1La jeune communauté, les épreuves des débuts surmontées, connaît un développement rapide lié à des abbés remarquables, menant une vie exemplaire, jusque 1110 où une crise abbatiale majeure la déchire. La démission de l’abbé Gelduin, l’éviction de son successeur Robert, le choix imposé d’Alvise constituent la trame événementielle de l’affaire qui, à y regarder de plus près, n’est pas une simple agitation ponctuelle, mais constitue un enjeu déterminant pour la direction de l’abbaye et plus particulièrement pour les coutumes qui seront suivies. Les péripéties constituent la surface des choses, l’enjeu en est l’application des idées grégoriennes dans le cadre du diocèse restauré d’Arras.

2La fin de cette crise permet à Anchin de devenir, sous l’impulsion déterminée d’Alvise, le pôle religieux servant de référence aux autres établissements tant dans le diocèse qu’ailleurs. Après 1111, la période de gestation de l’abbaye est donc terminée. Anchin prend véritablement son envol pour connaître son apogée au temps de Gossuin (1131-1166).

I – La crise de 1110-1111, ultime expression de la phase de jeunesse

A) L’abbatiat difficile de Gelduin (1102-H10)

3En 1110, après un abbatial de huit années, Gelduin abandonne sa charge. Par une lettre brève, dont la teneur suggère plus qu’elle n’expose le processus suivi, le couvent informe Lambert, évêque d’Arras (1093-1115), de cette décision1. Cette démission ouvre une grave crise de direction car à la détermination de Gelduin de quitter sa fonction s’oppose la volonté des moines, ou d’un certain nombre d’entre eux, de conserver l’abbé à la tête du monastère2. Aussi la communauté renâcle-t-elle à accorder la permission de démissionner et finit non sans résistance (nec sane leviter vel ad primas preces) par céder parce que Gelduin montre, de façon violente, sa détermination de partir. Les moines, dans un grand désarroi (magno dolore), tentent l’impossible pour le retenir, redoutent un départ définitif qui briserait la cohésion de la communauté, font visiblement traîner l’affaire et ne réussissent qu’à provoquer la colère de Gelduin. Enfin, dans le strict respect de la règle bénédictine, le couvent, qui cependant ne désespère pas de voir le retour de leur abbé, se résout finalement à accepter le départ de Gelduin. Ce dernier avait dû avertir l’ordinaire du lieu, l’évêque d’Arras, de sa volonté de quitter la charge abbatiale.

4Sa décision intervient sans doute à la fin de juillet 11103. Trouvant refuge à l’abbaye de Saint-Bertin, Gelduin reprend sa vie de reclus, ce mode de vie pour lequel il avait opté en arrivant à Anchin en 10904. On sait qu’il participe avec Jean, évêque de Thérouanne (1099-1130), à une ambassade auprès de Pons, abbé de Cluny (1109-1122), pour résoudre les oppositions suscitées par la pratique des usages clunisiens dans l’abbaye flamande de Saint-Bertin et par la tentative de mise en tutelle par Cluny5. La réclusion à Saint-Bertin ne le satisfaisant pas, Gelduin passe en Angleterre où il meurt comme reclus, sans doute au prieuré Saint-Machut qui appartenait à l’abbaye d’Anchin, le 4 juillet 11236.

5La démission de l’abbé se comprend mieux si on embrasse la totalité de sa vie, à la fois sa carrière monastique et son itinéraire spirituel hésitant et compliqué. Issu d’une famille noble, frère d’Amoul châtelain d’Hesdin7, Gelduin devient moine à l’abbaye Saint-Vincent de Laon8. A-t-il été influencé lors de son séjour dans ce monastère par la spiritualité de Géraud de Corbie qui, avant de fonder la Sauve-Majeure en 1079, fut abbé de Saint-Vincent aux environs de 1074-1078, après avoir succédé à son frère Reinier (1059-1074)9 ? C’est possible, mais la présence de Gelduin à Laon qui n’est pas datable de façon précise se place vraisemblablement vers 1075-1086. En raison de la forte spiritualité de Géraud, on peut penser qu’il marqua profondément Gelduin, mais pas au point cependant que ce dernier le suive à l’abbaye de Sauve-Majeure. L’évolution spirituelle de Gelduin fut peut-être aussi influencée par un reclus, installé près de Saint-Vincent de Laon, personnage qui conseillait Géraud, mentionné dans la Prima Vita Gérardi10. Sa réputation à Laon le fait élire abbé de Saint-Michel en Thiérache en 1086, charge qu’il résigne dès l’année suivante, oh amorem Dei11, pour trouver ensuite refuge à Anchin en 1090, sans doute attiré par la renommée de l’abbé Aimeric12. A Anchin, il n’est pas moine mais reclus. Sa vie exemplaire a dû impressionner les moines qui le choisissent comme abbé après la mort d’Aimeric, le 19 octobre 1102, alors que la vie de solitaire semble mieux lui convenir13. Aussi, lorsqu’il abandonne la direction d’Anchin, Gelduin en est-il à sa seconde démission, ce type de responsabilité ne lui convenant décidément pas. Si l’humilité semble être l’explication de la première démission, le découragement paraît être le motif de la seconde. L’Auctarium le laisse transparaître, même si les formules en sont stéréotypées. Gelduin renonce à sa charge fastidiens onus regiminis14.

6Historia use d’une expression voisine et de même sens onus fastidiens15. Les expressions utilisées suggèrent une grande fatigue tant physique que morale. Gelduin, dans la lettre qu’il envoie à l’évêque Lambert, fait allusion à des problèmes de santé pour refuser la charge d’abbé que les moines d’Anchin lui proposent une seconde fois16. En effet la vie recluse que Gelduin avait menée pendant une douzaine d’années avait imposé des privations préjudiciables à sa santé. De plus l’abbé semblait trop tenir à l’estime de l’évêque Lambert pour faire valoir des motifs de refus non fondés. L’épuisement moral devait être tout aussi réel. Ces deux raisons, la première visible, donc clairement exprimée, la seconde moins perceptible, donc suggérée, s’expliquent également par la situation propre à Anchin dont la direction, en ce début du XII^e siècle, n’est pas une sinécure. La lettre adressée par l’archevêque Anselme de Cantorbéry à Gelduin, en réponse à une série de questions posées par l’abbé vers 1106, permet de mesurer l’ampleur de la tâche à laquelle il fallait faire face17. L’ensemble des difficultés à résoudre permet de mieux comprendre le renoncement de l’abbé plus attiré par la contemplation que par la pratique quotidienne d’une charge dont la haute idée était malmenée par les habitudes trop temporelles de certains moines.

7Cette lettre d’Anselme évoque donc les questions qui sont au cœur de la réforme dite grégorienne. Le premier point porte sur le rachat des dîmes. Anselme se place dans une ligne conforme aux idées grégoriennes, insistant sur le respect de la procédure canonique18. Le second concerne la simonie19 qui, par delà le discrédit qui frappait le clergé, pose la question de la validité des sacrements et de la dignité du ministère presbytéral20. Il est difficile de percevoir les réalités concrètes et précises qui troublaient Gelduin en raison de l’extrême prudence et de la circonspection de la réponse d’Anselme. De quelles dîmes, de quels autels s’agissait-il ? Quels moines enfreignaient les prescriptions canoniques et se comportaient de façon indigne ? Gelduin se trouvait ainsi confronté à ces difficiles questions et probablement soumis à des pressions diverses dont le but était de développer des pratiques qu’il condamnait et qu’il refusait, mais qui commençaient à s’insinuer dans l’abbaye. Nous sommes vers 1105-1110, un quart de siècle après la fondation. L’esprit originel se dilue dans une communauté qui n’est plus animée par l’esprit des fondateurs disparus depuis une dizaine d’années.

8Enfin un dernier document, la première bulle de confirmation de biens de l’abbaye, émanant de Pascal II, datée du 8 novembre 1104, contribue à éclairer la situation à Anchin21. Rédigée à la demande de l’abbaye, cette bulle a pour but de garantir les biens de la communauté et surtout de mettre le monastère à l’abri des contestations. Gelduin estimait donc qu’il y avait danger et sollicitait la garantie pontificale. Or le pape, après avoir énuméré les possessions et droits de l’abbaye, rappelle la règle à respecter à l’occasion de l’élection de l’abbé, notamment la nécessité du consentement unanime des frères. Il s’agit d’une exhortation générale comme on en rencontre dans ce genre de document, mais ce rappel peut s’inscrire aussi dans un contexte précis. L’élection de Gelduin avait-elle déjà été l’occasion d’une dissension au sein de l’abbaye ? Gelduin avait-il déjà l’intention de démissionner après deux années d’abbatiat, et nourrissait-il des craintes pour sa succession ? Quelle que soit l’hypothèse retenue, tous ces éléments traduisent l’existence à Anchin d’un climat qui manque de sérénité. On peut verser au dossier des explications complémentaires postérieures rapportées par deux chroniqueurs tardifs qui éclairent aussi la personnalité de Gelduin. Selon Jean Le Long dit Yperius, abbé de Saint-Bertin (1365-1383), Gelduin aurait été déçu de ne pas avoir convaincu Pons, abbé de Cluny, de venir à Saint-Bertin pour définir précisément les liens unissant l’abbaye flamande à l’abbaye bourguignonne22. Selon Ferry de Locres23, Gelduin, retiré à Saint-Bertin, aurait été choqué lors de la visite de Pons par l’équipage somptueux de l’abbé et par les exigences formulées concernant les droits que Cluny entendait exercer sur Saint-Bertin24. Dans les deux cas, Cluny apparaît comme l’élément central, soit par répulsion, soit par déception. Ces deux récits, outre qu’ils conservent le souvenir d’une rencontre entre Pons et Gelduin, montrent que ce dernier, malgré ses deux démissions, continue à participer à la réflexion sur la conception du monachisme. Ce religieux apparaît comme tiraillé entre deux voies de la vie monastique, la réclusion et le cénobitisme, qu’il avait pratiquées toutes deux une dizaine d’années. Son tempérament inclinait vers la première forme de vie religieuse, alors que sa vie exemplaire l’avait propulsé malgré lui par deux fois à la tête d’une communauté. 11 avait dû y voir le signe de la volonté divine et s’y était soumis, mais les difficultés l’ont fait renoncer. De Saint-Michel de Thiérache à Anchin, d’Anchin à Saint-Bertin, de Saint-Bertin au prieuré Saint-Machut en Angleterre, la vie de Gelduin est avant tout une fuite car le bruit du monde lui fait peur.

B) Robert, un abbé contesté (1110-1111)

9Comme pour la démission de Gelduin, une lettre, adressée par les moines à l’évêque d’Arras pour lui demander de consacrer le nouvel élu, nous apprend l’élection de son successeur. L’événement a été également inscrit dans les annales du monastère25. La procédure est conforme au droit canonique, avec l’accord de l’ensemble des moines, communi consensu, suivi de la confirmation demandée à l’ordinaire. Dans cette élection, la règle semble avoir été respectée, les moines ayant tenu compte du rappel fait par Pascal II en 1104. Apparemment rien ne permet de contester la validité de l’élection de Robert26.

10Les éléments biographiques relatifs au nouvel abbé sont minces et procèdent d’une unique source, quelques lignes dans l’Historia. Originaire de Normandie27, cultivé et irréprochable, Robert est moine d’Anchin ainsi que le montre la formule par laquelle les religieux annoncent l’élection à l’évêque d’Arras. Robert est qualifié de fratem nostrum, ce qui implique que l’élu vivait à Anchin et non à Saint-Bertin comme on l’a longtemps affirmé28.

11Les indications chronologiques de cet abbatiat sont des plus floues. Les Annales et l’ Auctarium retiennent une élection en 1109 et une démission en 1111. La première date ne peut être retenue. En effet le 27 juillet 1110, Gelduin, qualifié d’abbé d’Anchin, figure comme témoin dans un acte du comte Robert II et de son épouse Clémence, en faveur de l’abbaye de Bourbourg29. L’élection de Robert n’a donc pu intervenir que dans la deuxième moitié de l’année 1110. Deux actes permettent d’apporter des précisions. Le premier, daté entre le 2 juillet et le 25 décembre 1110, est une donation au chapitre de Saint-Amé de Douai par Odon, évêque de Cambrai, et mentionne pour la première fois Robert abbé d’Anchin comme témoin30. Comme Gelduin est encore qualifié d’abbé le 27 juillet 1110, cela implique une démission de Gelduin au plus tôt à cette date, et une élection de Robert dans la seconde moitié de cette même année. Dans cet acte de juillet 1110, on trouve parmi les autres témoins : Odon, évêque de Cambrai, Lambert, abbé de Saint-Bertin, Jean, évêque de Thérouanne, et Godefroi, évêque d’Amiens, quatre dignitaires connus pour être acquis aux idées religieuses réformatrices. A l’occasion de cette réunion de prélats réformateurs, Gelduin n’a pas pu passer sous silence ses difficultés et son intention de renoncer à sa charge. Probablement, profitant de sa présence à Arras auprès de son ordinaire, a-t-il démissionné à cette occasion. Si Robert est déjà abbé à l’automne 1110, un autre acte d’Odon, daté entre janvier et juin 1111 et confirmant à l’abbaye d’Anchin ses biens, atteste que Robert est encore abbé d’Anchin mais déjà contesté31. Deux autres actes du même évêque en faveur d’Anchin, appartenant à la deuxième moitié de l’année 1111, ne mentionnent pas l’existence d’un abbé32. Robert avait donc déjà démissionné après avoir exercé la charge abbatiale à peine un an, entre juillet 1110 au plus tôt, et juin 1111 au plus tard. Ce bref abbatial trahit l’ampleur des difficultés.

12La première de celles-ci, source de toutes les autres, est exprimée par l’ Auctarium qui, en quelques mots, met en cause la légitimité de l’abbé. Mais au lieu d’exposer les circonstances et les faits qui pourraient éclairer cette affirmation, l’auteur évoque par allusions les moyens honteux sur lesquels il ne veut pas s’étendre33. Que voilà une formule bien vague qui entache cette élection du soupçon de simonie et qui est la source de tous les développements ultérieurs sur une élection douteuse34. Or cette expression allusive est en parfaite contradiction avec la lettre des moines citée plus haut annonçant une élection tout à fait régulière de Robert ; contradiction aussi avec un passage d’une charte de confirmation de 1111 émanant de l’évêque de Cambrai, dans lequel le prélat apporte un soutien appuyé à l’abbé victime de « l’iniquité, du manque de charité, des effets de la ruse et de l’injustice »35. L’évêque de Cambrai, dont on sait l’adhésion au monachisme rénové, n’aurait pas apporté son soutien à un abbé dont l’élection aurait prêté le flanc à la critique. L’abbé Robert dérange et il faut donc s’interroger sur les motifs qui alimentent une telle contestation au point de le contraindre à la démission.

13A la contestation interne s’ajoutent, mais sous la forme d’une allusion bien générale de l’ Auctarium, les menaces des seculares, c’est-à-dire de puissants laïcs qui troublent la quiétude de la communauté. Les deux chartes de 1111 émanant de l’évêque de Cambrai permettent de situer les dangers car le prélat y rappelle et confirme les donations faites par la puissante famille d’Oisy à l’abbaye d’Anchin36. Le premier acte mentionne les donations faites par Hugues d’Oisy, châtelain de Cambrai, avec l’accord de son fils Hugues, au temps de l’abbé Gelduin. Le second, daté de la même année, reprend la confirmation précédente à laquelle s’ajoute le rappel de la donation d’Aymeries, faite par Ermengarde de Mons en 108837. La nécessité de rappeler avec solennité ces donations s’explique par la contestation de ces dons menée par les héritiers des donateurs, phénomène tout à fait courant que l’on rencontre ailleurs38.

14Vers 1111, le châtelain de Cambrai Hugues I, bienfaiteur d’Anchin, se retire comme moine à Saint-André du Cateau. Son fils Hugues II tente alors de récupérer les dons de son père à savoir la dîme de Cagnicourt cédée à Anchin en 110139, celle d’Oisy et la moitié du tonlieu de Douai donnée avant 110440. Quant à l’épouse du nouveau châtelain, Hildiarde, elle est fille de Gossuin I de Mons et d’Ermengarde, fondatrice du prieuré d’Aymeries. Vers 1100, leur fils Gossuin II avait effectué quelques donations complémentaires et confirmé celles de sa mère41. Hugues II et son épouse Hidiarde, comme beaucoup d’héritiers, veulent revenir sur ces donations. Les deux chartes, par la confirmation solennelle à l’abbaye de la possession de biens énumérés, visent à mettre fin à leurs projets. On comprend mieux l’attitude de l’évêque de Cambrai qui doit défendre une abbaye, créée avec le soutien d’un de ses prédécesseurs, contre les appétits de l’ennemi héréditaire de l’ Église de Cambrai : les châtelains de la cité épiscopale.

15Dans ces circonstances, le harcèlement exercé par ces héritiers contribuait à rendre la direction du monastère de plus en plus difficile, d’autant que la communauté religieuse était composée de rejetons de ces puissants, formant un groupe de pression à l’intérieur même du monastère. D’ailleurs, les sources narratives suggèrent une réelle atmosphère de conflit dans l’abbaye. La situation se dénoue par le départ de l’abbé Robert. Si les annales d’Anchin comme la chronique de Saint-Bertin emploient l’expression de déposition, l’Historia est plus vague et évoque le remplacement de Robert par Alvise42. La nuance est d’importance. Toute la question est de savoir si Robert est parti de son propre mouvement ou si les moines l’y ont contraint. Soulignons que le soutien apporté par Odon, évêque de Cambrai, partisan déclaré de la réforme monastique, n’a pas été suffisant pour que Robert reste à la tête de l’abbaye. Si ce dernier souhaitait rester, avait-il l’envergure suffisante pour faire front ? La brièveté de son abbatiat donne la réponse.

II – L’Arrivée d’Alvise à l’abbaye d’Anchin

A) La nouvelle vacance abbatiale

16La situation étant des plus confuse à l’abbaye, grand devait être aussi le désarroi d’une partie des moines. Aussi le couvent élit-il à nouveau Gelduin pour abbé. D’abord on voit bien par ce choix que les moines n’avaient pas accepté la démission de leur abbé en 1110. En le désignant de nouveau, ils montraient que la démission n’avait fait qu’aggraver la situation. Cette réélection manifestait un consensus autour d’une personnalité exceptionnelle, reconnue sinon par tous, du moins par la pars sanior. Certes on peut y voir aussi un réflexe psychologique, une sorte d’appel d’enfants désorientés à leur père, ce qui serait l’indice que Robert n’a pas démissionné mais a été chassé. Seul un acte aussi violent et scandaleux a pu jeter un trouble tel qu’il suscite un mouvement de repli et d’unanimité ambiguë sur le nom de leur ancien abbé démissionnaire. A l’été 1111, Gelduin se retrouve donc abbé d’Anchin pour la seconde fois, un an après son départ.

17Cette seconde élection nous est connue par la relation que Gelduin en fait à l’évêque d’Arras Lambert43. L’intérêt de cette lettre réside aussi dans les indications qui complètent le portrait de ce religieux. Après sa démission, l’abbé n’est pas retourné dans son réclusoir d’Anchin qu’il avait occupé de 1090 à 1102, mais a quitté l’abbaye, la distance à ses yeux devant lui garantir une certaine tranquillité44 Réfugié à Saint-Bertin non comme moine mais comme reclus, démarche lourde de signification, il ne relève donc plus du diocèse d’Arras mais de l’ordinaire de Thérouanne. Il supplie qu’on le laisse tranquille, ne voulant plus à aucun prix assurer une quelconque responsabilité. Cette lettre permet en outre de proposer une hypothèse chronologique. Gelduin y mentionne l’existence d’un certain Drogon qui a joué les intermédiaires entre l’abbaye, l’évêque et lui-même. Il s’agit sans doute de l’économe de l’évêque qui est attesté comme doyen du chapitre dans un acte du 25 octobre 111145. Cette mention permet donc de dater la seconde élection de Gelduin d’avant l’automne 1111 car Gelduin n’aurait pas manqué, en citant Drogon, de préciser la nouvelle dignité de ce dernier.

18Devant le refus de Gelduin de revenir à Anchin, les moines portèrent leur choix sur Alvise, prieur de Saint-Vaast d’Arras, décision connue par cinq documents : trois lettres et deux récits qui présentent deux versions de l’événement. La première lettre, la plus riche en informations, émane du prieur d’Anchin, Amand46. Adressée à l’évêque d’Arras Lambert, elle évoque les circonstances du choix du nouvel abbé en termes traduisant bien les difficultés rencontrées. D’abord le prieur déplore, au nom de la communauté, le refus de Gelduin de reprendre la charge abbatiale. C’est donc sur l’injonction de Lambert que les moines se sont assemblés pour procéder à l’élection (Vestrae parentes jussioni). La communauté ne devait pas être au complet, ce que suggère l’emploi de l’adverbe propemodum et la réunion dut être houleuse (multimodum ventilationem)47. Aucun résultat n’en serait sorti sans le secours tardif de l’Esprit Saint (tandem adminiculante sancto Spiritu). Finalement, l’élection ayant été effectuée selon la règle (communi consilio), Amand supplie l’évêque d’entériner ce choix (cum lacrymis). Cette lettre constitue donc la version officielle de l’élection d’Alvise. Deux autres lettres corroborent cette présentation des faits. L’une provient de l’évêque d’Arras qui demande à Jean, son collègue de Thérouanne ; de reconnaître l’élection48. L’autre, du même évêque et de ses deux archidiacres, sollicite l’autorisation de l’abbé de Saint-Bertin où Alvise avait été moine et dont curieusement il relevait encore, bien que devenu prieur de Saint-Vaast du diocèse d’Arras49. Ces deux documents révèlent une anomalie lourde de signification. Le droit canon exigeait que les autorisations nécessaires soient demandées à l’ordinaire du lieu et à l’abbé dont dépendait le religieux élu. Si l’évêque d’Arras est informé selon les formes canoniques, on ne demande rien à l’abbé de Saint-Vaast, qui de toute façon n’aurait pu s’y opposer. A l’évidence, Alvise relève toujours de l’autorité de l’abbé de Saint-Bertin.

19La chronique de Saint-Bertin rédigée par l’abbé du lieu, Simon, est conforme à la version officielle. Après une courte allusion aux difficultés que connaît Anchin et la mention de la déposition de Robert, le récit, omettant la seconde élection de Gelduin, enchaîne sur l’élection d’Alvise apparemment sans intervention extérieure50. En revanche, la chronique plus tardive d’Yperius attribue un rôle déterminant à l’abbé de Saint-Bertin51. Des messagers secrets (secretos internuncios) ont fait savoir la volonté de l’abbé de Saint-Bertin aux moines d’Anchin. Ceux-ci choisirent Alvise conformément à la volonté exprimée par l’abbé Lambert.

20L’élection d’Alvise apparaît ainsi comme un élément de la politique menée par Lambert pour imposer aux monastères de Flandre une restauration religieuse inspirée des conceptions clunisiennes. Le procédé employé repose sur une double démarche. L’abbé de Saint-Bertin saisit une circonstance favorable, vacance abbatiale ou demande émanant d’un monastère, pour placer à la tête de l’établissement un de ses disciples. En 1111, dans l’ensemble de cette politique religieuse, Anchin n’est qu’un élément du puzzle. Après l’abbaye de Saint-Bertin en 1099-1101, cette pratique a été successivement appliquée à Auchy-les-Moines en 1101, à Saint-Winoc en 1106, à Saint-Vaast en 1109. Après Anchin, ce sera le tour de Saint-Pierre et Saint-Bavon de Gand52. Les sources narratives indiquent que la liste ne s’arrête pas là, mais ne citent pas de noms53.

B) Le nouvel abbé : une vigoureuse personnalité

21La personnalité d’Alvise a depuis longtemps attiré l’attention des historiens d’autant que les origines de cet homme au caractère exceptionnel sont très mal connues54. Comme il n’existe pas sur Alvise, devenu plus tard évêque d’Arras, une vita au sens classique du terme, nous ne disposons que de quelques pages biographiques incluses dans l’Historia monasterii55 où le compilateur consacre son sixième chapitre à notre abbé avec un poème à sa gloire. Les trois premiers vers fournissent des indications bien vagues :

La terre fertile de Flandre produisit
Ce sarment de vigne choisi
Issu d’une digne souche…

22Rien de plus. Alvise est originaire de Flandre, appartient à une excellente famille. Mais l’auteur n’emploie pas d’expression ayant une connotation sociale précise : la famille d’Alvise n’est ni illustris, ni dives ; elle est digna.

23De haute stature (praera statura), Alvise accède à l’abbatiat alors qu’il est encore jeune (aetate juvenis). Comment interpréter cette formule pour tenter de fixer l’année de naissance du nouvel abbé ? Il est nécessaire de procéder à des recoupements. Lorsque, en 1131, Alvise est élu évêque d’Arras, son biographe nous dit qu’il n’était plus tout jeune et qu’il avait atteint le stade de la senectus. Sous l’influence d’Isidore de Séville, on a l’habitude tout au long du Moyen Âge de répartir la vie humaine en six phases : infantia (jusque sept ans), pueritia (de sept à quatorze), adolescentia (jusque vingt-huit ans), juventus (jusque cinquante ans), gravitas (jusque soixante-dix) et senectus (jusqu’à 77 ans), enfin le senium56. Mais dans quelle mesure y avait-il concordance entre cette division théorique des âges et la réalité ? A s’en tenir à cette répartition, Alvise aurait atteint au moins soixante-dix ans lorsqu’il devint évêque d’Arras, ce qui le ferait naître vers 1060. Une autre source permet de préciser un peu mieux son âge. En 1128, Bernard de Clairvaux écrit à Alvise une lettre pleine de respect et de déférence, comme un fils le ferait envers son père57. Alvise devait donc être sensiblement plus âgé que Bernard né en 109158 et que Gossuin, son disciple et successeur, né en 1086. Par rapport aux déductions de Sproemberg qui le fait naître vers 1080, nous vieillissons donc Alvise de plusieurs années avec une naissance qui se place vers 1070-107 559. Si l’argumentation de Sproemberg est contestable, on peut objecter à la mienne la fragilité d’un calcul des âges reposant sur des formules stéréotypées. Rappelons qu’au Moyen Âge, le sérieux et la compétence sont l’apanage des gens mûrs. Les biographies ont toujours tendance à vieillir, la période de jeunesse étant toujours présentée comme un passé lointain empli de fautes que les actes de l’âge mûr cherchent à expier60.

24La famille d’Alvise est aussi mal connue. Elle se réduit à trois noms : les parents et un neveu. Einard, père d’Alvise, est porté au nécrologe de la cathédrale d’Arras au 28 février ; sa mère, Hostina, au 15 novembre. Le neveu. Jean, accompagna son oncle à la seconde croisade puis devint abbé de Lobbes en novembre 1159 et abdiqua en 117961. Enfin les historiens ont fait depuis longtemps un sort à l’hypothèse d’Alvise frère de Suger, en raison de la faiblesse des arguments en faveur de cette théorie62. Dans une lettre de Louis VII à Suger, annonçant la mort d’Alvise le 7 septembre 1147, le roi emploie la formule venerabilis frater vester episcopus Atrebatensis. Une telle formule est stéréotypée et n’implique en aucune façon une parenté par le sang, car il est d’usage que les évêques se qualifient de frères dans l’épiscopat. La donation effectuée par Alvise en 1147, lors de son départ pour la deuxième croisade, où il s’adresse à Suger en usant d’une formule équivalente, entre dans ce cadre : dilectissime frater Sugeri, venerabilis abba63. La présence d’Alvise à Saint-Denis lors de la consécration de la seconde abbatiale en 1144 traduit simplement des relations personnelles et non de parenté. D’ailleurs, lors de la mort d’Alvise en septembre 1147, le pape Eugène III n’adresse aucune lettre de condoléances à Suger. Enfin dans son testament l’abbé de Saint-Denis ne mentionne aucunement le nom d’Alvise.

25C’est au monastère de Saint-Bertin que toutes les sources s’accordent à situer le noviciat d’Alvise. Celles-ci soulignent qu’il était moine du lieu, donc qu’il y avait prononcé ses vœux64. Le jeune Alvise a reçu sa formation monastique sous les abbatiats successifs et très différents de Jean I d’Ypres (1081-1095) et de Lambert (1095-1127). Le premier ayant administré le monastère avec bonhomie, l’indiscipline s’y était répandue. Lambert s’employa à rétablir la règle, ce qui provoqua une vive opposition65. On peut pallier l’insuffisance des sources sur la formation d’Alvise en s’intéressant à l’abbé Lambert, son maître qui a eu à cœur d’insuffler ses compétences à ses disciples.

26La Gesta Abbatum de Simon consacre une page à la formation de Lambert. Par-delà les clichés, on peut retenir quelques indications. Entré à Saint-Bertin sous l’abbé Héribert (1065-1081), Lambert manifesta des dons pour les études et il fut autorisé à fréquenter des Gallicana auditoria. Revenu à son monastère et devenu maître des novices, il dispense son savoir aux futurs moines parmi lesquels se trouvait donc Alvise. Lambert avait l’habitude de répartir ses élèves en trois groupes : aux uns, il enseignait la grammaire, aux autres l’Écriture Sainte, à certains la musique66. La solidité du savoir de Lambert est confirmée par les liens établis entre celui-ci et Anselme de Cantorbéry qui, lors de ses passages à Saint-Bertin, appréciait la conversation avec Lambert67. Le savoir et la personnalité de cet abbé ont marqué Alvise qui est peut-être allé compléter sa formation à Reims. En effet, dans une donation qu’il fait à l’abbaye Saint-Nicaise en 1143, Alvise indique qu’il a bien connu et apprécié, il y a longtemps, la ferveur religieuse de cette maison68. Il serait capital d’assurer ce lien car, s’il correspond à la réalité, cela signifie qu’Alvise aurait fréquenté cette maison rémoise au moment où celle-ci était en pleine restauration sous l’action énergique de religieux venus de l’abbaye de la Chaise-Dieu69.

27Alvise commence sa carrière monastique en devenant prieur de Saint-Vaast d’Arras, abbaye dirigée depuis 1104 par un nouvel abbé Henri, qui a succédé à Alold70. Très vite le nouvel abbé se heurte à l’hostilité de certains moines qui s’opposent à sa volonté de faire respecter la règle71. Henri, sanctae simplicitatis virum, voulait mettre fin aux désordres les plus criants. Désemparé devant l’impossibilité de l’entreprise, il prend conseil auprès de l’abbé de Saint-Bertin, Lambert72. Avec l’accord du comte de Flandre Robert, il est décidé, en 1109, d’envoyer à Saint-Vaast des moines de Saint-Bertin, récemment réformé dans l’esprit clunisien73. Quelques moines irréductibles s’adressèrent alors à Rome et demandèrent non seulement que la villa d’Haspres leur soit réservée, mais que celle-ci soit élevée au rang d’abbaye et qu’ils puissent choisir leur abbé. Le pape Pascal II refusa et les moines rebelles durent se soumettre74.

28Parmi les moines bertiniens envoyés à Arras se trouve Alvise, établi prieur de Saint-Vaast. Sa mission est d’y faire pénétrer la réforme clunisienne. Mais à Saint-Vaast, Alvise reste un moine étranger car tout indique qu’il n’est pas intégré dans cette communauté religieuse, n’étant jamais qualifié de moine de Saint-Vaast et ne figurant pas au nécrologe de l’abbaye. Alvise n’a pas dû laisser de bons souvenirs à Saint-Vaast, soit comme prieur, soit plus tard comme évêque d’Arras, en raison des conflits qui l’opposèrent à l’abbaye.

29Devenu abbé d’Anchin, probablement dans la seconde moitié de 1111, Alvise n’apparaît en cette qualité qu’en juin 1112, dans une bulle de confirmation du pape Pascal II pour le prieuré d’Hesdin75. Compte tenu de la crise que vient de vivre l’abbaye, c’est sans surprise que la plus ancienne mention d’Alvise comme abbé émane d’un acte pontifical. Sitôt élevé à cette dignité, Alvise s’emploie à prémunir son abbaye contre toute tentative de spoliation en recherchant une première garantie pontificale en 1112 et une seconde en 112376.

30Cette crise abbatiale est donc à replacer dans le contexte de reprise en main des établissements religieux issus du renouveau monastique de la fin du XI^e siècle, dans le mouvement de la diffusion des idées grégoriennes et dans le courant de propagation des usages clunisiens en Flandre. Tenant fermement son abbaye jusqu’à son élection au siège épiscopal d’Arras en 1131, Alvise a su lui insuffler un dynamisme que son successeur portera à son faîte.

III – Le temps de Gossuin (1131-1166)

A) Variété et richesse des sources relatives à Gossuin

31La place éminente tenue par cet abbé se mesure à l’abondance des sources qui s’y rapportent : deux lettres, deux vitae, deux épitaphes, de nombreux poèmes. Un traité sur la formation des novices et quelques actes diplomatiques complètent cette documentation de facture essentiellement hagiographique.

32Des deux vitae, qui furent consacrées à cet abbé, la Prima Vita77 fut rédigée sept ans après sa mort, donc en 1173, par un religieux dont le nom ne figure pas dans le texte mais apparaît dans l’édition du martyrologe d’Usuard par Jean Molan avec la mention de Gossuin au jour de sa mort, le 9 octobre : Gosvini abbatis historiam habet Aquicintum per Alexandrum successorem. Devant la clarté d’une telle formule, il était inévitable que la paternité de cet ouvrage revînt à l’abbé Alexandre (1166-1174), successeur immédiat de Gossuin. Cependant un faisceau d’éléments, déjà exposés par François de Bar dans son ouvrage Vita et mors Domini Gozuini, prouve que l’auteur fut une autre personne78. Le premier argument est littéraire et apparaît dans le prologue de la Prima Vita. L’auteur offre sa personne et dédicace son œuvre à un supérieur qui ne peut être que son abbé, c’est-à-dire Alexandre79. La préface se conclut par une invitation au destinataire à corriger ou à rejeter l’ouvrage. Or on ne comprend pas comment le nouvel abbé, élu le jour de l’inhumation de Gossuin, aurait pu écrire cette dernière phrase. L’auteur de cette Prima Vita est à l’évidence un religieux d’Anchin, homonyme de l’abbé Alexandre, mais familier de Gossuin, sans doute celui à qui l’on attribue aussi la Fundatio monasterii80. La rédaction relativement tardive du récit s’explique par deux indications qui figurent dans le prologue : l’auteur déplore certes que rien n’ait été écrit à ce jour sur Gossuin, mais il indique qu’il a renâclé à faire ce travail, ne donnant satisfaction aux souhaits de l’abbé qu’après de nombreuses pressions.

33Une seconde Vita81, plus courte, fut rédigée un peu plus tard, après 1174, comme la dédicace de l’œuvre et une indication dans le récit permettent de le déduire. L’auteur anonyme offre son récit au prieur de Saint-Georges d’Hesdin, W., initiale qui ne peut correspondre qu’à Werricus, attesté comme prieur entre 1170 et 1179, peut-être jusqu’en 118482. L’autre indice figure dans la relation du rite d’intronisation de l’abbé d’Anchin car l’auteur rapporte qu’il l’avait vu pratiqué lors de l’élection d’Alexandre en 1166 et de Simon en 117483. Ce récit se situe donc dans une période comprise entre 1174 et 1179 ou 1184. Les raisons de la rédaction de cette seconde vita restent un mystère. Faut-il y voir une rivalité entre les auteurs, tous deux disciples de Gossuin, ou voulait-on disposer d’un ouvrage plus court et d’un latin plus simple destiné à l’édification des religieux du prieuré Saint-Georges ?

34Parmi les autres sources hagiographiques figurent deux lettres qui décrivent longuement les vertus de Gossuin. La première émane de Pierre de Celle, alors abbé de Saint-Rémi de Reims, qui, ayant appris l’état de santé déplorable de Gossuin, l’adjure, dans un style plein de respect et de vénération, de ne pas abandonner sa communauté84. Gossuin étant mort entre temps, la réponse à cette lettre fut rédigée par le nouvel abbé Alexandre qui donne quelques détails sur la fin exemplaire de son prédécesseur85.

35Conformément aux usages monastiques, Gossuin fut aussi le sujet de nombreux poèmes de louange, occasion d’exalter ses vertus et sa personnalité, mais aussi de révéler la maîtrise extraordinaire de certains moines dans l’art de la versification. Au total, seize poèmes de forme et de valeur inégales ont été conservés, distillant ici où là des indications biographiques86. De la même veine sont les deux épitaphes destinées à immortaliser l’abbé87.

36A ce copieux dossier hagiographique, il convient d’ajouter les sources diplomatiques constituées par les nombreux actes ou les mentions d’actes émanant de l’abbé Gossuin88. Son prestige personnel se mesure aussi aux 36 actes au moins dans lesquels il figure comme témoin89. L’abondance et la variété de la documentation sur cet abbé, cas unique pour Anchin, révèlent bien le rayonnement exercé par Gossuin, tant à l’intérieur de l’abbaye que vis-à-vis des autres établissements religieux90.

B) Gossuin : une haute figure spirituelle

37Si les recoupements opérés grâce aux indications chronologiques concordantes glanées dans toutes les sources permettent d’attester pour Gossuin une existence de 80 ans, une vie monastique de 52 années, 16 ans de priorat et un abbatial de 35 ans, ses débuts restent assez obscurs. Il est né à Douai sans doute vers 1086 mais son milieu familial reste méconnu. Ses parents sont riches mais n’appartiennent pas à un noble lignage et son frère Bernard, auquel il est très attaché, deviendra moine à Anchin, y exerçant les offices de chantre puis de prieur. Gossuin reçoit les premiers éléments de formation sur place, sans doute à l’école de la collégiale Saint-Amé. Ses prédispositions pour les études le conduisent à Paris pour y suivre l’enseignement de la dialectique. C’est lors de ce séjour, à suivre la Vita prima, qu’une joute oratoire l’aurait opposé à Abélard au cours de laquelle Gossuin aurait remporté un triomphe. C’est là aussi qu’il fait connaissance de Josselin, futur évêque de Soissons. Revenu dans sa ville natale, il devient chanoine de Saint-Amé91 et enseigne dans l’école collégiale, menant une vie facile qui ne comble pas ses aspirations spirituelles. En effet Gossuin est attiré, après de longs conflits intérieurs, par une vie religieuse plus dense et plus stricte que celle que lui offrent sa place et sa fonction.

38Aussi, pour répondre à cet appel, Gossuin se doit de trouver un cadre correspondant à ses exigences. La jeune et rayonnante abbaye d’Anchin s’impose à lui. Contacts et séjours dans ce lieu de prières lui permettent de constater l’intensité de la pratique religieuse. Informé de toutes les exigences de la vie monastique par le ferme abbé Alvise (1111-1131), Gossuin fréquente l’abbaye sans y demeurer. Mais avant de faire profession monastique, il va connaître l’inévitable moment des épreuves. D’abord un projet de retourner à Paris avec son ami Haimeric pour reprendre les études est stoppé net par la mort brutale de ce compagnon. Le chagrin et le désarroi de Gossuin sont profonds. L’autre tentation résulte d’un travail de copie de l’œuvre de Priscien commandé par Azon92, spécialiste du grammairien. Ce travail l’accapare au point de provoquer la colère de son frère Bernard qui lui rappelle leur projet de vie monastique. L’attraction pour cet état est donc freinée par deux tentations de nature intellectuelle, domaine dans lequel Gossuin aurait pu briller. Finalement, l’admission à Anchin se fait un 19 juin, probablement en 1114ou 1 1 1593, l’ordination sacerdotale intervenant plus tard, sans doute vers 1116, non sans une ultime souffrance que Gossuin surmonte par la lecture des commentaires sur Ezéchiel de Grégoire le Grand. Ses qualités le destinent immédiatement aux fonctions de prieur claustral à Anchin.

39L’abbé Alvise, connu pour sa volonté de restauration des monastères et fréquemment sollicité dans ce but par différents abbés inquiets de l’état de leur communauté, va envoyer Gossuin réformer successivement trois monastères : Saint-Crespin et Saint-Médard à Soissons, puis Saint-Rémi de Reims94. Ces trois missions complètent la formation de Gossuin qui, de retour à Anchin, devient prieur aux environs de 1125. Son rayonnement est tel qu’il est encore sollicité, mais en vain, pour prendre la direction d’autres abbayes : Saint-Pierre de Châlons-sur-Marne et Lobbes.

40Lors de l’élection d’Alvise comme évêque d’Arras en avril-mai 1131, Gossuin devient abbé d’Anchin par un mouvement irrésistible à en croire les deux vitae95. Le récit place à ce moment déterminant de sa vie monastique une description qui, dans une structure classique, oppose les aspects physiques et moraux du nouvel abbé, dans le but évident de préparer le lecteur à s’incliner devant ses vertus.

41Pour faire vivre Gossuin, les auteurs des deux Vitae relatent et détaillent ses qualités dans le cadre de récits anecdotiques édifiants. Homme de haute vertu, l’abbé a dû faire face à de graves problèmes de santé. Mais cette faiblesse du corps se trouve compensée par la volonté d’assumer jusqu’au bout le poids de la charge, tenant par exemple à respecter les contraintes de la liturgie monastique jusqu’à l’extrême fin de sa vie. Cette soumission à la règle implique la pratique de vertus par la communauté toute entière, l’abbé en cette matière devant donner l’exemple. Mille et un faits illustrent au long des deux vitae sa pratique de la solitude, du silence, de la stabilité, de la pauvreté, de la chasteté, de l’obéissance et de son corollaire, l’humilité. On souligne qu’il vit au milieu de ses moines, signe que cet usage commençait à décliner, et qu’il occupe ses religieux par des réunions et des confessions fréquentes, celles-ci durant de l’heure capitulaire jusqu’au repas. Très soucieux de la pureté des mœurs de ses moines, Gossuin veille à ce que des liens affectifs trop personnels ne se créent pas ou que les moines autorisés à sortir n’aient aucune conversation avec des femmes. D’ailleurs les autorisations de sortie du monastère sont rares. D’une réelle habileté psychologique, sans doute à l’opposé d’Alvise, il sait ramener à l’obéissance les moines récalcitrants ou percer leurs pensées. Il n’hésite pas à retirer leur charge à des prieurs incapables, cette remarque suggérant qu’il y eut des mouvements dans la répartition des offices du monastère. Le peu d’actes conservés ne permet pas de reconstituer une chronologie de ces mutations96. Refusant les biens personnels pour lui-même et les moines, il s’inquiète du sort des pauvres. D’une grande mansuétude, il ne répond pas aux injures et fuit les murmures, les ragots et les délations. Respectueux des autres, il se garde de déranger un frère endormi. Il nourrit son action par la prière, célèbre la messe quotidiennement et n’est pas incommodé par la longueur des offices, ne s’asseyant même pas, sauf les trois dernières années de son existence97. Parlant peu, utilisant le moins possible les signes98, il a instauré à Anchin un silence d’une grande qualité qui, rapporte son biographe, n’aurait pas déplu à un ermite. Avec fermeté il interdit l’entrée des laïcs dans le cloître99.Au total, l’abbé, qui veille et surveille, est père, docteur, pasteur, médecin. En outre, la pauvreté monastique personnelle n’étant pas en contradiction avec la richesse temporelle de la communauté, Gossuin eut à charge et à cœur de défendre au mieux les intérêts et à régler les conflits qui pouvaient survenir. Beaucoup de litiges sont suggérés mais deux sont exposés en détail car leur issue favorable à Anchin est due aux qualités de l’abbé : le conflit opposant l’abbaye aux chanoines de Tours pour des biens situés à Baralle et un duel judiciaire opposant un champion de l’abbaye, Aleman, à un certain Chiret.

42Quatre miracles, ce qui est peu, lui sont aussi attribués. Certains sont directs avec témoins : guérison d’un moine d’une fièvre tenace100, guérison d’un aveugle101, multiplication de deniers102. D’autres sont plus curieux ; ainsi Aleman, personnage curieux et champion d’Anchin dans un duel judiciaire103, trouve, grâce à l’intercession de Gossuin, des harengs pour son épouse enceinte104. Gossuin pratique aussi, mais de façon plus rare, le don de prophétie, disons de clairvoyance, lorsqu’il annonce à Simon d’Oisy, châtelain de Cambrai et ennemi obstiné du comte de Flandre, la perte de sa superbe dont le signe est la destruction de la tour d’Inchy105.

43Prendre part aux travaux des synodes diocésains, des conciles et des chapitres bénédictins est l’une des charges des abbés. Les sources ont gardé la trace du passage de Gossuin dans ces réunions, notamment dans 27 actes des évêques d’Arras où une fois en 1142 il agit comme représentant de l’évêque106. Son influence personnelle est réelle et, lorsque Gossuin prend la tête de l’abbaye d’Anchin, celle-ci a déjà profondément contribué au renouveau du modèle monastique bénédictin par le travail de douze de ses moines. Le nouvel abbé va continuer dans cette voie en envoyant sept de ses disciples réformer différents monastères (Saint-Crespin, Saint-Quentin de Péronne, Honnecourt, Marchiennes, Saint-Corneille de Compiègne, Hautmont, Saint-Thierry). Ce rayonnement personnel explique la déférence des évêques et des grands laïcs envers lui ; les deux vitae soulignent par exemple les relations chaleureuses nouées avec Philippe d’Alsace.

44Au cours de sa vie, l’abbé se nourrit de saint Grégoire et de son œuvre107. Après être entré comme novice à Anchin, mais avant de faire profession et d’être ordonné prêtre, Gossuin traverse une crise religieuse présentée comme l’ultime obstacle dressé par Satan. La lecture d’un passage d’Ezéchiel inclus dans l’œuvre de Grégoire permet à Gossuin de sunnonter l’épreuve. Un peu plus tard, alors qu’il est à Saint-Médard de Soissons, Gossuin tombe gravement malade et croit son heure dernière venue, refusant même les médecines. Une vision du saint pape, apportant dans une fiole un miraculeux breuvage qu’il administre à Gossuin, permet à ce dernier de recouvrer la santé. Si Grégoire est aux côtés de Gossuin, l’œuvre du grand pape contribue aussi à la formation spirituelle de l’abbé et à celle des futurs moines. La plupart des exhortations à l’ascèse contenues dans l’opuscule De Novitiis, rédigé sur l’ordre de l’abbé, sont la reprise de thèmes empruntés directement à Grégoire.

45La mort d’une telle personnalité fut évidemment exemplaire d’autant que son Dies natalis devient prévisible en raison des difficultés croissantes engendrées par l’âge. Sa mort, survenue le 9 octobre 1166, est l’occasion pour le rédacteur de la Vita Prima d’écrire des pages d’une haute spiritualité et d’une grande densité de détails sur la fin de l’abbé108. Véritable mise en scène, cette mort est d’autant plus édifiante que la fin tarde et se déroule entre le 13 septembre et le 9 octobre 1166. La providence place l’événement à proximité de la fête de la dédicace de l’abbaye, ce qui amène un grand concours de religieux, témoins de ce passage qui se fait dans une certaine joie. Il fut l’objet d’un culte local à Anchin109.

46Des qualités exceptionnelles mises au service d’une grande activité font de Gossuin un personnage qui occupe une place de premier plan tant à Anchin que dans le monde monastique en général. Une telle carrière qui se déroule sur un demi-siècle, dont plus de trente ans d’abbatiat, une personnalité d’une telle spiritualité ne pouvaient que renforcer l’attraction et le prestige de l’abbaye. Alvise et Gossuin, deux personnalités exceptionnelles, représentent tous deux, mais dans des modalités différentes, l’incarnation de l’idéal bénédictin rénové. Ces deux abbatiats, qui couvrent plus d’un demi-siècle, et ceux des successeurs qui ne sont pas, tant s’en faut, des abbés déméritants, ont façonné profondément la communauté religieuse d’Anchin, lui conférant une haute tenue spirituelle qui exerce une forte attraction et suscite une vive admiration.