œuvre de l’abbaye de Saint-Bertin qui délégué à Gand quelques moines35.

8En revanche, l’intervention d’Anchin est directe lorsque l’un de ses moines Seifridus est appelé à prendre la direction de Saint-Vincent de Laon en 1120. Il succède à l’abbé Adalbéron et gouverne ce monastère dans le nouvel esprit jusqu’à sa mort le 7 mars 1129. L’abbatial de ce prélat, bénéfique à l’établissement, prend toute sa signification par le rayonnement que Saint-Vincent acquiert sous la direction de son successeur et disciple Anselme (1129-1146) : le monastère forme alors une pléiade de religieux appelés à réformer de nombreuses maisons tandis qu’Anselme devient lui-même évêque de Tournai (1146-1149)36. Saint-Vincent de Laon apparaît ici comme une sorte de relais d’Anchin.

9Parallèlement Fulbert, un autre moine de cette communauté, est élu abbé de l’abbaye du Saint-Sépulcre de Cambrai dont la situation est très mal connue37. Il succède à l’abbé Renier II, le 14 décembre 112038, et son élection est confirmée à l’occasion du concile de Reims le 17 septembre 112239. On le rencontre comme témoin dans une charte de l’évêque de Cambrai, Burchard, en 112240. La chronique du monastère rapporte que, sous son abbatial, fut rédigée la Vita Lietberti par le moine Rodulphus41. Mais Fulbert fut déposé lors du concile de Troyes de 112 842, mise à l’écart qui révèle l’échec d’un disciple d’Alvise, contemporain de Gerland et d’Amand de Castello. Une lettre de saint Bernard adressée à Haimeric, chancelier de l’Église Romaine, qualifie cet abbé de destructor43 tandis que la chronique rapporte la dissipation des biens du monastère opérée au profit des laïcs. Accusation générale et vague que seule une étude du temporel permettrait de vérifier. Cependant cette attitude scandaleuse ne correspond pas à l’estime dans laquelle Orderic Vital tient l’abbé en le qualifiant de prudens44. Voilà qui est donc fort contradictoire. Fulbert fut-il la victime d’intrigues ? L’évêque Burchard, peu favorable aux idées de la réforme grégorienne, ne devait pas se satisfaire de la présence, si près de lui, d’un disciple d’Alvise acquis aux nouvelles idées. Mais l’abbé manqua sans doute de la fermeté nécessaire pour reprendre et tenir le monastère. S’est-il laissé circonvenir par l’évêque au point de dilapider les biens de l’abbaye, se déconsidérant au point d’être déposé ? On perd sa trace après 112 845. Son successeur Parvin, l’un des nombreux disciples d’Anselme, abbé de Saint-Vincent de Laon, est attesté dans un acte de 112 846, et reste à la tête de l’abbaye jusqu’à sa mort le 23 octobre 116647. Les modalités de son élection ne sont pas connues. Mais l’abbaye cambrésienne reçoit donc pour être réformée un disciple indirect de l’abbaye d’Anchin. Parvin arrive d’une communauté qui contribue à la réforme de plusieurs monastères en diffusant les coutumes clunisiennes48. Si la réforme du Saint-Sépulcre conduite directement par Anchin fut un échec, l’œuvre fut ardemment reprise par Parvin, comme en témoigne la bulle de confrmation de biens de 114249.

10Alvise n’est pas seulement un restaurateur monastique car il est intervenu aussi dans deux fondations. En 1126, il souscrit la charte de fondation de Saint-Médard-Saint-Nicolas de Tournai, faisant à cette occasion la donation d’une terre sise à Maubray contre un cens annuel de 5 sous50. Le rôle tenu par Alvise en cette circonstance n’est pas connu d’autant que le récit de fondation de ce monastère, rédigé par l’un des plus vieux moines de la communauté vers 1160-1167, ne retient que le nom de l’évêque de Tournai51. En 1129, Alvise souscrit la charte de fondation de Vicoigne et participe à la consécration de l’abbatiale le 24 septembre 113952.

11En 1131, c’est au tour de Lobbes de se voir pourvu d’un abbé originaire d’Anchin. Il est inutile de revenir sur une affaire déjà traitée53. Rappelons-en simplement les étapes. L’abbé en titre Gautier, suspendu par l’archevêque de Reims, démissionne. Des manœuvres sont menées par les abbés favorables aux réformes religieuses, qui cherchent à influencer les moines de Lobbes pour le choix d’un nouveau supérieur. Dans cette affaire, Alvise joue un rôle nettement directif comme le précise la chronique du monastère indiquant qu’il fut primus et novissimus initiator54. Une liste de noms soigneusement établie propose, sinon impose, Léon, moine d’Anchin, prieur de Saint-Georges d’Hesdin. Léon, abbé avant le 26 avril 113155, se heurte aux moines récalcitrants et sa présence à la tête de l’abbaye de Lobbes est de courte durée. En 1136, il devient abbé de Saint-Bertin où il meurt le 27 janvier 116356.

B) Le rôle de Gossuin dans les restaurations monastiques

12Anchin, en tant que centre réformateur, envoie aussi des religieux en dehors des diocèse d’Arras et de Cambrai. Deux monastères du diocèse de Soissons sont ainsi réformés : Saint-Crespin et Saint-Médard. La situation dégradée du premier monastère est décrite par des topoi dans la Vita Gossuini57 et il est difficile de cerner la réalité correspondant à ces formules négatives. La volonté de réforme vient de l’abbé du lieu, Odon de Morigny58, et la Vita Prima Gossuini indique que le manque d’auxiliaires compétents contraint Odon à s’adresser à Alvise qui envoie alors Gossuin. La restauration est rapide mais nous en ignorons les modalités. Rappelé à Anchin par Alvise qui avait besoin de lui, c’est Bernard, frère de Gossuin et aussi moine d’Anchin, qui vient poursuivre l’œuvre. Pour établir une chronologie dans cette réforme, il faut procéder par déduction. Odon dirige Saint-Crespin à partir de 1090 environ59. Un conflit oppose le nouvel abbé à Raoul I, châtelain de Nesles. Comme les interventions de l’évêque de Noyon-Toumai restent sans effet, il faut l’intervention du légat Conon lors d’un concile tenu à Soissons le 6 janvier 1115 et dont les décisions sont confirmées lors du concile de Reims en mars 1 11560. Comme Gossuin a été ordonné prêtre vers 1114-1115, il est impossible qu’il ait été envoyé avant cette date à Saint-Crespin. C’est sans doute au cours de ce concile de Reims qu’Alvise et Odon se rencontrent et qu’est prise la décision d’envoyer Gossuin à Soissons. Comme l’abbé Odon quitte Saint-Crespin pour Saint-Rémi de Reims en avril 1118, l’action réformatrice de Gossuin a donc dû se dérouler entre 1116 et 1118.

13La réforme du second monastère, Saint-Médard, fournit un complément chronologique car, depuis 1119, son abbé est un personnage de premier plan : Geoffroy de Coucerf, ancien prieur de Saint-Nicaise, puis abbé de Saint-Thierry de 1112 à 111961. Le nouvel abbé fait venir Gossuin dont il connaît la réputation pour avoir réformé Saint-Crespin. Gossuin agit à Saint-Médard en tant que prieur claustral62. Les désordres qui affectent le monastère sont exposés, comme à l’accoutumée, dans des expressions stéréotypées63. De même l’action de Gossuin est habillée d’une envolée moralisante rendant difficile l’appréciation des mesures concrètes : respect des coutumes claustrales, doctrine à observer, vertus à pratiquer64. Les démêlés d’Abélard avec les autorités ecclésiastiques et sa condamnation au concile de Soissons en mars 1121 à être relégué à Saint-Médard offrent un repère chronologique car Gossuin entreprend de ramener le théologien dans le chemin de la vérité65. Le moine réformateur quitte Saint-Médard à une date incertaine, 1121 ou 1122, pour Saint-Rémi de Reims où, chargé du priorat, il retrouve comme abbé Odon qu’il avait connu à Saint-Crespin de Soissons66.

14Après l’élévation d’Alvise à l’épiscopat en 1131, l’abbaye d’Anchin, sous la direction de Gossuin, continue à participer au mouvement de redressement monastique. En 1132, l’abbaye de Crespin choisit pour succéder à Thierry I dont l’abbatiat dura à peine un an le moine d’Anchin Algot. Celui-ci défend les privilèges du monastère, accroît ses biens et fait régner la discipline, mais il démissionne en 115967. Il forme des religieux dont un au moins, le prieur Lambert, devient abbé à Lobbes, succédant au disciple d’Alvise Léon en 113 668. Se manifeste ici le phénomène déjà signalé d’une chaîne de religieux réformateurs. Dans le même temps, un autre religieux d’Anchin, Roger, est appelé à diriger l’abbaye de Saint-Quentin de Péronne de 1133 à 114069.

15En élisant comme abbé le moine Gérard d’Anchin en 1135, Honnecourt est le quatrième monastère du diocèse de Cambrai à se voir pris en charge par l’active communauté. De la situation de cette abbaye du Cambrésis, rien n’est assuré hormis deux bulles pontificales, l’une de Gélase II en 1118, l’autre de Calixte II en 1120, qui indiquent que le monastère dépendait de Cluny70. Mais entre ces dates et l’arrivée de Gérard, vers 1135-1136, on ne sait à peu près rien, la succession abbatiale n’étant même pas certaine71. On ignore dans quelles circonstances Gérard est élu mais on peut supposer qu’il succède à l’abbé Ernaldus attesté en 1130. C’est la Vita Gossuini qui fournit l’essentiel des informations sur l’arrivée de ce moine d’Anchin72. Le nouvel élu ne peut prendre immédiatement la direction de l’abbaye car Gossuin fait traîner les choses, déplorant que son abbaye soit victime de son prestige et se vide de ses meilleurs éléments ; il cède à l’occasion d’un synode tenu à Cambrai. La vie de Gossuin contient cependant deux repères chronologiques qui permettent de mesurer la force des réticences de l’abbé d’Anchin qui refusa de donner son accord pendant plus d’un an. En effet l’élection de Gérard se fit au temps de l’évêque Liétard mais l’élu fut béni par son successeur Nicolas. Or Liétard démissionne le 6 janvier 1135, et Nicolas est élu le 22 mars 1136 et consacré le 20 décembre suivant73. Gérard n’est attesté comme abbé qu’en 113 874 et meurt le 13 septembre 1182, après un abbatiat de près d’un demi-siècle75.

16Le monastère de Saint-Corneille de Compiègne fut aussi réformé par des religieux d’Anchin, disciples de Gossuin. Quinze moines sous la direction d’Alexandre, futur prieur et futur abbé d’Anchin, sont dépêchés après 1148 sous la pression conjuguée du roi Louis VII et de saint Bernard76. Mais l’arrivée en 1150 de moines issus de Saint-Denis laisse présager que les religieux d’Anchin n’ont pas réellement réussi à réfonner cette communauté77. A la même époque, l’évêque d’Amiens Thierry (1144-1164), inquiet de la vacance abbatiale à Saint-Riquier et des désordres qui y sévissent78, s’en ouvre à Suger car il craint un mauvais choix et souhaite donc que soit élu comme abbé Drogon, prieur de Lihons, ou le prieur d’Anchin, Bernard79. On ne connaît pas la réponse de Suger. Pendant ce temps, les moines, qui se plaignent à Suger d’être sans guide, ont élu le prieur de Corbie Amoul et affirment ne pas vouloir renoncer à cette élection80. Mais en définitive c’est Pierre, moine de Saint-Denis, qui devint abbé de Saint-Riquier81. Dans quelle mesure Suger n’a-t-il pas discrètement influencé ce choix ? Il convient de souligner aussi que, malgré sa réputation, Anchin a été évincée, à moins que l’abbé Gossuin n’ait pas accepté de se séparer de son prieur.

17L’abbaye d’Hautmont fut à son tour confiée à un moine d’Anchin Clarembauld qui apparaît comme successeur de l’abbé Henri, à partir de 115582 jusqu’à sa mort le 4 mars 118583. Les relations des abbés d’Hautmont avec les seigneurs d’Avesnes, avoués du monastère, étaient particulièrement tendues, surtout avec Nicolas d’Avesnes. Enfin le dernier moine d’Anchin appelé à diriger une abbaye, au temps de Gossuin, est Albert qui assura la direction de Saint-Thierry de 1157 à 1167, succédant à Aldric (1145-1156)84. C’est avec ce religieux que se clôt la longue liste de moines issus d’Anchin et devenus abbés au XII^e siècle.

C) L’essoufflement du XIII^e siècle

18Comparés aux treize moines appelés au cours du XII^e siècle à diriger des communautés étrangères, les trois religieux d’Anchin qui deviennent abbés à l’extérieur au cours du XIII^e siècle font pâle figure et témoignent d’un réel essoufflement spirituel de l’abbaye. La brièveté de ce qui suit est éloquente. Tout d’abord, un moine Amaury est chargé de la direction de l’abbaye Saint-Sauve de Montreuil sans que l’on en sache les raisons. Cet abbé apparaît dans la liste abbatiale à la douzième place et se trouve attesté en 1213 et 121885. Godefroi, autre moine d’Anchin, est élu abbé de Saint-André de Bruges, succédant en 1234 à Nicolas, originaire de Saint-Martin de Tournai86. C’est l’origine étrangère de ces deux abbés successifs qui peut fournir une explication à leur choix. A cette époque, l’abbaye de Bruges non seulement ne connaît pas de difficultés qui justifieraient l’arrivée d’un religieux extérieur au monastère, mais connaît même une période de prospérité. A l’image de Saint-Martin de Tournai et d’Anchin qui ont entrepris la reconstruction de leurs abbatiales, l’abbaye Saint-André de Bruges s’est lancée dans des travaux comparables, achevés pour l’église en 1241. Peut-être a-t-on voulu avoir un abbé expérimenté dans ce domaine, capable de mener à bien ces travaux ? Godefroi dirige cette abbaye jusqu’en 124087

19Enfin le dernier religieux d’Anchin promu à l’abbatiat fut le moine Philippe, élu abbé du Saint-Sépulcre de Cambrai en 1269. Une situation confuse règne dans ce monastère, résultant d’une double élection qui nécessite l’intervention du pape en 1264. Bien que démis par Urbain IV, l’abbé Jean III Le Doux continue de diriger le monastère et n’aurait démissionné qu’en 126 988. Philippe, que la chronique du monastère appelle Philippe de Saint-Pierre, dirige l’abbaye jusqu’à sa mort le 3 juin 127 489.

20Pour ces trois religieux devenus abbés, on ne peut guère dépasser l’évocation nominale. Seule une étude de leurs abbatiats et de la situation des abbayes qui leur ont été confiées permettrait de trouver les raisons de ces choix.

21Il apparaît donc indiscutablement que les religieux issus d’Anchin étaient appréciés et recherchés. Les volontés conjuguées de prélats et d’abbés réformateurs, au début du XII^e siècle, ont permis à de nombreux monastères de retrouver un nouveau souffle à un moment où le monachisme traditionnel se voyait contesté. Anchin intervient dans ce renouveau en raison de sa réputation de rigueur depuis sa fondation, mais aussi en raison de l’action menée par son abbé Alvise. Nombreux sont les religieux formés sous son abbatial ou celui de son successeur qui œuvrent à cette restauration monastique. L’ordre chronologique présenté dans le tableau n° 16 est éloquent et montre de façon probante l’estime dans laquelle on tenait le monastère. (Voir tableau n° 16 page suivante). Un moine d’Anchin qualifié d’abbé sans autre précision pose difficulté pour l’identification. Il s’agit de Lambert, mort avant 1138 et inscrit au 3 mars.

22Anchin apparaît donc comme une pépinière de futurs abbés, surtout au XII^e siècle, et plus précisément au temps de deux abbés : Alvise et Gossuin, fortes personnalités différentes, qui imprimèrent leur marque profonde pendant plus d’un demi-siècle. Le XIII^e siècle fut beaucoup moins prestigieux de ce point de vue. La chronologie met en évidence le rayonnement de l’abbaye avec treize moines devenus abbés entre le début du XII^e siècle et 1157, soit en moyenne une promotion à l’abbatiat toutes les quatre années et demie, ou une intervention demandée ou réalisée tous les trois ans. On comprend mieux les inquiétudes de l’abbé Gossuin qui, comme prieur puis comme abbé, renâclait à voir partir ses meilleurs éléments, d’autant que toute réforme impliquait le départ temporaire non d’un seul religieux mais d’un groupe, et que.toute élection comme abbé entraînait le départ définitif d’un moine de valeur. Aussi Gossuin refusa-t-il pour lui-même par deux fois l’abbatiat avant 1130, à Lobbes et à Saint-Pierre de Châlons90.

Tableau n° 16

23L’impact de ces deux prélats repose sur une autorité naturelle, mais aussi sur leur rôle tenu lors des chapitres généraux de l’ordre bénédictin, réunions où pouvaient se prévoir ces mouvements de moines. La première de ces réunions, en 1131, se serait faite avec le concours actif d’Anchin91. Faute de monographies sur les différents monastères restaurés, on ne peut que faire des hypothèses sur le contenu particulier des remises en ordre. On note cependant une constante dans le processus de réforme. Soit un moine d’Anchin devient abbé, soit il remplit l’office de prieur claustral, fonction stratégique pour l’application et le respect de la règle92, sans doute avec un groupe de religieux venus d’Anchin, comme le montre le cas de Compiègne. Dans la plupart des cas, on ne peut guère dépasser le stade de la chronologie en raison du silence des sources. Seul l’exemple de Marchiennes permet de se faire une idée précise sur les modalités d’une restauration monastique. Remarquons enfin l’extrême dispersion géographique et l’absence de suivi chronologique dans les abbatiats tenus ici ou là par des moines d’Anchin. Certes elle a donné trois abbés à Marchiennes et deux au Saint-Sépulcre, mais il serait disproportionné d’imaginer qu’Anchin ait voulu établir une domination suivie ou un contrôle constant sur telle ou telle abbaye, même si cette éventualité n’est pas à exclure quand on pense à l’attitude d’Aimeric envers Affligem ou à celle d’Alvise envers Marchiennes. Si au temps de Gossuin, l’essaimage d’Anchin s’effectue dans une perspective exclusivement spirituelle, comme le montrent d’ailleurs les réticences de cet abbé à se séparer de ses meilleurs éléments, au-delà il est difficile de déterminer les raisons qui ont fait choisir tel ou tel religieux.

24Toujours est-il que le rayonnement d’Anchin était si grand que 17 établissements différents au moins eurent à leur tête des moines issus de cette abbaye pour redonner un souffle spirituel à des monastères assoupis ou défaillants. Les actions menées par tous ces religieux furent globalement des réussites puisque l’on ne connaît véritablement que trois échecs : la déposition de Fulbert au Saint-Sépulcre de Cambrai en 1128, la démission de Lietbert à Marchiennes en 1141 et la réforme inachevée d’Alexandre à Saint-Corneille de Compiègne en 1148.

Il – Une abbaye au chœur du monde spirituel

A) Un dense réseau de confraternités

25Le rôle des confraternités, societas ou fraternitas, dans la vie d’une communauté religieuse n’est plus à souligner et, comme tant d’autres monastères, Anchin a contracté des liens avec bon nombre de maisons religieuses. Ces associations permettaient à une abbaye de se voir insérée dans un immense réseau d’établissements, d’être unie par la prière à un nombre infini de religieux et de bénéficier de la sorte des effets de cette solidarité spirituelle93.

26On a l’habitude de distinguer deux sortes d’associations : les confraternités générales et les confraternités personnelles. Les premières sont établies entre les abbés des maisons contractantes, avec l’accord des chapitres concernés. A une date établie, un anniversaire collectif pour tous les défunts de la communauté associée est célébré. Les secondes qui sont accordées par l’abbé, avec l’assentiment de la communauté, à un individu à titre personnel et souvent à l’occasion d’une aumône sont célébrées à la date exacte du décès inscrit dans le nécrologe. Le bénéficiaire d’une telle association pouvait devenir, notamment à l’article de la mort, membre à part entière de la communauté. Un seul cas est attesté par un acte situé entre 1120 et 1131 quand Raoul, comte de Vermandois, mentionne qu’il a été reçu par les moines d’Anchin dans leur fraternité, et à cette occasion il confirme une exemption de vinage concédée par sa mère Adèle94.

27Pour reconstituer le réseau des associations spirituelles d’Anchin, il convient de croiser différentes sources car la seule liste récapitulative des différentes maisons avec lesquelles l’abbaye était liée est tardive95 et il ne subsiste apparemment pas de calendrier des commémorations fixes96. L’examen attentif du nécrologe permet de dresser une première liste des confraternités générales inscrites de façon brève à la date97 de la célébration. En voici la liste. (Voir tableau 17 page suivante).

Tableau n° 17

28Ces mentions, inscrites dans les marges du nécrologe, sont loin de représenter la totalité des associations spirituelles établies par Anchin. Les actes de confraternités, conservés en originaux ou en copies, permettent d’en compléter la liste. L’acte le plus ancien conservé est celui qui unit l’abbaye d’Anchin à celle de Marchiennes, en date du 21 août 123 498, et renouvelé en mai 1277 par les abbés des deux monastères99. Le 1 juillet 1239, une confraternité est établie avec le chapitre cathédral d’Amiens100. En 1261, une société de prières est établie avec l’abbaye Saint-Martin de Laon101. Trois actes concernant une association avec le chapitre cathédral de Cambrai ont été conservés : 15 avril 1305, 8 novembre 1311 et 17 mars 1334102. En 1429, la fraternité qui unit depuis longtemps, sans que la date en soit précisée, l’abbaye à celle du Saint-Sépulcre de Cambrai est reconduite103. Cette association spirituelle doit remonter sans doute au temps de l’abbé Fulbert (1122-1128), préalablement moine d’Anchin. Un acte de 1683 qui renouvelle l’association avec l’abbaye de Crespin fait mention d’un lien antique remontant sans doute à l’abbatiat d’Algot (1132-1159), lui aussi ancien moine d’Anchin104.

29A cet inventaire s’ajoutent des indications de confraternités inscrites dans le nécrologe de telle ou telle communauté, comme celle de Saint-Thierry105, ou contenues dans les notices de la Gallia Christiana, mais qu’aucune source n’atteste. Ainsi Anchin aurait contracté des associations avec l’abbaye du Mont-Saint-Quentin au milieu du XII^e siècle, avec celle de la Trinité de Fécamp en 1216, avec l’abbaye du Mont-Saint-Eloi en novembre 1261, et vers 1314-1315 avec l’abbaye de Cantimpré106.

30Pour connaître ces confraternités dans la pratique, on ne peut s’appuyer sur le coutumier d’Anchin car le chapitre relatif à ce sujet que l’on trouve dans le texte clunisien de Bernard n’a pas été retenu. Mais la démarche suivie ne devait pas présenter de grandes différences avec les prescriptions de Bernard, une simple déduction permettant de l’affirmer. En effet, comme l’abbaye de Marchiennes suivait les coutumes de Bernard et que, dans le coutumier de cette abbaye, on trouve le chapitre consacré à ce sujet (De hospitario), on peut affirmer que, lorsqu’Anchin et Marchiennes établissaient ou renouvelaient leur association, ces deux abbayes suivaient les mêmes usages. Les formules diplomatiques des actes de 1234 et 1277 confirment cette affirmation. Conformément à l’usage, ce sont les abbés qui décident la confraternité. L’acte de 1234 dit : Sciant omnes… esse statutum voluntate et assensu Willelmi abbatis Aquicinctensis et Aegidii abbatis Marchianensis… En 1277, la démarche est la même : Sciant omnes... Ade abbatis... et Almorici abbatis. La communauté religieuse pouvait difficilement s’y opposer. Si son approbation n’apparaît pas toujours de façon explicite, elle est en revanche clairement formulée en 1311 lors de la confraternité établie avec le chapitre cathédral de Cambrai : Petrus abbas… et conventus… statuimus et ordonamus. L’assentiment de toute la communauté s’explique sans doute par les temps troublés que l’abbaye d’Anchin avait connus depuis la fin du XIII^e siècle, et qui avaient provoqué un affaiblissement du pouvoir abbatial et un renforcement de celui du convent.

31Le fondement de toute fraternité est le service de prières accordé aux défunts associés. Anchin se conforme ici aux usages clunisiens de Bernard puisque le coutumier de l’abbaye en reproduit intégralement et fidèlement le texte107. Lorsque l’on apprend la mort d’un membre de la confraternité, qu’il soit moine ou clerc, on doit célébrer l’office, la messe ainsi qu’un septain avec office et messe. Quant à tous ceux qui, pauvres ou riches, se sont vu concéder la confraternité, ils bénéficieront de tous les avantages spirituels et matériels non seulement de l’abbaye mais aussi de ses dépendances. De leur vivant, on récite pour eux, ainsi que pour les bienfaiteurs, à chaque heure, le psaume 69 Deus in adjutorium, et chaque jour à la messe matutinale et à la grand messe on dit la collecte Pretende Domine, c’est-à-dire l’oraison de la messe pour le salut des vivants. Lorsque la mort d’un associé a été annoncée, on lui dédie la messe et, lors de la récitation de l’office des morts, on dit la collecte de la messe des défunts Omnipotens sempiterne Deus. De la Septuagésime jusqu’au premier décembre, on agit de même lors des Laudes pour les défunts, lors des nuits qui suivent les fêtes à douze leçons, ainsi que pour les vêpres et les matines de Carême et des Rogations. Trois fois par an, à la Quadragésime, après la nativité de Pierre et Paul et après la Toussaint, les défunts associés ont droit à une commémoration générale avec un septain, tandis qu’une prébende est donnée pendant trente jours en aumône, comme l’on a coutume de faire pour un frère mort hors du monastère. Les actes de 1234 et 1277 reprennent ces différents usages.

32Afin de lutter contre l’oubli, le défunt est inscrit dans le nécrologe : Annotabitur nomen ejus in regula ou in libro capituli notabuntur. Dans le nécrologe, ces défunts figurent dans la colonne familiares. Rien dans les actes de confraternités n’est indiqué sur la façon dont on apprenait la mort d’un associé. On sait qu’il revenait à Varmarius d’envoyer les brefs (brèves) annonçant le décès d’un frère, de recevoir ceux des frères défunts associés et d’en faire l’inscription dans le nécrologe108. Les inscriptions étaient-elles régulièrement et systématiquement effectuées ? On peut en douter car la comparaison entre les nécrologes d’Anchin et de Marchiennes est révélatrice d’une certaine légèreté sur ce point. Nombreux sont les moines de l’une des deux abbayes qui ne figurent pas dans le nécrologe de l’autre établissement. Mais plus surprenantes sont les mentions de moines d’Anchin dans le nécrologe de Marchiennes alors qu’ils ne paraissent pas dans le nécrologe de leur propre abbaye ! Enfin, certains noms paraissent avoir été inscrits en une seule fois comme si Varmarius avait voulu combler un retard dans son travail.

33Outre la dimension spirituelle primordiale, la confraternité se proposait d’éviter tout conflit entre deux abbayes en envisageant les moyens de régler tout litige éventuel109. Anchin et Marchiennes prévoient le cas de moines qui auraient pu fuir leur monastère pour trouver refuge dans le monastère voisin. L’abbé qui avait accueilli le fugitif devait s’employer à ramener le moine fautif à de meilleurs sentiments pour qu’il rejoigne son monastère d’origine. Si un conflit important s’élevait entre les deux abbayes, celles-ci devaient désigner chacune deux moines pour régler la question dans un délai de six mois. Si aucun accord n’était intervenu, ces quatre négociateurs désignaient de leur propre chef un cinquième médiateur, moine ou clerc, chargé de trancher, les deux abbayes s’engageant alors à se soumettre à sa décision. La documentation subsistante permet de comprendre l’intérêt de ce type d’accord quand on pense aux interminables et chroniques litiges entre les deux maisons au sujet des droits de pêche dans la Scarpe110.

34La confraternité établie avec Cambrai s’inscrit dans la même perspective mais avec des motivations plus particulières. L’arenga de l’acte rappelle que l’abbaye d’Anchin doit ses débuts à l’Église de Cambrai, réminiscence sans doute de la coupure vécue douloureusement en 1094 lors de la restauration du diocèse d’Arras. Les circonstances de cette union sont liées à des affaires difficiles pour lesquelles l’abbé d’Anchin est intervenu en faveur du chapitre. La fraternité apparaît alors comme une reconnaissance pour services rendus111.

35La liste des confraternités établies entre Anchin et différents établissements religieux se répartit comme suit :

Tableau n° 18

36Afin de compléter cet inventaire, voici la liste des maisons religieuses qui, indépendamment de celles que l’on vient d’énumérer, sont inscrites dans le rouleau de 1414 mais ne font l’objet d’aucune mention dans le nécrologe. Aucun document ne permet de dater le moment où une confraternité personnelle ou générale a été établie avec ces établissements :

• 55 – Beaupré (OSC, femmes, dioc. Thérouanne)

• 56 – Braine, Notre-Dame (Prémontrés, dioc. Soissons)

• 57 – Châlons, Saint-Pierre (OSB, dioc. Châlons)

• 58 – Chartres, Saint-Pierre (OSB, dioc. Chartres)

• 59 – Cîteaux, Notre-Dame (OSC, dioc. Mâcon)

• 60 – Clairmarais, Sainte-Marie (OSC, dioc. Thérouanne)

• 61 – Cluny, Saint-Pierre (OSB, dioc. Mâcon)

• 62 – Corbie, Saint-Pierre (OSB, dioc. Amiens)

• 63 – Des Prés (OSC, femmes, dioc. Arras)

• 64-Dunes, Sainte-Marie (OSC, dioc. Thérouanne)

• 65 – Homblières, Notre-Dame (OSB, dioc. Noyon)

• 66-Laon, Saint-Jean (OSB, dioc. Laon)

• 67 – Liège, Saint-Théodulphe (?)

• 68 -Loos, Saint-Pierre (OSC, dioc. Tournai)

• 69 – Meaux, Saint-Faron (OSB, dioc. Meaux)

• 70 – Mont-Saint-Martin (Prémontrés, dioc. Cambrai)

• 71 – Noyon, Saint-Eloi (OSB, dioc. Noyon)

• 72 – Paris, Saint-Martin-des-Champs (OSB, dioc. Paris)

• 73 – Reims, Saint-Nicaise (OSB, dioc. Reims)

• 74 – Saint-Denis (OSB, dioc. Paris)

• 75 – Saint-Germain-des-Prés (OSB, dioc. Paris)

• 76 – Saint-Pierre-de-Hautvillers (OSB, dioc. Reims)

• 77 – Saint-Quentin-en-Ile (OSB, dioc. Noyon)

• 78 – Saint-Trond (OSB, dioc. Liège)

• 79 – Sauve-Majeure (OSB, dioc. Toulouse)

• 80-Tours, Saint-Martin (chapitre, dioc. Tours)

37Sur ce nombre, dix établissements religieux ne figurent pas dans la liste de 1414 (n° 3, 8, 15, 22, 28, 34, 44, 45, 49, 50). En revanche, 26 maisons nommées dans le rouleau des morts ne font pas l’objet de mention dans le nécrologe. La liste ainsi dressée permet de mesurer l’importance du réseau d’établissements religieux dans lequel Anchin se trouvait inséré : 54 maisons en ne tenant compte que des inscriptions dans le nécrologe, 70 en prenant la liste de 1414 (carte n° 5). On peut ainsi dégager une typologie des établissements associés et en présenter la distribution géographique.

38Dans cet ensemble, que l’ordre monastique avec 43 maisons domine ne constitue pas une surprise, mais l’originalité provient de l’exclusivité bénédictine si l’on ne tient pas compte des mentions tardives. Aucun ordre nouveau issu du tronc de saint Benoît n’apparaît et l’on peut s’étonner en particulier de l’absence d’association avec des monastères cisterciens. Cette constatation est d’autant plus curieuse qu’Anchin, dans le dernier quart du XII^e siècle, avait au travers du récit de fondation élaboré dans son scriptorium insisté sur les aspects érémitiques de son origine, suggérant un parallèle avec la fondation de Cîteaux. De plus le scriptorium de l’abbaye renfennait les oeuvres complètes de saint Bernard. Enfin, il existait des relations personnelles entre les abbés d’Anchin et certains abbés de l’ordre cistercien. En revanche l’ordre canonial est représenté, mais faiblement, avec onze établissements, l’avantage revenant aux chanoines réguliers.

39Dans le cadre des structures ecclésiastiques, la répartition géographique de tous ces établissements privilégie la province ecclésiastique de Reims, avec des implantations dans dix diocèses sur douze. On note des liens contractés avec trois monastères situés dans quatre diocèses étrangers à cette province de Reims mais limitrophes. Enfin on relève une confraternité avec une abbaye anglaise : Saint-Albans112.

40Les tableaux suivants 20 et 21 récapitulent tous ces éléments. Les unions spirituelles avec les établissements du diocèse d’Arras sont en petit nombre alors que les liens sont particulièrement nombreux avec les maisons religieuses du diocèse de Cambrai, plus du quart de l’ensemble des confraternités. C’est une constante dans l’histoire de cette abbaye qui a toujours eu le souci de manifester son attachement à son diocèse d’origine.

Tableau n° 19

Tableau n° 20

41Une autre forme de lien entre communautés était constituée par les rouleaux des morts qui circulaient d’une abbaye à une autre. Les documents attestant ce type de liens sont peu nombreux113. Nous avons conservé la réponse adressée à l’encyclique qui avait annoncé la mort de Bruno, fondateur des Chartreux, en 1101114. En 1113, à l’occasion de la mort à Anchin de l’évêque de Cambrai Odon, une lettre rédigée par le prieur Amand de Castello rappelle, outre les qualités morales du défunt, les ouvrages dont le pieux évêque fut l’auteur115. Enfin le passage du rouleau de l’abbé Hugues de Solignac, le 23 juin 1240, est sans doute la meilleure illustration de la diffusion de ce type de relation116.

B) L’attraction de l’abbaye au miroir de son nécrologe

42Grâce aux inscriptions dans le nécrologe de toutes les personnes étrangères à la communauté religieuse d’Anchin mais dont le nom était rappelé lors de l’office de prime, nous pouvons mesurer la personnalisation de la pratique commémorative de l’abbaye, le rayonnement et l’attraction qu’elle exerçait, à moins que la communauté, par l’inscription de certains noms, ne cherchât à obtenir la grâce et les faveurs des puissants. L’ensemble de ces personnalités inscrites figurent en annexe. Le nécrologe apparaît donc comme le reflet du réseau des relations de l’abbaye dont les commémorations ne se cantonnent pas aux moines noirs même si leur présence est écrasante au regard des autres branches monastiques. Le tableau n° 21 qui récapitule les liens avec le monde monastique montre bien que l’inscription au nécrologe n’est pas systématique et que les relations ne sont pas constantes avec toutes les maisons religieuses citées. Des liens personnels constamment maintenus par tradition ou la proximité géographique de quelques abbayes en expliquent alors la fréquence. Ainsi en est-il pour quatre abbayes : Marchiennes, Hasnon, Saint-Amand et Saint-Bertin. Le nécrologe conserve aussi la mémoire d’officiers monastiques, en premier lieu ceux des trois prieurés de l’abbaye, mais aussi ceux d’une douzaine d’autres établissements comme les abbayes de Crespin, Fécamp, Ham, Hautmont, Marchiennes, Saint-Amand, Saint-Bertin, Saint-Remi, Saint-Thierry, Saint-Saulve, Saint-Vaast, Tournai (Saint-Martin).

Tableau n° 21

43Les séculiers ne sont pas oubliés et l’on relève l’inscription de deux papes (Alexandre III et Urbain III), deux cardinaux (Pierre de Colmieu et Hugues de Saint-Cher), neuf archevêques dont un d’Orient, 26 évêques. Parmi ces derniers, huit sont d’Arras, sept de Cambrai, quatre d’Amiens, et quelques-uns de diocèses plus ou moins éloignés (Châlons, Noyon, Soissons, Thérouanne, Tournai). Le nécrologe contient aussi les noms de dignitaires diocésains (archidiacres, chanoines) d’Arras, Cambrai, Amiens et Tournai, ainsi que la mention de quelques prêtres.

44Les laïcs sont également présents dans ce nécrologe mais dans une mesure moindre. On rencontre Jean de Brienne, empereur latin de Constantinople, les rois de France Louis VI, Philippe-Auguste, Louis, fils aîné de Louis IX et Jeanne de Navarre, épouse de Philippe IV. Apparaissent aussi différents membres de familles princières de Flandre, de Hainaut, de Lorraine, des comtes de rang moindre comme ceux d’Hesdin, des châtelains et de nombreux potentats locaux. Enfin, signe des mutations socio-économiques, deux familles bourgeoises douaisiennes ont droit aux honneurs du nécrologe. Au total, l’importance de ce phénomène se mesure non à la brièveté de cet inventaire mais à la conséquente annexe n° 4.