1En écho au titre du premier chapitre, « Le Tiers État est une nation complète », de son célèbre opuscule, Qu est-ce que le Tiers État ?, Sieyès écrit dans une note manuscrite : « Le tiers n’est point le tiers, c’est la nation ». Une telle insistance sur l’équivalence « Tiers »/ « nation » présuppose l’identification du « Tiers État » à un « tout », à la nation comme totalité. C’est marquer d’emblée l’importance décisive de la référence à la nation. Les adversaires de Sieyès lui reprocheront sa vision « métaphysique » de la nation. Et Sieyès de leur répondre :

« C’est bon, dira-t-on, pour la théorie, mais dans la pratique on ne peut pas suivre les idées abstraites, tel est le discours ordinaire d’une foule d’hommes qui ne comprennent pas d’avantage ce que c’est que pratique, ce que c’est que théorie. Il n’y a rien de bon dans la pratique qui ne soit aussi dans la théorie »1

2Ainsi le vaste mouvement d’identification nationale du Tiers-Etat en 1789 nous introduit à la question décisive de l’articulation de la théorie et de la pratique dans le discours révolutionnaire, en d’autres termes du jugement sur l’événement révolutionnaire, espace commun où s’élabore l’unité de la théorie et de la pratique. La variation même de la définition de la citoyenneté, dont nous avons déjà posé les premiers jalons, s’inscrit dans ce problème spécifique à la Révolution française de l’unité de la doctrine et de la praxis.

3Il importe avant tout de préciser que le propos de théorie pratique inauguré par Sieyès sur le thème de la nation ne se confond pas avec les nombreuses autres réflexions sur la nation prônées dans ce temps fort de la réunion des États Généraux2. Nous pouvons ainsi comparer3 avec profit Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? de Sieyès et Qu’est-ce que la Nation et Qu’est-ce que la France ? de Guiraudet, un homme de lettres « patriote » que Sieyès trouvera à ses côtés en 1790 dans la Société de 1789.

4Si Sieyès et Guiraudet s’accordent sur la définition politique et territoriale de la nation : là où pour Guiraudet « la Nation française est une société d’environ vingt-cinq millions d’habitants, vivant sous une constitution, ou système de lois, qu’elle s’est faite, et sur un espace d’environ vingt-neuf mille lieues quarrées », Sieyès précise que la nation est « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par une même législature » qui se circonscrit dans « les quarante mille paroisses qui embrassent tout le territoire ». Mais leur propos national se diversifie lorsqu’il s’agit de définir ce qu’il en est du « tout » de la nation. Guiraudet s’en tient à la distinction entre la « nation entière » et la « nation réduite » (L’Assemblée des représentants et les assemblées partielles d’électeurs), associées dans l’acte de faire la loi et divisées par « les seules fonctions de la loi ». Sieyès s’interroge plus avant sur le concept de nation comme sujet de droit (Pasquino, 1989). Il élabore ainsi une définition progressive de la nation, à propos du thème majeur de la liberté. De « la liberté d’indépendance » où la nation est « indépendante de toute forme » à la liberté représentative » qui légitime le discours national d’assemblée, un trajet théorique rend compte des possibilités pratiques de l’identification nationale4.

5Sieyès affirme donc que la nation « n’a jamais trop de toutes les manières possibles d’exprimer sa volonté », qu’elle « est tout ce qu’elle peut être par cela seul qu’elle est ». L’articulation de la théorie et de la pratique, dans une conception de la nation comme un « tout voulant et agissant », procède d’abord de l’ouverture maximale des possibles dans l’action.

6Certes la majorité modérée des députés du Tiers-Etat aux Etats Généraux n’adhère pas d’emblée aux idées radicales de Sieyès sur le « tout » de la « nation ». De fait, l’analyse du corpus des brochures et pamphlets publiés par les futurs députés du Tiers à la fin de 1788 et 1789, menée à bien par l’historien Timothy Tackett (1996 : 100), montre l’attachement de ces notables modérés à la monarchie et leur ignorance du peuple. De même leur usage de la rationalité des Lumières procède plus d’une attitude pragmatique, nourrie de leur apprentissage politique multiforme à la fin de l’Ancien Régime, que d’une doctrine politique cohérente, même si d’importantes potentialités de changement sont présentes dans leurs discours : ils associent ainsi volontiers « lois, coutumes et raisons », « raison, équité et loi », « expérience, histoire, raison et intérêt général » (id : 111).

7Mais c’est dans la dynamique même de ce lieu inédit, qui va se dénommer « l’Assemblée nationale », que les députés du Tiers acquièrent une nouvelle manière d’être, d’agir et de penser, au-delà de leurs idées réformistes sur la Constitution et de leurs préjugés sur le peuple. Ainsi le témoignage épistolaire de l’un d’entre eux, Gantheret, montre l’insertion progressive, dans ses écrits, des idées et du vocabulaire nouveau de la nation souveraine (id : 140).

8Timothy Tackett a remarquablement décrit ce processus de radicalisation politique sans précédent qui se matérialise bien sûr d’un débat à l’autre, mais aussi et surtout dans les multiples témoignages des acteurs eux-mêmes de l’événement. Nous pouvons ainsi suivre, jour après jour, des députés de plus en plus conscients de la « fraternité » qui les lie, de la « force » et de la « conviction » des prestigieux orateurs présents en leur sein jusqu’au passage irréversible à un consensus en faveur de la révolution. Dans cette perspective, il s’agit aussi de marquer la toute puissance de l’opinion publique : « l’opinion publique est notre force » précise l’un des députés, marquant ainsi fortement la concrétisation, dans la dynamique d’assemblée, de la figure de l’opinion publique dont nous avons décrit, en préliminaire, les modalités à la fin de l’Ancien Régime.

9A l’intérieur de cette « force irrésistible », engendrée tout autant par l’enthousiasme des spectateurs, – et parmi eux les députés peu présents sur l’avant-scène du débat politique, mais forts de leurs témoignages –, que par la puissance créatrice des orateurs reconnus, nous nous limitons à l’examen de la force des signes, au sens rousseauiste, telle qu’elle se déploie sous le signe de la nation. Ainsi, de ce point de vue, les événements d’assemblée qui se succèdent tout au long du printemps 1789 constituent autant d’expérimentations d’une ouverture théorique vers le signe de la nation et de son déploiement comme force pratique propre.

10Le roi, dans son discours d’ouverture des États Généraux le 5 mai 1789, notifie, après avoir déployé les fastes de la monarchie, sa volonté de faire voter les députés par ordres. Le 6 mai, les députés du Tiers décident de refuser la réunion séparée des deux autres ordres et prennent le titre de « députés des Communes ». Ainsi la Révolution est déclenchée par un nom hérité d’une institution anglaise. Cette dénomination est bien un néologisme de combat de la nouvelle langue politique5. Il importe alors de préciser comment les députés du Tiers sont passés, entre le 6 mai et le 17 juin, d’une désignation incertaine dans la chaîne d’équivalence entre « Assemblée des États Généraux », « Assemblée générale » et « Assemblée nationale » à la dénomination d’« Assemblée nationale » (Dujardin, 1996).

11Dans un contexte discursif exceptionnel où divers députés soulignent, dans leur correspondance, la puissance du discours d’assemblée sur la base d’une manifestation unique d’éloquence, d’une profondeur inégalée des connaissances et d’une diversité extrême des arguments, bref d’une étonnante force du raisonnement, un grand pas est franchi lorsque le 15 juin, Sieyès propose le titre d’« Assemblée des Représentants connus et vérifiés de la Nation française. » N’avait-il pas la prééminence en ce domaine dans la mesure où Qu’est-ce que le Tiers État ? avait déjà fait connaître les « acceptions vraies » de l’expression d’« Assemblée Nationale » à l’aide de formules percutantes6. Mais si l’expression lui était connue, il avait préféré lui donner le premier jour un « nom provisoire » selon ses propres termes. C’est alors qu’elle est reprise puis proposée, le 16 juin, par un député inconnu, Legrand, dans une motion brève, mais très applaudie : « L’Assemblée a arrêté de se constituer en Assemblée nationale ».

12Sieyès s’y rallie immédiatement en proposant de substituer « à la dénomination de représentants connus et vérifiés le titre d’Assemblée nationale » ; sa motion obtient la grande majorité des voix le lendemain (491 voix contre 90 à la motion de Mirabeau). De ce vote, Philippe Dujardin (1996) retient avec raison, dans son analyse du corpus des désignations autour du mot « Assemblée » dans les débats parlementaires des 15, 16 et 17 juin, non seulement l’aboutissement discursif sous la forme de « la dénomination d’Assemblée nationale », qui « est la seule chose qui convienne à l’Assemblée dans l’état actuel des choses », mais aussi l’importance de l’opération de conversion d’une dénomination en un titre permettant la mise en activité instituante du corps des représentants.

13De même, Olivier Beaud montre que la Déclaration de l’Assemblée nationale du 17 juin confère une dimension fortement performative à la dénomination d’« Assemblée nationale » (« L’Assemblée nationale déclare donc que l’œuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée, sans retard par les députés présents, et qu’ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle »). « Décision typique d’un acte d’initiative pré-constituante », commente l’historien du droit, qui « fut l’acte unilatéral par lequel l’institution représentative se transforma d’instance purement consultative en une instance de décision » (1994 : 267).

14Toujours est-il que, de cette opération discursive complexe, plusieurs députés, dont Cerutti, retiendront le rôle de Sieyès et l’impact de sa pensée :

« Nous sommes redevables à Sieyès du changement subit et salutaire. En substituant le mot Assemblée nationale à celui de tiers état, il a coupé le nœud gordien des privilèges antiques ; il a séparé l’époque présente de celles qui l’ont précédée ; et à la place de trois ordres, tantôt divisés, tantôt réunis, mais toujours prêts à se dissoudre, il a présenté le corps indivisible de la nation, rendu indissoluble dans la parfaite réunion de tous les individus afin de tout entraîner par sa masse. Enfin le mot d’« Assemblée nationale » a été comme un de ces mots que la magie emploie pour changer la scène du monde, et faire sortir de terre un colosse invincible »7

15D’autres patriotes lui reprocheront, certes plus tardivement, de ne pas avoir employé le premier la dénomination d’« Assemblée nationale » dans les débats parlementaires. Dans sa défense manuscrite, il en profite pour préciser son rôle et sa stratégie propres dans ce moment d’invention nationale :

« Celui qui le premier a démontré que les représentants d’une nation ne pouvaient pas être divisés en trois ordres, qu’il fallait égalité entre les droits politiques, comme entre les droits civils, que tout privilège était antisocial, et qu’il fallait qu’une nation fut représentée par une législature commune, celui-là pouvait attacher aux mots, diète ou assemblée, ou tout autre, l’ensemble de ces notions […]
Le mot assemblée nationale pouvait être pris dans le sens d’une convention nationale, c’est-à-dire d’un corps chargé d’exercer le pouvoir constituant. Celui qui le premier a séparé le pouvoir constituant du pouvoir ordinaire législatif peut être censé n’avoir pas ignoré la force de cette acception particulière du mot […]
Que me reprochez-vous de n’avoir pas connu le mot ? Lisez toutes les brochures que j’ai publiées, et souvenez-vous que dans le premier ou le deuxième ou le troisième discours, j’ai toujours dit que ce mot était le véritable, mais /pensez/ vous que je n’ai pas connu la chose lorsqu’il est évident que je l’ai prouvée. Pourquoi donc n’ai-je pas fait le premier jour ce que je croyais bon à faire ? Consultez tous ceux avec qui j’avais des relations, ils vous diront que c’était pour le succès même de cette première démarche […] Le nom m’était connu, ses acceptions vraies avaient été pour moi démontrées ; je les demandais sous un nom provisoire ; la constitution réelle, je l’avais... Il est donc clair que si je n’ai pas employé ce mot, il y avait sûrement une raison de politique… »8.

16Au-delà de cette querelle tardive et quelque peu mesquine au regard d’un Sieyès peut-être aussi trop conscient de son génie politique, il importe de préciser en fin de compte le caractère d’événement linguistique majeur d’un tel processus de création du mot d’« Assemblée nationale ».

17Bien avant 1789, l’ancien terme juridique d’« Assemblée » et l’adjectif « national » avaient été associés. Sieyès lui-même précise que « Le mot d’assemblée nationale n’est pas nouveau ; il a été employé par Voltaire il y a plus de quarante ans ; et il était devenu assez commun, avant la convocation des états généraux. Le sens qu’on y attachait n’était pas différent de celui d’états généraux, c’était un terme générique qui embrassait toutes les manières possibles de réunir les députés d’une nation. Ainsi le parlement d’Angleterre, la diète de Pologne, les états généraux de Hollande étaient des assemblées nationales »9.

18De mai à juin 1789, le syntagme d’« Assemblée générale » est le plus courant, le terme « national » s’applique à toutes sortes de substantifs : « corps », représentation », « doctrine », « droit », etc. ; enfin nous trouvons 19 emplois de l’expression « Assemblée nationale » dans les Archives parlementaires entre le 7 mai et le 12 juin. Et Pierre Lamarque (1988) d’en conclure qu’« » elle était donc familière au public qui ne considéra pas le vote du 17 juin 1789 comme particulièrement sensationnel […] C’était pourtant le premier acte véritablement révolutionnaire depuis l’ouverture des Etats généraux ».

19Mais « une chose est de qualifier un nom par un adjectif au cours d’une phrase, une autre chose de créer le nom propre d’une institution » ajoute Renée Balibar (1985 : 115). C’est par une transformation du rapport des mots français « Assemblée nationale » aux mots anglais « Houses of Commons » et latin « communis », ce qu’on appelle le colinguisme10, et le maniement abstrait/concret de termes tels que « natio », « nation », « commons » que « l’Assemblée nationale » en tant qu’institution représentative est introduite sur la scène politique, et enclenche par là même le processus révolutionnaire. Ainsi « Passer des Etats-Généraux à l’Assemblée Nationale peut aujourd’hui apparaître sous le jour des actes naturels. Ce n’était pas évident à l’époque. Il a fallu des semaines de réflexion aux nouveaux représentants du peuple et une solide possession du colinguisme latino-franco-anglais pour donner un sens aux termes de l’institution » (Balibar, 1985 : 111).

20A ce titre, la spontanéité du Serment du Jeu de Paume, le 20 juin, n’est qu’apparente. Le pouvoir d’expression nationale des députés du Tiers est le fruit d’une longue maturation intellectuelle.

21Cependant cet événement majeur rend possible l’affrontement avec le roi : il apparaît au grand jour le 23 juin lors de la « session royale » où les députés se voient intimer l’ordre de se réunir par ordres. « Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin dans les chambres affectées à votre ordre pour y reprendre vos séances », leur fait dire le roi. Saisis de colère, consternés, les députés du tiers refusent d’obtempérer au nom du principe proclamé de l’inviolabilité de leur personne. Rétorquant au pouvoir monarchique que « La nation assemblée ne peut recevoir d’ordre », le député Bailly désigne alors un acte d’obligation qui repose sur l’acte de légitimation du Serment du Jeu de Paume, à la différence du roi qui ne fait référence à aucune donnée argumentative consensuelle dans la conjoncture de 1789 (Slakta, 1982). « La force de la raison, de la justice et de la vérité », c’est-à-dire de l’opinion publique, selon les propres termes du député Duquesnoy, se trouve donc bien du côté de l’Assemblée nationale et non du roi.

22Si certains députés pensent que l’instabilité de la « volonté royale » n’interdit pas un travail de concert entre le roi et les députés réunis tous ensemble, alors que d’autres, plus radicaux, dénoncent ce qu’ils perçoivent comme un « lit de justice », « un acte d’un pouvoir despotique », la majorité modérée s’accorde pour reconnaître désormais qu’« ils ne peuvent rien reconnaître de supérieur à leur propre autorité »11.

23Mieux encore, Jean-Pierre Paye, s’attardant un court moment dans son passionnant trajet à l’intérieur de la raison narrative12, sur cette séance primordiale du 23 juin, remarque d’abord que, quatre jours auparavant, le 19 juin, un événement linguistique, discret mais décisif, a eu lieu à partir de l’énoncé suivant « L’Assemblée nationale ordonne et arrête qu’il sera établi, sans délai, un comité composé de vingt membres... ; que ce comité s’occupera... du récit de ce qui s’est passé après le 5 mai dernier ». Ainsi, précise Jean-Pierre Faye, « Dénomination et comité de récit, c’est munie de ces seules armes qu’une assemblée désormais souveraine s’est rendue le 23 juin dans la Salle des Menus Plaisirs ».

24Ici, ajoute-t-il, « la pointe acérée du rapport entre le langage et l’acte, ou de la puissance même du langage, ne réside pas dans la forme déclarative en elle -même », puisque, nous l’avons déjà dit, la séance du 23 juin commence par une « déclaration du roi » décontextualisée par son caractère foncièrement régressif (« Le roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’Etat soit conservée en son entier »). Il formule alors une réflexion sur l’événement tout à fait décisive pour comprendre ce que nous entendons par le déploiement de la force des signes : « C’est en quelque autre puissance du langage, dans son rapport à l’action qu’elle rapporte, – qu’elle reprend, condense, annonce –, que sans doute pourrait être recherché le point de virulence auquel l’histoire doit d’être pensable, et où elle se tient, au travers de sa violence même, en contact avec la pensée ».

25Ainsi le nouveau discours de persuasion politique, initialement fondé sur l’identification de l’individu-citoyen à la nation, se modélise pas à pas, de récit en récit, dans le rapport du langage à l’action. Il prend définitivement l’ascendant sur le discours de reconnaissance, de justification des ordres d’Ancien Régime.

26Si la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, ne constitue pas immédiatement pour la majorité des députés, plutôt en retrait face à une telle irruption populaire, et quelque peu choquée par sa dimension punitive, un tournant majeur au sein de la dynamique d’assemblée (Tackett, 1996 : 163), il n’en reste pas moins que cet événement majeur instaure de nouvelles conditions pragmatiques limitant déjà l’impact du discours d’assemblée13.

27En effet, à s’en tenir à la dynamique désormais restreinte, mais toujours révolutionnaire, de mise en acte du discours d’assemblée, l’entrée du Roi à l’Assemblée nationale le 15 juillet, et la reconnaissance de sa légitimité font l’événement d’assemblée. D’un point de vue pragmatique, c’est alors au cours de la discussion du renvoi des ministres et le rappel de Necker, le 16 juillet, que l’acte de demander, déjà attesté dans les cahiers de doléances, prend une dimension nationale et institutionnelle (Gumbrecht, 1978).

28Les reformulations de la phrase du député Mirabeau, « Nous ne prétendons point dicter le choix de vos ministres » donnent son effectivité à un tel acte fondateur de la Révolution :

– Barnave : « Quoiqu’en principe il est vrai que l’assemblée n’a pas le droit de demander.... l’assemblée peut et doit déclarer qu’elle... » ;
– Mounier : « Il est à craindre que la demande oblige le roi... Mon avis est qu’on peut demander, mais uniquement... ».

29Cependant les députés vont devoir aussi s’appuyer, à partir du 14 juillet, sur la légitimité de la « prise la Bastille » désignée comme « événement » en tant que tel, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Nous entrons donc dans une nouvelle phase de la révolution de 1789, où la gestion de la relation du discours d’assemblée en acte avec son extérieur spécifique, c’est-à-dire avec le mouvement qui le légitime s’avère rapidement contradictoire. En situation de crise, l’Assemblée nationale doit son autorité au mouvement du « peuple assemblé », elle y trouve en effet son principal soutien politico-militaire, même si les députés ont quelque difficulté à adapter leur réflexion commune sur « l’anarchie » de la « populace » à cette nouvelle instance de légitimation14.

30L’interprétation du 14 juillet 1789 en terme d’événement symbolique fondateur est donc, nous le verrons, d’une extrême importance. Mais les députés sont confrontés, avec le climat révolutionnaire, à une donnée généralement exclue de la rationalité des Lumières au nom du refus des préjugés, \a logique spécifique de l’émeute populaire. Soucieux de constituer la politique au sein d’un espace centré sur la représentation, les députés se heurtent très tôt au peuple punitif et s’avèrent d’emblée incapables d’instaurer de nouvelles médiations constitutives de l’autonomie du politique hors de l’ Assemblée. Nous touchons là à l’une des limites du discours d’assemblée que nous décrivons plus amplement par la suite.

31Cependant, nous pouvons, dans l’immédiat, énoncer, sous l’argument de « nation », une double caractérisation de la radicalité de 1789.

1. La parole nationale, dans la mesure où elle inscrit la théorie dans la pratique, fonde le jugement en politique de tout citoyen : elle demeure incontournable tout au long des années 1789-1792

32Nous le constatons par exemple à la lecture d’une étude sur le vocabulaire « national » si spécifique de la Société de 1789 (Olsen, 1990), qui regroupe tout au long de l’année 1790 l’élite des patriotes modérés (Guiraudet en fait partie) mobilisés sous la bannière de « l’art social » préconisé par Condorcet et Sieyès.

33Ici, par un souci constant de consolider les acquis de 1789, l’identification nationale, omniprésente y compris dans les usages du « nous », confère au mot « nation » le statut d’unité fondamentale de l’organisation politique en projet. Cette identification a aussi valeur d’autodéfinition du groupe. Elle se précise par comparaison avec le discours fédéraliste américain. Dans les Federalist Papers, « nation » est principalement associée à « foreign », « war », independent » etc. Au sein du Journal de la Société de 1789, le champ sémantique de « Nation » est tout autre : ce terme-pivot est associé à « française », « entière », « représentants », etc. Ainsi, d’un côté de l’Atlantique, le mot « nation » est constamment utilisé dans le contexte des discussions sur les relations internationales, et à titre de comparaison avec d’autres pays. De l’autre côté, le Journal de la Société de 1789 marque la différence entre le gouvernement américain et la nation française, soulignant ainsi à quel point le mot « nation » fait partie intégrante de la culture politique, et de ses ressources interprétatives, aux yeux des patriotes français (Olsen, 1988, 1994).

2. La figure de l’individu-nation incarne la synthèse nationale élaborée par le législateur-philosophe

34La forte personnalité intellectuelle de Sieyès est au centre d’un tel travail d’élaboration d’une synthèse nationale15. Se réjouissant du fait que « les citoyens patriotes voient enfin le moment arrivé pour nous de devenir une nation »16, Sieyès constate qu’au nom du « mouvement vers la liberté », une partie de l’opinion publique s’intéresse désormais aux « caractères qui distinguent essentiellement une Nation organisée en corps politique »17.

35« Toute nation doit être libre » ajoute-t-il18 : ce premier principe nous introduit à l’élément le plus caractéristique de la nation, la « liberté individuelle ». « Fin unique de toutes les lois », la « liberté individuelle » procède de l’exercice des droits19 : elle concrétise en permanence le droit de chaque citoyen à disposer des moyens nécessaires à la jouissance des biens. Mais elle n’est plus la « liberté originelle », ou « liberté d’indépendance ». Par le seul fait que les citoyens isolés, et indépendants, veulent se réunir, « ils forment déjà une nation ». Les formes de la liberté se modifient donc à chaque époque de « la formation des sociétés politiques »20.

36Le moment vraiment politique est celui où « l’association », la Nation, issue de « l’acte libre de volonté » constitutif de la nature humaine, se situe alors sur le terrain de « l’engagement réel », là où « tout individu s’engage et s’oblige lui-même envers les autres ». Désormais « la volonté individuelle est le seul élément dont les lois puissent se composer » : ici apparaît la « volonté commune », « produit général de toutes les volontés particulières »21. Nous sommes bien dans le mouvement vers la liberté, plus précisément à l’étape ultime de la « liberté étendue » qui permet de « faire sa volonté au milieu des autres ». Avec cette extension maximale de la liberté, la nation incarne à la fois l’individualité la plus précise et la généralisation la plus étendue : elle exprime la singularité de la figure de l’individu-nation dans l’universalité d’une synthèse nationale.

37Une question demeure cependant en suspens : comment peut-on « vouloir en commun » dans l’espace de « l’universalité des citoyens » ? C’est à « l’art social », « art de concilier la liberté par l’utilité réciproque », art de la représentation par la voix des Représentants de la Nation, qu’il faut toujours revenir. Cet art suprême détenu par le législateur permet l’expression de la « volonté nationale » à travers son organe, « l’Assemblée nationale » qui constitue bien l’organisation générale, ultime du corps politique, le lieu où la « Nation se trouve en état de parler ». Ainsi en conclut Sieyès, « Nous croyons avoir rigoureusement démontré qu’une Assemblée générale de Représentants est l’organe légitime de la volonté nationale ; qu’en cette qualité, elle a le droit de donner des lois à tout ce qui appartient à la nation, et qu’il n’est rien sur quoi elle n’en puisse donner »22.

38Qu’en est-il donc de la « langue propre » des Représentants de la Nation, expression la plus achevée de la « nouvelle langue politique » ?23 Comment réitère-t-elle en permanence à la fois l’irréductibilité de la volonté individuelle, et son corollaire la toute puissance des « besoins communs » issus de « l’utilité réciproque » ?

39Nous avons vu que la formation d’une représentation nationale est la condition jugée nécessaire à l’existence d’une Nation libre, mais elle n’est pas suffisante pour en assurer la pérennité. Il importe maintenant à Sieyès de traduire la « métaphysique politique », métaphysique à la fois du langage et de la suite de nos sensations, actions et connaissances, dans le concept de nation.

40De fait, à la suite de ses Vues sur les moyens d’exécution, Sieyès approfondit sa réflexion dans Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? : il aborde en effet de front la question fondamentale du « concept de nation entendue comme sujet de droit, titulaire du pouvoir constituant » (Pasquino, 1989).

41Sieyès part d’une définition sociale de la nation : « Que faut-il pour qu’une Nation subsiste et prospère ? Des travaux particuliers et des fonctions publiques »24. Puis, il définit la « nation elle-même » dans son rapport primordial à la constitution : » Je marche à mon but. Il s’agit de savoir ce qu’on doit entendre par la constitution politique d’une société, et de remarquer ses justes rapports avec la Nation elle-même »25.

42Le point de vue subjectif de Sieyès sur la nation se précise dans la comparaison, abordée dans notre propos antérieur, avec Guiraudet. Les deux tableaux sémantiques joints en annexes mettent en évidence d’un côté, avec Guiraudet, un propos « national » positivement organisé, sous « l’entreprise de la loi », autour d’un « tout » stabilisé, « les représentants et la nation », et de l’autre côté, avec Sieyès, l’insistance, sous la notion de « pouvoir constituant », sur la subjectivité en acte de la nation, située dans une dynamique indépendante de toute forme positive et par là même créatrice de la norme juridique.

43Le potentiel créateur du pouvoir constituant est défini de nouveau par Sieyès quelques mois plus tard dans les termes suivants : « Quant au Pouvoir constituant, il est de principe qu’on ne peut le soumettre à aucune forme, à aucune règle, etc. Le pouvoir constituant est la volonté nationale, s’exprimant, de quelque manière que ce soit, sur tout ce qui peut intéresser la Constitution »26.

44L’existence de la Nation comme sujet de droit s’ouvre donc sur l’infinité des possibles, conservant ainsi la potentialité juridique de chaque individu. La « constitution du corps politique », avec en son centre « le corps des représentants », est une réalité positive distincte de l’acte fondateur d’une société politique d’hommes libres, la nation. De ce fait, ce corps politique n’existe « qu’avec la manière d’être que la nation a voulu lui donner », manière d’être qui n’est autre que le propre de tout individu libre.

45C’est ainsi que Le rapport réflexif de la Nation à la Constitution, constitue, par le lien optimal établi entre les « principes » et « l’ordre pratique », la langue politique elle-même. Ce « juste rapport », situé donc dans l’ordre de la vérité, prend toute son ampleur avec le choix artificiel de la « forme représentative », sur la base de « la volonté commune représentative ». Il porte les droits du citoyen vers leur effectivité maximale, avec les possibilités infinies du pouvoir langagier d’abstraire détenu par le législateur. Il les investit dans la connaissance et la possession de moyens d’accès aux jouissances.

46La langue politique comme rapport constitutif en permanence de la Nation se situe bien au carrefour de l’abstraction et de l’empiricité, de « l’ordre métaphysique » et de « l’ordre pratique », de la ressemblance abstraite et de l’impression concrète27. Il n’est donc pas étonnant que la vérité se présente, dans les écrits de Sieyès, « en revêtant d’une image les notions abstraites ».

47Antoine de Baecque (1993) a montré de façon précise l’importance des métaphores maîtrisées dans les premiers écrits publics de Sieyès. Certes « L’écrivain patriote », qu’il incarne en 1789, use de métaphores organicistes pour passer des vérités métaphysiques au sens commun. Il donne ainsi une force concrète à l’abstraction des principes, il rend visible les moyens découverts par la « nouvelle langue politique » en traduisant le système politique dans une vision du corps humain. Mais il n’est qu’une figure transitoire. C’est au législateur, dans sa manière propre de « donner la loi », de stabiliser le sysstème représentatif par l’inscription permanente au centre de « l’art social » des « moyens » de faire fonctionner le « mécanisme social ».

48Du fait même de l’importance accordée à un tel registre métaphorique en 1789, la formation initiale d’une « langue politique » sous la catégorie de nation n’est pas réductible à la simple traduction de la théorie dans la pratique par la seule médiation du travail de l’abstraction : elle ne peut se limiter à l’insertion de termes abstraits, « métaphysiques » dans « la masse des idées communes » par l’exercice de la faculté de juger des Représentants de la nation, même si ce processus est d’une importance décisive. Certes « Quand on a dit qu’une Nation libre était composée de Citoyens et non de Vassaux et de Seigneurs […] Quand on a prononcé le nom d’Assemblée Nationale, et qu’on l’a considérée comme préférable aux Etats-Généraux de France, c’était de la métaphysique »28, le discours du législateur a permis la traduction de la théorie dans la pratique à partir de l’analyse de la société comme « machine ordinaire ». Mais l’usage d’un registre métaphorique associé à la figure du corps humain s’est avéré tout aussi décisif pour donner son efficacité à la « science politique ».

49C’est pourquoi Sieyès est aussi celui qui traduit en permanence l’abstraction de la « nouvelle langue politique » par des « images concrètes » qui lui permette, pense-t-il, de communiquer avec le « commun des hommes ». Choisissant avec soin ses métaphores, il se veut le « guérisseur du corps social », le praticien de l’art social édifiant le nouvel « ordre des choses » sur une table rase. A ce titre, la nation en tant qu’organisme politique inédit se construit à la fois contre les anciennes images corporelles du royaume et sous la métaphore du « grand corps des citoyens », corps lié opposé au corps en (dés) ordres. Il n’est plus désormais question que de l’unique grand corps de la nation selon la formule de Rabaud : « Il n’y a primordialement, et dans la nature des choses, qu’un seul corps qui est la nation « (De Baecque, 1993 : 120).

50Ainsi, après avoir contribué de manière décisive à l’émergence de la dénomination d’« Assemblée Nationale », Sieyès circonscrit plus précisément le corps de nation à l’aide de trois catégories prises dans la dynamique de la représentation29 :

• « l’assimilation », « première condition de l’état social » en tant que « liaison des besoins » : elle est « échange de moyens réciproques » dans les « petites associations » ;

• « l’adunation » associée à l’acte d’unir, de constituer en un « tout » des fragments individuels30 : elle concerne les « grands peuples » et leurs « besoins réciproques » ;

• « la régénération », principe à la fois dynamique par « le choc des opinions » et constituant dans la mesure où il rend possible le perpétuel renouvellement du corps de l’assemblée.

51Il définit par là même les fondements du lien organique entre le « corps national » et le discours des représentants de la nation, discours d’assemblée constitué par un acte d’union et de représentation. Il ne pouvait donc que se réjouir, au printemps 1789, du fait que, répétons-le, « Les citoyens patriotes voient enfin le moment arrivé pour nous de devenir une Nation ».