Les supportérismes français : entre modèles européens et spécificités nationales
p. 23-33
Texte intégral
1Loin de composer une entité homogène, le public des stades de football est profondément hétérogène. De l’extérieur, une foule paraît unanime – surtout celle qui se presse sur les gradins des enceintes sportives : cris synchrones, gestes accordés, l’enthousiasme semble s’exprimer d’une seule voix. Cette impression ne résiste pas à une observation plus fine, proche des éléments qui composent cette foule, permettant de saisir l’éventail des nuances, des degrés d’intensité et des modalités différenciées de participation des spectateurs. Les comportements ne sont pas tous identiques et une attitude apparemment semblable peut recouvrir des formes et des motivations différentes : derrière un slogan unique se cache une étonnante variété de façons de le scander (Mc Phail, 1991 ? Mariot, 2001 ? Lech, 2008).
2Au stade, plusieurs publics cohabitent donc. Il existe notamment diverses manières d’être supporter, que les sociologues s’attachent à typifier en distinguant des formes de « supportérisme »1. Cette contribution, nourrie par des enquêtes de terrain menées dans des stades français et européens (Hourcade, 2007 ? Lech, 2008), dégage les principales tendances du supportérisme français et leurs origines respectives, en les situant dans le contexte européen. Une telle démarche, historique et comparative, est d’autant plus pertinente que de nombreux groupes de supporters français se sont développés en s’inspirant de modèles étrangers. Ce texte retrace d’abord les grandes étapes de l’évolution du supportérisme hexagonal puis il analyse le rôle joué par les supporters dans le monde du football français avant de s’interroger sur les violences des supporters et leur gestion, toujours dans une perspective européenne.
Les grandes étapes de l’évolution du supportérisme en France
3A en croire une expression répandue, la France ne serait pas un « pays de football ». Pourtant, la France compte de nombreux pratiquants (plus de deux millions de licenciés) et a largement contribué à la structuration du football-spectacle, en créant la Coupe du monde, les Coupes européennes des clubs ou le Ballon d’Or et en jouant un rôle actif dans les instances internationales. De plus, les retransmissions télévisées des matches, notamment de la sélection nationale, réalisent des records d’audience. En fait, ce cliché renvoie à l’idée que les Français seraient plus des spectateurs que des supporters. Ils regarderaient le football avec intérêt tout en conservant une distance critique et ne s’enthousiasmeraient qu’en cas de grandes performances. La moyenne de spectateurs par match de première division est effectivement moins élevée en France qu’en Allemagne, en Angleterre, en Espagne ou en Italie. Cependant, le rapport des Français au football a considérablement évolué depuis un quart de siècle. Alors que, pendant la majeure partie du XXème siècle, la norme dominante dans les stades français était de se comporter en spectateur, ayant une préférence pour un camp mais l’exprimant avec modération, il est désormais attendu des assistants au spectacle sportif qu’ils agissent en supporters fervents.
L’émergence du supportérisme
4De l’entre-deux-guerres à la décennie 1970, les modes de participation du public demeurent stables, bien que les affluences fluctuent avec notamment une baisse dans les années 1960 au moment de l’essor d’une civilisation des loisirs. Les spectateurs ne se contentent pas d’apprécier le jeu : ils font preuve de chauvinisme même s’ils expriment leur préférence de manière mesurée, d’autant qu’ils ne sont confrontés à aucune concurrence puisque l’équipe visiteuse n’est pas suivie par ses fans. Habillés en dimanche, ils se manifestent en fonction des péripéties de la rencontre. L’ambiance consiste en des applaudissements, des clameurs, des sifflets marquant l’enthousiasme, l’angoisse ou le désappointement, ainsi qu’en des invectives ou des encouragements lancés par des individus. Les chants collectifs sont rares, les insignes aux couleurs du club discrets. En quelques circonstances exceptionnelles, comme les finales de Coupe de France à Paris, les supporters se mobilisent pour suivre leur équipe à l’extérieur. Dès les années 1910-1920, des associations de supporters se développent, en particulier dans le nord du pays (Demazière, 1998). Elles ne cherchent pas à mettre de l’ambiance au stade. Leur objectif est plutôt de rassembler les amateurs du club, de nouer entre eux des relations de sociabilité et de renforcer leurs liens avec les joueurs et dirigeants qu’elles entendent aider, notamment en fournissant des bénévoles.
5Par rapport aux grandes nations voisines, la France fait alors preuve d’un intérêt réel mais relativement modéré pour le football. Cette exception française peut s’expliquer par la concurrence d’autres sports (comme le cyclisme ou le rugby) puis d’autres loisirs, par des performances moyennes des équipes françaises au niveau international, par l’urbanisation tardive du pays, son centralisme et le souci de gommer les particularismes locaux (à l’étranger, le football est l’affaire de grandes villes) et par un engagement limité des grandes entreprises (Mignon, 1998 ? Dietschy, 2010).
L’implantation de modèles étrangers
6Dans les années 1970, alors que le football bénéficie d’une diffusion télévisée croissante, qu’il se professionnalise et que les performances des équipes françaises s’améliorent, la physionomie des stades se transforme. Le « Chaudron Vert », surnom gagné par le stade Geoffroy-Guichard lors des épopées européennes du club stéphanois, symbolise la mise en avant, nouvelle dans notre pays, du rôle du « douzième homme ». Des supporters français commencent à s’inspirer des fans étrangers. Tenues aux couleurs du club, écharpes, drapeaux et banderoles se répandent. Des chants sont repris en chœur. Progressivement, les supporters les plus enthousiastes se rassemblent dans un secteur, généralement derrière l’un des buts : dans chaque stade, un kop (du nom d’une tribune d’un stade de Liverpool) commence à se former. L’ambiance s’y déploie de manière spontanée, les associations de supporters existantes ne la prenant pas en charge.
7Au milieu des années 1980, des groupes de jeunes supporters plus radicaux font leur apparition. D’une part, des bandes autoproclamées de hooligans, qui s’inspirent de leurs homologues britanniques et se préoccupent essentiellement d’en découdre physiquement avec les supporters adverses ou les forces de l’ordre. D’autre part, des groupes structurés sous forme associative qui se définissent comme ultras du nom des supporters italiens qu’ils prennent pour modèles : ces ultras s’investissent fortement dans le soutien à l’équipe et dans la vie du club tout en acceptant le recours occasionnel à la violence. Contrairement aux associations traditionnelles, ils ont pour priorité de mettre de l’ambiance au stade, ils rejettent l’idéologie du fair-play et ils clament leur autonomie par rapport aux dirigeants du club : ils portent donc une vision conflictuelle du rôle des supporters quand les associations traditionnelles prônent un modèle plus consensuel.
8Ainsi, l’atmosphère des stades français s’est transformée par importation de formes de supportérisme issues de pays étrangers où le supportérisme s’est développé plus tôt que dans l’hexagone. Si le style folklorique des kutten fans allemands fait des émules dans l’est du pays, deux modèles principaux se dégagent et constituent des critères de distinction largement partagés par les supporters, tant en France qu’en Europe. D’une part, le modèle très structuré des ultras italiens lesquels mettent en scène le soutien à l’équipe, notamment en organisant des animations d’envergure colorant la tribune à l’entrée des joueurs. Des meneurs coordonnent les chants et les mouvements d’ensemble. D’autre part, le modèle anglais qui est en fait double. D’abord, celui du kop, où l’ambiance est plus spontanée que celle des virages2 italiens. Ensuite, celui des hooligans, focalisés sur la violence.
9Ces modèles se diffusent dans toute l’Europe à partir des années 1970- 1980 grâce aux coupes européennes qui confrontent de plus en plus les fans de différents pays et à l’essor des retransmissions télévisées des matches. L’Angleterre et l’Italie dominant la scène européenne des clubs et ayant une forte tradition supportériste, ces deux pays sont regardés avec envie par de nombreux fans européens. Des voyages initiatiques de jeunes amateurs de football français renforcent cette transmission des formes de soutien. A partir du milieu des années 1980, des médias propres aux tribunes (comme le magazine italien Supertifo) contribuent à renforcer ces réseaux de relation entre supporters européens (Bromberger, 1995 ? Hourcade, 2003).
L’essor et les spécificités du supportérisme français
10Depuis un quart-de-siècle le supportérisme s’est ainsi développé dans les stades français. Ceux-ci sont désormais copieusement garnis, colorés et bruyants. Depuis une dizaine d’années, la moyenne s’est stabilisée autour de 20 000 spectateurs par match de Ligue 1, dont un contingent de supporters visiteurs, les déplacements pour suivre l’équipe à l’extérieur étant devenus réguliers. Cette évolution est liée à des facteurs internes et externes au football. Dans les deux dernières décennies du XXème siècle, la professionnalisation de ce sport s’accroît, il est de plus en plus télévisé, les municipalités et les entreprises s’y investissent plus nettement et les équipes françaises obtiennent des résultats probants. Le développement de grandes agglomérations, la résurgence des identités locales et régionales ou l’essor de la jeunesse comme classe d’âge autonome favorisent également l’expansion du supportérisme, particulièrement juvénile. Cet essor ne date donc pas du Mondial 98, lequel a certes accru la popularité du football et attiré du monde dans les stades, mais n’a fait que renforcer une tendance préexistante, qui a justement permis à la communion autour des Bleus de produire des effets durables dans les stades3.
11Ces transformations sont particulièrement dues à l’activité des groupes de jeunes supporters apparus dans les années 1980. Il y a alors de la place à occuper dans les tribunes. Si les affluences sont en augmentation, elles demeurent encore limitées et le développement du supportérisme n’en est qu’à ses balbutiements. En important d’Angleterre et d’Italie des modes de structuration et d’animation éprouvés et en cherchant à s’affirmer comme les meilleurs supporters, ces jeunes fans imposent rapidement leur marque dans les tribunes. D’ailleurs, c’est dans des villes où préexistaient des types de supportérisme bien constitués, comme Le Havre, Lens ou Saint-Etienne, que ces jeunes supporters qui veulent constituer un kop à l’anglaise ou un groupe ultra à l’italienne éprouvent le plus de difficultés à se faire accepter et à rassembler d’autant qu’ils suscitent des réticences, du fait de leurs débordements et de leur assimilation aux hooligans.
12Jusqu’au milieu des années 1990, l’Europe occidentale est clivée entre le nord, où les modèles anglais se répandent, et le sud, où le modèle italien se diffuse rapidement (Broussard, 1990). La France se trouve alors dans une situation intermédiaire, les supporters du nord et de l’est étant plus tournés vers la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, aux styles de supportérisme relativement similaires, ceux du sud regardant plutôt vers l’Italie. Mais, progressivement, le supportérisme ultra a conquis tout le pays, grâce à son organisation et à son style spectaculaire. Depuis une quinzaine d’années, les ultras représentent le pôle le plus actif du supportérisme français et mènent l’ambiance dans la plupart des stades. Ils ont supplanté les associations traditionnelles et les kopistes, ces supporters revendiquant le modèle des kops anglais, au point que fans traditionnels et kopistes acceptent désormais d’organiser des tifos, les animations emblématiques du modèle italien, ce qu’ils refusaient dans les années 1980-1990. Quant aux bandes de hooligans, elles se sont, par rapport aux autres pays européens, peu développées, en dehors de Paris où leurs effectifs sont conséquents. Ailleurs, seules quelques bandes de dizaines d’éléments sévissent, principalement au nord et à l’est. En revanche, chaque groupe ultra compte des dizaines ou centaines de membres voire plusieurs milliers. Si le modèle ultra a fini par se diffuser sur tout le continent, seuls les supporters britanniques résistant encore largement à cette influence, son expansion est particulièrement forte dans notre pays ? elle s’explique par la proximité de l’Italie, par l’attention portée au football transalpin dans les années 1980 (du fait notamment de la présence de Michel Platini dans les rangs de la Juventus de Turin) et surtout par le développement préalable limité du supportérisme dans l’hexagone. Par conséquent, les ultras ont largement formaté l’ambiance actuelle des stades français, concentrée dans un virage, organisée, spectaculaire, antagonique et constante.
Quel rôle pour les supporters ?
13Alors que le supportérisme se développe en France, les transformations du football, particulièrement sa professionnalisation, modifient la nature des relations entre les supporters et leur club, en éloignant les fans des joueurs et dirigeants. Avec l’inflation des salaires et la fréquence des transferts, les joueurs ne font désormais plus partie du même monde social que les supporters. Non seulement un fossé économique s’est creusé entre eux, mais une distance s’est également instaurée dans la mesure où les joueurs ne sont plus issus du terroir local et restent pour la plupart peu de temps au club. Le lien qui pouvait unir les supporters aux dirigeants s’est lui aussi distendu en raison de la multiplication du nombre de ces derniers et de leur manque de pérennité dans l’exercice de leurs fonctions. La transformation des clubs en entreprises et l’adoption de méthodes managériales ont également contribué à écarter les supporters du cœur du club. La rationalisation du football a remis en cause l’aide qu’ils pouvaient apporter : les tâches qu’ils accomplissaient bénévolement, comme le contrôle des billets à l’entrée du stade ou la vente de produits dérivés, sont désormais confiées à des salariés ou des prestataires du club. La médiatisation du football a elle aussi changé la donne. Avec l’explosion des droits télévisés et du sponsoring, la billetterie ne représente plus pour les clubs qu’une source relativement marginale de revenus. D’où l’idée fortement répandue que les supporters sont dépossédés du football, ces évolutions touchant d’ailleurs l’ensemble de l’Europe occidentale.
L’ambiance comme ressource
14Au moment où cette distance se crée entre le club et ses supporters, ce qui oblige les associations traditionnelles à repenser leur rôle de partenaires, certains fans s’investissent de plus en plus dans l’ambiance au stade. Ainsi, les groupes de jeunes supporters, notamment les ultras, sont particulièrement adaptés au football moderne, dont ils dénoncent les excès par ailleurs, parce qu’ils sont, comme lui, spectaculaires et parce qu’ils s’investissent dans l’un des seuls espaces où les supporters peuvent désormais se faire entendre, dans tous les sens de l’expression. L’ambiance est devenue fondamentale dans le monde du football, parce qu’elle apporte une aide à l’équipe et qu’elle prouve l’intérêt d’un spectacle vendu cher aux sponsors et aux télévisions. Par conséquent, elle s’est transformée en ressource pour les supporters, qui peuvent décréter une « grève des encouragements » afin de faire valoir leurs revendications (sur le prix des places, les conditions d’animations des tribunes ou le « football-business »). L’adoption en France des modèles étrangers de supportérisme est donc intimement liée aux transformations du football, dans la mesure où ces nouvelles formes de participation au spectacle valorisant l’ambiance ont permis à certains supporters de compenser la perte de leur statut de partenaires par la conquête de nouveaux terrains d’expression en tant qu’animateurs des stades.
15Cependant, si les dirigeants conditionnent aujourd’hui le public à se comporter en supporter fervent et constituent ainsi les spectateurs en acteurs du spectacle, ils sont beaucoup plus réticents à leur permettre de donner leur avis sur la gestion du club. Les supporters sont d’ailleurs les seuls acteurs du monde du football français à ne pas être représentés au sein des instances nationales et restent cantonnés dans un rôle de faire-valoir : leurs encouragements sont réclamés par les dirigeants, mais leurs éventuelles contestations proscrites. De leur côté, les supporters peinent à définir le rôle qu’ils voudraient jouer au sein de ces clubs économiquement transformés, parce qu’ils ne sont pas tous d’accord entre eux et qu’ils ont du mal à se structurer collectivement, soit au niveau local du fait de tensions entre supporters d’un même club, soit au niveau national du fait de rivalités entre clubs ou entre différents types de supportérisme, le modèle consensuel des associations traditionnelles s’opposant à celui, conflictuel, des ultras.
D’autres postures supportrices
16La Francese caractérise donc aussi par des associations de supporters centrées sur l’animation des tribunes (les ultras) ou la proximité – dans l’ensemble consensuelle – avec les dirigeants (les supporters traditionnels). Dans d’autres pays d’Europe occidentale, des supporters s’adaptent autrement aux transformations du football. Le modèle historique de la péninsule ibérique, celui des socios, où les détenteurs d’une carte de supporter sont associés à la gestion des clubs et élisent notamment le président, fait des envieux en France mais est généralement perçu comme n’étant pas transposable dans notre pays. D’ailleurs, certaines associations françaises qui revendiquent le terme de socios se positionnent plutôt comme des rassemblements d’actionnaires, tendance en plein développement en Grande-Bretagne sous l’impulsion notamment de la structure Supporters Direct. Cependant, ces groupes sont très limités dans notre pays. On ne retrouve guère non plus d’associations indépendantes, répandues en Grande-Bretagne, agissant comme des associations de défense des intérêts des consommateurs, même si certaines éclosent autour du Paris Saint-Germain depuis que ce club a supprimé les abonnements dans les virages pour lutter contre le conflit violent entre les deux kops du club. Les associations défendant les droits des supporters, qui se manifestent dans le nord de l’Europe et en Grande-Bretagne, sont également quasiment absentes chez nous. Significativement, la Fédération des Supporters Européens (FSE), fondée en 2008 par des fans nord-européens, en particulier allemands, qui rejette violences et discriminations tout en luttant activement pour la reconnaissance de l’importance des supporters dans le monde du football, n’a que très peu de relais en France parce qu’elle est trop contestataire pour les associations traditionnelles et que, si elle partage de nombreuses revendications avec les ultras, elle s’éloigne d’eux par son caractère institutionnel et son refus de la violence. Alors que la FSE est devenue un interlocuteur régulier de l’UEFA, du Conseil de l’Europe et de la Commission Européenne, aucune structure nationale de supporters français n’est actuellement officiellement reconnue par les autorités sportives et publiques.
Du hooliganisme à la diversité des incidents et des acteurs violents
17Depuis le drame du Heysel4 , la violence des supporters est considérée comme un problème social à l’échelle européenne et le « hooliganisme », terme désignant ce phénomène, est entré dans le langage commun. Or, cette étiquette de « hooliganisme » est problématique car elle entretient l’idée que la violence dans les stades est un phénomène homogène alors que les incidents causés par les supporters sont très différents, que leurs formes évoluent dans le temps, que leurs acteurs sont pluriels et que leurs significations peuvent considérablement varier en fonction des spécificités locales ou nationales.
18Pendant longtemps, la violence autour du football européen a été spontanée et occasionnelle. Survenant de manière imprévue, elle était suscitée par une défaite, une erreur d’arbitrage, des provocations verbales, la rencontre fortuite de fans adverses… A cette violence spontanée qui perdure, s’ajoute, depuis les années 1960 en Grande-Bretagne et 1980 dans le reste de l’Europe, une violence plus préméditée. Celle-ci est portée par des groupes, qui se revendiquent notamment ultras ou hooligans, qui vont au stade avec l’idée qu’ils peuvent se battre et qui passent à l’acte de manière plus récurrente. Largement indépendante des faits de jeu, cette violence préméditée peut elle aussi prendre plusieurs formes. Notamment, elle est plus ou moins organisée. Du fait de l’amélioration des dispositifs policiers et de l’intensification des politiques répressives, les violences planifiées, qui s’éloignent des matches tant dans l’espace que dans le temps (les fameuses fights que les médias aiment évoquer), tendent à se développer y compris en France, même si elles sont bien moins répandues et moins fournies en protagonistes dans notre pays que dans l’est de l’Europe.
19Alors que les médias tendent à mettre sur le même plan tout incident survenant dans les stades européens, il importe de souligner la gravité diverse de ces incidents et de prendre en compte les situations dans lesquelles ils se déploient. L’existence même de la catégorie sociale de « hooliganisme » crée, y compris à l’échelle nationale, un continuum entre des comportements pourtant sans commune mesure, comme les insultes, les banderoles outrancières, l’allumage de fumigènes, les injures racistes, les jets de projectiles, les outrages aux forces de l’ordre ou les violences physiques de toutes sortes.
Ultras, hooligans et violence
20Si les individus qui se revendiquent soit hooligans soit ultras agissent parfois de conserve et ont des points communs, comme le goût de la provocation ou l’acceptation de la violence, leurs divergences sont nettes, tant dans le mode d’organisation (des bandes d’un côté, des associations de l’autre), dans le rapport au football (contrairement aux hooligans, les ultras animent les stades et prennent position sur la politique de leur club comme sur l’état du football) que dans la conception de la violence. Ceux qui se définissent comme hooligans assument la violence : ils la recherchent clairement pour le plaisir qu’elle procure, au point de constituer à leurs yeux un but en soi.
21Le rapport des ultras à la violence est plus ambigu et instrumental : même si elle n’est pas prépondérante, elle fait partie de leur répertoire d’action et certains d’entre eux l’apprécient. L’objectif des ultras est de défendre leur équipe et leur groupe. Cette cause est tellement valorisée, voire surestimée, que tous les moyens leur semblent bons pour l’atteindre, ce qui légitime à leurs yeux le recours à la violence verbale à l’égard des joueurs et des supporters adverses et l’usage de la violence physique. Il convient donc de distinguer deux types de rapports à la violence – en tant que but en soi ou comme moyen d’action. C’est notamment pourquoi il paraît préférable de distinguer diverses formes de supportérisme extrême, dont les ultras et les hooligans, ce qui permet de pointer tant leurs proximités que leurs divergences
22Les modèles ultras et hooligans sont répandus dans toute l’Europe et constituent des repères partagés par de nombreux supporters.
23Ainsi, on retrouve àl’échelle européenne les mêmes styles desupportérisme, les mêmes comportements, les mêmes manières de s’habiller, les mêmes animations, les mêmes slogans, les mêmes revendications…
24Cependant, ces modèles sont appropriés et interprétés diversement, tant localement que nationalement. Tous ceux qui revendiquent l’une de ces étiquettes n’adoptent pas les mêmes comportements.
25Nationalement, une « scène » ultra ou hooligan se constitue, au sein de laquelle les groupes sont fréquemment en relation et en concurrence, ce qui crée une dynamique propre (Hourcade, 2003). Dans les pays, comme la France, où cohabitent des bandes se revendiquant hooligans et des associations s’affirmant ultras ces dernières sont significativement moins violentes que dans des pays (en Italie ou dans les Balkans) où le modèle ultra recouvre tout le spectre du supportérisme extrême avec des divergences internes fortes et des tendances très violentes. En outre, le style ultra se développe d’autant plus facilement qu’il n’est pas confronté à des modèles préexistants bien constitués, ce qui est là encore le cas de la France.
Un modèle dominant de gestion répressive du supportérisme
26Le mode de traitement du supportérisme par les pouvoirs publics actuellement dominant en Europe est centré sur la lutte contre le hooliganisme. Il se caractérise par une politique de gestion des risques axée sur la répression des comportements déviants, sur des méthodes proactives visant à contrôler les individus et les groupes considérés comme dangereux et sur la prévention situationnelle, laquelle cherche à réduire les opportunités délinquantes notamment en adaptant l’architecture des stades et en développant la vidéosurveillance. Depuis le milieu des années 1990, l’Angleterre fait référence en la matière car elle a pacifié ses stades de première division grâce à une répression ferme couplée à une rénovation des enceintes et une transformation du football en activité économique. Ce modèle suscite néanmoins quelques débats, parce que la violence n’a pas complètement disparu en Angleterre mais s’est en partie déplacée (vers les divisions inférieures et, pour le championnat d’élite, dans l’espace – loin des stades – et dans le temps – en dehors des matches), parce qu’il s’accompagne d’une hausse vertigineuse du prix des places et parce que des pays d’Europe du Nord comme l’Allemagne ou la Belgique ont ajouté aux dispositifs communs des mesures de prévention sociale, forgeant ainsi une politique quelque peu différente, moins mise en avant mais non moins efficace (Hourcade, Lestrelin, Mignon, 2010). Si l’approche répressive dominante s’inscrit dans un contexte général de traitement de la délinquance (Tsoukala, 2010), elle est accentuée par l’extrême stigmatisation des supporters violents qui fait que toute mesure répressive à leur égard paraît légitime et que, dans de nombreux pays, la prévention et le dialogue avec les supporters semblent non seulement impossibles mais illégitimes.
27Depuis les années 1990 (la première loi spécifique à la sécurité des manifestations sportives date de 1993), la France s’inscrit dans cette optique européenne dominante. Cependant, l’ampleur de la menace paraissant limitée dans notre pays en dehors de la capitale, l’action publique a été plutôt inconstante jusqu’à l’année dernière, se contentant de réagir à un incident grave par un renforcement de la législation répressive et une vague temporaire de sanctions. Significativement, la saison 2009-2010 a été présentée par le ministère de l’Intérieur comme « fondatrice » dans la lutte contre le hooliganisme, la Ligue de Football Professionnel évoquant elle une saison « charnière » caractérisée par une répression accrue, un nouveau renforcement des lois et une meilleure coordination des pouvoirs publics et instances sportives. Comme en témoigne la création à l’automne 2009 de la Division Nationale de Lutte contre le Hooliganisme, cette lutte est devenue une priorité politique.
28Cependant, les dispositifs actuels sont conçus pour gérer les situations d’urgence, sont donc surdimensionnés par rapport à la masse des petits incidents qui constituent le quotidien des matches et posent dès lors des problèmes de conciliation entre les exigences de sécurité et le respect des libertés publiques (Hourcade, 2010 ? Tsoukala, 2010). De plus, aucune politique préventive n’est menée à l’échelle nationale, cette charge étant laissée aux clubs qui parviennent plus ou moins bien à gérer leurs relations avec des supporters qui peuvent parfois être violents et/ou contestataires.
29C’est pourquoi, en janvier 2010, nous avons participé au congrès national des associations de supporters, organisé par le secrétariat d’Etat chargé aux sports pour renforcer l’intégration des supporters au monde du football et développer une politique préventive de gestion du supportérisme. Ce congrès a débouché sur un livre vert (Hourcade, Lestrelin, Mignon, 2010) qui insiste sur l’intérêt de l’expérience allemande (notamment des fan projekte qui font office de médiateurs entre les différents acteurs et développent le travail social) et prône une politique de traitement du supportérisme globale, constante et jouant de manière cohérente sur plusieurs leviers : répression graduée des comportements délinquants, aménagement des stades, amélioration des dispositifs policiers mais aussi prévention sociale, dialogue avec les associations de supporters et définition du rôle des supporters, de leurs droits comme de leurs devoirs.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Ce terme, couramment utilisé par les chercheurs qui étudient le spectacle sportif, désigne l’ensemble des activités des supporters, leurs manières d’agir et de concevoir leur rôle au sein du monde du football.
2 Nom donné aux tribunes situées derrière les buts du fait de la forme incurvée des stades.
3 Il n’est pas question ici du mythe de la France « black-blanc-beur », développé après la victoire des Bleus, mais de l’intérêt des Français pour le spectacle du football.
4 Le 29 mai 1985, dans le stade bruxellois du Heysel, 39 supporters de la Juventus de Turin trouvent la mort, devant les caméras de télévision, dans un mouvement de foule provoqué par les assauts de fans anglais de Liverpool.
Auteurs
Laboratoire CADIS
Ecole Centrale de Lyon
Docteur en sociologie
Equipe de recherche du GEPECS
ATER à l’Université de Valenciennes
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