III. Le Tour de France, un produit médiatique
p. 31-45
Texte intégral
1. Un professionnalisme progressiste
1À sa naissance, le Tour de France se situe dans le contexte parisien et bourgeois de la Belle époque (Gaboriau P., 1995). Il fait partie des faits extraordinaires du début du 20e siècle qui suscitent admiration et stupéfaction. « Nous sommes les spectateurs émerveillés d’invraisemblables changements à vue sur un théâtre de féerie où les surprises se multiplient et se font plus prodigieuses à chaque heure nouvelle. » (Uzanne O.). Cependant, plusieurs facteurs interviennent pour modifier le visage de cette épreuve. Le premier est inhérent au Journal l’Auto, organisateur de l’épreuve, qui regroupe plusieurs personnalités au sein de sa direction dont les fonctions sont spécifiques et révélatrices du particularisme de cette compétition. Victor Goddet assure la partie financière et administrative du journal, Henri Desgrange est chargé de la dimension sportive et rédactionnelle, Géo Lefèvre est à la fois commissaire sportif pour le Tour de France, juge à l’arrivée et envoyé spécial de L’Auto, ce qui lui permet d’être le premier en possession des résultats. Enfin, Jacques May, secrétaire général de la comédie Française, assiste cette direction et ajoute peut-être une note particulière à l’organisation de la course.
2En réalité, c’est la professionnalisation des coureurs et leur recrutement plus important au sein des classes populaires, qui fait évoluer le processus d’industrialisation. La prime prévue pour chaque victoire d’étape est de 3 000 francs, ce qui correspond à 20 fois le salaire mensuel moyen d’un ouvrier de l’époque. Maurice Garin, qui fût le premier vainqueur du Tour, toucha une somme de 12000 francs, soit six ans de salaire d’un ouvrier moyen. Mais le Tour 1903 ne compte que six étapes et les frais occasionnés par la compétition, sans la moindre garantie financière, provoquent l’hésitation1 des coureurs professionnels. Sur ce point, il est décidé que les cinquante premiers arrivants recevront en plus des primes d’arrivée, une indemnité forfaitaire de cinq francs, ce qui correspond à la rémunération journalière moyenne d’un ouvrier (ce financement se faisant grâce à l’augmentation de la vente de journaux et de la publicité). Les meilleurs coureurs du Tour sont des coureurs professionnels. Ils sont souvent issus, avant 1914, du prolétariat parisien ; de 1918 à 1940 du prolétariat urbain ; après la seconde guerre mondiale, des milieux ruraux (ouvriers ou paysans). De Maurice Garin, premier vainqueur en 1903, surnommé le petit ramoneur, à Miguel Indurain, fils de paysan espagnol, vainqueur en 1995, la liste des enfants de prolétaires vainqueurs du Tour est longue : Henri Pélissier, apprenti mécanicien, Fausto Coppi, apprenti charcutier, Louison Bobet, apprenti boulanger, Jacques Anquetil, futur ajusteur, Éddy Merckx, fils d’un épicier belge, Bernard Hinault, fils de cheminot breton...
3Le premier Tour de France, dont le départ est donné le 1er juillet 1903, conjugue deux aspirations : celle des coureurs à la recherche de gloire, celle des marques à la recherche d’un succès. La promotion sociale et le développement industriel se retrouvent sur les routes de France. Notons que cette conception du sport est en opposition avec celle défendue par Pierre de Coubertin, qui prônait l’amateurisme, réservant ainsi les compétitions aux couches aisées de la population. La fréquence de déroulement de l’épreuve influait également sur l’engagement professionnel des participants : en se déroulant tous les ans, le Tour de France devenait une épreuve parmi d’autres compétitions cyclistes. De plus la disponibilité, l’entraînement nécessaire et la nature de la course, longue et difficile, ont été des facteurs qui ont déterminé les origines sociales du recrutement des coureurs dont la professionnalisation apparaissait incontournable. En revanche, la périodicité quadri annuelle des compétitions olympiques n’imposait pas les mêmes exigences. La professionnalisation aurait alors un effet de démocratisation, favorisant ainsi la mobilité sociale, alors que l’amateurisme, servant la cause aristocratique et bourgeoise, serait teinté de conservatisme.
2. Une trilogie médiatique
4Le traitement journalistique du Tour subit, en effet, l’influence de plusieurs logiques. Elle est sportive quand il s’agit de transmettre des émotions ou de les créer, comme c’est le cas pour le journal L’Auto. Elle est journalistique, dès que le souci est d’informer sur le déroulement de l’épreuve, de donner du sens à la course. Elle est enfin économique, lorsque le journaliste tente de séduire des lecteurs, des auditeurs, des téléspectateurs ou dès qu’il se fait le relais des actions de promotion ou de parrainage. Si ces facteurs peuvent apparaître complémentaires, Boury note une dérive et une contradiction majeure : « Fondé sur une logique sportive appelée elle-même à générer une narration susceptible de valoriser l’organe d’information qu’est le journal organisateur, ayant du reste, à prendre en compte les motivations et les objectifs des industriels du cycle, le Tour de France, dès sa création, se trouve confronté aux dérives et aux dérapages d’une autre logique, la logique économique. Un conflit inévitable va donc surgir, dont l’issue dépendra du rapport des forces en présence, rapport de forces semble t-il favorable, dans un premier temps [...] à des concepteurs attachés avant tout à la logique sportive. » En 1903, les grandes marques2 qui participent à l’épreuve tentent d’imposer leurs exigences, mais face à la détermination d’Henri Desgrange, elles tenteront d’exploiter au mieux la formule initiale. La logique économique semble primordiale, non pour satisfaire les exigences du secteur industriel, mais pour préserver la forme de l’épreuve la plus favorable à la valorisation du média.
5Il faut par ailleurs se souvenir comme le précise Gaboriau que la forme du journal est nouvelle. « Élaboré collectivement, lié à l’actualité, mélangeant écriture et photo, article et données chiffrées objectives, le journal est constitué d’une multitude de simultanéités qui fragmente le regard du lecteur. »
6L’innovation et la promotion se complètent car le Tour de France correspond à une surenchère des manifestations cyclistes qui ont des vocations promotionnelles pour le journal qui l’organise. L’organisation de la première édition du Tour a permis de doubler les ventes du journal l’Auto, passant de 30 000 à 65 000 exemplaires par jour. Henri Desgrange s’inscrit alors dans un processus de valorisation de son épreuve.
« J’ai vécu là les émotions les plus cruellement intenses de ma carrière de sportsman, devant les efforts de ces hommes sur cette abominable côte de dix-huit kilomètres d’un pourcentage effroyable, devant les prodiges d’énergies qu’ils ont accomplis, devant les râles d’angoisse qu’ils ont poussés, devant l’affalement de certains sur le bord de la route, à bout de force, j’ai senti au coin de mon œil, la larme à la fois amère et bienfaisante, cette larme que l’on a parfois au théâtre lorsque l’on croit que c’est arrivé. J’ai même senti, il faut que je l’avoue, que tous ces hommes avaient dépassé largement les limites de leur résistance. J’ai senti comme un véritable remord, et j’ai eu peur, très peur, d’avoir dépassé la limite. À l’heure où je vous télégraphie ces lignes, il y a beau temps que nos vaillants ont oublié leur rude martyre et qu’ils sont tous à la joie d’avoir accompli leur formidable tâche et couvert la plus cruelle de toutes les étapes de Tour de France. »
Henri Desgrange, L’Auto, 15 juillet 1907
« ... Oh ! Col Bayard ! Oh ! Tourmalet ! Je ne faillirai pas à mon devoir en proclamant qu’à côté du Galibier, vous êtes de la pâle et vulgaire “bibine” : devant ce géant, il n’y a plus qu’à tirer son bonnet et à saluer bien bas... Notre route s’ouvre à peine entre deux murailles de neige, route écorchée, cahoteuse depuis le bas. Il fait, là-haut, un froid de canard, et, lorsque Georget passe, après avoir mis son pied vainqueur sur la tête du monstre, lorsqu’il passe près de nous, sale, la moustache pleine de morve et des nourritures du dernier contrôle, et le maillot sali des pourritures du dernier ruisseau où, en nage, il s’est vautré, il nous jette, affreux, mais auguste : “ça vous en bouche un coin !” »
Henri Desgrange, 10 juillet 1911
7Au-delà de la simple information sur les résultats, l’ensemble de la presse, même non sportive3, est élogieuse à l’égard de cette épreuve et accompagne les discours de commentaires sur l’espace et les paysages traversés.
8La nature des récits est donc elle aussi constitutive de cette promotion. Boury nous rappelle que l’organisation de compétitions cyclistes devait répondre à une ambiguïté. L’allongement de la distance à parcourir avait pour but d’augmenter la difficulté de l’épreuve pour développer la séduction et le prestige ; cependant, il fallait être capable d’offrir une bonne visibilité du spectacle au public. Les épreuves se déroulant sur vélodrome permettaient de répondre à cette double exigence. La presse transmettait les résultats, ainsi que les circonstances de la course et le déroulement de la compétition à ceux qui ne pouvaient être présents sur les lieux de l’événement. En conséquence, les journaux, grâce à l’élargissement du lectorat, pouvaient proposer de la réclame aux retombées financières importantes. Le Tour de France, dont la principale caractéristique sportive est d’être une épreuve itinérante, ne permettait plus d’assurer une bonne visibilité de la compétition cycliste. Nul ne pouvait accéder au spectacle vivant dans sa totalité. C’est ainsi que la presse a joué un rôle déterminant pour rendre compte du déroulement des événements. De plus, la configuration-même de l’épreuve et le déficit de visibilité ont permis de construire de nouveaux récits qui laissent place à l’imaginaire.
3. De la compétition à l’événement médiatique
9La création d’épreuves sur route a eu pour conséquence majeure de changer les pratiques journalistiques. Les reporters devaient en effet se déplacer sur les lieux de l’événement afin d’en rendre compte. Ceci ne pouvait se réaliser que grâce à l’utilisation des moyens de communication de l’époque. Le tracé du premier Tour de France intégrait cette contrainte puisqu’il reliait les plus grandes villes de France (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Nantes) et permettait ainsi à Géo Lefèvre d’assurer ses multiples fonctions de directeur de course, de commissaire, de juge à l’arrivée et d’envoyé spécial en empruntant le réseau ferroviaire. Franco Cuaz nous donne, les précisions suivantes : « Le tracé longeait la voie ferrée reliant les grandes villes françaises. Lefèvre à vélo4, avec les coureurs dans la partie initiale de l’étape, cherchait ensuite la gare la plus proche, sautait sur un train, descendait à une autre gare, enfourchait à nouveau sa bicyclette, trouvait la route du Tour, effectuait un contrôle surprise, accompagnait les premiers pendant quelques kilomètres, les interviewait tout en pédalant, se précipitait à une autre gare, débarquait à celle de la ville où se terminait l’étape, assistait à l’arrivée. En route il avait téléphoné à Paris les nouvelles de la course. De l’hôtel, il transmettait au journal le service avec les classements le compte-rendu de l’étape, les impressions, les commentaires, les interviews. Et il commençait à s’occuper de l’étape suivante. »
10Le Tour de France était une compétition sportive qui allait devenir, avec l’augmentation du nombre d’étapes, le feuilleton le plus attendu de l’été. Ceci impliquait l’utilisation de nouvelles formes de communication et d’information, les organisateurs devenant non seulement les « narrateurs » de la course, mais aussi les concepteurs de cette histoire à épisodes, qui se devait de réserver bien des rebondissements possibles ; l’issue devait être incertaine.
11La presse avait donc pour tâche, dans un premier temps, de définir les enjeux de l’étape, d’en décrire les scénarii possibles, de construire une tension dramatique. Ensuite, les journalistes devenaient les conteurs de la course, associant description et valorisation de l’étape disputée, sans oublier une leçon de géographie et d’histoire sur les sites traversés. Enfin, l’intrigue aurait été incomplète si le récit n’entretenait pas l’incertitude quant au dénouement de l’histoire.
12Toujours d’après Gaboriau, le journal L’Auto développe un nouveau type de communication : le reportage en direct. Celui qui écrit, parle, est solidaire du lecteur. Il admire en même temps que lui. Cette nouveauté induit l’illusion du fait partagé et produit une nouvelle temporalité, une nouvelle forme d’accessibilité à l’événement. Le lecteur participe artificiellement à l’action.
4. La mise en spectacle du Tour de France
13Bernard Jeu (1977, 1983) évoque les dimensions tragique ou dramatique du spectacle sportif. Pour Pociello (1995) Les sportifs investissent des rôles devenant ainsi les acteurs d’une mise en scène suscitant des émotions. Barthes (1956) nous rappelle que : « Ce qui est livré au public, c’est le grand spectacle de la douleur, de la défaite, et de la justice. » Il ajoute également que Le Tour de France n’a pas et n’est pas qu’une histoire, il est aussi une légende ; les coureurs deviennent des héros, le parcours compose le décor. Dans l’imaginaire collectif, l’épreuve est aussi une épopée qui mélange le spontané et la légende, prend sa source dans l’oralité et vit sur un autre rythme que la culture lettrée.
14Ainsi, le journal L’Auto ne fait pas que reproduire les émotions qui auraient pour origine le simple fait sportif et la vox populi. Il participe à la construction du mythe, dans une démarche de valorisation de l’événement. « Tout est fait pour que la course devienne une épopée populaire et donne naissance à un mythe. » (Calvet J., 1981)
15Épopée, légende ou mythe, les récits du Tour de France sont une alchimie où se mélangent des faits réels, (données chiffrées, noms de coureurs, d’équipes ou de lieux traversés), et des récits à caractères merveilleux. Les faits historiques sont transformés et embellis par l’imaginaire populaire et par l’intervention du poétique. En 1910, Van Gennep définissait l’épopée par : « un récit d’une certaine longueur, divisé en parties à peu près égales, mettant en scène des personnages remarquables par leur lignage et leur ascendance, portant un nom ou un surnom personnel, dont l’action est localisée dans le temps et l’espace, et qui glorifie les qualités dites héroïques : courage, générosité, cruauté, ruse, passion, grandeur d’âme et patriotisme. » Le Tour de France, dont la spécificité est d’être une compétition sportive structurée par étapes, apportant chaque jour son lot d’exploits et de drames, mettant en scène des acteurs se livrant à des actes héroïques sur le sol français, porte tous les signes distinctifs de l’épopée. Roland Barthes (1957) estime que : « … le Tour est le meilleur exemple que nous ayons jamais rencontré d’un mythe total, donc ambigu ; le Tour est à la fois un mythe d’expression et un mythe de projection, réaliste et utopique tout en même temps. »
16Comme les contes merveilleux (Propp V., 1970), on trouve dans les récits journalistiques qui racontent les péripéties du Tour de France, des valeurs constantes et des valeurs variables. Le Tour de France associe tradition et modernité. Les noms des personnages, les lieux traversés, les actions accomplies, sont autant d’éléments de références immuables qui marquent le passé de l’épreuve et valorisent le renouveau. De ces éléments se compose cette pensée mythique qui, selon Claude Lévi-Strauss (1962), est une incessante reconstruction à l’aide des mêmes matériaux.
5. Les routes de France, décor de la compétition
« La géographie du Tour est, elle aussi, entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve. Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c’est avec eux que l’homme se mesure et comme toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales: l’homme est donc naturalisé, la nature humanisée. » (Barthes R., 1957)
17Cette épreuve, dont la spécificité sportive est de réaliser un parcours en boucle, par étape, et en bicyclette, permet d’associer des centres d’intérêts hétérogènes. Les industriels disposent dorénavant d’un espace pour prouver les performances de leur matériel et pour constituer un marché à l’échelon national. La presse assure la promotion de son journal et dispose d’un espace nouveau pour créer des discours inédits et construire ainsi le feuilleton de l’été. Enfin, les cyclistes professionnels participent à une épreuve qui peut leur rapporter la fortune et la gloire, tandis que les Français construisent l’identité de leur territoire national.
18Pour Vigarello (1993), c’est une longue tradition de Tour de France que reprend, en tout cas, la course de Desgrange. Tous ces voyages circulaires qui ont exploité la valeur symbolique du pourtour lui-même : le tour monarchique, déjà, avec sa prise de possession du sol et ses manifestations de souveraineté, le tour des compagnons, aussi, avec son parcours initiatique et ses gestes de formation, le tour pédagogique, enfin, avec ses apprentissages scolaires5 et ses jeux de fiction littéraire. Le circuit qu’invente le journal L’Auto est un peu tout cela : démonstration processionnaire, parcours du bon ouvrier, dispositif d’édification. Les coureurs des premiers temps, à la veille de la guerre de 14-18, sont vus comme des soldats du sport. Gaboriau (1995) nous rappelle que la grande boucle se termine toujours à Paris : c’est la capitale qui visite les provinces. Il ajoute que les coureurs, gavroches errants, véhiculent les valeurs de la capitale à travers le pays. De plus, le parcours forme un encerclement processionnel du pays qui manifeste ostentatoirement les valeurs de la France moderne et industrielle, le dynamisme et la santé éclatante de la jeunesse sur le « chemin de ronde » de la France. Avec le Tour triomphe l’idée d’une France unifiée par le sol. Les images des cols quasiment infranchissables donnent une totale unité à la France, installée et protégée par mers et montagnes. Vigarello (1993) abonde dans ce sens car, selon lui, troupe d’élite, bataillon sacré du sport, les coureurs du Tour de France « qui répandent sur le beau sol de France, la bonne semence sportive », sont accueillis dans les villes étapes comme des amis et comme des soldats.
19Le parcours du Tour est une des données constitutives de sa légende. Pour les éditions de 1903 et 1904, le tracé de l’épreuve est constitué par le simple Tour du Massif Central, à l’image des compagnons du devoir qui traversent les cinq plus grandes villes de France. Pour Vigarello (1993), le Tour adopte surtout l’image de l’ouvrier du devoir, livré à lui-même, chargé, sur le trajet, de pourvoir à sa subsistance6. Avec l’augmentation des villes étapes, le Tour devient le Tour de la France en longeant ses frontières naturelles et défiant la montagne, il dessine un chemin de ronde jalonné par des villes de tradition et des paysages devenus familiers.
6. Les coureurs, les acteurs de cette dramatique
20Les coureurs sont les acteurs de ce feuilleton annuel. Vigarello (1993) précise que : « la référence légendaire a un sens dans l’univers de la course. Le coureur, devenu héros, est le médiateur de cette France imaginaire rencontrée par le parcours. Il donne vie à une France à la fois découverte et retrouvée, en lui surajoutant, en écho, une gestuelle valorisée et une géographie homérique, selon la formule de Barthes, avec des accidents et ses défis naturels. »
21L’utilisation des surnoms est fréquente et cela participe à ce processus d’héroïsation de l’événement, Vigarello parle de figures de la mythologie sportive. Pour Barthes (1956), « Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d’un âge ethnique très ancien, d’un temps où la race sonnait à travers un petit nombre de phénomènes exemplaires (Brankart le Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte...)... L’entrée dans l’ordre épique se fait par la diminution du nom : Bobet devient Louison [...]. Ces noms sont légers un peu tendres et un peu serviles ; ils rendent compte sous une même syllabe d’une valeur surhumaine et d’une intimité tout humaine, dont le journaliste approche familièrement un peu comme les poètes latins celle de César ou de mécène. Il y a dans le diminutif du coureur cycliste, ce mélange de servilité, d’admiration et de prérogative qui fonde le peuple en voyeur de ses dieux. »
22Les procédés de construction du discours personnalisent et sélectionnent des éléments parmi les circonstances de course puis élaborent les récits avec des traits dramatiques, des enjeux, l’intervention du destin et l’affirmation du courage individuel face à l’adversité.
23Pour Duret (1993), la célébration des héros sportifs, comme les autres littératures mythologisantes, opère une transfiguration des actes réellement accomplis et des personnes. La réalisation d’une performance extrêmement difficile, réussie au terme d’un travail coûteux, rationnel, opiniâtre, devient un geste léger, harmonieux, évident, l’agent passant par une sorte d’« état de grâce », d’inspiration créatrice, ou par un état de médium dont le corps laisse passer une énergie d’un calibre supérieur à celui du commun des mortels (les surhommes).
24L’événement sportif n’existe pas sans ses champions et comme nous le précise Jean Giroudoux en 1932, « Le sport sans ses champions serait seulement ce que serait notre littérature sans ses auteurs... Un champion non seulement illustre son sport, mais le crée... ». Le Tour de France est sur ce point exemplaire. Les champions cyclistes participent à ce processus de création de figures héroïques qui alimentent l’imaginaire et contribuent à la valorisation de l’événement. L’audience massive et populaire du Tour en multiplie les retentissements.
25Pour Pascal Duret (1993), « Tout spectacle sportif propulse dans un univers digne de Lewis Carrol, où les champions peuvent changer de taille, rapetisser ou grandir. Les concepts de ‘grandeur’ et de ‘taille symbolique’ renvoient directement aux manières par lesquelles le champion réussit à captiver un nombre, le plus important possible de spectateurs. Comment s’y prend-il ? De quels ingrédients se compose son héroïsme ? »
26Duret (1993) identifie trois paramètres principaux qui semblent conférer au succès sa charge émotionnelle.
27La grandeur de l’émotion serait proportionnelle à la taille de l’exploit. C’est de la démesure de leurs records que les compétiteurs tireraient leur héroïsme (la longueur d’une étape, d’une échappée, le nombre des cols et leurs degrés de difficultés...).
28Le deuxième paramètre se fonde sur la comparaison des adversaires en présence. Les dissymétries entre concurrents représentent la source majeure d’émotion. La victoire du vainqueur tire son prix de la grandeur de son adversaire. Il peut s’agir de la dissymétrie de notoriété, comme dans la victoire de David contre Goliath. Mais dans le même temps, le héros déchu s’humanise, il quitte le monde des surhommes et de ce fait, il valorise ses exploits antérieurs. Cela peut être des dissymétries d’âges. Comme le souligne Vigarello (1993), il s’agit d’une « Nostalgie œdipienne à laquelle s’ajoute, sans aucun doute, une signification plus historique. Le sport confirme l’avènement d’une valeur grandissante dans les sociétés contemporaines : la précocité comme enjeu, la jeunesse comme réussite. Un monde où la performance peut-être acte d’adolescence. Le sport, et le Tour en particulier, avec ses luttes en duel, deviennent des exemples symboliques de compétitions générationnelles. Dans ce cas, le contenu légendaire révèle, clairement, un dispositif culturel de notre temps. »
29Le troisième pôle, toujours selon Duret, serait constitué par la confrontation du champion à son propre destin. Le champion devient alors un « héros ». Poulidor doit une partie de sa renommée à la réputation d’éternel second essentiellement causée par la domination d’Anquetil. Dans ce cas, il devient le héros malheureux. Deux personnalités diamétralement opposées s’affrontent. Anquetil, dandy du cyclisme possédait une classe que nul ne contestait. Dans le même temps, on aurait aimé le voir moins calculateur, avec davantage de panache, de générosité dans l’effort. Poulidor apparaissait lui, plus fragile, plus humain. Hubscher, Duruy et Jeu (1992) précisent que l’image de l’éternel second est une image traditionnelle. Elle correspond à un besoin, à une attente. Elle est toujours en attente d’attribution. En réalité, deux conceptions de l’effort s’affrontent : l’une apparaissant comme le résultat d’une action gérée, pensée, parfois machiavélique et l’autre spontanée, entière et vraie. Dans ce cas, le public se projette dans l’une ou l’autre des personnalités, ce qui fit naître des clivages entre les partisans de l’un ou de l’autre. Il y a une inévitable projection-identification comme le souligne Christian Pociello (1995), pour qui : « on peut avancer, sans faire preuve d’une excessive impertinence, que les émotions sportives sont un révélateur de l’identité sociale et le reflet d’une vision du monde conféré par la position particulière que l’agent occupe dans ce monde. » Poulidor incarne la revanche attendue du prolétariat, Anquetil se faisant le défenseur des vertus bourgeoises.
30Pour Vigarello (1993), « ces héros intemporels ont un profil psychologique, une identité sociale, une image qui changent avec les décennies. Le temps traverse inévitablement le mythe, même si restent en place quelques-unes de ses polarités dominantes. » Les qualités attribuées au champion se sont largement transformées dans la succession des Tours. L’évocation du corps s’est affinée. Garin, en 1904, est comparé à un bouledogue, Henri Pélissier, en 1920, est un lévrier. C’est la fin des bestiaux de labour (comme le précise L’Auto en 1923), cet affinement se poursuit jusqu’à Anquetil, avec la pureté de son style.
31Pour Vigarello (1993), on assiste à une euphémisation des modèles de force, au déliement des formes, à l’accroissement des souplesses : « Une grande distance sépare le coureur ouvrier des premiers Tours, du coureur homme d’affaire d’aujourd’hui. La dynamique s’accentue avec l’apparition récente des héros managers [...]. C’est “la victoire du management’’ affirme une publicité exploitant le succès d’Hinault en 1985. Le Champion étant censé animer une équipe d’informaticiens, soigneurs, médecins. Le vainqueur n’offre plus l’image du technicien mais celui du chef d’entreprise (succès, gain, sport et économie). »
32Alors, tout acte sportif, au-delà de la victoire, peut devenir héroïque, même s’il ne conduit pas à la réussite finale. Le processus d’héroïsation provient bien souvent de l’usage que tirent les médias des faits sportifs, tels les longues échappées, les efforts qui peuvent apparaître inconsidérés et voués à l’échec pour préserver une place ou un maillot, les sacrifices pour favoriser la victoire d’un partenaire, à l’exemple de René Vietto, gagnant ses lettres de noblesse en sacrifiant ses chances dans le Tour 1934, pour donner sa roue à Antonin Magne, leader de l’équipe. Ces faits héroïques participent à la création de la légende du Tour et nous sommes face à un processus de création médiatique dont le mécanisme est l’appropriation, la connotation et la sur-valorisation du fait sportif. La presse puise chez l’individu et dans les circonstances de course, des signes favorables à la construction de ses discours. Vigarello parle de « vision hyperréaliste », avec le rêve de mobilité sociale suggéré par le héros.
7. Le Tour de France, représentation de la modernité
33Le sport reflète les aspirations et les modes de pensée du moment, il véhicule des allégories de modernité. Cette évolution est visible dans la transformation des pratiques sportives, avec ses conséquences sur les techniques adoptées. La plus significative est celle du rapport à la force.
34Pour Vigarello (1993), le cas du Tour est exemplaire puisqu’il se situe dans la tradition de l’homme fort. Difficile alors, pour une élite sociale très sensible aux valeurs d’élégance, d’adhérer à une épreuve dont la valeur dominante est celle de la force, devenue aujourd’hui « primaire » ou dérisoire. Le changement de vitesse a été interdit durant les compétitions dans la première moitié du XXe siècle. Le dérailleur n’a pas été inventé en une seule étape. À la fin du XIXe siècle, le dispositif de « Vélocio » permet de polymultiplier. La conséquence de cette invention est de permettre une conduite plus souple, une meilleure adaptation de la vigueur physique au profil du terrain, une répartition plus subtile des dépenses et des énergies. Le tour de pédale devient plus efficace : le travail musculaire gagne en gradation et en calcul, l’effort en économie et en durée. Cette révolution du cycle, transformant de fait la technique de course, est mal acceptée par les sportmen du début du XXe siècle. Nombre d’entre eux résistent et refusent. Pourquoi faciliter l’effort alors que c’est l’intensité même de l’engagement physique qui devrait compter ? Pourquoi créer des nuances, des paliers, dans une dépense d’énergie dont la seule quantité brute devrait l’emporter ? Le changement de vitesse instaurerait une tricherie, une possibilité de ruser avec la difficulté. Il accorderait un privilège aux plus astucieux : la revanche des calculateurs, une subtilité équivoque. Henri Desgrange, Directeur du Tour s’en tient à un interdit péremptoire qui durera, pour le Tour, jusqu’en 1937. La force ne doit-elle pas être la seule reconnue ? Au sein de L’Auto du 25 août 1903, Henri Desgrange tranche : « De mon temps, nous n’abordions pas la difficulté en la tournant, nous allions droit à elle, bien en face et nous triomphons par nos muscles et notre volonté. Une multiplication était une chose qu’on ne choisissait pas à la légère ; mais une fois prise nous ne la lâchions plus et nous montions les côtes avec les seuls moyens du bord. »
35L’acceptation du dérailleur correspond à une vision plus nuancée de la force ; 1937, c’est aussi le début des congés payés, et l’accession des classes populaires aux loisirs, amenant une nuance dans le travail que doit accomplir le cycliste.
36Une autre forme d’évolution apparaît dans le Tour : elle concerne la constitution des équipes, au départ interdite, pour éviter toute forme d’entraide, ce qui était contraire à l’esprit de l’épreuve. Les principaux industriels chercheront, dans les premiers temps, à construire des écuries, introduisant ainsi des stratégies d’équipes. La constitution d’équipes nationales conduira à des formes de valorisation patriotiques.
8. Le spectacle vivant
« Le tour passe comme une bacchanale, faisant monter la fièvre jusqu’au bout des hameaux. La paix des montagnes et la vertu des provinces en sont bouleversées pendant quelques heures ; tout semble possible et permis ; c’est une queue de comète qui balaye la route. » (Perret J., 1991)
37Le Tour de France est un spectacle qui doit son existence aux médias. Il ne faut pas oublier qu’il est aussi la plus grande fête du monde : il nous rend visite, c’est un spectacle de proximité qui met la France sur le pas de la porte lors de ses passages. Pour Gaboriau, il forme une période utopique, héroïque, qui échappe aux contraintes sociales. La rue, espace clos, populaire et urbain, devient la route, ouverte sur la campagne et l’ailleurs...
38Sur le bord de la route, le peloton associe à l’image furtive et colorée, le son d’un souffle où se mélangent puissance et légèreté. À cette image vient s’ajouter celle de l’été, le mois des moissons, le soleil, et à partir de 1936, le symbole des congés. « L’un des agréments du Tour de France, tient à ce qu’il se déroule dans une ambiance de fête champêtre, parfois imprégnée de l’odeur des foins... » (Blondin A., 1988)
39Une transformation notable intervient en 1930 avec la constitution d’équipes nationales. C’est la fin de la domination des firmes qui subissent la crise et furent soupçonnées de favoriser quelques leaders, faussant ainsi le spectacle. La disparition des équipes de marques suscite la création d’un nouveau dispositif : l’instauration d’une caravane renouvelant les sources de financement. La caravane accentue l’aspect festif du Tour et renouvelle le spectacle. Pour Gaboriau, la caravane devient le signe visible et bruyant du modernisme. Le faste industriel en marche vers le futur, avec sa distribution d’objets cadeaux et ses allures de « Père Noël torride ».
40Jacques Goddet, déclarait en 1953, lors du cinquantenaire :
« C’est une fête dans le sens absolu du terme, c’est-à-dire l’occasion pour chacun de sortir de ses habitudes, de se dégager de ses soucis, la proposition de se rendre en des lieux où vient à vous un spectacle qui peut être joyeux ou poignant, qui reste toujours beau et coloré, qui contient en lui la poussée de forces suggestives, qui est le centre attractif d’une fantastique exhibition de l’intelligence commerciale, grâce à la caravane publicitaire, laquelle remplit et justifie la longueur des attentes, et installe à la ville-étape ses tréteaux illuminés. »
Notes de bas de page
1 Les objections des coureurs portent sur deux autres points : l’absence d’entraîneurs sur l’ensemble de la course et la durée de l’épreuve jugée trop longue.
2 La Française-Diamant, Alcyon, Peugeot et Automoto.
3 Il faut noter les articles parus dans le New York Herald.
4 Lefèvre avait été cycliste, membre du stade Français (club sportif parisien) et devait suivre le Tour à Bicyclette en sautant de train en train.
5 Rappelons le Tour de France de deux enfants de G. Bruno (1877).
6 En 1926, les coureurs ont les boyaux de rechange sur le dos, une provision de rayons.
Aucune aide n’est acceptée comme par exemple le vieux Gaulois soudant sa fourche la nuit.
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