1À la fin des années 1950, la télévision n’est plus uniquement un média d’image, elle devient aussi un média de direct. Cette temporalité, si souvent recherchée, que ce soit au sein de la presse écrite ou des journaux, devient une réalité. Grâce à cette simultanéité entre ce qui est montré et dit, et le déroulement réel de l’épreuve, l’incertitude n’est plus fictive, elle devient prépondérante dans la construction des émotions du sport. Comment se réalise ce direct ? Quelle place occupe le modèle développé par les actualités du journal télévisé ? Peut-on continuer à construire l’événement dans une situation de simultanéité ? Sous quelles formes apparaît le processus de valorisation ?

2La retransmission du 14 juillet 1959 nous permet de mieux apprécier les caractéristiques essentielles cette période, tant sur le plan des images que des commentaires. Chaque imagette sera référencée dans le temps : 00 (Heures). 00 (Minutes). 00 (Secondes). 00 (Images), correspondant à la prise d’antenne.

1. Le 14 juillet 1959

3Lors de cette étape « Grenoble-Aoste », les coureurs du Tour doivent parcourir les routes des Alpes et franchir le col de l’Iseran. La télévision décide de placer son dispositif de direct au sommet du col situé à 3000 mètres d’altitude. Ce choix n’est pas uniquement lié à l’intention particulière de montrer une ascension, symbole de l’effort extrême et si souvent décisif sur le plan sportif ; il a été déterminé par des exigences techniques. En effet, pour pouvoir assurer une retransmission convenable, le car émetteur de la télévision doit se positionner favorablement en direction de relais hertziens. L’hélicoptère semble alors le plus approprié, compte tenu de ces exigences techniques. Il est le premier à être sur les lieux, mais son rayon d’action est limité à deux kilomètres du cœur du dispositif, lui même situé près de la ligne de franchissement du col.

4Une double contrainte conduit à distinguer deux moments lors de cette retransmission. Quand l’espace est connu par avance, la télévision peut mettre en place son dispositif, par contre, il lui est difficile de prévoir l’heure de passage exacte des coureurs au moment du choix de la retransmission (la vitesse des coureurs dépend de la configuration et du déroulement de la course).

5À cette incertitude temporelle s’ajoute la contrainte de la durée potentielle du direct de la course. La brièveté du temps d’antenne possible, qui est de l’ordre de dix minutes, ne mérite peut-être pas de tels investissements… C’est la raison pour laquelle, le direct ne se limite pas au temps de retransmission de la course et il se structure en deux parties distinctes : l’attente et la course en direct.

6L’attente. Le dispositif fixe mis en place sur la ligne d’arrivée permet de couvrir le moment d’attente qui précède le direct de la course. Deux caméras réalisent plusieurs panoramiques.

7Le premier (photos 1 et 2) s’effectue au moment de la prise d’antenne et il balaye les montagnes. Cette présentation permet à Georges de Caunes, qui assure le commentaire ce jour-là, d’évoquer des dimensions imaginaires et lyriques.

00 : 03 : 00 : 13 : Ici l’Iseran, un col situé parmi les sommets des Alpes, des sommets non plus intimes, comme ceux des Pyrénées, ou bon enfant, comme ceux des Alpes, mais majestueux, impressionnants, hautains, dissimulant leurs chaises dans les nuages comme pour se voiler la face devant l’invasion des moustiques humains, qui sont venus jeter des papiers gras sur la sérénité des altitudes.

00 : 03 : 37 : 14 : Un col à 2770m qu’emprunte la route la plus haute d’Europe et que va emprunter la caravane du tour, entraînant dans son sillage les rescapés de Grenoble,
00 : 03 : 45 : 23 : pour cette 18^e étape « Grenoble-Aoste », dont nous allons vous entretenir maintenant.
00 : 03 : 51 : 13 : Mais auparavant il est nécessaire de souligner l’effort technique pour rendre possible ce reportage en direct.

8Georges de Caunes s’attache donc durant ce moment de la retransmission à présenter le dispositif technique mis en place par la télévision. Il ne s’agit pas uniquement de décrire les moyens mobilisés, mais également d’évoquer toutes les contraintes logistiques, inhérentes à la mise en place de ce dispositif.

00 : 03 : 55 : 17 : Vous apercevez une caméra sur une estrade.
00 : 04 : 02 : 08 : Vous voyez le public sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, nous ne sommes pas loin de l’Italie comme les pancartes le soulignent.
00 : 04 : 12 : 13 : Un car de télévision est monté jusqu’ici c’est-à-dire, à 2770 m, 40 techniciens et 4 caméras qui couvrent les derniers lacets de la montée du col de l’Iseran.

9Une deuxième caméra permet de réaliser un autre panoramique qui démarre par le dispositif technique mis en place par la télévision et se termine sur les cimes des montagnes. (Photos 3 et 4) L’évocation fréquente du dispositif, le caractère périlleux de son installation, la mobilisation des énergies et des compétences, le nombre de techniciens, le poids des camions, l’altitude, sont autant d’éléments qui confèrent à cette retransmission un caractère exceptionnel. Parfois la course s’efface au profit de la prouesse technique.

00 : 04 : 17 : 24 : La ligne d’arrivée au sommet du col et enfin les premiers lacets de la descente vers Val d’Isère.
00 : 04 : 38 : 02 : C’est-à-dire perdus parmi toutes les voitures, paradoxales sur ce col des Alpes qui est ouvert deux mois par an à la circulation et qui est vide la plupart du temps, même lorsqu’il est ouvert, sauf le passage de quelques voitures, un car qui pèse un certain nombre de tonnes qui a dû emprunter des ponts des chemins, des tunnels, sous lesquels il est passé très souvent de justesse. Quatre Caméras et un relais provisoire, qui a été également construit pour la circonstance, sur le sommet des Aravis. À ce relais provisoire, quatre hommes, deux relais, deux groupes électrogènes de la RTF ont été installés, homme par homme et morceaux par morceaux grâce à l’hélicoptère « giratrique ».
00 : 05 : 21 : 00 : Une cabane abris a également été construite pour mettre les hommes et le matériel à l’abri des intempéries car il fait beau aujourd’hui sur l’Iseran et nous le soulignons tous avec plaisir, c’est assez exceptionnel, à chaque fois que le Tour de France passe ici le 14 juillet, il y a en général la tempête, quelques fois la tempête de neige, les orages et en tout cas, d’une façon régulière, le froid. Aujourd’hui, il fait beau et sur la dernière neige, nous allons assister tout à l’heure à quelques épreuves de slalom pour les fanatiques du ski qui sont venus sur cette neige, cimentée pour la circonstance, glisser et nous faire apprécier des évolutions qui sont encore une fois anachroniques et paradoxales dans ce décor fait pour le Tour de France aujourd’hui.
00 : 05 : 49 : 02 : Enfin, je signale qu’un autre hélicoptère, spécialement affrété par la RTF, celui-ci emporte une caméra indépendante, une caméra HF, qui est servie par un caméraman : Manien. Et grâce à cet hélicoptère, nous aurons des images de la vallée de Lans-le-bourg par où doivent arriver les coureurs.

10Dès la prise d’antenne, les images, faute de coureurs, montrent l’environnement immédiat de la ligne d’arrivée, mélangeant décor et public présent. Le commentaire s’élabore également autour de ces deux éléments. Le troisième panoramique nous présente la ligne de franchissement du col et se termine sur un plan du paysage environnant.

00 : 06 : 08 : 03 : La vallée de Val d’Isère, vers laquelle les coureurs se dirigent. Nous sommes au sommet, nous attendons, vous attendez le passage des coureurs. Je vous rassure tout de suite, ne vous impatientez pas outre mesure, ne soyez pas plus nerveux que ne le sont les coureurs aujourd’hui, car on vient de nous annoncer qu’ils avaient quelques 16 minutes de retard.
Je crois qu’après vous avoir donné ces indications sur ce déploiement de forces techniques qu’il a fallu réaliser pour que ces images arrivent chez vous dans chaque foyer, ces images sont dirigées d’ici de ce car, sur l’émetteur provisoire des Aravis, ensuite sur l’émetteur de la « Fausille » qui renvoie l’image chez vous. Je crois qu’il est nécessaire maintenant de parler un petit peu de la course. Cette 18^e étape du Tour de France est certainement la plus importante, par son profil, celle dont on attend la décision depuis le départ. On vit depuis le départ dans la hantise du Galibier, dans la hantise du col du télégraphe et dans la hantise surtout de l’Iseran et du Petit Saint Bernard, qui va terminer l’étape avant l’arrivée en territoire Italien à Aoste.
00 : 07 : 05 : 14 : Depuis le début, vous savez que les Français, plus ou moins, il faut bien le dire, ont essayé de neutraliser ou prendre un certain nombre de minutes d’avance sur Gaul et Bahamontes.

11Si ce dispositif est conçu pour assurer la retransmission de la course au moment du passage des coureurs au sommet du col, il est aussi utilisé pour couvrir cette attente. La patience du téléspectateur s’impose alors, à l’identique des spectateurs présents sur la ligne d’arrivée. Les aléas de la course font que les coureurs ont seize minutes de retard sur l’horaire. Charge au commentateur de « broder », au fil des d’images proposées par le réalisateur, qui orientent la tonalité des discours.

12Les récits peuvent être anticipés, lorsqu’il s’agit d’évoquer les spectateurs présents ou le dispositif déployé pour réaliser ces images ; ils peuvent être aussi spontanés, improvisés en fonction des scènes qui animent cet espace d’arrivée. Les plans proposés ont une durée importante et sont par ailleurs très diversifiés. Les deux caméras reproduisent rarement deux fois le même plan.

13Dans ses commentaires, Georges De Caunes évoque la course et l’on peut distinguer trois temps. Le premier est consacré à dresser le bilan des kilomètres déjà effectués. Le second consiste à énoncer, sans le support de l’image, ce qui est en train de se dérouler, Georges de Caunes n’hésitant pas à évoquer l’étape proposée, dans une stratégie de valorisation, comme un moment déterminant de ce Tour de France 1959. Le troisième temps n’apparaît que lorsqu’il faut commenter les images en direct de la course. Ce « prélude » permet d’aborder d’autres aspects que la course elle-même. Les références au parcours, à la géographie du Tour, à la légende, à la course, au dispositif, aux spectateurs, alimentent le flot presque continu de parole qui participe au processus de valorisation de la production médiatique.

00 : 24 : 19 : 04 : Et à travers ces routes difficiles les coureurs vont redescendre sur le barrage de Tignes, vont redescendre jusqu’à Fèze, et vont ensuite attaquer le col du Petit Saint Bernard, grosse difficulté encore du parcours. Cependant qu’on nous signale maintenant à trois kilomètres,

nous ne sommes pas à trois kilomètres, il y a encore un vieux touriste routier des années héroïques qui monte, que l’on cherche à écarter et qui refuse, on nous signale qu’à trois kilomètres du sommet, il y a toujours en tête l’Italien Gismondi et l’International Christian qui court dans l’équipe « Internationale » mais qui est Autrichien comme j’ai eu l’occasion de vous le dire même deux fois ou trois fois, car il est très possible que je me répète.
00 : 24 : 31 : 02 : Dans ces commentaires qui n’ont pour but que de vous faire patienter, en vous faisant apprécier ces images étonnantes, les voitures descendant les lacets intérieurs, alors que la foule guette en haut et regarde en bas pour passer le temps, ces commentaires n’ayant pour but de vous faire patienter jusqu’à ce que Christian et Gismondi apparaissent dans le foyer de nos caméras et par la même occasion sur vos écrans de télévision.
Nous serons à mi-course lorsque Gismondi et Christian seront au sommet du col de l’Iseran, c’est-à-dire que nous aurons parcouru 114 km 500 et il nous restera 128 km 500 à parcourir. Vous voyez que je ne suis pas chiche des renseignements même des hectomètres, étant donné que j’ai tout le loisir de vous les donner ! À mi-course, le rappel de la surprise de la veille, consécration de Gaul et Bahamontes, étape durant laquelle tous les coureurs ont souffert, notamment ceux qui étaient à la poursuite des leaders. Il est possible que durant cette étape, dont on attendait beaucoup, « Grenoble-Saint Vincent », les coureurs ne soient pas soucieux de dissiper leurs efforts. L’écart entre les deux premiers et l’ensemble du peloton est de 9 minutes 30, nous dit-on.

14En outre, les récits se caractérisent par deux autres points. Grâce au support d’images sur le thème du public ou du paysage, le journaliste valorise le spectacle produit. Et par l’intermédiaire des images retransmises par l’hélicoptère, la télévision crée son propre point de vue ; l’événement médiatique est dominant par rapport aux prouesses des coureurs.

15Durant ce moment d’attente, nous allons nous attacher à distinguer les trois thèmes essentiels des images qui composent le spectacle télévisé : le décor, les spectateurs devenus les acteurs involontaires et le dispositif, la course n’intervenant que vingt-cinq minutes après la prise de direct, par l’intermédiaire des images produites à bord de l’hélicoptère.

16Le décor est composé des paysages de montagnes ou des abords du site de l’arrivée. Le prestige du décor donne de la splendeur à la retransmission. (Photo 5)

G. de Caunes : On pensait que dans la montée du col de l’Iseran, mon

tée particulièrement pénible, sur une route qui n’est pas toujours en bon état, montée dont vous avez un aperçu ici, vous voyez les motards, les dernières voitures de la caravane, celles qui précèdent d’assez peu les coureurs… et la course.

17Il y a ensuite les spectateurs, (Photos 6 à 9) qui peuvent être soit des éléments de ce décor, soit les acteurs d’une histoire que l’on nous raconte ou encore les acteurs de leur propre histoire. Ces spectateurs apparaissent à l’écran au moyen d’une diversité de plans, ils participent activement à la retransmission. Ils induisent des rapports de proximité et parfois des relations d’échange. Témoins de l’engouement populaire de l’épreuve, les spectateurs présents sur le site assistent à un spectacle qui vient les libérer de leur torpeur quotidienne.

00 : 17 : 06 : 09 : De toutes les cités, de la vallée, les cars sont montés de Saint Michel de Maurienne et de Bourg Saint-Maurice, les deux villes les plus importantes de part et d’autre. Et la route enlacée de l’Iseran a été envahie par une caravane ininterrompue de voitures particulières, de cars avec des cohortes passionnées de vacanciers, de gens qui viennent se distraire un petit peu pendant les mois d’été, et d’habitants du pays qui n’ont pas tellement de distractions, dans ces montagnes pour manquer le passage du Tour de France au sommet du col de l’Iseran.
00 : 07 : 30 : 23 : On attend impatiemment ici, on guette les informations à la radio, on casse la croûte également, on savoure le soleil, on respire l’air frais français…
00 : 08 : 56 : 24 : à Saint Michel de Maurienne, pendant que tout le monde se rassemblait, y compris les attardés de la première heure, parmi lesquels il fallait noter Louison Bobet et Jean Robic, les deux Bretons réunis dans l’infortune, après avoir été rivaux dans le succès…

18L’apparition à l’écran de deux coureurs cyclistes amateurs, devient alors une opportunité pour nous conter une histoire. (Photo 10)

00 : 15 : 51 : 23 : Ne vous inquiétez pas, ce ne sont pas d’anciens coureurs du Tour de France qui ont

deux ou trois années de retard ou davantage, ce sont des fanatiques, qui ont voulu prouver qu’ils étaient capables en applaudissant les coureurs, de joindre le geste à la parole, ou à l’applaudissement, et qui ont voulu venir à bicyclette, en traînant leur bicyclette plus exactement, puisque les derniers lacets sont particulièrement durs. 00 : 13 : 07 : 07 : … Il y a tout ce qu’il faut pour réussir, cette fête, cette manifestation, cette kermesse, qu’est le passage du Tour de France, où qu’il passe.
00 : 16 : 29 : 02 : Ils sont dans les lacets, ils sont encore trop loin pour que nous puissions les saisir, mais gardez le calme serein de ce ménage qui casse la croûte délicatement sur les éboulis.
00 : 19 : 59 : 13 : Devant, derrière, et dans le peloton et également sur le côté des routes, car vous savez également, que le journaliste du Tour de France est un monsieur qui s’intéresse bien sûr à la course, car il faut bien s’y intéresser et toute la littérature de la course disparaît devant le classement. Il y a un premier, il y a un dernier, et il y en a quelques-uns entre le premier et le dernier, toute la littérature disparaît devant l’éloquence des chiffres, et on garde ce qui est littérature dans le Tour de France pour parler du visage réjoui de ces gens, sur le bord des routes qui ont coiffé des chapeaux vaguement napoléoniens, pour se donner des airs de vainqueurs des cimes, pour se mettre dans l’ambiance héroïque de ce passage des coureurs du Tour de France.

19Les spectateurs sont aussi les acteurs fortuits d’une scène quotidienne. Les spectateurs du Tour sont alors des gens ordinaires qui participent à un événement exceptionnel. Ces événements sont alors souvent l’occasion de tous les débordements thématiques. Pour le commentateur, la préoccupation du moment est d’occuper le temps d’antenne. Le point de départ des discours reste les images produites par la RTF, à partir desquelles Georges de Caunes reconstruit de nouvelles histoires, avec parfois une pointe d’humour.

00 : 16 : 42 : 07 : … Et la sérénité de ces buveurs qui nous semble être du chianti, qui boivent vraisemblablement, avec leur chapeau savoyard, à la santé, peut-être pas du Tour de France, mais sans doute des téléspectateurs.… Souhaitons que chez eux, les téléspectateurs répondent à cette offre, et lèvent aussi leur verre à la santé de tous les spectateurs qui sont là et à tous les coureurs qui seront là dans quelques instants, si les prévisions sont exactes…
00 : 22 : 22 : 15 : Cependant ça reste très calme en ce qui concerne les spectateurs, qui profitent de l’occasion pour renfermer dans leurs pneus, un peu de l’air des sommets. Soit en badinant, soit en déjeunant, soit en nous amusant avec la glace, soit en nous amusant plus simplement à regarder s’amuser les autres, ce qui est une façon de s’amuser quand on atteint un certain âge, qui est tout à fait louable, et qui est, je crois, l’indice d’une sereine philosophie.
00 : 14 : 08 : 24 : Voyez, vous avez peut-être vos enfants qui en ce moment font des pâtés sur la plage, il est possible aussi de faire des pâtés avec la neige tout simplement, sur ces derniers glaciers des Alpes qui résistent à la chaleur qui règne, non seulement sur les Alpes, mais aussi sur l’ensemble de l’Europe en ce moment.
00 : 14 : 56 : 21 : Glace qui, lorsqu’elle en a assez de se dorer au soleil, se transforme en torrent et descend vers Val d’Isère, où descendront les coureurs tout à l’heure, et où nous descendrons à leur suite, du moins dans les premiers lacets, et également avec le concours de la caméra qui est dans l’hélicoptère.

20Parmi les thèmes abordés, Georges de Caunes évoque fréquemment le dispositif mis en place par la RTF. (Photos 11 et 12) L’événement sportif est aussi un événement médiatique, le commentateur n’hésitant pas non plus à faire référence à la presse écrite.

00 : 11 : 47 : 24 : Notre camarade Aimé d’Artus, photographe de notre confrère L’Équipe a eu la gentillesse de placer près de nous sa moto avec le poste qui le relie à Radio Tour, c’est-à-dire que nous avons des facilités pour avoir toutes les informations, facilités encore augmentées par le fait que nous avons un petit émetteur radio à 3 kilomètres au sommet du col de l’Iseran, et par cet émetteur radio, nous connaîtrons l’ordre des passages, dès que les coureurs daigneront pointer le bout de leur nez, pour le moment, et bien nous faisons comme l’ensemble, nous scrutons, nous ne voyons rien venir, vu de notre téléobjectif, et nous passons le temps, comme le passent les spectateurs, comme le passent les enfants.
00 : 19 : 50 : 16 : D’autres voitures qui passent depuis ce matin elles passent sans arrêt, voici la voiture d’un journal des Alpes, notre confrère du Dauphiné libéré, avec les journalistes qui sont là, à l’affût de tout ce qu’il se passe. (Photos 13,14)

21L’évocation du dispositif tend à se focaliser sur l’innovation technique du jour, c’est à dire l’usage de l’hélicoptère pour assurer la retransmission du passage du col.

00 : 20 : 36 : 21 : Ah ! L’hélicoptère s’impatiente, c’est bon signe. Manien et son pilote vont monter au-dessus des 2770 mètres du sommet du col du Lautaret, du col de l’Iseran pardon, pour survoler la course, et découvrir ce qu’il se passe chez les échappés et chez ceux qui les portent.
00 : 19 : 31 : 09 : Voici l’hélicoptère, l’hélicoptère de la télévision. Je pense que c’est celui de la télévision. Manien qui est là, avec sa caméra portative, sa caméra indépendante, caméra H.F. et qui attend un signal car il est un peu limité en autonomie d’essence, il ne faut pas la gaspiller car il faut tenir l’antenne pendant un certain temps, il la réserve précieusement pour, le moment où les coureurs seront annoncés, dans un rayon qui permettra à Manien de nous envoyer des images qui iront directement, au car au sommet du col de l’Iseran, vous voyez les pales, l’hélice de l’hélicoptère, de la RTF qui commence à s’énerver un petit peu, comme l’on doit commencer je l’espère à s’énerver un petit peu dans le peloton…

22Même si les raisons de l’attente sont liées aux insuffisances techniques de la télévision, en raison d’un rayon de diffusion des relais hertziens insuffisant, Georges de Caunes n’évoque pas les limites du dispositif, et lorsque les images nous montrent l’hélicoptère dans sa phase d’ascension, (Photos 15, 16) les commentaires n’y font pas référence systématiquement, la course occupant ponctuellement la place qui lui revient. Les commentaires dépendent avant tout des informations dont Georges de Caunes dispose.

00 : 21 : 25 : 22 : Si l’on considère la supériorité dont montrent Bahamontes, en tête, et Gaul, en deuxième position, tant bien que les coureurs du Tour de France ont perdu tout espoir et toute illusion, pour le classement final de ce Tour. Et qu’ils attendent surtout une défaillance, non pas un effort de leur part, mais une défaillance de la part de leurs adversaires, pour avoir une chance de se hisser… sinon à la première, du moins aux places d’honneur. Voici l’hélicoptère qui est parti, nous le suivrons avant de récupérer des images qui sortent de cet hélicoptère, par le cockpit. Magnien est là avec sa caméra portative et de ce point dans le ciel vont nous venir des images qui nous chanteront la gloire de la vallée de Lans-le-Boug, et la gloire de la vallée de Val d’Isère, qui sont séparées par le col de l’Iseran.

23Sur ces images de décors et de spectateurs, la course existe sans support visuel. Georges de Caunes évoque les différentes circonstances qui ont alimenté les kilomètres déjà effectués dans ce Tour 1959. Par ailleurs, le journaliste nous donne aussi quelques informations sur la compétition qui est en train de se dérouler. Il fait « de la radio » à la télévision. Plus les coureurs se rapprochent, plus ces informations se précisent.

00 : 09 : 59 : 21 : Chute d’Anglade qui voyait son boyau éclater alors qu’il était en pleine descente, c’est-à-dire qu’il roulait à 80km/heure, et fort heureusement, Anglade n’avait aucun mal, il pouvait remonter sur sa bicyclette et rejoindre le gros des troupes, le gros du peloton.
00 : 11 : 23 : 13 : On me signale, au moment où je suis en train de vous parler, c’est mon ami Gréniac qui me passe cette note, c’est Rivière qui est en tête du peloton et c’est Rivière qui tente de secourir ce peloton. Il semble avoir des dispositions offensives plus prononcées que celles d’Anquetil qui le précède pourtant au classement général, qui, lui, attend et qui sera peut-être victime de cette politique d’attentisme, car il ne cessa pas d’attendre depuis le début, et il risque d’attendre jusqu’à l’arrivée au Parc des Princes.

La course en direct

24Vingt-cinq minutes après la prise d’antenne de Georges de Caunes, les coureurs apparaissent sur le petit écran. L’arrivée de ces images en direct de la course conjugue deux aspirations : celle de pouvoir accéder à la vision de la course et celle de voir se réaliser une prouesse technique. Par ces images, la télévision crée un spectacle exclusivement télévisé. Le téléspectateur se trouve dans une position privilégiée car il accède à une vision de la course dont lui seul peut bénéficier. À deux kilomètres du passage du col, dès que les images de l’hélicoptère parviennent au car-régie, Pierre Sabbagh, à la réalisation, nous délivre de l’attente et nous propose ces images nouvelles qui connaissent des premiers instants difficiles. (Photos 17, 18, 19) Ce spectacle télévisé élargit la visibilité de la course, qui reste néanmoins limitée compte tenu de la distance de la prise de vue. (Photo 20)

00 : 25 : 45 : 17 : Voici enfin les deux premiers qui apparaissent sur votre écran. Ces images sont retransmises directement de l’hélicoptère, vous voyez en ce moment ce que les spectateurs massés ici au col de l’Iseran, sont absolument incapables de voir, ces deux points suivis par des motocyclistes sont Gismondi et Christian, Gismondi a un maillot blanc à bandes noires, le maillot de l’équipe « Internationale », Christian a le maillot blanc, et l’Italien Gismondi a le maillot vert (détail incongru lorsque l’on se rappelle que la télévision de l’époque proposait des images en noir et blanc).
00 : 26 : 20 : 01 : Vous voyez que les deux hommes sont ensemble, côte à côte, avançant péniblement n’évoquant que de loin le style de Gaul et Bahamontes, lorsqu’il veut se donner la peine de faire un effort en haute montagne, [...] Bergau vient d’être lâché mais enfin, pas d’une façon irrémédiable. Voici Christian et Gismondi, c’est Christian que vous voyez à la corde en deuxième position maintenant, avec son maillot blanc bandes noires, Christian, 3^e du Tour de France il y a deux ans, ce qui était une performance remarquable et

assez exceptionnelle chez un Autrichien, de même qu’il est assez exceptionnel de voir un Espagnol porter le maillot jaune.
00 : 27 : 08 : 09 Gismondi-Christian : les deux hommes à 2 km 500 de l’arrivée, les images sont prises par la caméra indépendante placée dans un hélicoptère qui survole maintenant ces derniers lacets qui mènent au col de l’Iseran à 2770 m. Je pense que l’effort des deux hommes se passe de beaucoup de commentaires, et que vous avez maintenant sous les yeux, le spectacle de ceux qui mènent la course et que les paroles n’ajouteraient rien à ce spectacle. 00 : 28 : 23 : 11 : (pas de commentaire 5“) Mais la télévision n’aime pas les silences, signe de défaillance, l’intention de Georges de Caunes ne peut être honorée.
Je peux peut-être vous dire pour mémoire qu’au trophée du meilleur grimpeur, c’est Bahamontes qui est en tête en ce moment, devant… (énumération du classement). Je suis allé jusqu’au trentième et il n’y a ni Gismondi ni Christian et pourtant, ce sont ces deux hommes qui sont là, détachés.
00 : 28 : 51 : 04 : (pas de commentaire 5“)
Si vous voulez, je vous demanderai de déclencher vos chronomètres lorsque Gismondi et Christian auront franchi la ligne d’arrivée au col de l’Iseran, de cette façon, vous pourrez, vous-même, pointer le passage du peloton, ce qu’il restera du peloton, peloton égrené, il y a des lâchés, il y en aura d’autres avant le sommet.
Pour le moment d’une allure régulière, … Gismondi et Christian continuent… de gravir l’Iseran.
00 : 29 : 21 : 10 : Ah ! Il y a des conseilleurs là, qui leur glissent je ne sais quelles paroles d’encouragement. Vous savez que la poussette est interdite. Tous ces braves gens ne se rendent pas compte qu’il y a des centaines de milliers d’yeux qui sont braqués sur Gismondi et Christian. Il n’y a pas eu de poussette mais l’intention n’était pas loin… toujours Gismondi et Christrian. On a l’impression qu’il y a un des deux qui a quelques difficultés à suivre, … vous voyez à l’allure des

garçons qui courent derrière les coureurs qui ne vont pas très vite. Mais la pente ici est de l’ordre de 7 à 8 %, c’est une explication suffisante… (pas de commentaire 10“) il y a un des deux qui lâche, qui semble lâché en tout cas.

25La mise en images de la course constitue le support premier des discours accompagnant cette innovation. Georges de Caunes, qui découvre la course en même temps que les téléspectateurs, nous renvoie souvent aux images produites et profite de l’occasion pour mettre l’accent sur les conditions techniques de cette prouesse. Il n’hésite pas à rappeler non plus le privilège qu’ont les personnes présentes devant l’écran de télévision. Cette télévision est aussi inquisitrice, car les spectateurs qui poussent les coureurs ne se soucient pas de la présence de l’hélicoptère et perdent leur impunité. Georges de Caunes, devant les conséquences possibles de ses discours, temporise et modère le rôle joué par ce spectateur.

26Cette retransmission en direct se caractérise par un processus de valorisation lié à un déficit de visibilité de la course (Photo 21).

00 : 32 : 38 : 19 : Voici le gros du peloton, dans l’objectif de la caméra de notre hélicoptère, gros peloton vous voyez, qui est le gros, mais ne soyons pas chicanier sur les mots, il y a 20 à 25 hommes me semble t-il au maximum. Ils seront certainement moins tout à l’heure, lorsque nous arriverons au sommet du col de l’Iseran dont approchent maintenant, de plus en plus Christian et Gismondi, en tête de ce peloton, je ne vois pas le maillot jaune de Bahamontes. Il doit être là quelque part, je suis exactement dans votre situation, je scrute, cette image étonnante, fournie presque à la verticale par l’hélicoptère, qui survole la course.
Merci encore à ces images qui ont été transmises par l’hélicoptère.

00 : 31 : 51 : 20 : Les deux hommes sont à un kilomètre du sommet, c’est-à-dire que nos caméras vont recouper les images que vous a données l’hélicoptère, et retrouver Gismondi et Christian dans l’objectif et sur vos écrans.
00 : 52 : 36 : 04 : La route que nous allons emprunter à 17 kilomètres du sommet, c’est la première que dans un reportage en direct, surtout dans des conditions aussi difficiles, nous saisissons des points aussi éloignés du centre d’émission du reportage c’est-à-dire, du sommet du col de l’Iseran.

27Cette valorisation dépasse le seul cadre du dispositif et touche l’ensemble de la télévision. Georges de Caunes, dans une démarche d’auto-promotion, évoque le résumé du soir ainsi que le direct de l’arrivée au moment de rendre l’antenne.

00 : 35 : 17 : 09 : Et que vous voyez les cameramen du journal télévisé, … pour vous retransmettre les images ce soir qui vous relateront fidèlement ce qu’a été la course… et dévalant maintenant vers le prochain objectif, qui n’est pas le dernier objectif, « Aoste-Saint Vincent » en Italie, où l’étape sera jugée tout à l’heure vers 16h30. Je vous redis que Jean Quitard sera là tout à l’heure, pour vous présenter les images de cette arrivée. C’est-à-dire que vous aurez vu, depuis la neige de l’Iseran, principale difficulté de ce parcours, jusque l’arrivée à Aoste… Et plus loin sur cette route interminable qui n’arrête pas de serpenter au flanc des Alpes, le village de Sèze et ensuite, en tournant sur la droite, le col du Petit Saint Bernard et au-delà de ce col, l’Italie et l’arrivée à Saint-Vincent d’Aoste où Jean Quitard nous attend.
00 : 55 : 56 : 06 : À l’occasion du passage du Tour de France, à l’occasion également de l’installation, au pied de l’hôtel, du car de la télévision, des antennes de la télévision, et de tout ce qui, sur

le plan presse, donne un relief considérable à cette étape du Tour de France, nous espérons du moins que vous vous serez senti sur les sommets à 2700m, quelques instants avec nous, vous aurez suivi les efforts des coureurs, et que vous avez maintenant le désir de savoir, qui de Christian, de Gaul ou Bahamontés, va se retrouver tout à l’heure à Aoste-Saint Vincent, là-bas en Italie où Jean Quitard vous attend.

28La deuxième forme de valorisation concerne la dimension sportive. Elle se concrétise par l’évocation des organisateurs de l’épreuve et par l’enchérissement de la prouesse des coureurs.

00 : 31 : 13 : 17 : Cependant que vous voyez derrière les deux coureurs en blouson clair, sur la moto du centre, M. Garneau qui est le Commissaire Général du Tour de France, qui suit attentivement les deux hommes et qui s’occupe surtout de la parfaite organisation des opérations. Préparer pour cette épreuve étonnante d’audace et d’adresse que représente la descente d’un col de haute montagne comme le col de l’Iseran.

29Les spectateurs souvent oubliés durant ce moment de la retransmission font des apparitions ponctuelles. Ils composent le décor de la course, témoignent de l’engouement populaire et deviennent ainsi les acteurs de la retransmission. Le jugement porté par Georges de Caunes sur les résultats sportifs des coureurs français se trouve légitimé par la supposée réaction de la foule présente sur le bord des routes. Le commentateur prête à la foule des attitudes, des intentions des réactions que les images ne montrent pas et que Georges de Caunes ne peut ni voir, ni entendre depuis son poste de commentaire. Les spectateurs apparaissent à nouveau à l’écran dans l’attente de rendre l’antenne.

00 : 42 : 47 : 09 : Le public n’est pas très content de voir les Français attardés et le manifeste, s’il reconnaît sur un maillot tricolore un visage connu, il y a quelques « houhous » qui sortent de la foule, ce qui n’est pas très gentil car ces

garçons font ce qu’ils peuvent, même s’ils ont fait des erreurs de tactiques, et que tout simplement les autres sont trop forts, toutes ces considérations philosophico-littéraires n’y changeront rien.
00 : 53 : 24 : 13 : Nous ne quittons pas complètement ce reportage, car nous voulons vous montrer encore l’immense foule qui est montée à Val d’Isère, nous attendons pour conclure le passage de la voiture balai, symbolique, qui engloutit les coureurs défaillants, et qui les renvoie à leur foyers, foyers, ou commence à rentrer mélancoliquement, en échangeant des discussions, des conversations des points de vue, bien avant la presse, qui n’a rien inventé.

30Par ailleurs, cette retransmission se caractérise par une visibilité plus large de la course, quoique encore limitée. En effet, les images d’hélicoptère suggèrent davantage la course qu’elles ne la montrent. Lors de l’arrivée au sommet, la présence des spectateurs dans le champ de la caméra rend le dispositif peu opérationnel (Photo 22).

00 : 34 : 03 : 16 : Christian mène en ce moment, Christian qui fait le jeu en tête maintenant, malgré les estrades sur lesquelles sont posées nos caméras, le nombreux public qui cerne, qui encadre la route, nous cache Christian, dont nous voyons l’ombre se profiler comme dans les dessins de « Carandache ».
00 : 44 : 34 : 23 : Voici, caché par la foule qui sert les dents pour ne pas perdre le contact. Ils passent un par un, il y a les premiers que l’on identifie et les derniers que l’on n’identifie pas. 00 : 52 : 15 : 20 : Voici dans le lointain Val d’Isère,

dans la brume qui tombe un petit peu sur la vallée, avec les coureurs qui passent dans des petits coins minuscules que l’on devine plutôt que l’on ne voit, Val d’Isère vu de l’hélicoptère de la RTF.

31L’utilisation de l’hélicoptère constitue la première caractéristique de cette retransmission. Cependant, les incertitudes temporelles de la course et l’autonomie limitée de l’appareil conduisent à la succession de deux moments distincts dans la retransmission : l’attente, et le direct de la course. Cette attente concerne non seulement l’accession à la course, mais aussi la réalisation d’une performance technique.

32Ce prélude est souvent le moment d’évocations lyriques, imaginaires et poétiques. Le journaliste décrit les paysages, apparaissant comme les décors de la course et de la retransmission, les spectateurs, qui sont parfois les acteurs involontaires d’histoires que l’on nous conte, et la course, que l’on ne voit pas. Ce temps d’attente permet par ailleurs de construire des plans, jouant ainsi sur les dimensions esthétiques ou insolites. Tous ces aspects participent au processus de valorisation de la retransmission qui se concrétise très fortement au moment de l’évocation du dispositif utilisé.

33Ces images d’hélicoptère permettent d’élargir la visibilité de la course, qui reste néanmoins restreinte, car les images souffrent d’un déficit de qualité. La distance, le manque de luminosité, l’instabilité des images tendent à recréer une nouvelle forme d’imaginaire. La course est davantage suggérée que montrée : lors du passage devant les caméras placées près de la ligne d’arrivée, les spectateurs présents gênent les prises de vues.

34Les commentaires deviennent incontournables pour donner du sens à la retransmission, surtout lorsqu’il s’agit d’interpréter des images médiocres au pouvoir informatif faible. Les seuls indices, qu’il est possible d’extraire de ces images, concernent les positions respectives des deux coureurs échappés et l’effectif approximatif du peloton des poursuivants. Pour Georges de Caunes, les discours sont parfois superflus, lorsque « les images parlent d’elles-mêmes », cette annonce cherche avant tout à valoriser les images produites.

35L’augmentation de l’autonomie de l’hélicoptère, l’arrivée de la moto, la personnalité des commentateurs, le spectacle en couleur modifient la teneur des directs. Quelles sont alors les caractéristiques de cette évolution ?

2. De l’attente à l’introduction

36L’amélioration des performances des relais hertziens, l’autonomie grandissante de l’hélicoptère et l’apparition de la moto, contribuent à la diversification des images produites. Le perfectionnement des techniques permet également le réduire le temps d’attente qui sépare la prise d’antenne des images de la course en direct. Le 11 juillet 1967, la prise d’antenne devient le moment privilégié pour introduire la course. Il faut attendre moins de 5 minutes avant que les commentaires d’introduction de Robert Chapatte ne soient relayés par le direct de la course (Photos 23, 24).

00 : 03 : 01 : 13 : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs bonjour. Cette carte postale de Gilbert Larriaga vous précise que nous, nous près de l’arrivée de cette 11^e étape de ce Tour de France, organisé par L’Équipe et Le Parisien Libéré, au dessus d’un homme que nous allons chercher au fond de la vallée George Chappe, George Chappe qui compte encore 3 mn 40 après avoir compté près de 14 mn d’avance, tout à l’heure à l’occasion de l’ascension de Vars.
00 : 03 : 51 : 10 : Comment en sommes nous arrivés là ? D’autant plus qu’il y a d’autres détails encore plus croustillants, car si Chappe mérite un grand coup de chapeau, il y a eu une bagarre pour les leaders du classement général.

37Ces quelques minutes d’introduction permettent simultanément de dresser le décor, d’évoquer le dispositif et les journaux organisateurs de l’épreuve, de valoriser l’échappée, de rappeler les circonstances de course de la veille et enfin, de décrire l’étape qui est en train de se dérouler, sans oublier de faire référence au passé de l’épreuve.

38Lors du passage à Giest, Robert Chapatte n’oublie pas de préciser que :

00 : 04 : 20 : 15 : C’est un lieu célèbre dans l’histoire du Tour de France. C’est là que Louison Bobet a construit l’une de ses victoires, c’est là que Bartalli et Coppi se sont envolés vers l’Isoar et qu’ils ont, eux aussi, endossé un maillot jaune.

39Dans ces premières minutes d’antenne, l’ORTF, qui retransmet en Eurovision, montre l’ensemble des commentateurs européens. Elle n’oublie pas non plus de présenter les lieux de l’arrivée : la ville d’accueil (Digne) et les spectateurs (Photos 25 à 28).

40Le 15 juillet 1969, le direct commence de façon similaire. Quelques plans d’hélicoptère permettent à Léon Zitrone de présenter le direct en mettant l’accent sur la ville d’accueil, sur le dispositif utilisé et en valorisant la prouesse du coureur échappé (Photos 29 et 30). L’avenir donnera raison à Léon Zitrone : lors de son premier Tour de France, Eddy Merckx entre en effet dans la légende du Tour.

00 : 03 : 44 : 14 : Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs bonjour ! Ici Mourenx, ville nouvelle en Béarne, d’où vous recevez les images de l’hélicoptère, alors qu’un homme entre dans la légende du cyclisme, un homme qui aura dominé ce Tour de la tête et des épaules. Cet homme, vous le connaissez ; cet homme, nous vous l’avons nommé, cent fois, mille fois, un million de fois ; cet homme dont vous disiez tout à l’heure, Jean-Michel Leuliot, qu’il était passé en tête au col du Tourmalet : Eddy Merckx. Il avait, au col du Tourmalet, 5 secondes d’avance, tout de suite, il a 7 minutes 15.

41Ces images d’hélicoptère s’effacent au profit de plans réalisés sur le site des commentateurs européens (Photos 31, 32). Le couple Français (Léon Zitrone et Jean-Michel Leuliot) occupe les premières places et Léon Zitrone, lisant ses notes, survalorise les performances du coureur Belge. Il se replace dans le contexte historique de l’épreuve.

00 : 04 : 22 : 11 : À ce moment-là, en prenant des risques formidables, il fonçait dans la descente, et lorsqu’il s’agissait de descente, un homme comme Coppi disait que nul n’est à l’abri du risque de la montagne, que les longues descentes, même sur un sol goudronné, là je cite Coppi lui-même, et en bon état, que ces routes sont encore plus dangereuses que les routes en épingle à cheveux, d’une route ravinée, il ajoutait que lorsque la route paraît excellente, on fonce, grisé par le sifflement de l’air ; l’esprit devient euphorique et l’obstacle vous surprend, et bien, nonobstant ces obstacles et dominant sa peur, Merckx avait à Barège 25 secondes d’avance sur Pingeon et Vandenbosch, qui a été merveilleux et si les belges m’entendent, …

42Cette structuration du direct dépend du dispositif utilisé pour assurer la retransmission des dix derniers kilomètres. En 1969, lors des étapes de montagne, la télévision française propose une première retransmission au moment du passage des coureurs à l’un des cols de la journée. Au moment de cette retransmission, plus de dix minutes sont nécessaires pour l’on puisse accéder à une vision de la course (Photos 33, 34, 35). Le dispositif dont dispose Jean-Michel Leuliot se limite à deux caméras fixes placées au sommet du col. Le spectacle proposé est identique à celui des spectateurs présents sur le site et le commentateur souligne le travail des équipes de Toulouse qui ont effectué la mise en place du matériel. De ce fait, il crée un événement télévisé.

43Le 13 juillet 1975. Le direct en couleur (apparu en 1970) permet de donner plus d’authenticité et de réalisme à la retransmission, qui débute toujours avec des plans effectués à partir de l’hélicoptère. Ce moment est aussi l’occasion d’incruster le générique du direct, qui laisse apparaître le diffuseur (TF1) et les organisateurs (les journaux L’Équipe et Le Parisien Libéré) (Photos 36, 37, 38). Le direct de la course apparaît au bout d’une minute d’antenne (Photos 39, 40). Dans le document de l’INA, la bande « son » est présente, on entend l’introduction musicale du reportage ainsi que le son d’ambiance. Par contre, le commentaire de Daniel Pautrat n’est audible qu’après vingt minutes de direct. On peut supposer que cette absence soit liée à une panne technique ce jour-là ou à un problème de copie. Ce document ne permet pas d’étudier la teneur des discours au moment de la prise d’antenne.

44Le temps d’attente diminue considérablement. En 1959, il est le moment privilégié pour évoquer les étapes précédentes et le début la course. Il permet aussi d’élargir les thèmes de retransmission aux spectateurs, au décor. Lors des premières retransmissions en direct, il y a une juxtaposition entre la présentation de la course et le direct. La diminution du temps d’attente conduit à un chevauchement de ces deux composantes de la course, avec une alternance entre les présentations effectuées en plateau et les images de la course. En 1975, la prise d’antenne a pour fonction de présenter le générique et rapidement, on assiste à une confusion, puisque la présentation a lieu pendant les images de direct de course.

3. L’hélicoptère : l’image de marque de la télévision

45Les images produites à partir de l’hélicoptère sont omniprésentes. En 1959, leur rôle est de pouvoir offrir un point de vue inédit sur la course. Leur fonction peut être assimilée à de l’investigation. L’autonomie grandissante de l’hélicoptère et l’amélioration des techniques hertziennes transforment l’accès à la course, notamment avec l’apparition de la caméra embarquée sur une moto. En 1967, l’hélicoptère permet d’assurer les images lors de la prise d’antenne et 25 minutes plus tard, à la conclusion de la retransmission (Photos 41, 42).

46Il n’est plus le seul lieu de production d’images d’investigation car le déficit de visibilité réduit sa fonction à la présentation du décor et à l’insertion des plans de coupe. En 1975, ce même dispositif, composé de l’hélicoptère et de la moto, conduit aussi à développer l’ubiquité lors d’échappées.

47En 1969 (Photos 43, 44), sur les images à la visibilité réduite, produites par la télévision, Léon Zitrone prête des discours à Eddy Merckx :

00 : 12 : 46 : 18 : « je veux marquer des points sur tous les sommets, je préfère descendre un col seul, qu’avec les autres coureurs ». Merckx avait dit aussi « ce n’est pas à moi d’attaquer, et je verrai bien quelle tournure prendra la course, nous attaquerons direct le col de Peyresourde », c’est ce qui s’est passé ce matin à 10 h 1/4, lorsque nous avons commencé, il y aura une première sélection.

48La référence au passé, la valorisation des décors, des images et l’imaginaire se mêlent aux discours relatifs à la course.

00 : 13 : 22 : 20 : Et cette sélection s’est faite non pas comme les grimpeurs de jadis, et c’est ça qui est extraordinaire, il y avait des Bahamontes, il y avait des Gaul, il y avait des Coppi, il y avait des Truebal, des Fontan qui se dressaient sur leurs pédales, qui lâchaient les autres, Merckx dans ce paysage admirable qui domine cette belle vallée qui nous mène à Mourenx, et que l’hélicoptère de Gilbert Larriaga nous montre dans toute sa splendeur boisée. 00 : 13 : 42 : 08 : Merckx, emmené par Vandenbosch, a mené au train et nous voyons sur les pentes du Tourmalet, que nous avons vu sur les pentes du Soulor, ceux qui avaient voulu s’accrocher à lui, encore qu’ils fussent à ce moment là à plusieurs minutes, et le plus admirable, je crois, ce fut dans le Tourmalet, les coureurs qui se détachaient du peloton comme des fruits mûrs tombent d’un arbre. Il n’y avait rien à faire et Merckx montait les mains « aux cocottes », et tel vous l’avez vu dans notre émission emmagnétoscopée à 13 h 40, tel Merckx gagnera aujourd’hui, il n’est plus possible qu’il perde, il arrive presqu’à nous !
À vous Jean-Michel Leuliot.

49En 1975, les images produites à partir de l’hélicoptère sont ponctuelles. Elles permettent non seulement d’assurer la prise d’antenne, mais également de réaliser des plans de coupe sur les sites traversés, rompant ainsi avec la monotonie des images produites à partir de la moto. Ces plans larges sont également adaptés à l’incrustation d’informations sur les cols à franchir (Photos 45 à 48).

50Daniel Pautrat prétend également pouvoir informer sur les positions des coureurs à partir des images fournies par l’hélicoptère. Faute de visibilité, il s’avèrera que cette lecture des images effectuée par les commentateurs est fausse. De plus, l’unique caméra moto ne parvient pas non plus à donner ces informations.

4. La moto enrichit le dispositif

51L’apparition de la moto permet de reproduire le travelling routier utilisé par les actualités télévisées. Ce point de vue est spécifique à la télévision qui s’immisce dans la course, permettant ainsi de proposer de nouvelles images, fréquemment renouvelées au sein d’un plan-séquence (Photos 49, 50).

52Cette proximité nouvelle induit un nouveau rapport au coureur, les discours identitaires prennent un sens plus intimiste. Le 11 juillet 1967, Robert Chapatte rappelle les origines populaires de Chappe en précisant qu’il fut Champion du monde des cheminots.

00 : 07 : 38 : 10 : Robert Chapatte : Et voici la première image maintenant de Georges Chappe qui fait appel à toutes ses réserves, vous pouvez vous en rendre compte. Certes, son style est habituellement heurté mais là encore, Chappe dodeline, va de l’épaule à gauche, à droite, il emmène difficilement son développement lui qui, je vous le rappelle, est un spécialiste des contre-la-montre.

53Les commentaires se diversifient également grâce à ces images qui permettent une visibilité nouvelle, néanmoins limitée. En effet, l’unique caméra oblige le réalisateur à choisir un point de vue de la course. Après s’être laissée décrocher de l’échappé, la moto suit les premiers poursuivants. Dans ce cas, les images de direct ne limitent pas les commentaires à ce que la télévision nous permet de voir. Robert Chapatte nous informe aussi sur les événements qui se déroulent à d’autres endroits de la course. Il évoque le fait que : « Gimondi et Pingeon sont sortis du peloton à l’arrière ».

54De plus, le commentateur a également recours à un discours métaphorique : « Cette étape aura permis aux grands de croiser le fer une fois de plus ». « Et voici l’avant-garde du peloton avec Schultz, Fouchet et Samine. Marcel Bideau s’est bien rendu compte que la situation de Roger Pingeon était bien précaire ; face à Gimondi et Jimenez, les deux Gim et Jim comme les a surnommés Jacques Goddet. En effet, Roger Pingeon a eu du mal à escalader le Galibier hier. Il a fait preuve d’un stoïcisme et d’un courage extraordinaires ».

55Homme de radio et ancien coureur, Robert Chapatte échafaude une histoire à partir des images proposées en direct. Il n’oublie pas d’évoquer les organisateurs, de valoriser un coureur dans la déroute, d’édifier des stratégies de course en faisant référence aux experts que sont Jean Robic, Louison Bobet et Jean Stablinski, dans des situations de direct, le journaliste réalise une reconstruction de la course, en interprétant les événements. La configuration de la course, la constitution des équipes nationales et régionales conditionnent également les discours.

« N’allez pas penser que les bleuets et les coqs s’étaient mis au service des transalpins. Eymart était considéré comme l’ennemi public numéro un. La descente sur Digne n’est pas très rapide, ce qui permet à Chappe de garder un mince avantage. Plus que 20 secondes maintenant pour Chappe ! oh ce sera difficile ! »

56Dans ce processus de diversification, on retrouve également la référence au dispositif, l’incitation à regarder l’image, sans oublier une valorisation multiforme, celle de l’organisation et des acteurs de la retransmission. Robert Chapatte transforme une limite du dispositif en un supposé choix stratégique.

00 : 17 : 44 : 16 : Chappe a perdu tous ses réflexes dans la descente, et si Gilbert Larriaga demande à Jacques Rémy de rester en position avec les trois, c’est que le regroupement est immédiat. Regardez Chappe que l’on aperçoit là-bas au milieu de

l’écran, cette tâche claire c’est un maillot bleu ciel… Il a maigri notre André Fouchet : sa musculature est saillante maintenant. Une arrivée qui est parfaitement organisée, c’est l’une des lignes droites les plus dégagées que l’on ait connue depuis l’arrivée de ce Tour. Bravo au comité d’organisation local !
Deux ascensions qui auront permis de constater, une fois de plus, que 95 pour cent pour le moins des coureurs du Tour de France, sont très éprouvés. C’est la chaleur qui a précipité l’amaigrissement général. Dans cette chaleur, on a du mal à manger et, bien souvent, l’alimentation est difficile et il faut la faire passer : on fait appel aux boissons rafraîchissantes, des liquides que l’on ingurgite par litres, et tout ça est en somme assez contraire au régime si bien que les forces s’amenuisent petit à petit.

57L’étape du 15 juillet 1969 est marquée par la nouvelle victoire d’un jeune coureur à qui l’on promet un grand avenir. La caméra embarquée sur la moto nous permet de découvrir son visage : Eddy Merckx cherche à échanger avec cette caméra (Photos 51, 52).

58Après un retour sur la tribune des commentateurs et quelques images d’hélicoptère, la moto pénètre dans le groupe des poursuivants, nous montrant ainsi une autre partie de la course. Merckx s’approchant de l’arrivée, il sera alors possible de suivre la fin de sa course au moyen du dispositif fixe, placé sur les lieux de cette arrivée. La moto permet d’offrir un flot d’images diversifiées, avec des valeurs de cadre, des angles, des positions de caméra, différents.

00 : 06 : 40 : 00 : Eddy Merckx que vous voyez ici… Merckx qui va gagner sa 5^e étape, après avoir gagné au Ballon d’Alsace, à Divonne, à Digne et à Revel, Merckx qui va gagner dans ce Tour de France plus d’étapes que n’en a gagnées Coppi.
00 : 09 : 27 : 22 : Quelques ratés dans la retransmission : Richard Diot n’entend pas Léon Zitrone lui donner la parole. Dès qu’il se trouve informé qu’il est à l’antenne, il évoque, dans des termes excessifs, un accident qui aurait pu se produire entre deux motos. Puis, il reprend le commentaire de la course :
00 : 10 : 29 : 23 : Alors que nous suivons ici le héros du Tour de France et de cette grande étape des Pyrénées, à 10 km de l’arrivée, l’écart se situe à plus de 6 mn 30 entre Eddy Merckx, que vous montre ici Jacques Laviron, et le groupe des six coureurs emmenés par Roger Pingeon et Roger Poulidor…
Quand Eddy Merckx nous a demandé « combien reste-t-il de kilomètres ? », nous lui avons répondu trente-sept…
Traversée de Larens… Larens, la patrie de la famille Artigoule, patrie des champions de France de pelote Basque… Puis, nous avons retrouvé le “groupe Eddy Merckx“, enroulant de nouveau son fantastique développement, nous avons retrouvé Eddy Merckx que nous aimons tant.
00 : 11 : 32 : 06 : Avec Jacques Anquetil le plus beau coureur que nous n’ayons jamais eu sur une bicyclette. D’ailleurs, en cette fin de Tour de France, plusieurs regrettent la présence de Anquetil qui aurait été l’adversaire le plus dangereux d’Eddy Merckx. Jacques Anquetil savait s’organiser dans une course comme le Tour de France… Et je crois que Léon Zitrone a quelques renseignements à nous donner sur les écarts, à vous !

59Le dispositif de prises de vues reste identique entre 1967 et 1969. Par contre, le nombre croissant de commentateurs constitue une évolution importante. À la diversité des images vient s’ajouter celle des commentaires.

60Le 13 juillet 1975, si la couleur permet de donner plus de réalisme à la retransmission, le dispositif reste identique (une moto image, une moto son, un hélicoptère et deux commentateurs assis). La moto permet d’offrir au téléspectateur une diversité, toutefois relative, des images. Le point de vue reste propre à la télévision. La configuration de la course conduit le réalisateur à montrer alternativement l’échappée d’Eddy Merckx et la chasse du groupe des poursuivants avec la présence de Bernard Thévenet (Photos 53, 54). Pour passer d’un lieu à un autre, la moto doit s’arrêter derrière l’échappée ou abandonner les poursuivants. Cette contrainte entraîne des phases de retransmission où aucun coureur n’apparaît à l’écran. Les prises de vues d’hélicoptère ou les plans sur le stand des commentateurs permettent alors de combler cette attente. Dans la descente, la moto subit la vitesse d’Eddy Merckx ; elle se place elle même dans une situation de poursuite, tentant de réaliser des images sur le coureur. Elle ne peut construire ses plans. En revanche, dans l’ascension, la vitesse réduite permet la diversification volontaire des images.

61En 1959, le dispositif se compose de caméras fixes aux arrivées et aux passages de cols, et se trouve complété par un hélicoptère. L’arrivée de la moto au sein du peloton modifie la perception de la course. Le point de vue proposé est spécifique à la télévision. Le téléspectateur accède à un événement que le spectateur, présent sur le bord des routes, ne peut voir. Le dispositif de commentaires s’étoffe. En 1967, Robert Chapatte est quasiment seul à commenter la course à partir des images vues sur son écran de contrôle. Richard Diot donne les résultats à l’issue de la retransmission. Ancien coureur cycliste, Robert Chapatte, cherche à communiquer sa propre passion et nous conte une histoire à partir de faits sportifs. En 1969, trois commentateurs se partagent le temps de parole. Léon Zitrone, figure de la télévision française puisqu’il il présenta le journal télévisé et assura l’animation de grands jeux télévisés, gère le flux de l’antenne avec exaltation. Il distribue la parole et c’est à lui que l’on rend l’antenne. Jean-Michel Leuliot est présent à ses côtés, assurant aussi la retransmission lors des passages des cols. Son rôle est de poser un regard plus distancié sur la course. Il se positionne dans une fonction d’expert. Avec la présence de Richard Diot, sur une moto émettrice, le commentaire ne s’effectue pas uniquement à partir des images proposées mais provient également « de l’intérieur de la course ». Grâce à ce dispositif, la retransmission gagne en authenticité, en expertise, sans que l’image soit pour autant un obstacle à la construction de discours imaginaires et lyriques. Au contraire, elle conduit à produire de l’emphase et de l’exaltation, en fonction de la personnalité des commentateurs.

5. Une visibilité élargie qui reste limitée

62En 1975, les actualités télévisées, qui utilisent les outils du cinéma, permettent de rendre compte des conditions de course : l’échappée d’Eddy Merckx, l’accident du directeur de course de Felice Gimondi, la poursuite et la victoire de Bernard Thévenet… Mais dans ce cas précis, nous sommes en présence d’un processus de reconstruction de l’événement. Les images sont choisies, montées et le discours s’élabore sur la base de circonstances connues. Il ne s’agit pas d’agir dans l’instantané, mais de réaliser un résumé des faits marquants de l’étape (Photos 55 à 62).

55 / 00 : 17 : 34 : 23

56 /00 : 17 : 53 : 09

57 /00 : 18 : 04 : 07

58 / 00 : 18 : 49 : 11

59 / 00 : 19 : 33 : 10

60 / 00 : 20 : 42 : 16

61 / 00 : 20 : 55 : 22

62 / 00 : 21 : 00 : 16

63Par contre, le direct se caractérise par un manque de visibilité qui est non seulement dû à un déficit de qualité d’image, mais aussi, à l’insuffisance du dispositif.

64Nous avons pu voir que l’utilisation de l’hélicoptère, puis de la moto, permettaient d’offrir un point de vue de plus en plus large de la course, notamment grâce à l’amélioration des dispositifs techniques et technologiques. Mais parallèlement, la télévision offre une vision restreinte et incomplète de la course. Quelles sont les origines de cette visibilité réduite ?

65Premièrement, le réalisateur doit faire des choix. Il ne peut reproduire sur les écrans la totalité de la course. Les échappées et les poursuivants ne sont vus qu’alternativement. Le peloton apparaît parfois au travers des images proposées par l’hélicoptère. Le 14 juillet 1975, dans l’étape qui conduit les coureurs de Nice à Pra-Loup, la moto placée au sein du dispositif ne peut rendre compte des circonstances exactes de la course et Daniel Pautrat, privé de Bernard Giroux resté sur les lieux de l’accident de voiture d’un directeur de course, ne peut être informé sur le déroulement réel de l’étape. À quelques mètres de l’arrivée, il découvre que Bernard Thévenet, ayant préalablement dépassé Eddy Merckx, est en tête de la course. Cette passation de pouvoir dans le Tour 1975 n’a pu être proposée en direct par la télévision...

66Cette visibilité réduite trouve plusieurs origines. Non seulement les images d’hélicoptère ne permettent pas de donner des informations sur la position des coureurs (Photo 63), mais également la moto se trouve noyée dans le dispositif général de la course qui se compose des directeurs de course, des motos de presse et des assistances techniques. La moto de la télévision ne peut suffisamment prendre de recul par rapport à l’événement et ne peut par toujours réagir à l’actualité, « coller à l’événement ». Située à l’arrière de ce groupe de tête, la moto ne peut saisir l’échappée qui est en train de se dérouler à l’avant. Son objectif est alors de rejoindre cette échappée. Le téléspectateur découvre les faits et la moto tente alors de rattraper Eddy Merckx et Felice Gimondi. (Photos 64, 65, 66, 67). Les images proposées s’apparentent alors à une chasse à l’homme. Non seulement, il ne nous est plus permis de voir des images de course, mais de plus, cette course-poursuite conduit à la diffusion d’images de mauvaise qualité.

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67Le dispositif subit la course, située derrière le maillot jaune porté par Eddy Merckx, leader de cette édition du Tour 1975, la caméra se retourne pour montrer l’écart entre le coureur belge et l’Italien, Félice Gimondi qui vient de se faire distancer. Entre temps, d’autres acteurs du dispositif se sont intercalés, ne permettant pas de révéler cet écart. Faute de ne pouvoir nous montrer le poursuivant immédiat du leader, le caméraman, tente de revenir sur le maillot jaune. Mais une fois de plus, noyée dans le dispositif général de la course, la moto ne peut montrer Eddy Merckx. S’engage alors une nouvelle chasse à l’image. La moto ne peut suivre le coureur dont la vitesse est importante. Divers moyens sont alors utilisés pour rompre avec cette carence d’images (Photos 68, 69, 70).

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68Le plan sur le compteur de la moto apparaît alors comme une justification de la difficulté à suivre le maillot jaune. Suite à ce plan de coupe, une fois encore, la moto perd sa place de poursuivant immédiat.

69Ce déficit de visibilité conduit également le réalisateur à proposer une incrustation sur le relief de l’étape avec, comme images de fond, celles fournies par l’hélicoptère. Il s’agit sans doute de rompre avec ce long travelling routier, un peu chaotique, nous tenant à l’écart des événements ponctuant la course. Il faut par ailleurs ajouter que ces incrustations sont difficilement lisibles à l’écran.

70L’autre façon de rompre avec la monotonie des images est d’intercaler des plans de coupe sur le stand des commentateurs, laissant alors le temps à la moto de rattraper le coureur échappé.

71La nature du dispositif a, de fait, des répercutions sur la nature du spectacle proposé. La descente d’Eddy Merckx est plus suggérée que montrée, mais dans le même temps, la difficulté pour la télévision d’assurer la poursuite renforce la prouesse du coureur ; la caméra devient subjective, et l’enjeu dépend de la capacité de la moto à rattraper le maillot jaune. Le téléspectateur devient acteur de cette poursuite (il peut s’identifier au héros sportif prenant des risques) (Photos 71, 72, 73).

72Après quelques problèmes de rupture de faisceau, une discontinuité bien involontaire conséquente aux insuffisances techniques (Photo 74), on retrouve le direct en compagnie d’un groupe de coureurs emmené par Bernard Thévenet. Daniel Pautrat, journaliste de la télévision et Roger Pingeon, consultant et ancien vainqueur du Tour, ignorent à ce moment de la retransmission, la configuration exacte de la course. Ils commentent les images que la télévision propose. À 10km de l’arrivée, ce groupe entame la dernière ascension de la journée. L’imprécision, la confusion et l’incertitude des propos dominent le commentaire (Photos 75 à 78).

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Daniel Pautrat : On retrouve Bernard Thévenet en compagnie de Joop Zootemelk et Lucien Van Impe Mais, devant, tout seul Eddy Merckx tout seul, a réussi à conserver son avantage. Bernard Thévenet est sans doute le seul à mener. Actuellement, c’est pas sûr, Lucien Van Impe le relaye peut-être. Vous voyez comme Joop Zootemelk a du mal à suivre. Jacques Laviron montre le visage de Bernard Thévenet. Voilà Van Impe, cet angelot de la montagne. Bernard Thévenet qui doit être déçu et qui cherche un soutien, Joop Zootemelk qui l’aide parfaitement. Bernard Thévenet trouve que ça ne va pas assez vite, et c’est lui qui passe aussitôt en tête.

Roger Pingeon : C’est très difficile de savoir si, Joop Zootemelk se réserve ou s’il est fatigué. On ne sait pas encore exactement l’écart, 30 secondes.

Daniel Pautrat : on peut essayer de voir avec l’hélicoptère la différence entre Eddy Merckx et les trois coureurs qui le suivent. 30 secondes en montée représentent 200-250m pas plus. C’est une montée qui n’est pas favorable aux grimpeurs, comme Lucien Van Impe ou Bernard Thévenet, mais aux puissants, comme Eddy Merckx.

Roger Pingeon : Montée qui mesure 6 kilomètres, les 5 premiers kilomètres sont un peu moins pentus. Les derniers kilomètres avoisinent 7/8 % pas plus, donc rien à voir avec le Puy de Dôme que l’on vient de passer, donc Eddy Merckx ne perdra pas grand chose à mon avis. C’est à Bernard Thévenet de limiter les dégâts et c’est à lui de faire le maximum.

73La vitesse réduite des coureurs, comparativement à celle de la descente précédemment évoquée, permet d’offrir des images de meilleure qualité. Elles restent cependant insuffisantes pour expliquer les réelles circonstances de course. Daniel Pautrat tente de donner les positions respectives des coureurs à partir des images d’hélicoptère qui, en réalité, restent insuffisamment signifiantes.

Daniel Pautrat : On a retrouvé Eddy Merckx :
il se trouve...... au bas de l’écran (?) et on montre l’écart qui est effectivement comme je vous

le disais à peu près tout à l’heure de l’ordre de 200M environ.... sur le peloton des voitures où se trouvent les trois hommes qui se trouvent heu... non... dans le lacet supérieur. Ils ne sont pas dans ce lacet-là. Le lacet plus haut, je crois ah non, non ! Il est difficile de distinguer les coureurs des voitures quand on a des images d’aussi loin.

74L’attente d’informations plus précises conduit les commentateurs à formuler des hypothèses sur la configuration exacte de la course et à produire des discours relatifs à la « métacourse ».

Daniel Pautrat : Toujours Bernard Thévenet qui mène le groupe des poursuivants, pour ceux qui n’étaient pas à l’écoute de notre reportage plus tôt, et qui ouvrent leur téléviseur seulement maintenant. Sachez qu’Eddy Merckx est en tête avec 30 secondes peut-être d’avance sur Bernard Thévenet, Lucien Van Impe et Joop Zootemelk. Le Français, le Belge et le Hollandais de France, car marié à Françoise Duchossoy, la fille de l’organisateur de « la course de gentlemen » à Aulnay sous bois, et derrière, il y a Felice Gimondi qui doit être derrière ce trio. Alors qu’il se trouvait devant Bernard Thévenet, Felice Gimondi, qui était tout à l’heure dans la descente devant Bernard Thévenet, n’est plus là. Peut-être il est encore devant. On n’a pas vu avec la moto, il est peut-être entre ce groupe-là et Eddy Merckx. Peut-être est-ce que nous pourrions savoir en remontant sur la tête, Jacques Laviron ? Nous ne sommes plus qu’à 2 ou 3 km de l’arrivée. On va retourner voir les hommes de tête et on verra s’il y a quelqu’un, alors que Bernard Thévenet fait vraiment tout le travail !

75Roger Pigeon, sollicité en tant qu’expert, se trompe sur le potentiel physique du coureur français. Durant les derniers kilomètres de course, les deux commentateurs échafaudent un scénario de course qui s’avérera erroné. Paradoxalement, ils subissent les images proposées et tentent de légitimer les choix réduits de réalisation.

Roger Pingeon : Oui et là, on a l’impression que ces deux camarades sont sur la réserve, ils ont un coup de pédales un peu moins heurté que Bernard. On voit que Bernard Thévenet est « à fond », comme on dit dans l’argot du métier, tandis que les deux autres, quoique là on s’attend à donner l’impression inverse puisqu’ils sont lâchés, là oui, ce n’est pas qu’une impression, il a pris deux ou 3-4 longueurs et Van Impe a décroché brutalement là.
Daniel Pautrat : Ce n’est pas qu’un parcours pour les grimpeurs, c’est une question de braquet : il faut avoir un grand braquet ici.

Roger Pingeon : C’était trompeur, on avait l’impression qu’il n’était pas à fond, mais, en réalité il avait un braquet légèrement inférieur, il mouline un petit peu plus, ce qui lui donne un style moins heurté, mais il était vraiment à bout de souffle, parce que là Van Impe a perdu une cinquantaine de mètres.

Daniel Pautrat : Joop Zootemelk est revenu, mais je pense que l’on pourra aller rapidement avec la moto, on va remonter avec la moto, avec un travelling qui nous permet de savoir où on en est exactement… Vous suivez avec nous ces images. Elles ne sont peut-être pas toujours très classiques, mais ça nous permettra de savoir exactement.
Et si je vous disais qu’elles n’étaient pas très classiques, parce que là, en doublant d’un côté, la moto a failli quitter la route. Je pense que nous allons pouvoir quitter ce groupe-là pour retourner vers la tête, et savoir ce qu’il se passe exactement. Alors que Bernard Thévenet a placé un deuxième démarrage, et que Joop Zootemelk

est vraiment au bout du rouleau, il est pourtant un battant, il revient, mais Bernard Thévenet en a marre d’être seul à rouler. Il préfère s’en aller tout seul, et voilà, nous suivrons, nous allons avoir un aperçu, nous faisons exactement comme si nous étions sur notre bicyclette, pour revenir sur l’avant de la course. Le premier n’est pas… c’est Felice Gimondi qui se trouve là, effectivement, non c’est Eddy Merckx qui est distancé par Felice Gimondi, je pense Eddy Merckx va être rattrapé par, peut-être même par Bernard Thévenet, qui n’est plus très loin de lui. Il faut aller devant maintenant J. Laviron, il faut aller devant pour retrouver Felice Gimondi qui, apparemment, a réussi à passer et Eddy Merckx est en train de payer ses efforts et je ne serais pas surpris s’il était rattrapé par… Voilà ça y est ! nous retrouvons Felice Gimondi.

Daniel Pautrat : Voilà ça y est, nous retrouvons Felice Gimondi, qui doit ignorer le drame qui se joue derrière, montrez nous le visage de Felice Gimondi, Jacques Laviron. Felice Gimondi avec son n° 61, cet Italien de Bergamasse, si merveilleux, qui a remporté le Tour de l’avenir et, l’année suivante, pour ses débuts professionnels, a remporté le Tour de France et qui, l’année d’après, pour confirmer son Tour de France, est venu remporter Paris-Roubaix, et c’est vraiment un grand champion, et regardez comme il a creusé l’écart ! C’est une surprise, la performance de Gimondi aujourd’hui !

Roger Pingeon : Oui Felice nous surprend là encore aujourd’hui. Peut-être est-ce la présence de son épouse lors de l’étape de repos hier à Nice. Sisiana, qui l’a poussé à aller chercher un bouquet, un second bouquet, le premier était un petit peu en avance sur ses prévisions. C’est sans doute pour cela qu’il essaye d’en gagner un second.

Daniel Pautrat : Mais je pense quand même maintenant, on a vu Gimondi, on va retourner derrière avec la caméra, car je ne serais pas surpris si Thévenet réussissait à revenir sur Eddy Merckx et à le distancer peut-être, alors, toutes les données, tout ce que nous avons dit tout à l’heure serait changé. Eddy Merckx est en train de faiblir et Bernard Thévenet, lui, ne faiblit pas. Il revient. Merckx a peut-être présumé de ses forces.

76Une coupure de faisceaux empêche de voir le moment où Bernard Thévenet dépasse Eddy Merckx (Photos 79 à 82). Au moment de la reprise des commentaires, Daniel Pautrat croit toujours que le coureur français se trouve derrière le maillot jaune.

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Daniel Pautrat : Et je pense que Bernard Thévenet n’est pas très loin derrière. On devrait voir la jonction… Et dans le dernier kilomètre, et oui, Bernard Thévenet qui revient, va peut-être réussir à grignoter… quelques secondes supplémen

taires à Eddy Merckx, et là, c’est tout un nouveau tournant du Tour de France qui se joue, et tout pourrait se jouer à coups de secondes dans ce Tour 75.
Toutes les secondes comptent. Bernard Thévenet, devant lui Eddy Merckx est tout près maintenant.

Roger Pingeon : Oui, c’est vraiment formidable ! Il y a des renversements de situations. On se croirait dans un film à suspense à la Hitchcock, et là rien ne dit que Bernard Thévenet ne va pas passer Eddy Merckx sur sa lancée, c’est même à peu près certain. Là, il en est distant d’une vingtaine de mètres, je crois là oui, c’est fort possible, et là il va peut-être ralentir un petit peu, normalement dans ces cas-là, il faut ralentir légèrement et arriver à une dizaine de mètres derrière le coureur et produire son effort maximum afin d’impressionner son adversaire pour pas qu’il prenne sa roue.

Daniel Pautrat : C’est exactement ce que Felice Gimondi a fait avec Merckx tout à l’heure.

Roger Pingeon : Voilà c’est la tactique du professionnel chevronné, un jeune n’a pas cette malice là, il cherche à revenir le plus vite possible, et il n’arrive pas à décramponner ensuite le coureur qu’il a rejoint.

Daniel Pautrat : Mais c’est fantastique ce duel ! Regardez, quel dommage que cette étape ait été ternie par cet accident !
Alors que derrière n’y a plus rien, Van Impe et Zootemelk ont été irrémédiablement distancés et que nous retournons maintenant sur Bernard Thévenet, qui n’a plus que 30 mètres de retard sur Eddy Merckx, mais Merckx est prévenu, il n’a plus que 20 mètres, quand même.

77Daniel Pautrat a un autre scénario en tête, et il ne s’en écarte pas. Il donne du sens aux images en fonction de sa propre logique. En effet, dans le contexte de l’époque, il est difficile d’imaginer qu’Eddy Merckx puisse être derrière (Photos 83, 84).

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Daniel Pautrat : Merckx est prévenu. Alors un homme prévenu en vaut-il deux, un Merckx prévenu pourra-t-il s’accrocher ? Et que va t-il faire au moment où Bernard Thévenet va le rejoindre ? C’est l’un des grands moments du sport cycliste, c’est l’un des plus grands moments des quinze Tour de France que j’ai eu le plaisir de suivre.

Roger Pingeon : Eddy doit certainement ralentir et donner l’impression de faiblir justement pour subir le démarrage que Bernard Thévenet va placer là, d’ici quelques secondes.

Daniel Pautrat : Alors qu’il est en train de revenir sur Felice Gimondi, qui a sans doute été victime d’une crevaison, Felice Gimondi, qui s’est relevé, qui cherchait sa voiture quand il se retournait, c’était ça, et ça ajoute encore au drame, je pense que Felice Gimondi regardant ses boyaux, oui, il a crevé à l’avant apparemment Felice Gimondi, et il attend, j’ai l’impression Roger hein !

Roger Pingeon : il n’est pas vraiment veinard, là oui, parce que sa voiture l’a quitté depuis une dizaine de kilomètres, il avait la roue avant complètement à plat, c’est vraiment immérité, injuste…
Daniel Pautrat : Ah là là !! c’est vraiment incroyable ce drame qui est en train de se jouer dans ce Tour de France ! Felice Gimondi seul en tête, en train de réussir un exploit fantastique ! Moi aussi je l’avais bien reconnu que c’était pas Merckx tout à l’heure qui était là devant, mais je ne voulais pas y croire. Je croyais, je croyais, on se tapait du coude avec Roger Pingeon, on se disait : « c’est pas Merckx, c’est Gimondi » mais en fait c’était bien Felice Gimondi, mais on se demandait pourquoi, il est allé en fait, quand il se retournait, et bien Felice Gimondi cherchait sa voiture, et, et, et ce drame qu’il ne connaît pas, c’était le drame d’un coureur qui est en train de devenir le drame d’un homme, le drame d’un ami, puisque Ferreti, le Directeur Sportif de Gimondi, était l’ami et a été coureur, il a été dans la même équipe que Felice Gimondi et c’est peut-être lui qui est blessé maintenant. Oui Bernard, à vous !

78Après ce premier revers subit par les deux commentateurs, qui usent d’une pirouette pour retrouver tout crédit au moment ou Bernard Thévenet dépasse Felice Gimondi, Daniel Pautrat et Roger Pingeon croient toujours que le coureur français est derrière Eddy Merckx (Photos 85, 86). Bernard Giroux prend alors l’antenne, il devait assurer le commentaire à partir d’une moto, mais l’accident d’un directeur sportif (celui de Félice Gimondi) l’a conduit sur les lieux du drame. Après quelques minutes d’absence, il réintègre la course et c’est lui qui donne les informations sur les positions exactes des coureurs. Il retrouve alors son rôle d’investigation. Les images seules n’ont pas permis, compte tenu des circonstances de course de cette étape, de rendre compte de la réalité. Daniel Pautrat ayant élaboré un scénario de course à partir duquel il donne du sens aux images, il s’avère quelques secondes avant le franchissement de la ligne que ces hypothèses étaient fausses.

Bernard Giroux : Oui c’est Bernard Thévenet qui va apparaître le premier, il est suivi par Felice Gimondi, qui peine maintenant, et qui va franchir cette dernière rampe. Derrière, il y a Eddy Merckx qui a été rattrapé par Joop Zootemelk.
Daniel Pautrat : On n’a pas vu…
Bernard Giroux : Bernard Thévenet 27 secondes d’avance sur Felice Gimondi.
Daniel Pautrat : Je ne sais pas ce qu’il s’est passé.
Bernard Giroux : Bernard Thévenet est capable maintenant de prendre le maillot jaune. 30 secondes d’avance sur Eddy Merckx et Joop Zootemelk. Les coureurs ne sont pas encore apparus…

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79Le dispositif fixe, qui permet de retransmettre les derniers mètres de course des différents coureurs avant le franchissement de la ligne d’arrivée, élargit et éclaircit la vision de la configuration finale de l’étape. Ce défilé de l’arrivée des différents participants est montré en alternance avec l’engouement suscité par la victoire est française qui, elle, se fait aux dépens d’Eddy Merckx invincible depuis quelques années (Photos 87, 88, 89, 90). Cette victoire est un événement sportif que la télévision n’a pas permis de mettre en valeur puisqu’un déficit de visibilité provenant des insuffisances techniques a brouillé la perception des circonstances réelles de la course. Le matériel mobile n’est pas toujours opérationnel, les décrochages et les interférences sont encore nombreux. En 1975, le téléspectateur n’a pu être informé des prouesses de B. Thévenet, que ce soit au travers des images ou des commentaires.

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80Au moment de la cérémonie protocolaire et des interviews, la télévision se trouve à nouveau noyée dans le dispositif de l’après-arrivée (Photos 91, 92, 93). Il faut ajouter aussi que deux équipes de télévision se trouvent sur place : TF1 et Antenne 2 assurent la retransmission de la course. Une concurrence s’installe pour pouvoir réaliser l’interview du nouveau maillot jaune.

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6. Une logique de valorisation

81Le 15 juillet 1969, Léon Zitrone, à partir de son poste de commentaires, parle d’Eddy Merckx en ces termes :

« Enfant de 10 millions de Belges, idole de toute une nation, que jamais un sportif n’ait connu une telle popularité, par la force des choses, il s’est créé un mouvement d’opinion si intimement favorable à Eddy Merckx, et cette chevauchée aura été suivie, cette cavalcade victorieuse, Merckx qui boit modérément, qui fait une course d’intelligence et de finesse. Merckx, comme vous le voyez sur vos écrans, ne se donne pas à fond, il en garde encore, car il voudra gagner, je pense, au sommet du Puy de Dôme, une victoire belge attendue depuis 30 ans… à vous Richard Diot ! »

82La logique de valorisation se concrétise par différents aspects et apparaît dans les discours qui accompagnent le direct. Les propos de Léon Zitrone dégagent quelques-uns d’entre eux.

83On repère la valorisation de la course et des coureurs. Les étapes sont également plus belles et plus engagées les unes que les autres. Chaque Tour de France offre un lot d’émotions de plus en plus intenses. La télévision assure sa propre promotion avec l’énoncé de ses nouveaux dispositifs et au moyen des images produites. L’apparition des équipes de marque laisse entrevoir de nouvelles formes de promotions publicitaires à la télévision, sans pour autant oublier les références à la nation d’origine du coureur.

84La généralisation du direct et la naissance d’un dispositif de poursuite, grâce à la moto, élargit la visibilité de la course. Celle-ci reste limitée, allant jusqu’à l’impossibilité de relater les circonstances réelles de l’étape. Dans ce cas, les commentaires laissent une place importante à l’interprétation, aux imaginaires.

85Les références au décor et au passé de l’épreuve restent présentes, selon la personnalité des commentateurs. On assiste enfin, à la valorisation du téléspectateur, en insistant sur le fait que lui seul accède à cette vision de la course. La télévision permet le don d’ubiquité et le processus d’identification aux héros. Elle crée son propre spectacle.

7. Conclusion

86À partir du début des années 1960, le spectacle sportif télévisé du Tour de France évolue grâce à la généralisation et au développement du direct qui permet alors la multiplication des points de vue. L’utilisation de l’hélicoptère, de la moto et l’arrivée de la couleur élargissent la visibilité de l’épreuve et créent un « téléspectacle » qui tend à développer un sentiment de partage de l’événement. Parallèlement, les insuffisances techniques et le dispositif réduit ont davantage pour effet de suggérer la course que de la reproduire. La télévision se trouve noyée dans le dispositif général de l’épreuve et les images seules ne suffisent pas à rendre compte des circonstances de l’étape. C’est l’écoute de « Radio Tour », puis la présence d’un journaliste sur moto qui donnent le sens aux images.

87D’autre part, l’autonomie grandissante et le développement des moyens H.F. augmentent le temps de direct, offrant ainsi la possibilité de pouvoir s’adapter aux incertitudes temporelles de la course. En 1959, l’attente du direct de la course laisse libre cours à de nombreuses mises en images et discours qui dépassent le seul cadre de l’épreuve. La compétition sportive se juxtapose à d’autres éléments de course. L’amélioration des dispositifs transforme cette juxtaposition en un chevauchement, puisque l’attente tend à disparaître. La prise d’antenne alterne des images sur le site environnant, sur la ville d’accueil, sur le stand des commentateurs qui se superposent aux images de course. De plus, le direct sportif est, à ses débuts, ponctuel et éphémère. Il devient durant les années 1960, discontinu, car la télévision propose lors de certaines étapes, deux directs par jour (un passage de col et l’arrivée), pour une même étape.

88À partir des années 1970, le spectacle sportif télévisé est continu mais fractionné et incomplet, puisque que les lacunes techniques fragmentent le direct, ne permettant pas de transmettre fidèlement la réalité de la course (fig. 1).

89Cette généralisation du direct conduit, enfin, à une autre évolution dans la dramaturgie du spectacle. Dans tous les cas, le dénouement est incertain pour le spectateur. Au théâtre, l’acteur, tout comme le spectateur, connaissent l’issue de la pièce jouée. Lors des reportages télévisés différés, le journaliste, qui construit le sujet, connaît l’épilogue de la course et dans ce cas, il peut reconstruire cette émotion. Lors du direct, le résultat est supposé incertain pour le téléspectateur, le commentateur comme pour le coureur (fig. 2).

Figure 2

90Les logiques d’innovation et de promotion perdurent et les recherches de réalisme et d’authenticité s’accompagnent de différentes formes de valorisation liées à l’épreuve. Le mode d’organisation de la télévision subit lui aussi des transformations. La RTF, créée en 1949, devient l’ORTF en 1963. L’éclatement du monopole d’État en plusieurs chaînes publiques (TF1, Antenne2 et FR3) laisse place en 1975, à un système semi concurrentiel. Les deux premières chaînes commentent le Tour à partir d’images proposées par la SFP et diffusées en Eurovision, transformant de ce fait un événement sportif national en un événement médiatique européen. La privatisation de TF1 et la création de chaînes privées instaurent un système concurrentiel qui modifie le rapport du média au spectacle.

91La logique économique est déterminante pour les télévisions : elles dépendent du marché qui instaure les lois de l’offre et de la demande. De ce fait, la relation entre le diffuseur et le producteur de l’événement s’établit sur la base de négociations qui définissent le cahier des charges et les prestations de services. Quels peuvent être alors les effets de ces nouveaux rapports sur le spectacle sportif télévisé ?