Chapitre II. L’impact décisif de l’histoire
p. 29-47
Texte intégral
1Dire que l’analyse des relations collectives ne peut se laisser enfermer dans un cadre rigide, c’est accorder une place décisive à l’histoire, c’est la seule façon de ne pas séparer artificiellement l’étude du changement de l’ensemble des processus relationnels. Seule, une perspective historique permet de discerner l’ampleur de transformations socio-économiques, souvent imperceptibles dans une « coupe » de la réalité, mais elle aide également à sortir d’une approche événementielle. Si l’on veut recréer la continuité des phénomènes socio-économiques, par delà les effets, souvent trompeurs, de rupture, point d’autre recours que l’histoire, qui permet seule d’éviter une série de pièges, en particulier considérer comme pathologiques des processus normaux et sous-estimer les mouvements de longue période en privilégiant les crises courtes. Le malaise né d’une approche statique où le changement intervient comme un facteur extérieur, venant perturber des relations quasi-stables, ce malaise disparaît alors, puisque le moment étudié est perçu d’emblée comme défini par et situé dans un processus.
2Cet ensemble entrerait progressivement en crise, latente à partir du milieu des années 1960, ouverte à partir de 1974. Cette perspective introduit un dynamisme dans une approche qui risquerait de rester figée autour d’une définition univoque des contradictions du capitalisme. Elle permet en outre de distinguer entre des cycles économiques liés aux affaires et des grandes crises, liées à une transformation interne des modes de régulation capitaliste. Elle fait place à plusieurs types de moments internes à un mode de production et prend en compte l’évolution, à travers des bouleversements, des modes de reproduction. Ce double questionnement permet de reconstruire, sur le long terme, l’action sociale comme génératrice d’histoire. Le sociologue se trouve cependant confronté en permanence à un problème que seule une approche historique permet d’appréhender : quelle relation établir entre les stratégies intentionnelles à court terme et leurs effets à plus long terme, dont l’intentionnalité est cachée aux acteurs ? Le court terme est le lieu du marchandage entre les groupes sociaux sur la base du jeu permis par la conjoncture socio-économique à un moment donné, et que l’on peut, dans certaines limites, mesurer. Mais seul le long terme laisse apparaître l’évolution des formes d’une relation dont le principal aspect permanent est d’être conflictuelle.
3La référence aux seuls indices économiques ne permet pas de mettre à jour la transformation interne, à l’œuvre dans les structures de production bien avant 1974, et l’évolution corrélative des politiques d’emploi, et plus généralement, des stratégies sociales. Si l’effet de telles évolutions sur les relations collectives n’apparaît dramatiquement que depuis la décennie 1970, il importe d’étudier certains au moins des fils conducteurs qui marquent des tournants importants pour les relations collectives.
4A mesure qu’au début des années 1980 s’approfondit la crise économique, l’évolution des enjeux sociaux, jusque là implicite, est rendue plus visible. Si les années de l’abondance avaient vu s’affirmer en France comme dans tous les pays industrialisés, un accès accru des travailleurs au bien-être garanti, il ne s’est par contre esquissé dans ce pays aucune tendance à la participation de leurs représentants aux décisions de politique économique, ni même à une véritable information dans ce domaine. Sur ce point, la position des syndicats français est bien différente de celle de leurs voisins les plus immédiats : ni les allemands, ni les anglais, ni surtout les suédois n’ont été écartés des allées du pouvoir : le fréquent accès au gouvernement de partis sociaux-démocrates très liés aux syndicats y constituait, dans une mesure inégale d’un cas à l’autre, une garantie pour les syndicats. Il n’est pas question de discuter ici des avantages et des inconvénients de ces garanties, mais de souligner ce que l’arrivée au pouvoir, en France, de la gauche en 1981, après 23 ans de gouvernements conservateurs, sans alternance, présente de spécifique du point de vue des relations collectives de travail.
5La période qui s’étend à peu près sur les deux décennies 1950 et 1960 fut cependant caractérisée pour les travailleurs, par la mise en place d’un rapport salarial dont la contractualisation même fait partie intégrante du modèle d’accumulation. Mais garantie et même négociation d’avantages pour les travailleurs ne signifient en aucune façon que soit négocié autre chose que les conséquences sociales de décisions économiques prises totalement en dehors des travailleurs et de leurs représentants : c’est ce que tentera de montrer la première partie.
6Par la suite, l’apparition d’éléments de crise du système socio-économique, de plus en plus apparents à partir de 1974-75, entraîne la désagrégation progressive des rapports antérieurs, sans que changent les conditions politiques, ce qui se traduit notamment par un renforcement de plus en plus différencié de l’exclusion des travailleurs. On ne pourra enfin qu’esquisser l’analyse de ce que le renversement politique de 1981 permet de voir apparaître dans les relations collectives de travail.
I – L’ère de la croissance. Prélude aux restructurations
7Dans une phase d’expansion qui, pendant près de deux décennies (1950-1970) paraît ne devoir jamais s’achever, les limites « techniques » d’une négociation sur le salaire direct et indirect, c’est-à-dire sur l’accès des travailleurs aux fruits de l’expansion paraissent, elles aussi être repoussées à l’infini. C’est par ce biais même que les décideurs économiques – les employeurs – ont le moyen d’empêcher la mise en question par les travailleurs et les syndicats, de leurs choix économiques : le salaire1 est alors utilisé comme équivalent général des revendications, en ce sens qu’il est substituable dans toute négociation, à d’autres revendications non négociables en raison des enjeux dont elles sont porteuses. De plus, les employeurs qui ont l’initiative des mesures destinées à parer aux conséquences sociales de leurs décisions économiques et les moyens économiques et financiers de la garder, évitent de se lier à long terme de façon trop contraignante, par le biais des négociations générales, le plus souvent au niveau de la branche d’activité2, mais modulées localement dans les entreprises. Le modèle des relations collectives de travail est donc celui d’un double niveau complémentaire de négociation : le niveau national, à contenu général mais imprécis, les accords d’entreprises différenciés mais beaucoup plus précis en matière de salaires, mais aussi de classifications professionnelles, de conditions de travail. A côté de ce champ contractuel, le modèle de développement fondé sur la croissance est peu mis en question, autrement que de façon très symbolique par les travailleurs et syndicats : discours sur les changements de société, les nationalisations et la participation aux décisions.
8Alors que, jusque vers 1966-67, on avait pu noter une grande floraison d’accords d’entreprise, souvent sous l’influence d’entreprises-pilotes, du type de la Régie Renault, on constate ensuite le tarissement progressif de nouveaux accords nationaux de branche et interprofessionnels, souvent repris et étendus par la loi3. On peut y voir l’amorce d’une période où la garantie de minima pour tous l’emporte sur l’amélioration du bien-être. C’est aussi l’expression d’une répartition accrue des rôles entre l’Etat et le patronat – entre l’assistante sociale et l’investisseur – répartition qui se trouve pour la première fois clairement explicitée par le patronat français en 19654. La signature d’accords généraux mais modulables selon les entreprises amorce une diversification, en rapport avec les transformations structurelles de l’appareil de production5. A la fin des années 1960, les caractéristiques de ce qui sera plus tard perçu comme transformations structurelles puis crise du système de production, ne font que commencer à apparaître. Des restructurations de plus en plus massives accentuent fortement les disparités entre les secteurs et régions à croissance rapide, avec une certaine augmentation de la main d’œuvre, et ceux qui connaissent stagnation, et, surtout, déclin accéléré6. Les effets sur l’emploi sont, jusque vers 1972, masqués soit par une absorption de la main-d’œuvre excédentaire par les secteurs en expansion, soit par un maintien relatif de l’emploi grâce à des subventions de l’Etat à certains secteurs : sidérurgie, mines.
9Jusque vers 1971, plusieurs stratégies syndicales se dessinaient suivant les secteurs, la négociation d’avantages nouveaux dans certains cas contrastant avec la recherche, dans d’autres, de garantie des acquis en matière de salaires et d’emploi. Lorsqu’elle réussit, cette stratégie syndicale peut être considérée comme mise en question du droit patronal exclusif à la décision : toute garantie de la part des salaires dans les coûts de production dans un secteur où l’on cherche à réduire cette part peut être considérée comme un acquis syndical au niveau des enjeux économiques. Mais précisément, cette stratégie n’a pas de chance de réussite, autre que ponctuelle et transitoire, aussi longtemps que, dans la majorité des cas, le salaire continue à jouer un rôle d’équivalent général revendicatif. Or, le double mouvement de renforcement par le patronat du fractionnement de la négociation en fonction de l’état économique des entreprises et des branches – régions d’une part, et d’institutionnalisation, par l’Etat, d’acquis salariaux minimaux d’autre part7, permet de prolonger jusque très avant dans la phase de restructuration et de crise, ce rôle d’équivalent général tenu par le salaire.
10L’interventionnisme traditionnel de l’Etat dans les relations collectives de travail se caractérise donc surtout, pendant toute la phase d’expansion et très au-delà, par sa fonction d’institutionnalisation des acquis salariaux. Dans le même temps, l’Etat se retire de façon croissante du secteur des investissements, y compris et peut-être surtout – on y reviendra – dans le secteur public et nationalisé. Position contradictoire, donc, mais dont l’ambiguité même est fonctionnelle, de désengagement économique joint à une intervention accrue dans les relations collectives de travail, pour assurer en particulier des protections aux victimes des mutations économiques. La crise sociale de mai 1968 et la radicalisation politique qu’elle a entrafnée dans les forces au pouvoir rendent plus visibles un changement qui remonte aux années antérieures. Dès 1956, les observateurs8 notaient un affaiblissement du rôle de contrôle et de direction de l’économie par le Plan. Ce rôle ne cessera de diminuer au profit d’une double fonction : monétaire et de protection sociale. D’autre part, le VIe Plan, en particulier, se donne explicitement pour tâche de faciliter la concentration industrielle. La fonction de protection de la monnaie ne deviendra vraiment primordiale qu’en période de crise bien qu’elle soit constamment présente dans le discours des pouvoirs publics. Mais la recherche d’un accord social plus grand passe d’abord, et c’est l’autre fonction sociale de l’Etat, par des actions et des discours spécifiques : la politique contractuelle avec ses propres salariés en fait partie : il s’agit de « donner l’exemple », surtout dans le sens d’une politique plus « consensuelle » des revenus9. Toutefois la politique salariale de l’Etat vis-à-vis de ses propres salariés, cohérente avec son autre rôle, celui de contrôle de l’évolution des prix, ne va pas, en période d’expansion, dans le même sens que celle des employeurs, plus préoccupés de développer la production que de contrôler les prix et concourt donc à accentuer la tendance à une différenciation croissante entre les secteurs.
11C’est dans les seuls secteurs ou entreprises en crise alors que se poursuit encore, globalement, la croissance économique, que travailleurs et syndicats parviennent à mettre en question les stratégies économiques des employeurs, dans la mesure où le salaire ne peut plus jouer son rôle d’équivalent général. Mais il ne peut s’agir, on l’a vu, que de situations ponctuelles, même si le mouvement s’amplifie après mai 1968. Ainsi, à cette époque, à défaut de prise de relais par les partis politiques de gauche, ce sont les seuls secteurs en difficulté qui constituent des lieux d’émergence critique de la contestation concrète des politiques économiques des employeurs. A travers ces mêmes canaux, s’organise par ailleurs un discours qui n’est encore que symbolique10 sur le changement social : sur les nationalisations, dans telle entreprise de la chimie ou du textile artificiel en restructuration, sur l’autogestion dans la lutte des LIP, sur le droit à l’emploi chez RATEAU et dans le textile11.
12Il est cependant essentiel de voir à quel point sont différentes les conditions dans lesquelles s’exerce l’action ouvrière avant et après 1966-67. Dans les entreprises, l’explosion de mai 68 peut être analysée en partie comme la première réaction des travailleurs aux restructurations qui s’amorcent. Le mouvement s’inscrit alors parmi les enjeux économiques jusqu’au moment où sa prise en charge par les partis politiques échoue en juin 1968. Telle est en effet l’une des limites à la dimension politique de l’action syndicale : elle a besoin d’un relais au niveau de l’instance politique lorsque l’action entre effectivement dans ce champ. Pour l’ensemble de la première période d’expansion, on constate plutôt une dissociation croissante entre :
d’une part un accroissement de la négociation de salaires, favorisée par l’expansion économique sans évolution structurelle notable, mais avec d’importantes augmentations de la productivité humaine.
de l’autre, l’augmentation du nombre des grèves que Shorter et Tilly12 nomment symboliques sur le plan politique et qui constituent plutôt un mode d’accès symbolique aux enjeux économiques. On observe donc une diversification croissante de l’espace des relations collectives de travail. D’une part, les stratégies patronales traditionnelles de fractionnement des revendications sont renforcées par la diversification des situations de branche et d’entreprise : une part croissante du négociable est traitée au niveau de l’entreprise, voire de l’établissement. Cependant, dans le même temps, le niveau de prise des décisions économiques et financières importantes ne cesse de s’élever avec la concentration de l’appareil productif, et le volume même du négociable ne cesse de diminuer, à partir du début des années 1970, mais de façon fort inégale d’un secteur à l’autre. Cette diminution du négociable tend à transférer vers la mise en question des choix généraux de politique économique un nombre croissant des renvendications. Toutefois, celles-ci resteront purement symboliques aussi longtemps qu’aucun relais par les partis politiques ne sera en vue. Le problème de l’emploi est l’exemple le plus massif, mais il n’est pas le seul. On peut dire que l’exacerbation de la situation décrite dans ce paragraphe est l’une des lignes de force de la période de crise, et l’un des facteurs qui ont hâté la transformation politique de 1981.
II – Une évolution progressive des enjeux socio-économiques
13La distinction entre des sous-périodes est nécessaire au cours de la phase critique qui débute après 1972-73 plus encore que dans toute l’évolution antérieure, car elle permet de percevoir les transformations dans la position et les stratégies des groupes sociaux. Encore faut-il souligner l’imprécision qui s’attache à la datation de périodes transitoires, tant elles sont marquées de traits contradictoires, à la fois empruntés aux époques antérieures et préfigurant l’avenir. Il en va ainsi de la période incertaine comprise entre la fin de 1974 et 1976.
14Les cibles économiques de l’Etat connaissent une transformation, amorcée dès 1966-67, et qui se précise très rapidement. Tout d’abord, la forme de ses interventions dans l’économie évolue dans un double sens, qui peut paraître contradictoire : d’une part, dès l’après 1968, son désengagement relatif dans le secteur public13 renforce les tendances néo-libérales. Mais par ailleurs, une restructuration de l’appareil productif plus tardive et plus brutale que dans les pays voisins d’Europe, notamment l’Allemagne Fédérale, ainsi que la faiblesse de l’investissement privé dans des entreprises nouvelles l’incitent à intervenir de façon accrue mais sélective dans le secteur privé, non seulement pour amortir les conséquences sociales des restructurations, mais pour en accélérer le processus : ces préoccupations sont explicitées dans les VIe § VIIe Plans. Toutefois, ces interventions ambiguës n’ont que des effets suspensifs très provisoires, notamment sur le plan de l’emploi : comment lutter par des mesures conjoncturelles contre des transformations structurelles que l’on encourage par ailleurs ? Mais les enjeux fondamentaux des politiques économiques et financières n’apparaissent pas encore clairement en 1974- 75, alors que l’on constate un certain nombre de contradictions entre les stratégies gouvernementales et patronales :
d’abord sur le plan des prix et de la monnaie, le patronat rejette tout blocage du crédit et des prix, alors que les pouvoirs publics tentent au début de 1974 de mettre en place une politique monétaire anti-inflationniste.
ensuite et surtout à travers les modalités de relance économique de 197514. Ce plan de relance comporte des mesures conjoncturelles de soutien aux entreprises, leur laissant le libre choix de leurs orientations, mais, à l’inverse, les orientations officielles du commissariat au Plan poussent à l’accélaration des restructurations. Par ailleurs, l’évolution de la législation en matière de limitation des licenciements semble aller directement à l’encontre de la libre décision des chefs d’entreprise. Toutefois, cette législation15 a surtout pour effet d’assurer le respect des formes du licenciement. Plus tard, et de plus en plus massivement après 1978, elle sera surtout utilisée comme prétexte au freinage de toute embauche, et à des transformations importantes dans la nature même du contrat de travail. Ainsi se constitue peu à peu un droit de licenciement, bien différent du droit à l’emploi revendiqué par les syndicats.
15Par conséquent, dès 1975, on voit s’esquisser certains traits d’un futur affrontement majeur au niveau des choix économiques. L’essai, non transformé au niveau politique, des élections législatives de 1978, sera, à cet égard intéressant : l’enjeu des nationalisations, pierre d’achoppement pour les partis politiques de gauche16 et cible majeure des partis alors au pouvoir, fut un point capital pour les travailleurs et syndicats dans les entreprises17 en raison de leur liaison avec les problèmes d’emploi.
16Du point de vue syndical, la crise économique ne constitue nullement une rupture brutale et momentanée, elle signifie surtout que les contradictions du capitalisme deviennent plus visibles. Un certain discours patronal sur la crise, la décrivant comme un cataclysme d’origine toujours externe, tend à justifier des mesures destinées à réduire la part des salaires pour rétablir le taux de profit et à continuer malgré tout d’empêcher que le salaire perde son rôle d’équivalent général revendicatif afin de ne pas risquer d’entamer la liberté de décision économique des employeurs. Dans ces conditions, seule une prise de pouvoir politique peut forcer le double barrage des employeurs et des pouvoirs publics. C’est pourquoi les stratégies politiques, notamment électorales18 ont, très avant dans la crise, joué un rôle important dans les comportements des partis conservateurs alors au pouvoir et contribué pendant plusieurs années, jusqu’en 1980, à limiter le freinage des salaires réels. Dans ce jeu, qui oppose la classe politique au pouvoir à une partie du patronat, les mesures conjoncturelles de relance et de soutien prises par le gouvernement et évoquées plus haut occupent une position non négligeable.
17Mais il faut également tenir compte de l’effet, qui se poursuit sur sa lancée, des mécanismes antérieurs de régulation du rapport salarial. La pression des syndicats a largement contribué et contribue encore à éviter la diminution du pouvoir d’achat : à cette époque, le niveau de salaire n’est pas encore l’enjeu de politique économique qu’il deviendra plus tard pour rester le principal équivalent général négociable des revendications. Mais la réflexion sur l’approfondissement de la crise conduit, à cette époque à une divergence entre les stratégies des principaux syndicats. Pour la CGT, le capitalisme s’auto-détruit, les syndicats doivent avant tout accentuer leur pression revendicative afin de précipiter la crise politique19. C’est donc aux partis de trouver une solution politique, ce qui permet à la CGT de légitimer le fait qu’elle concentre tous ses efforts sur la lutte immédiate pour les salaires, se trouvant ainsi, par parenthèse, sur le même terrain que l’aile dynamique du capital, et contre les efforts du gouvernement pour juguler l’inflation. La CFDT ne présente encore, au début de 1974, la crise que comme hypothétique, à la fois avatar du système et crise de civilisation : elle évalue d’abord les conséquences sociales d’une crise économique structurelle, et ne s’en remet pas à la seule solution politique du soin de régler des problèmes qui se situent d’abord au niveau des rapports de production : parallèlement à la stratégie du Programme Commun20, elle développe une conception de l’autogestion qui remet en cause les modalités de la prise de décision économique à tous les niveaux et pas seulement au sommet. Mais elle reconnaît que la lutte, au début de 1974, est radicale dans son intention plus que dans son contenu pour trois raisons : difficultés à unifier les actions, absence d’objectifs de transformation vraiment communs et attitude du patronat privé qui préfère accorder des satisfactions financières plutôt que de subir des grèves. Il faut faire des luttes sociales le moteur des transformations, la seule prise du pouvoir sur une base électorale ne suffit pas. Ce n’est pas aux syndicats de prendre le pouvoir, mais « l’autonomie syndicale ne peut être qu’engagée »21.
18Par ailleurs, il faut insister sur l’importance, pour les syndicats, de l’objectif des nationalisations. Depuis 1945, époque où les forces politiques de gauche avaient su imposer la nationalisation d’entreprises rentables comme Renault, cette notion joue un rôle symbolique important : c’est, pour la CGT surtout, un élément catalyseur de sa réflexion sur les réformes de structure, une brèche ouverte dans l’ordre néo-libéral, tangible pour les travailleurs, notamment lorsque l’Etat se fait lui-même investisseur22. Cette tentative pour utiliser l’Etat contre le système libéral, pour exploiter ses contradictions, est un exemple d’affrontement symbolique au niveau des choix de politique économique, mais la référence aux nationalisations n’acquiert de vraisemblance politique qu’à partir de son inclusion dans le Programme Commun. Il est essentiel de souligner ici l’importance de ce thème et la montée de sa prise en charge politique, grâce au soutien de la base syndicale, pour mieux faire ressortir à quel point la réalisation des nationalisations par le gouvernement de la gauche à partir de 1981 s’appuie sur des racines très profondes. Cependant le mode d’insertion de cet objectif dans les perspectives syndicales diffère au cours des années 1970, d’une centrale à l’autre. C’est peut-être l’une des explications des vicissitudes du Programme Commun de la gauche avant 1981 ?
19Le groupe patronal est, pour sa part, traversé par certaines contradictions. Dans la décennie qui va de la fin des années 1960 à celle des années 1970, deux séries d’éléments surtout influent sur le mode d’extraction de la plus-value. Ils dominent les relations collectives de travail et contribueraient à expliquer qu’en France, du moins jusqu’en 1974, et contrairement à ce qui se passe dans les autres pays industriels, le taux de profit ne baisse pas. Aucun de ces deux éléments n’est spécifique à la France, mais ils y prennent des formes plus aiguës. En premier lieu, on observe une transformation accélérée des conditions d’utilisation de la force de travail, d’abord par un renforcement du taylorisme et du fordisme, un accroissement des cadences et du travail posté, mais surtout dans les secteurs considérés comme les plus rentables, alors que d’autres sont progressivement abandonnés. On a donc d’une part, accroissement des différences entre secteurs, régions et unités de production, en relation avec un renforcement de la division internationale du travail, de l’autre, une redéfinition des conditions mêmes du contrat de travail avec le développement de toutes les formes de précarisation de l’emploi, d’abord insidieux et qui connaîtra ensuite une extension sans précédent à partir de la fin de la décennie. Ce premier aspect, qui contribue fortement à diversifier les conditions des relations collectives, se situe dans la ligne traditionnelle d’une partie du patronat français23 au cours de cette première période de la crise, et jusque vers 1977-78. On assistera ensuite à une relative homogénéisation dans la recherche tous azimuts d’une diminution de la part du travail dans les coûts de production, et surtout dans l’effort pour rompre la solidité des liens contractuels, donc du point de vue des employeurs, le carcan d’une stabilité de l’emploi.
20Un second élément revêt une grande importance tactique au cours de cette période, il fait notamment l’objet d’un jeu à trois, où intervient directement la puissance publique : il s’agit de l’inflation. Il est fascinant d’étudier le discours produit sur ce thème, spécialement par le patronat et l’Etat et son utilisation dans les relations collectives.
21Après 1974, c’est le CNPF qui prend le relais du gouvernement en utilisant le thème de l’inflation pour tenter d’enrayer l’accroissement des salaires, encore fort dans le secteur privé ; les difficultés accrues d’investissement ne rendent plus possible une amélioration de l’efficacité autrement qu’en pesant sur le facteur travail24. Toutefois, la stabilisation effective du pouvoir d’achat, suivie d’un recul de certains salaires réels, n’interviendra, et pour la première fois depuis la guerre, qu’en 1979-80, ce qui donne une mesure de la capacité ouvrière à maintenir le rapport salarial antérieur.
III – L’entrée progressive dans une crise longue
1. – Une phase de latence : 1976-78
22Cette période incertaine est marquée par une montée des syndicats à l’offensive. En effet, le mouvement de reprise économique observé en 1975 est ponctué par les hésitations du patronat et du gouvernement sur l’analyse même de l’évolution économique et donc sur les politiques à mettre en place. Les syndicats, les premiers, avaient tous diagnostiqué une crise structurelle, à l’échelle du monde capitaliste25. La CGT, d’abord proposait dès la fin de 1974 un plan de lutte contre le chômage26. La CFDT confirme qu’« une relance sans changement des structures a toutes chances de déboucher sur une nouvelle poussée de l’inflation », elle propose des mesures de contrôle des investissements et de nationalisation totale du crédit, tout en précisant que seul un changement de système permettra de sortir durablement de la crise27. La question est désormais posée par les syndicats de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions cette crise peut hâter un changement politique. Par ailleurs, les grèves, surtout dans le secteur privé, sont plutôt moins nombreuses que dans la période précédente, mais leur signification a changé : lorsque le gouvernement accuse les syndicats de « politiser » les luttes, sans doute ne se trompe-t-il pas sur leur sens profond28.
Un tournant dans les politiques patronales d’emploi
23La situation est donc totalement inédite en France, à la fois par l’importance du ralentissement économique, par le taux de chômage qui ne cesse de croître de façon accélérée et par la faiblesse des investissements productifs. On note désormais dans les milieux patronaux un double niveau d’analyse de la situation économique, que F. Ceyrac résume, en novembre 197529 sous la forme suivante : la France, comme l’ensemble du monde industrialisé, est confrontée à la fois à une crise économique conjoncturelle « seulement plus longue et plus profonde que les récessions précédentes. Nous en sortirons. La véritable crise se situe à un autre niveau. Elle est structurelle. Elle concerne finalement la construction du monde ». Ainsi, cet article peut-il apparaître comme une réponse aux syndicats, sur le même registre : ce n’est pas le capitalisme qui est remis en cause, c’est « la société tout entière ». Ce texte est important, car il fournit une clé au comportement qu’adopteront désormais les employeurs : il s’agit de faciliter la reprise conjoncturelle, mais cette reprise ne signifiera pas nécessairement un redémarrage sur les mêmes bases que précédemment.
24Il faut placer dans ce contexte le tournant constaté et dans le discours et dans le comportement des employeurs par rapport au problème désormais le plus crucial : les politiques d’emploi. Ayant, dans un premier temps, analysé la crise comme passagère, les responsables des grands groupes industriels en particulier, avaient plutôt diminué les horaires de travail que procédé à des licenciements : c’est le cas, par exemple dans les industries chimiques, le verre. Mais la reconnaissance, par les responsables patronaux, de l’aspect durable de certaines au moins des difficultés, les pousse désormais à accélérer les restructurations industrielles et à les traduire en réductions d’effectifs et en un abandon des politiques, traditionnelles dans de nombreuses firmes importantes, d’attachement de la main-d’œuvre à l’entreprise30.
25Or c’est précisément en 1975 que paraît la plus importante, pour les politiques économiques des employeurs, des lois sur le licenciement . La pression syndicale se concrétise donc au niveau législatif alors même que, pour les industriels, se joue une partie importante pour les orientations économiques : des protections contre les licenciements se mettent en place alors que les employeurs s’efforcent de réduire la part des salaires dans les coûts de production. C’est une incitation d’autant plus forte à une remise en cause, par les entrepreneurs, du rapport salarial antérieur. Les échéances politiques successives, de 1976 à 1978 sont toutes profondément marquées par l’impact des problèmes d’emploi sur les stratégies économiques. L’accroissement, à partir de 1975-76, des licenciements pour motif économique indique en effet que les chefs d’entreprise adaptent rapidement l’emploi aux fluctuations économiques. Ces stratégies feront place, surtout après 1978, à un arrêt quasi-total de l’embauche, sauf sur des contrats précaires. C’est également alors que débute une longue période de refus, de la part du CNPF, de toute négociation globale sur les revenus31, y compris dans les secteurs réputés les plus prêts à la négociation.
26La période comprise entre 1975 et 1977-78 apparaît donc comme une phase de latence, au cours de laquelle se déstructure peu à peu le schéma antérieur de relations collectives, et la forme de rapport salarial initiée quelque trente ans plus tôt. L’accrochage des relations de travail à la conjoncture politique pendant cette période traduit sans doute un désarroi : ne serait-il pas rassurant de pouvoir résoudre les contradictions liées aux transformations structurelles en cours par des changements de majorité politique ? Mais cet accrochage même, qui trouvera son point culminant en 1981, montre surtout l’importance de l’évolution des enjeux de politique économique : à l’intérieur de la gauche, et toujours par le biais des nationalisations, la question de l’adéquation du projet politique – Le Programme Commun, dont l’éclatement conduit à l’échec électoral de 1978 – cette question se pose dès le printemps 1977, alors que s’est essouflée la très relative reprise économique : on peut dire, rétrospectivement, que les discussions sur ce que fera la gauche au pouvoir commencent dès cette période.
27Du point de vue du gouvernement d’alors, le retour à un néo-libéralisme de plus en plus affirmé indique une volonté politique, mais aussi une incapacité de fait à maîtriser les évolutions économiques32. On se trouve désormais, du point de vue des relations collectives de travail, dans une situation d’affrontement idéologique sans masque : mécanismes économiques néo-libéraux, dans un climat de concurrence et de partage international des marchés d’une part, de l’autre, législation sociale assez nettement protectrice des droits des travailleurs, mais de plus en plus ouvertement mise en question par les employeurs, surtout après la victoire de la droite aux élections de 1978 : précarisation de l’emploi pour contrer les restrictions au licenciement ; contestation des modalités d’indemnisation du chômage et de financement de la sécurité sociale. Ce sont là des étapes concrètes vers la remise en cause du rapport salarial. Trois ans plus tard, la gauche au pouvoir se trouvera encore confrontée aux mêmes problèmes, seul le changement profond du rapport des forces politiques lui permettrait d’envisager d’autres façons de les traiter.
28Outre les différences, sur le plan financier notamment, entre la crise des années 1930 et la crise actuelle, l’impact au moins indirect, des forces syndicales sur la décision économique, à travers un rapport salarial partiellement négocié, marque une distance importante par rapport à cette première grande crise du XXe siècle. Toutefois, le fait que les conséquences sociales de la crise économique aient été plus et plus longtemps amorties ne doit pas masquer l’ampleur de ce qui est désormais remis en cause.
2. – Une redéfinition des enjeux
29C’est donc sur un paysage socio-économique bouleversé que s’achève la décennie 1970. Avant même que soient ébranlées les garanties salariales pour les travailleurs, c’est à travers les problèmes d’emploi qu’est mis en question le rapport salarial des décennies de l’abondance. Si le capitalisme, dans aucune de ses phases, n’a jamais assuré de véritable droit à l’emploi, du moins l’expansion et la structure de la population active française avaient-elles permis jusque là de cantonner les problèmes d’emploi à des « poches » géographiques et sectorielles. Mais l’emploi devient désormais un thème-butoir, un enjeu global dont la re-définition est en cours, comme l’atteste une série d’indices :
la difficile négociation sur la durée du travail qui s’étend sur plusieurs années, et ne commence à aboutir qu’après l’arrivée d’un gouvernement de gauche ;
les particularités des conflits d’emploi : leur durée exceptionnelle, l’intervention fréquente de tiers : instance juridique, pouvoirs politiques locaux. Le fait que ces conflits ne débouchent que très exceptionnellement, et avec beaucoup de difficultés, sur des solutions acceptables pour les travailleurs, tout cela indique qu’il s’agit d’enjeux véritablement cruciaux, mais dont la solution ne peut être trouvée au seul niveau de l’affrontement dans l’entreprise ;
la tendance à un éclatement de la collectivité traditionnelle de travail, c’est-à-dire de l’unité de production correspondant à la fois à un lieu géographique, à une entité juridique précise, et à un employeur clairement défini. Cet éclatement des définitions juridiques et économiques de l’emploi, forgées dès la phase d’instauration du capitalisme industriel est probablement l’un des problèmes essentiels posés pour la décennie 198033 ;
enfin la montée des conditions de travail comme lieu d’affrontement critique. Un signe avant-coureur est constitué, au milieu des années 70, par les premières condamnations d’employeurs par les tribunaux pour non-respect des conditions de sécurité. A travers le scandale qu’ils ont provoqué, ces procès ont eu pour effet et fonction de resituer, sur un mode différent de la précarisation de l’emploi, la transformation des conditions de travail comme enjeu des nouvelles conditions d’exploitation de la force de travail, qui rejoint d’ailleurs le problème de la re-négociation de la durée du travail.
30On s’orienterait donc vers une nouvelle définition du négociable, dans laquelle le salaire, notamment les augmentations en pourcentage, cesseraient désormais d’être l’équivalent général de toutes les autres revendications, malgré tous les freins résultant de l’institutionnalisation, en longue période, du rapport salarial. Le substitut négociable serait en passe de devenir – très lentement – les conditions d’emploi pour tous : travail moins long et moins payé relativement – mais au prix, souvent, d’une pénibilité accrue : travail posté, déplacements géographiques, recyclages…
La gauche au pouvoir : les conditions d’un renversement des priorités socio-économiques
31L’arrivée au pouvoir politique de la gauche française ne supprime pas la réalité des problèmes économiques, mais elle représente un potentiel de stratégies alternatives parce qu’elle s’appuie sur d’autres forces. Deux éléments essentiels sont à la base de cette configuration nouvelle. Il s’agit d’une part de l’ampleur du programme de nationalisations mis en route dès le lendemain des élections. C’est au-delà de sa fonction symbolique dans l’imaginaire politique français, un élément essentiel des nouvelles politiques socio-économiques. L’aspect politique paraît tout d’abord dominant : d’abord l’enjeu de politique intérieure que constitue la nécessité de faire vite, pour créer un courant irréversible et pour accroître la crédibilité politique du chef de l’Etat et du Gouvernement « l’Etat doit se substituer au secteur privé défaillant ». Mais dès sa première conférence de presse34, F. MITTERAND indique nettement comment vont s’organiser les stratégies et surtout le partage des tâches, selon un schéma d’ailleurs traditionnel sous la cinquième République : au Chef de l’Etat, les orientations de politique générale, au gouvernement les choix sociaux et économiques. Au delà de la volonté de respecter des engagements électoraux, s’exprime le refus que des entreprises « disposent d’un pouvoir économique et donc politique qui leur permettent de prévaloir sur les décisions de l’intérêt général », et le refus d’« une division internationale du travail et de la production décidée loin de chez nous, obéissant à des intérêts qui ne sont pas les nôtres… Nous avons fait un choix d’efficacité pour reconstruire notre industrie ». Très vite cela devient le premier thème d’affrontement avec la nouvelle opposition entre l’automne 1981 et le vote par le Parlement le 11 février 1982 de la loi sur les nationalisations. C’est en effet un problème majeur pour les futurs choix de politique économique et sociale, et pour la force relative du groupe patronal vis-à-vis de l’Etat. Dès septembre 1981 également, le Premier Ministre, P. MAUROY lance un appel à la mobilisation pour l’emploi et un plan de lutte contre le chômage, puis des mesures sélectives d’aide à l’embauche pour les petites et moyennes entreprises. A côté de ces mesures que l’on peut dire d’accompagnement, les nationalisations sont à la base de la nouvelle priorité socio-économique : l’emploi, mais le seul gage de réussite, c’est qu’elles servent à une réorientation efficace de l’appareil de production. On pourrait en effet craindre que les nationalisations industrielles n’aient pour effet premier d’accroître encore l’éclatement du travail en des marchés multiples, dont les seuls noyaux stables seraient les entreprises nationales, mais au détriment de leur efficacité économique. Les nombreuses mesures prises tant en faveur des PME que de l’investissement et des modalités d’emploi montrent que le gouvernement s’efforce d’éviter cet éclatement accru de l’emploi. Toutefois, et malgré le rôle entraînant des grandes entreprises sur l’activité et donc l’emploi, ainsi que l’impact du secteur financier, il est clair que des nationalisations à effet positif ne peuvent se faire sous le signe d’un protectionnisme et d’un isolement économique. Cela constitue une difficulté majeure pour le gouvernement qui devient évidente avec la dévaluation du franc en juin 1982.
32Le second aspect concerne l’organisation des relations collectives de travail. On observe en effet une certaine redistribution des forces. Tout d’abord, le rôle de l’Etat est considérablement accru, c’est une caractéristique commune à tous les gouvernements de gauche, mais les modalités en diffèrent tellement qu’il n’est, par exemple, pas possible de rapprocher l’expérience suédoise des années 70 du cas français actuel. Ce n’est pas seulement un problème de circonstances économiques, bien que la situation de crise internationale y joue, à l’évidence, un rôle. Il faut distinguer deux éléments dans la fonction sociale que s’attribue désormais l’Etat. D’abord et fondamentalement, des choix structurels : fonction redistributrice des revenus, et non plus simple assistance aux laissés pour compte, avec cette différence essentielle d’avec les années 50 à 70 qu’au lieu du partage des richesses, il s’agit désormais de partager la pénurie : obligation faite par la loi aux partenaires sociaux de négocier35 et renforcement, par l’effet induit des nationalisations, du rôle entraînant de l’Etat employeur dans le domaine social. Ce modèle incitatif a été illustré tout d’abord par le traitement de la réduction de la durée du travail. C’est sans doute dans ce domaine et plus généralement à propos du partage du travail, que se trouvent désormais les seules possibilités de négociation. La semaine de 35 heures est une revendication syndicale déjà ancienne et les premières négociations remontent à mai 1978 ! Après l’ordonnance du 23 décembre 1981 réduisant la durée officielle du travail à 39 heures, et portant à cinq semaines les congés annuels, le gouvernement en renvoie les modalités d’application à la négociation par secteur. C’est à la fois reconnaître les différences entre secteurs, mais aussi privilégier la négociation pour trouver des solutions originales au partage du travail, en liant cette négociation à une recherche d’amélioration du niveau d’emploi, tout en l’assortissant de garde-fous réglementant travail à durée déterminée et intérim36. Ce renforcement du rôle de la négociation doit toutefois être imposé par le gouvernement, face à l’opposition patronale que révèle l’acuité des discussions sur les « nouveaux droits des travailleurs » dans l’entreprise qui ont commencé avec le rapport du Ministère du Travail, J. Auroux et le vote des lois correspondantes37. Beaucoup plus que par leur impact financier, ces lois sont en effet cruciales par la mise en question de certains aspects du pouvoir dans l’entreprise, et aussi parce qu’elles suivent les divergences entre centrales syndicales sur les modalités de participation des travailleurs. La disparition progressive de l’équivalent général des salaires, constatée à partir de 1974-75, et rendue évidente par le blocage, en juin 1982, des prix et des salaires pour contribuer à enrayer l’inflation, met à nu, à travers la recherche d’un autre équivalent sur le thème emploi, les divergences sur le type de société à construire. Ainsi l’Etat a-t-il de plus en plus clairement une seconde fonction dans les relations collectives : au-delà de ses choix structurels, et pour aider à les faire appliquer, il renforce son rôle de médiateur conjoncturel, non seulement pour amortir l’affrontement entre employeurs et syndicats, mais surtout pour faire assumer par le niveau politique des choix que les partenaires sociaux ne peuvent directement faire accepter par la base. Cela est en partie rendu possible par le fait que les partis, notamment le parti socialiste, ont une assise électorale plus étendue que les syndicats, notamment parmi les salariés les plus favorisés, voire certains non-salariés, et que ceux-ci sont les plus pénalisés par l’austérité. En second lieu, le gouvernement détient des moyens de pression sur les entreprises, à travers la possibilité d’une aide sélective par les grands moyens de crédits. On perçoit toutefois les limites d’une telle stratégie, à la fois sur le plan interne, par la résistance de certains groupes sociaux et les échéances électorales, et par l’impossibilité de soustraire le pays à l’environnement international.
Notes de bas de page
1 Salaire direct et indirect, c’est-à-dire l’ensemble des compensations financières qui constitue la part des travailleurs dans le revenu national.
2 A l’exception notable de la métallurgie, où la négociation est régionale.
3 10 lois ou accords nationaux entre 1957 et 1964, aucun en 1964 et 1965, mais 67 entre 1966 et 1974.
4 Dans un document publié par le Conseil National du Patronat Français (CNPF), qui constitue une sorte de « charte » du patronat français.
5 Un exemple significatif est constitué par l’accord national sur les classifications dans la métallurgie, intervenu en 1975. Il a fait l’objet d’applications très différentes d’une entreprise à l’autre. Cf. pour quelques entreprises de la construction électrique S. ERBES-SEGUIN et al. Les Conditions de développement du conflit industriel, Paris, GST, 1977, multigraphié p. 152 sq.
6 Les premiers sont surtout les secteurs de biens de production exportateurs. Voir INSEE, Fresque historique du système productif, collection E, n° 27, 1974.
7 Ce rôle de garantie et d’assistance ne devient essentiel qu’à partir de 1966- 67. Cf. par exemple, l’interview de G. POMPIDOU, 1er Ministre, in Jeune Patron, Août-septembre 1967. La création en 1967, du Fonds National de l’Emploi, marque cette volonté des pouvoirs publics de parer aux distorsions nées de l’expansion et des restructurations, en facilitant la reconversion des travailleurs.
8 CARRE, DUBOIS, MALINVAUD, La croissance française, Paris Seuil, 1972.
9 Voir surtout l’expérience tentée par J. DELORS, conseiller du Premier Ministre CHABAN-DELMAS en 1969.
10 Symbolique à la fois parce que non généralisable à la majorité des secteurs, en période d’expansion, et parce que non relayé, à cette époque, par les partis politiques.
11 Sur le textile, voir C. CASASSUS et S. ERBES-SEGUIN, L’intervention judiciaire et l’emploi. Le cas du textile, Paris, Documentation Française, 1979.
12 Strikes in France, 1830-1968, Cambridge University Press, 1974.
13 Telle est en effet la logique qui sous-tend le rapport NORA de septembre 1968 sur la vérité des prix dans le secteur nationalisé.
14 Le « Plan de relance de l’économie française » décidé au Printemps 1975 par V. GISCARD D’ESTAING.
15 Surtout les lois de 1973 sur le licenciement individuel et 1975, sur le licenciement collectif – Voir Droit Social, juin 1975 et février 1976.
16 Prévu par le Programme Commun de la gauche de 1972 et dont les interprétations divergentes ont conduit à une rupture de fait entre PC et PS à l’automne 1977.
17 C’est ce que fait clairement apparaître une enquête réalisée en 1976. S. ERBES-SEGUIN et al. Les conditions de développement du conflit industriel, op. cit.
18 Elections présidentielles de 1974, puis législatives de 1978.
19 Cf. par exemple J. L. MOYNOT, Le Peuple, organe de la CGT, 16-31 janvier 1974.
20 Directement soutenu par la CGT, mais beaucoup plus mollement par la CFDT.
21 Syndicalisme Hebdo CFDT – 3 Janvier 1974.
22 Dans ces entreprises publiques comme Renault, l’E.D.F., la S.N.C. F… . ce point n’a pas échappé au CNPF : voir en particulier le préambule de la « charte » de 1965, déjà citée, consacré aux investissements.
23 En particulier de l’UIMM qui constitue le secteur le plus dur du CNPF : la métallurgie.
24 J’ai présenté dans un article de Sociologie du Travail, n° 4, 1971 – « Les groupes sociaux dans l’inflation », une première approche de ce thème. Je l’ai repris dans Les relations collectives de travail, Doctorat d’Etat ès Lettres, Paris VII, 1980, p. 484-524. Voir aussi les 2 volumes consacrés par Les Cahiers Français à l’inflation, mars-avril 1978, et mai-juin 1978.
25 F. CEYRAC, Président du CNPF, Patronat, octobre et décembre 1974.
26 La Vie Ouvrière 4.12.1974.
27 M. ROLANT, responsable du secteur économique de la CFDT, Syndicalisme 13.3.1975.
28 J. CHIRAC, Premier Ministre, discours au Sénat 4.11.1974.
29 F. CEYRAC. L’après crise in L’Expansion, novembre 1975.
30 Cf. notamment J. FREYSSINET et al., La stratégie de structuration de l’emploi des grands groupes industriels, IREP, Grenoble, 1979, 6 fascicules multigraphiés.
31 « Ces grandes foires qui ne servent pratiquement qu’à ceux qui hurlent le plus » dira même F. CEYRAC. Le Monde, 6.8.1976.
32 Les « Plans Barre » successifs, à partir de 1976, Cf. Le constat sévère qui est dressé dans Le Monde du 29.8.1979 de l’action du Premier Ministre d’alors par G. MATHIEU.
33 Ce phénomène a été analysé en détails par juristes, économistes, sociologues. Cf. G. CAIRE, Les nouveaux marchands d’hommes, Paris, Ed. Ouvrières, 1973. I. VACARIE, l’Employeur, Paris, Sirey 1979 ; J. MAGAUD, Vrais ou faux-salariés, Sociologie du travail 1 – 1974 ; et les actes du colloque Dourdan II, du G.S.T., notamment les interventions du R. CORNU, S. ERBES-SEGUIN et I. VACARIE, l’Emploi, Paris, Maspero 1982.
34 Le 24 Septembre 1981.
35 Loi sur l’obligation annuelle de négocier, prévue dans la série de lois AUROUX, en 1982.
36 Ordonnances du 6 février 1982 relatives l’une au travail temporaire, l’autre aux contrats à durée déterminée.
37 Quatre lois : sur les libertés des travailleurs dans l’entreprise, la négociation collective et le règlement des conflits collectifs de travail, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, de développement des institutions représentatives du personnel ont été votées entre juillet et décembre 1982.
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