1Le lecteur des premiers débats de l’Assemblée Nationale, retranscrits par la presse, partage le vif sentiment que devaient éprouver les acteurs de 1789, « l’étonnement d’entendre une langue politique inédite » (Furet, Halevi, 1989 : LVIII). Qu’en est-il plus précisément du discours d’assemblée en 1789-1791 ? Quels en sont les protagonistes ?

2Parmi les 1315 députés à l’Assemblée constituante, 149 d’entre eux, en majorité issus du Tiers-Etat mais avec une forte minorité nobiliaire, parlent souvent, ou très souvent, au cours des débats. Une quinzaine, bien connus (Mirabeau, Barnave, Sieyès, l’abbé Maury, Clermont-Tonnerre, Meunier, Malouet, Robespierre, etc.), sont de véritables professionnels de la parole (Lemay, 1991).

3L’analyse de contenu du premier discours d’assemblée, grâce à l’indexation des thèmes les plus discutés, montre l’importance des thèmes de la justice, de la religion et des finances. Quant aux nombreux débats sur les droits féodaux, les droits de l’homme et la Constitution, ils mettent en évidence l’horizon doctrinal des députés, grands lecteurs de Rousseau, Montesquieu et Voltaire. La présence constante du thème de l’organisation de l’Assemblée nationale ne saurait nous étonner : il nous rappelle que nous sommes confrontés ici à une création ex-nihilo. Enfin l’accent mis sur les affaires régionales et locales, partagées principalement entre les questions économiques, agricoles et le problème des révoltes, est là pour marquer l’importance du lien, via les députés, entre Paris et la province.

4L’étude plus fine des notions-concepts qui structurent un discours d’assemblée (Colombo, 1993), dans l’ensemble très argumenté, renvoie à une matrice commune aux discours parlementaires pendant la décennie révolutionnaire.

5C’est tout un travail de transformation lexicale, autour de la trilogie « ordre », « pouvoir(s) », « constitution » qui fournit les premiers instruments théoriques de visibilité du nouvel « ordre des choses ». Les interventions de Rabaut Saint-Etienne témoignent ainsi de l’effort des Constituants pour réduire la polysémie des mots, par un effort incessant de définition. Il précise, au cours d’un débat en septembre 1789, que « La pauvreté de notre langue pour exprimer les idées politiques, idées absolument neuves pour la masse de la nation, nous a fait employer le terme de pouvoir en des sens très différents »1

6D’un débat à l’autre, une notion-concept, intimement liée aux idées de « représentation » et de « pouvoir constituant » s’impose : la « Constitution ». Elle est le principal facteur de description et de concrétisation des éléments du changement politico-constitutionnel : instauration, consolidation, transition, transformation, etc. Elle pose très directement la question, qui obsède le législateur, du lien entre l’acte de répartition des pouvoirs et l’acte de Révolution : comment terminer la Révolution par le maintien d’une Constitution, étant entendu que seule la Révolution peut épuiser ses propres ressources ? Au moins, il est clair que le refus d’un pouvoir réglementaire, c’est à dire d’actes généraux et impersonnels édictés par une autorité distincte de l’Assemblée nationale, le pouvoir exécutif royal, consacre la suprématie du pouvoir législatif, de la centralité de la loi (Verpeaux, 1991).

7L’étude du débat sur la nouvelle division du royaume (Ozouf-Marignier, 1989 ; De Baecque, 1993) mené tout au long des derniers mois de 1789 et l’analyse des pétitions, Adresses, lettres et pamphlets (Mardagant, 1992), issus, à cette occasion, de la province, permettent de mesurer l’impact discursif d’un tel principe de centralité législative.

8Une fois encore, Sieyès, qui aborde le problème de la division du royaume à quatre reprises2, impose ses images et ses métaphores au discours d’assemblée. Il s’oppose aux « honnêtes gens » qui s’affligent à « l’idée d’une province coupée, démembrée, morcelée » au point de se laisser prendre aux mots en reproduisant « le mouvement d’horreur que l’on éprouve à la vue d’un corps déchiré ». Il adopte le point de vue géométrique (l’indivisibilité organique basée sur une division juste et égale) d’« un homme libre appartenant à un grand corps souverain ». Ainsi, « le mauvais et le bon usage des métaphores se croisent dans ce texte de Sieyès pour tracer les principales lignes d’opposition du débat constitutionnel sur la division du royaume » (De Baecque, 1993 : 146).

9De fait, deux camps se forment à l’ Assemblée nationale : l’un autour des propositions de Mirabeau, l’autre autour du projet du Comité de division du territoire, appuyé par Sieyès.

10Ainsi deux tendances réformatrices sont représentées : l’une héritière du provincialisme autonomiste de la fin de l’Ancien régime, l’autre issue d’un rationalisme épris de géométrie et d’uniformité conformément à l’esprit des Lumières. « De la sorte, cette division actualise la contradiction entre la régularisation géométrique et le respect des particularités et des différences » précise Marie-Vie Ozouf-Marignier (1989 : 37).

11Nous sommes ainsi confronté à deux mouvements d’opinion aux présupposés philosophiques divergents :

« De la part des provincialistes, il s’agit d’une ignorance feinte des facultés de l’homme à modifier son environnement, qui sert de justification à un conformisme militant à l’égard des dispositions acquises. La pensée s’organise alors à partir d’une idée presque archaïque de la nature : celle-ci, assimilée à la puissance divine, ou bien vue comme le principe qui régit et détermine tout l’univers, dépossède l’homme de son libre-arbitre […] S’y opposent les partisans d’une refonte complète de la société, qui font appel à des principes philosophiques plus humanistes, conférant à l’homme la possibilité d’agir sur la nature » (id.).

12Cependant, les deux camps se retrouvent dans l’usage du réseau métaphorique dont l’initiateur Sieyès est rapidement dessaisi dans la mesure où « Quelle que soit l’option choisie, ce débat sur la division du royaume s’appuie, en ce mois de novembre 1789, sur trois arguments principaux, tous déclinés suivant des registres métaphoriques alternant successivement les images mécaniques (le département, rouage – utile ou inutile – de la machine politique que chacun désire le plus possible), les figures architecturales (le département, clé de voûte de la maison commune), et les représentations organiques (le département, membre, muscle, squelette, ou cellule du grand corps national) » (De Baecque, 1993 : 146).

13A vrai dire, le comité de l’assemblée, au-delà de la volonté d’imposer une vision géométrique, rationaliste de la nation, aborde le débat sur la division du royaume sans critères d’arbitrage précis, ce qui explique l’étonnante sollicitation urbaine (Mardagant, 1992) dont il est l’objet.

14Dans les villes de province, le projet de subdivision en districts et départements suscite d’intenses rivalités, – on s’en doutait –, et surtout l’émergence de leaders urbains, d’intermédiaires politiques, adeptes d’une rhétorique égalitaire, de stratégies discursives complexes. Dans un tel contexte de reconstruction administrative, une relation dynamique entre le local et le national, – ce que nous appelons la relation nation-province –, s’instaure autour d’individualités porteuses d’une conscience de l’unité nationale, tout en conservant ce que nous appelons aujourd’hui l’esprit de clocher.

15Il importe en effet de préciser que la rhétorique égalitaire et la conscience unitaire des protagonistes provinciaux du débat national sont compatibles avec une vision de la hiérarchie institutionnelle où le problème de la redistribution des ressources nationales, souvent formulé dans les termes de la tradition d’Ancien régime en matière de « rapprochement » et de « vivification », est au centre des préoccupations civiques. La capacité des acteurs à expliciter la conscience révolutionnaire de l’unité nationale apparaît très tôt, bien avant la formation du mouvement jacobin proprement dit.

16Une donnée majeure du discours d’assemblée reste à préciser : l’ouverture d’un espace illimité de souveraineté, selon l’heureuse formule de François Furet. A ce titre, l’Ancien régime est révolu, l’appel au passé ne peut plus fonder, dans l’immédiat, la nouvelle légitimité. D’ailleurs, il revient à l’expression même d’« ancien régime » de signifier cette rupture radicale avec le passé absolutiste. Certes, cette expression est déjà présente dans les cahiers de doléances, mais dans des contextes très particuliers3. Son contenu sémantique se précise, se généralise au cours du premier débat constitutionnel en septembre 17894. Il s’enrichit au fur et à mesure du démantèlement de l’ancienne administration.

17Lorsque Mirabeau, dans une note secrète au roi écrit : « Comparez maintenant le nouvel ordre des choses avec l’ancien régime », il entend seulement signifier au roi la césure avec la conception de « l’autorité royale », et de l’ancienne constitution qui la sous-tend, et non avec l’ensemble des formes de monarchie. L’usage de l’expression d’« ancien régime » n’interdit donc pas toute réflexion sur la monarchie de raison (Pasquino, 1993b). Cependant elle tend à marquer l’impasse symbolique de ce que les monarchiens appellent le « gouvernement monarchique »5, et l’ouverture, en contrepartie, d’un espace politique totalement novateur. Le basculement est ici radical, le compromis d’emblée impossible. La rupture est telle qu’il ne peut exister de doctrine en acte sous le label de monarchie constitutionnelle6. S’il existe, au-delà même des monarchiens7, des partisans d’une monarchie de raison, ils n’en demeurent pas moins républicains. Là encore, le cas de Sieyès est emblématique.

18Pasquale Pasquino (1993b) a récemment montré qu’il était impossible de faire de Sieyès un tenant de la monarchie constitutionnelle. Républicain constitutionnaliste, défenseur du « gouvernement représentatif », Sieyès précise, dans une note manuscrite, que « le Roi ne peut être un représentant » du point de vue de la loi, c’est-à-dire de la formation de la « volonté commune ». Ainsi, le Dire sur la question du veto royal, du 7 septembre 1789, prend tout son sens. Habile, Sieyès commence par affirmer que « le Roi ne peut point concourir à la formation de la Loi hors de l’Assemblée nationale » parce que « le Roi, considéré comme individu, est réduit à sa volonté individuelle »8. Il en conclut que le roi est simplement le dépositaire d’un pouvoir exécutif qui « peut conseiller la Loi », mais « ne doit pas contribuer à la faire ». Le républicanisme constitutionnaliste de Sieyès puise sa source dans le principe intangible de la centralité législative9.

19L’affirmation absolue et précoce du principe de la centralité législative, au nom de la représentation, a-t-elle pour corollaire la concentration exclusive de la souveraineté entre les mains de l’Assemblée ? Faut-il alors adopter la thèse d’une continuité cachée, derrière cette rupture, qui procéderait de « la reprise en compte, par les patriotes de 1789, d’une conception de la souveraineté politique qui doit ses caractères à l’absolutisme » (Furet, Halevi, 1989 : LXXV) ? Michel Troper (1992) a analysé, dans le débat avec François Furet que nous avons déjà mentionné10, toute la complexité de ce problème historique du point de vue juridique. Il affirme d’emblée que le principe de « l’indivisibilité de la souveraineté n’est nullement une thèse héritée de l’absolutisme ». A ce titre, « la théorie de l’unité et de l’indivisibilité de la souveraineté n’implique nullement l’attribution de la totalité du pouvoir législatif à une Assemblée élue » (Troper, 1992 : 1174). C’est sans doute la raison pour laquelle Sieyès, en fin stratège, n’utilise jamais le terme de souveraineté avant l’an III : il veut éviter de confronter la question de la représentation, pivot de la centralité législative, avec un tel risque, la division de la souveraineté, tant du côté du roi que du peuple. Mais il ne peut à lui tout seul empêcher le développement d’une théorie pratique sous la catégorie de souveraineté du peuple (Gauthier, 1992 ; Guilhaumou, 1994a).

20Ainsi, une telle réflexion nous conduit aux limites théoriques du discours d’assemblée. Qui plus est, une fois levée l’hypothèque d’une continuité entre la souveraineté absolutiste et la souveraineté du peuple, elle dégage de nouvelles perspectives sur la rupture révolutionnaire dans la mesure où elle rend possible une histoire de la souveraineté en acte, dans sa pluralité même, à l’horizon de l’ouverture illimitée de la Déclaration des droits de 1789.

21Dans la perspective ainsi tracée, il importe aussi de ne pas s’en tenir aux seuls éléments de radicalité, d’ouverture nationale du premier discours d’assemblée. Il convient également de les conjuger avec d’autres réalités discursives plus prosaïques, de manière à en préciser les limites dans le champ des théories pratiques.

22C’est bien autour de la notion de citoyenneté que tout se joue (Le Cour Grandmaison, 1992). Les Constituants, par peur de la dissolution du social, restreignent au maximum l’accès à la citoyenneté. Ils en excluent d’emblée des pans entiers de l’humanité : les pauvres, les femmes, les domestiques. Le critère d’exclusion est celui de la possession. Il permet d’opposer le monde vertueux et rationnel des propriétaires au monde sans liberté et sans moralité des pauvres. Il sous-tend donc la distinction, une fois les femmes exclues, entre les citoyens actifs (environ quatre millions) et les citoyens passifs (environ trois millions). Mais la majeure part des citoyens actifs disposent de droits fort limités : leur capacité politique s’épuise dans l’exercice du droit de vote. Ainsi seuls les électeurs et surtout les députés détiennent l’exercice effectif du nouveau pouvoir. Patrice Gueniffey (1993) a bien montré que le rôle des citoyens actifs consiste essentiellement à élire des notables locaux, minorité d’électeurs fortunés, sans débats d’idées, faute de délibérations11.

23Pourtant les années 1789-1790, et tout particulièrement le tournant de l’une à l’autre, constituent une période de grande effervescence électorale, ouvrant ainsi un observatoire privilégié sur le nouveau vocabulaire électoral (Wolikow, 1995).

24A la fin de l’Ancien Régime, le vote qui clôt « l’assemblée générale de la communauté des habitants » fait déjà apparaître un vœu majoritaire à « la pluralité des voix ». Mais, selon Sebastien Mercier, « Elire : ce mot était à peine connu avant la Révolution ; le peuple même l’estropiait dès les premières élections qu’il a faites »12.

25Suivons donc la « voie » révolutionnaire du « scrutin », tout en remarquant d’emblée, avec Claudine Wolikow, que les Procès-verbaux des élections oscillent constamment entre les termes « voie » (du scrutin) et « voix » (du souverain). Dans l’exemple de l’élection d’une Municipalité au début de l’année 1790, « les habitants de la paroisse et communauté », « formant la majeure part des citoyens actifs » sont « convoqués » pour procéder à « la formation d’une nouvelle Municipalité ». Après le rappel par le Président de l’assemblée de « la manière de procéder à l’élection » et des « conditions exigées pour être élus et éligibles », dans un discours analogue aux circonstances, l’assemblée prête serment13. L’opération électorale peut commencer en présence d’un « nombre suffisant » de « citoyens » : « appel nominal » des « citoyens votants », « scrutins versés dans une boête », un « vaze », un « carton », etc, « bulletins comptés et dépouillés ». Enfin, après « proclamation » et « acceptation » publique des « nominations », les élus prêtent un dernier serment.

26Claudine Wolikow précise alors que « la pédagogie politique des assemblées scrutatoires, – assemblées primaires en tête, lieu privilégié de la participation électorale –, revient à occuper le vide délibératif par les rites de scrutin […] L’exercice électoral permet de faire publiquement et périodiquement assermenter les citoyens, par des engagements réciproques immédiats et une adhésion jurée aux principes, qui scellent la solidarité patriotique et civique » (Wolikow : 422).

27Cependant, au-delà de cette incontournable réalité civique, l’importance des solidarités et dépendances locales au niveau du déroulement des élections est révélatrice des limites rapidement atteintes à la formation d’un espace national sous le seul regard du système représentatif. Même si les conditions d’application des principes égalitaires du système représentatif n’ont pas suscité immédiatement, selon les vœux de Sieyès, un espace national, il n’en reste pas moins que l’ouverture vers un espace politique démocratique demeure à l’horizon du droit naturel déclaré, mais selon des modalités externes au discours d’assemblée, plus proches du pouvoir communicatif engendré par les actions citoyennes des républicains. C’est en appui sur une volonté de mettre en acte les principes du droit que l’abbé Grégoire, s’adressant aux députés, leur reprochera, avant Robespierre, d’avoir concentré « la représentation entre quelques citoyens riches et propriétaires », bref de vouloir reconstituer une nouvelle « aristocratie de la fortune ».

28La manière dont a été opérée, au plan législatif, « la destruction du régime féodal » est tout à fait significative à cet égard (Mazavric, 1970). Au-delà de la proclamation solennelle de l’abolition des privilèges et des droits féodaux, fixée par le décret du 11 août (« L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal »), il s’agit de légaliser cette « destruction » sans léser les intérêts des seigneurs-propriétaires.

29Il revient à Merlin de Douai, le 8 février 1790, de présenter, au nom du comité féodal de l’Assemblée, le décret d’abolition de la féodalité. Son « discours très rhétorique, au référentiel juridique très dense » selon Régine Robin (1971a) s’articule autour de la phrase-pivot « Le régime féodal est détruit ». Ici le fait discursif majeur est la division du thème de la féodalité, à partir de cette phrase-pivot, en deux univers sémantiquement distincts :

• d’un côté, en négatif, les « biens féodaux », manifestations de la suprématie du suzerain sur le vassal, qu’il faut bien sûr détruire. Soit le paradigme suivant :

« le droit d’aînesse
la masculinité des fiefs
un attribut de la supériorité des fiefs       sont
un attribut de la supériorité censuelle        abolis
le retrait féodal
le retrait censuel
la foi et l’hommage
les charges honorifiques
Les lois de succession de fiefs »

• de l’autre côté, en positif, le « droit féodal » issu d’« un contrat de fief », donc d’une convention particulière qui fait partie intégrante du droit « naturel » de propriété, et qui bien sûr doit être conservé. Soit le paradigme suivant :

« le droit féodal est issu d’un contrat de fief
Un droit censuel est issu d’un contrat de sens
les corvées réelles sont issues d’une concession de fonds
les banalités réelles sont issues d’un concession de fonds
le droit de triage est issu d’une concession de fonds
                          de la féodalité véritable
                          du système féodal »

30Ainsi se met en place une opération de sauvetage de la propriété « féodale » au profit d’une fusion de la classe dirigeante à l’intérieur de la classe des propriétaires-citoyens.

31Le discours d’assemblée est donc bien d’emblée dans une situation paradoxale : en détruisant la structure dite « féodale » de la société d’Ancien régime, il « donne à la Révolution française un caractère d’individualisme radical, perçu comme condition indispensable de l’égalité démocratique » (Furet, 1988 : 729). En récupérant la propriété « féodale », il met temporairement la pensée bourgeoise des Lumières au service de la classe seigneuriale. Fondé sur le principe démocratique de la radicalité du droit naturel déclaré, le discours d’assemblée s’en détourne dès le départ en instaurant, de la loi martiale à son complément, la loi Le Chapelier, la toute puissance de « la propriété des biens matériels, institution sociale qui n’est pas de droit naturel » (Gauthier, 1992 : 78).

32Plus largement, le discours majoritaire des Constituants procède plus d’une culture de la loi que de l’idéologie classique des Lumières. Timothy Tackett (1996) a montré qu’un vocabulaire juridique, une conception de la justice et de l’équité propre aux juristes, en résumé un mode de pensée légaliste imprégnent beaucoup plus la pensée des députés que les éléments des Lumières dont ils avaient connaissance.

33Cependant Robespierre, l’un des 53 députés qui parlent très souvent à l’Assemblée nationale, s’il peut apparaître abstrait dans sa manière de faire constamment référence au peuple, rappelle sans cesse l’existence de deux autres formes de l’idée générale de propriété issue du droit naturel déclaré, que Florence Gauthier résume dans les termes suivants :

• « La propriété de droit naturel attachée à la personne : vie, personne, liberté, citoyenneté, sûreté, résistance à l’oppression, développement de toutes les facultés, réunion, expression ».

• « La propriété de droit naturel commune au souverain : formation de loi et gouvernement, selon le principe de la souveraineté populaire, source de la légitimité » (1992 : 77).

34Soutenu par de nombreux écrivains patriotes, Robespierre dénonce donc « les partisans de l’aristocratie des riches qui, en attachant la citoyenneté non à la personne mais à la richesse, transforme le droit naturel universel de liberté en droit particulier des possédants » (id : 69). Cette dénonciation prend toute sa dimension théorique dans son fameux discours Sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l’exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d’argent. En installant le mot « peuple » au centre de « la nouvelle langue politique », Robespierre nous introduit à une étape supplémentaire dans la formation de la langue des droits, où le poids du discours d’assemblée est relativisé, ou plus exactement réévalué au sein d’un espace public élargi. La conscience linguistique des révolutionnaires s’ancre désormais dans une économie linguistique, comme nous l’avons déjà montré (1989a : 65-69), où un rapport d’analogie, le rapport du peuple à ses conditions de vie, à son droit à l’existence, fonde un consensus basé sur la souveraineté du peuple, véritable norme constitutive d’un espace public de réciprocité.

35Ainsi, en correctif d’un discours d’assemblée trop souvent autocentré à l’initiative de la majorité modérée de l’Assemblée constituante, il existe une minorité de députés radicaux, dont Robespierre devient progressivement la figure de proue, qui réfléchissent en permanence sur les modes démocratiques d’articulation de la « centralité législative »14 à la volonté nationale.

36Il convient de préciser succinctement les contours de ce groupe de patriotes où se distinguent Pétion, Buzot, Grégoire, Prieur et Robespierre (Lemay, 1994). Ces hommes se différencient par leur fidélité aux principes énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ainsi Barère note, lors de la discussion sur ce texte fondateur : « Robespierre se rapprochait beaucoup plus de l’énergie et de la pureté du principe, en proposant un article conforme à l’esprit qui a dicté les constitutions d’Amérique »15.

37Ces quelques députés, soucieux du maintien de l’expression permanente de la volonté nationale, insistent par là même sur la nécessité de renforcer le pouvoir législatif lorsqu’il s’agit d’énoncer les lois que le peuple fait. Ils manifestent par là même, et à de nombreuses reprises, la légitime méfiance de l’Assemblée nationale à l’égard du pouvoir exécutif.

38Prieur « intervient souvent mais généralement brièvement avec des remarques percutantes qui révèlent un député convaincu des valeurs de la Révolution débutante ». Pétion, quant à lui, « s’intéresse de plus près au travail parlementaire, propose des solutions pratiques aux problèmes soulevés et fait confiance à l’intelligence du peuple » précise Edna Lemay (1994 : 150).

39Pour sa part, Grégoire se fait remarquer par « la force et l’énergie de son langage » : il se rapproche ainsi singulièrement de Robespierre qui intervient peu sur les questions d’organisation locale, judiciaire et administrative, bref les affaires d’ordre pratique qui préoccupent le député ordinaire, se réservant pour le rappel des principes qui doivent régir l’établissement et la mise en œuvre de la Constitution. Le profil d’orateur de Robespierre, orienté très tôt vers la légitimation des prises de parole dans un espace public élargi tout en conservant le principe de la « centralité législative », se distingue donc du profil moyen de l’orateur ordinaire qui donne au discours d’assemblée une dimension concrète, le restreint à ce qui est applicable, l’ancre dans la politique au quotidien.

40Parmi les députés du Tiers-Etat qui interviennent souvent dans les débats, une quarantaine ont échappé au regard de l’historiographie, et plus particulièrement à la sagacité d’Aulard16. C’est pourtant avec eux17 que l’on peut préciser les contours de l’orateur ordinaire. Ici l’orateur ordinaire ne doit pas être confondu avec l’orateur occasionnel des premiers mois de l’Assemblée nationale qui apprend vite à se taire, tant il est brocardé par ses collègues pour la médiocrité de son éloquence et de ses idées, comme en témoigne leur correspondance18.

41De fait, selon Edna Lemay (1991), l’orateur moyen « fait beaucoup de petites interventions qui signalent sa présence aux séances et touchent des questions diverses ». Entre tel député qui « intervient de façon impulsive comme partisan de la Révolution en cours, mais sans jamais entrer dans les grands problèmes constitutionnels » et tel autre député qui indique toujours « son souci pour les droits du citoyen et le besoin de les préciser autant que possible », une différence de tempérament est certes perceptible, mais dans un paysage où la Révolution s’inscrit positivement. L’important réside ici dans le souci du concret, la référence au sens pratique (tel député » révèle un esprit critique de l’ancien régime, mais aussi un sens pratique envers les réformes à y porter ») et le lien permanent à la quotidienneté de la politique (avec tel autre député, les interventions ne révèlent nullement ses idées politiques, « mais elles indiquent comment les décisions de l’Assemblée peuvent influer sur la vie journalière des citoyens »)19.

42En dernier lieu, un point mérite d’être précisé.

43Si la lecture analytique du discours d’assemblée en 1789-1790 permet de mettre en évidence des oppositions entre une minorité patriote et une majorité modérée acquise à une conception restreinte de la représentation politique, il n’en reste pas moins que les propos des députés, et des journalistes qui consacrent une part majeur de leurs écrits aux comptes rendus des séances de l’Assemblée nationale, bannissent au départ toute désignation de partis20. Jusqu’à la nuit du 4 août incluse, il s’agit de maintenir la fiction de l’unité de la représentation nationale. Chacun proclame que les séances de l’Assemblée Nationale « doivent être unies et indivisibles » (Le Solitaire). Ainsi, Brissot, dans le Patriote Français, s’en prend à « l’esprit de parti » et se range du côté des « bons citoyens étrangers à tous les partis ».

44Les débats sur la Déclaration des droits et le veto introduisent le terme de « coalition » pour désigner les partisans du veto absolu, qualifiés par les historiens de manière anachronique de monarchiens. Ainsi, selon le Club des Observateurs, à la désignation très générale d’« aristocrates » utilisée dans un sens de plus en plus étendu (Guilhaumou, 1985b) s’ajoute le mot « coalition » d’usage plus strictement parlementaire : « Le mot aristocrate est dans la bouche de tout le monde, le mot coalition est dans celle de tous nos modernes politiques : les pamphlets répètent à l’envi ces mots, et les appliquent à tout ».

45Mais c’est seulement à la fin de l’année 1789 que les expressions de « parti patriote » et « parti aristocratique » se généralisent dans la presse patriote selon diverses variantes lexicales, et que commence à se singulariser lexicalement la partition droite-gauche21. Alors que le Courrier de Provence se contente de l’indication « à droite et à gauche du Président », une brochure anonyme titre significativement : Avis aux aristocrates du coté droit par un démocrate du côté gauche.

46L’analyse du discours d’assemblée, centrée sur la période de l’Assemblée constituante, s’avère décisive pour penser la Révolution française, selon la célèbre formule de François Furet (1978). Mais elle ne saurait épuiser la description de la capacité doctrinale, réflexive des acteurs de la Révolution française. La prise en compte des limites du discours d’assemblée pendant la période de l’Assemblée constituante, même à travers leur appréhension négative par la minorité des députés radicaux, Robespierre en tête, nous renvoie dès 1789 vers d’autres lieux, de façon concomittante la presse patriotique en attendant l’émergence de formes plus diversifiées de sociabilité politique (sections, sociétés patriotiques, missions civiques, etc.). Des lieux où tentent de se mettre en place, avec plus ou moins de succès, d’autres modalités discursives de la légitimité révolutionnaire.