1Au sein des sciences de l’information et de la communication (SIC), tout projet d’approche historique du domaine scientifique identifié sous les termes « communication des organisations » soulève un ensemble de questions préalables, et par exemple celles relatives au métier et au travail d’historien, à l’histoire des sciences en général et des SIC en particulier (cf. supra Boure), ou à la légitimité d’une approche diachronique pour un domaine de connaissances dont l’identité est fragile et l’histoire récente (cf. supra Palermiti, Polity).

2Notre démarche est, plus précisément, centrée sur la présentation d’une contribution à une approche historique de la communication des organisations comme domaine de connaissances en voie de légitimation dans un cadre universitaire français. Par ailleurs, nous faisons le choix de confronter des éléments nécessaires à la construction d’une histoire aux interrogations que se posent les chercheurs contemporains en communication des organisations. Ainsi, cette approche pourra-t-elle peut-être contribuer à éclairer certains enjeux contemporains, notamment ceux qui concernent les pratiques et les théorisations scientifiques, à la lumière sinon d’un « héritage », du moins d’une certaine filiation.

Histoire immédiate pour savoirs récents

3Au préalable, il semble important d’opérer un retour sur l’incertaine identité scientifique de la communication des organisations, mais aussi sur l’absence d’évidences scientifiques et pratiques dans la mise en rapport des notions de communication et d’organisation.

De la communication des entreprises à celle des organisations

4Dans le champ des SIC, à l’aube des années 1990, la reformulation de la communication des entreprises en communication des organisations marque un tournant scientifique sans doute décisif.

5En effet, la communication des organisations comme « projet praxéologique » désenclave la communication des entreprises trop souvent rabattue sur les enjeux et les techniques de la communication managériale. Cette notion accompagne en outre l’ouverture d’un nouvel espace. Espace de légitimation, d’une part, pour des pratiques émergentes ou non prises en compte antérieurement et, d’autre part, pour de nouvelles théorisations.

6Fondamentalement, la communication des organisations se présente comme une tentative de reproblématisation des questions articulées du lien social et du sens pour, dans et par l’organisation vers un paradigme de la médiation. Ce paradigme peut être défini en débordement, voire en approfondissement ou en contournement, le débat est d’actualité, du paradigme sociologique de la domination. Dans ce champ, la recherche se présente comme le lieu où sont élaborées de nouvelles problématiques et où sont reformulées des problématiques plus classiques, le tout conduisant à revisiter la question du sens de l’activité sociale de production de biens et de services.

7Les hypothèses selon lesquelles, « la démarche et l’idéologie entrepreunariale ont gagné l’ensemble du corps social » (Mattelart, 1994, 115), ou encore l’hégémonie du modèle de « commanagement » porté par une entreprise post-fordiste dont la légitimité institutionnelle se substituerait à celle de l’État (Musso, 2000) en côtoient d’autres, preuve que les choses sont loin d’être stabilisées. Ces dernières ont cependant pour faiblesse de ne pas pouvoir afficher la même force argumentative que des hypothèses qui se présentent comme radicalement critiques. Elles renvoient cependant à des travaux nombreux et diversifiés (Le Moënne, 1998 ; Delcambre, 2000 ; Bernard, Le Moënne, 2001) tentant de repérer comment, dans un contexte économique qui est globalement celui d’une économie de marché, des démarches « sociétales » baignent et irriguent les logiques entrepreunariales. Il s’agit, notamment, d’approches qui portent sur les objets d’une micro communication ordinaire et quotidienne sur des études sectorisées et contextualisées (secteurs social, sanitaire, culturel, associatif...), mais aussi sur des dispositifs complexes de communication croisant communications sociale et technologique, dans des situations où des « acteurs-sujets-citoyens », individuels et collectifs, créent et recréent des espaces d’ouverture – à côté, avec et contre – des dispositifs de clôture.

8Depuis une dizaine d’années, le défi scientifique pour les chercheurs en communication des organisations semble se confondre avec :

• la nécessité de penser la question de la circulation des théories et des concepts, et notamment celle des migrations conceptuelles ;

• le projet d’articuler nouvelles théorisations et études empiriques consacrées à des objets émergents ;

• la possibilité affirmée de construire des objets d’études en rupture ou en distanciation avec les objets professionnels. De plus en plus, les objets professionnels sont saisis comme « objets primaires » relevant des pratiques socio-professionnelles, et par conséquent distincts des objets d’études construits dans des processus de reproblématisation.

9Le renouvellement des problématiques a donc lieu à un moment où les ainsi nommées « organisation communicante » et « entreprise info-communicationnelle » servent de modèles au social, au culturel et au politique. Autrement dit, le mouvement d’institutionnalisation de l’entreprise en marche depuis les années 1980, coïncide avec un mouvement de légitimation scientifique des études consacrées aux communications des organisations.

Du côté des pratiques scientifiques et des théorisations

10Outre les questions de l’interdisciplinarité (Boure, 2000) et des emprunts scientifiques que nous n’aborderons pas dans ce texte, la question de la construction des objets d’études, saisie dans son rapport et sa confrontation aux objets professionnels, nous semble centrale. Cette question a évolué dans le temps et nous serons amenée à distinguer deux périodes : une première (entre 1960 et le milieu des années 1980) durant laquelle objets professionnels et objets d’études universitaires entretiennent une forte « intimité » de sorte que l’on peut constater une relative homogénéité entre ces deux catégories d’objets ; une deuxième période, au cours de laquelle une plus forte hétérogénéité est observable dans des publications, témoignant de nouvelles problématiques et théorisations. Dans tous les cas, une entrée par les objets semble s’imposer dans un domaine de connaissances peu structuré autour des théories (selon la distinction proposée par Granger, 1967). Depuis une dizaine d’années, des emprunts à d’autres champs disciplinaires conduisent à formuler de nouvelles propositions théoriques, dans le champ des SIC, pour un ensemble de travaux en communication organisationnelle.

Objets professionnels et objets d’études : homogénéité versus hétérogénéité

11Entre 1960 et 1985, le domaine de la communication des entreprises est donc caractérisé par une antériorité des pratiques et des catégorisations professionnelles. En fait, les pratiques scientifiques et les constructions théoriques relevant des SIC se développent de manière plus significative à la fin des années 1980 et s’amplifient au cours de la décennie suivante. Mais si les pratiques scientifiques sont, somme toute, récentes, les pratiques universitaires remontent aux années 1960, quand quelques enseignants-chercheurs parisiens relevant de disciplines littéraires prennent des initiatives inédites pour un champ académique fondamentalement tourné vers d’autres préoccupations (cf. supra Tétu). La distinction entre pratiques scientifiques et pratiques universitaires peut, bien sûr, être discutée. La reconnaissance d’une discipline dans des programmes d’enseignements universitaires suppose généralement qu’un lien soit établi entre les activités d’enseignements et celles de recherche. Or ce lien est limité pendant plus de vingt ans, et cette limitation est rationalisée par la nécessité de développer des « enseignements d’application des Humanités », pour reprendre une expression alors usitée dans la sphère concernée. Plus fondamentalement, si légitimité professionnelle et légitimité universitaire se conjuguent, la légitimité scientifique n’est pas pour autant acquise.

12Deux explications peuvent être fournies. La première est sociologique, dans la tradition des analyses de Bourdieu : les catégories de l’enseignement universitaire ne sont pas systématiquement des catégories de la pensée scientifique (Bourdieu, 1991). La seconde est formulée dans le cadre d’une mimésis. Par exemple, la puissance auto-référentielle des systèmes de relations publiques et de marketing-publicité aurait un fort effet d’entraînement sur les nouveaux acteurs que sont les universitaires. Ceux-ci contribueraient ainsi, presque malgré eux, à valider et légitimer des discours autoproduits, voire autocélé-brants, issus des milieux professionnels. Mais dans tous les cas, le débat relatif aux enjeux et aux modalités de la professionnalisation de certaines formations universitaires est posé dans le champ des sciences humaines, somme toute précocement, par quelques fondateurs d’un champ qui deviendra la communication des organisations (cf. infra).

13Au début des années 1990, les pratiques scientifiques se développent de manière significative, mais les difficultés de théorisation perdurent. Certains les attribuent à l’appartenance du champ à des sciences humaines mal « outillées » pour les recevoir (Paulré, 1993, 519). Pour notre part, nous pensons que les difficultés épistémologiques propres au champ des sciences de la communication sont encore amplifiées quand on aborde le domaine de la communication des organisations. Même si de nombreux auteurs ont aujourd’hui renoncé au projet d’une théorie de la communication globale et unifiée, l’enjeu de mise en rapport de niveaux de réalité différents demeure avec tous les problèmes épistémologiques et praxéologiques subséquents. Ces niveaux de réalité ont été d’ailleurs le plus souvent présentés de manière thématique. Jusque dans les années 1980, les thèmes partagés par des praticiens et des universitaires correspondent à des découpages d’objet et à des catégorisations largement issus des pratiques professionnelles (communication institutionnelle, communication produit, communication interne, communication externe, communication publique, communication médias1).

14Confrontés aux découpages pratiques des premiers « spécialistes », les chercheurs tâtonnent dans la définition et la construction de leurs objets d’étude. Il faut dire que la place de la communication organisationnelle dans le champ des sciences de la communication demeure ambiguë, par-delà les efforts de taxinomie. Par exemple, une tentative relativement récente (Sfez, 1993), classe la communication organisationnelle dans le champ des « théories opératoires », au même niveau logique que la communication interpersonnelle et interculturelle, mais aussi que l’intelligence artificielle et les sciences cognitives. Parallèlement, elle l’exclut de la typologie des domaines d’application qui distingue l’étude des mass médias (systèmes de la presse écrite, de l’affichage public, de la radio, de la télévision...), de la communication politique, du droit de la communication et de la publicité. Une telle catégorisation peut évidemment être discutée, mais ce qui nous intéresse principalement ici, c’est de noter une difficulté certaine et persistante au delà de cette période, à positionner la communication des organisations dans le paysage des pratiques et des connaissances communicationnelles.

Communication et organisation dans la littérature

15La validation de la communication des organisations comme domaine d’études n’autorise pas pour autant d’ignorer que le rapprochement des termes « communication » et « organisation » ne fait pas évidence. D’ailleurs Humanisme et Entreprise, revue incontournable de la communication d’entreprise jusqu’en 1985, y compris dans le monde académique (cf. infra), ignore une telle mise en relation. Un ensemble de questions se pose, et notamment celles :

• des origines et des identités distinctes des notions et de leur appartenance à des domaines de connaissance différents (théories de la communication et théories des organisations), chacun étant par ailleurs relativement disparate ;

• de disciplines en débordement, les sciences des organisations (Rojot, 1989) et celles de la communication (Miège, 1995), la seconde ayant, par ailleurs, et contrairement à la première, obtenu la reconnaissance académique (cf. supra Boure, Meyriat, Miège, Tétu) ;

• de la mise en rapport des effets de matérialité et d’immatérialité ;

• de la coexistence d’approches peu compatibles entre elles, voire contradictoires (exemple, approche fonctionnaliste versus approche critique).

16Nous ne développerons pas ici ces questions que nous avons traitées par ailleurs (Bernard, 1998), sauf à dire qu’elles conduisent à poser différemment le statut de la communication des organisations et celui de l’organisation, cette dernière pouvant être définie soit comme un territoire économico-socio-technique spécifique où s’opèrent, entre autre, des opérations de communication de plus en plus nombreuses, soit, ontologiquement, comme un territoire de communication caractérisé par un nœud, une multiplicité d’échanges, de flux matériels (financiers, humains, technologiques...) et immatériels (informationnels, culturels, symboliques). Dans le premier cas, les discours et les pratiques qui finalisent la communication trouvent « naturellement » leur légitimité, il s’agit notamment du courant de la communication managériale enrichi de ses approches critiques. Dans le deuxième, parce qu’elle permettrait de penser les articulations entre logiques technico-économiques et logiques psycho-socio-anthropo-cognitives, la communication constitue une intelligibilité pour appréhender la complexité organisationnelle, ce qui nécessite de nouvelles théorisations.

17On peut également se demander comment les travaux portant sur l’organisation et la communication se rencontrent dans la littérature française2. La notion de communication des organisations est apparue à l’occasion d’un réajustement terminologique puisque à l’origine les deux items sont plutôt employés séparément dans la littérature. Une telle opération fait sens dans une perspective interdisciplinaire. Ce n’est qu’assez récemment, qu’à l’initiative des sciences de gestion, un ouvrage affiche comme titre l’association des deux notions (Bartoli, 1990).

18On retiendra également comme autre indicateur de la légitimation de ce domaine de connaissances, les publications dans les ouvrages « encyclopédiques » de SIC et de sciences de gestion. En SIC, les travaux encyclopédiques dirigés par Lucien Sfez comportent un chapitre de 185 pages consacré au thème « communication et organisation(s) » (Paulré, 1993, 517-702). En sciences de gestion, l’Encyclopédie de gestion (Joffre et al., 1989) consacre un article à la communication.

19Un indicateur plus pertinent nous semble être constitué par les périodiques scientifiques, lieux de publication « consacrés » de tout champ scientifique. Les articles des enseignants-chercheurs qui peuvent être rattachés selon des critères de rationalité ou d’évidence à la communication des organisations sont encore peu nombreux en SIC. Une seule revue universitaire spécialisée, Communication & Organisation, est publiée avec une relative régularité depuis 1992 par le GREC/O de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 33. Réseaux s’intéresse à cette question de façon plus ponctuelle : si cette revue publie en 1995 (n° 69) un dossier intitulé « L’entreprise et le lien social », elle ne retient, dans ces dossiers ou sa rubrique Varia, que quelques articles entrant peu ou prou dans un champ qui n’est pas vraiment le sien.

20Les Cahiers du LERASS consacrent pour leur part le n° 23 (1991) au dossier thématique « Entreprise : les concepts à la mode » Devenue Sciences de la Société en 1994, cette revue publie la même année une livraison sur le thème « Les Organisations au risque de l’information », suite à un colloque organisé à Toulouse par le LERASS (IUT, Université Toulouse 3). En 1996, elle publie deux numéros (38 et 39) sur « Pouvoir et dynamique des organisations » où l’on peut noter que sur vingt-deux articles, quatre seulement émanent d’enseignants-chercheurs en SIC, les dix-huit autres relevant des sciences économiques, des sciences politiques, des sciences de gestion et de la sociologie4. Plus récemment encore, en 2000, la même revue édite un numéro double (50/51) consacré à la « Communication organisationnelle en débat » où s’expriment cette fois-ci de façon quasi hégémonique des chercheurs en SIC spécialisés en communication des organisations. A partir de l’exemple de Sciences de la Société, on peut se demander ce qui a pu se passer en quelques années et qui a conduit à la montée en puissance sensible de la visibilité scientifique des enseignants-chercheurs en SIC spécialisés en communication organisationnelle. Cette visibilité est, sans doute, à mettre en rapport avec leur augmentation numérique liée en partie à la diversification de l’offre de formation dans les secteurs « porteurs » (cf. supra Meyriat, Miège), mais aussi à l’initiative de certains membres de la SFSIC de constituer en 1994 un groupe de travail et d’études agréé par la société savante : le Groupe d’études et de recherches sur les communications organisationnelles (Org & Co) qui organise de façon régulière des séminaires, et surtout des journées d’études (Rennes : 1996 ; Lille : 1997 ; Aix-en-Provence : 1999 ; Castres : 2001), les trois premières ayant débouché sur la publication de trois ouvrages collectifs (1998, 2000 et 2002), et la quatrième à des actes reprographiés à partir desquels un quatrième ouvrage sera proposé en 2002 à un éditeur scientifique.

Nouvelles alliances professionnelles et territoires historiques

21Dans les années 1960, une alliance est fondée entre des composantes de l’Université et du monde de l’entreprise, avec la mise en place d’un dispositif combinant formations, conférences, publication des conférences et création d’une revue, à l’initiative de certains acteurs stratégiques de l’Association des anciens élèves de lettres et sciences humaines des Universités de Paris5. Dès le début, la présence de directeurs chargés de ce que l’on appellera plus tard « la communication », de responsables d’agences de publicité, de chefs d’entreprises, de « décideurs » (...), est fortement mise en visibilité, notamment à travers Humanisme et Entreprise. Une telle initiative représente alors une voie nouvelle pour le développement des lettres et des sciences humaines, traditionnellement peu ouvertes au monde économique. Cette voie a depuis fait son chemin, même si les développements actuels ne peuvent être mis directement en rapport avec la décennie soixante. L’approche défendue quarante ans plus tard, au plus haut niveau de l’appareil de formation universitaire et à l’occasion du premier Colloque national des écoles doctorales (Marseille), par les représentants officiels du ministère et les responsables des écoles doctorales soulignant de concert l’importance de l’inscription des doctorants dans des dynamiques pré-professionnalisantes, montre combien, au fil des ans et presque insensiblement, elle est devenue hégémonique.

22Peu à peu, cette alliance s’élargit à d’autres universitaires, tandis que de nouvelles professions – par exemple, les consultants – apparaissent et montent rapidement en puissance. C’est à partir de « territoires historiques »6 et dans un contexte où sont fortement valorisées par les acteurs de terrain, mais aussi les universitaires impliqués, les techniques et pratiques professionnelles (TPP) que la communication des entreprises va évoluer vers la communication des organisations. Pour comprendre ce parcours, nous nous fixerons deux objectifs :

• identifier ce qui pourrait être défini comme des « invariants » de la pensée en communication des entreprises, ce qui revient à découvrir, derrière la variété des pratiques et des discours, les logiques qui structurent implicitement et durablement ce champ ;

• mettre à jour ce qui pourrait, dans les processus et les contenus, freiner ou favoriser le renouvellement des pensées et des pratiques et, notamment repérer les rapports entre techniques et pratiques professionnelles (TPP) et théories et pratiques scientifiques (TPS).

Humanisme et Entreprise témoin et acteur

23Parce qu’elle est une publication universitaire (mais non scientifique) per natura très ouverte sur les professionnels de la communication, Humanisme et Entreprise constitue un corpus de référence pertinent pour notre travail d’analyse diachronique. Après avoir rappelé le rôle de son fondateur-directeur (sur l’importance de la personnalisation dans la phase de construction d’un champ, cf. supra Boure), nous analyserons son contenu de 1959 à 1988.

24Cette revue est née en 1963, à partir du changement de projet éditorial d’une publication créée en 1959, les Cahiers du Centre d’études et de recherches de l’Association des anciens élèves de lettres et sciences humaines des Universités de Paris, qui avait failli s’appeler en 1961 Revue des Sciences Humaines Appliquées7. En même temps, elle est étroitement liée au Centre d’études littéraires supérieures appliquées (CELSA), créé et dirigé pendant une trentaine d’années par Ch.- P. Guillebeau qui jouera par ailleurs un rôle institutionnel important dans le champ des SIC, entre autres à travers sa participation à des opérations destinées à faire reconnaître la discipline (cf. supra Meyriat, Miège) et la présidence de la 71^e section du CNU pendant une période significative. Très vite, ce dernier comprend l’intérêt de mettre en place, avant les autres, un dispositif complet de formation – du 1^er au 3^e cycle – aux métiers de l’information et de la communication. Apparu en 1965 – et donc une dizaine d’années avant la reconnaissance des SIC comme discipline académique – sous la forme d’un Institut de Faculté, le CELSA devient UER à statut dérogatoire de l’Université Paris 4- Sorbonne en 1970 (décret du 29 janvier 1971), en même temps qu’il s’installe à Neuilly. Mais dès 1969, le Centre est autorisé à percevoir la taxe d’apprentissage. En 1980, il se transforme en Institut des hautes études de l’information et de la communication. Il propose quatre domaines d’enseignement : relations sociales, relations publiques, marketing et publicité et journalisme.

De la défense d’un humanisme abstrait à la promotion d ’une ingénierie sociale « soft »

25Entre 1959 et 1988, la revue se fait largement l’écho des évolutions qui affectent la communication des entreprises. Son projet principal, à savoir l’élargissement de la pensée humaniste à un « humanisme professionnel » visant à améliorer les relations de l’homme à son environnement économique et social (Guillebeau, 1984, 320), nécessite de définir, voire d’illustrer et de défendre, la place de l’homme dans l’entreprise, dans une perspective que ne désavouerait sans doute pas le catholicisme social. Faisant l’objet d’un article publié lors de la célébration des trente ans de la revue, l’humanisme est défini par trois caractéristiques : « la dignité de la personne humaine, l’ouverture d’esprit et la prise de distance » (Bize, 1988, 8). L’auteur tente un rapprochement entre « le chef d’entreprise et le philosophe » (Bize, 1988, 11). Par ailleurs, le thème de « l’homme » tel qu’il a été analysé dans la synthèse des articles publiés ces trente années connaît « une montée progressive jusqu’en 1973 et une légère baisse jusqu’en 1988 » (Brisson, 1988, 89).

26La logique imposée par les choix philosophiques fondamentaux de la revue aurait pu la conduire à privilégier implicitement, parmi les théories de l’organisation, le courant de l’École des relations humaines, relativement connu en France dans la période. Or on trouve encore en 1988, dans un article qui fait référence puisqu’il est rédigé par le Vice-président, la réaffirmation d’un ancrage dans la pensée taylorienne (Bize, 1988, 9).

27Il n’en demeure par moins que le projet de défense et promotion d’un certain humanisme reste dominant et englobant trente ans après la naissance de la revue : « Nous nous acheminons vers un nouvel aspect de l’humanisme : partant d’une réflexion pure sur les rapports entre les valeurs et le savoir, l’humanisme tendrait à devenir l’étude approfondie des conditions dans lesquelles se développe l’action (...) La connaissance (...) pouvait être justement l’objet des recherches de “spécialistes du général” » (Guillebeau, 1988, 68).

28L’actualité du débat sur l’humanisme tel qu’il se développe alors dans le champ des sciences humaines et sociales, plus particulièrement chez les philosophes, n’est pas évoquée, la revue semblant se situer dans un « ailleurs ». Avec la défense d’un humanisme posé comme promotion d’un « Homme abstrait » (Sionneau, 1993), elle se tient à l’écart, d’une part, de la désaffectation croissante vis-à-vis de l’humanisme classique, sous les coups de boutoir d’Althusser, de Lévy-Strauss, de Foucault ou de ceux, psychanalistes notamment, qui mettent en avant le « sujet » et, d’autre part, de l’émergence d’une pensée de la condition humaine « en projet » que l’on voit poindre ici ou là. Tout se passe en fait pour elle comme s’il y avait une évidence ou un implicite de la définition de l’humanisme issue de la Renaissance. Notre hypothèse est que les implicites portant sur une définition qui serait partagée de « l’humain », assez souvent assimilé à « l’individu », hantent peu ou prou de multiples approches de la pensée communicationnelle des entreprises, puis des organisations (Bernard, 2000).

29Tout en cherchant à développer, de manière assez volontariste, une certaine approche de l’entreprise, Humanisme et Entreprise témoigne, au fil des ans, des émergences affectant la sphère de la production des biens et des services, notamment au travers de l’évolution des discours de et sur « l’humain ». On peut par exemple noter que les valeurs humanistes de départ cèdent peu à peu la place, au milieu des années 1970, à ce que l’on appelle aujourd’hui une ingénierie du social, mais dans une version plutôt « soft ». Ainsi, les articles consacrés au bilan social (publiés entre 1976 et 1979) marquent, de manière significative, une telle évolution. A ce propos, il convient de relever que les spécialistes des relations publiques s’impliquent alors fortement pour jouer un rôle significatif dans le lancement du bilan social souvent défini comme l’innovation managériale des années 1970. Ils demandent à être reconnus comme ceux qui garantissent le respect de « l’homme social dans l’entreprise » (Matrat8, 1978). En se définissant comme principaux artisans de l’établissement et du maintien de la confiance entre l’entreprise et ses publics, et notamment le public des salariés, afin de favoriser « une détente de la tension qui existe entre employeurs et employés » (Linon, 1967, 39), ils revendiquent la paternité et le contrôle du bilan social.

Des littéraires et des professionnels : un dispositif de légitimation multidimensionnel

30En trente ans, « tout un réseau complexe d’allers et retours de l’Université à l‘Entreprise n’a cessé d’exister et de porter ses fruits, au point qu’avec ses 2500 candidats inscrits pour l’année universitaire 1984-1985, le CELSA paraît bien être le premier Institut de la communication pour l’ensemble des universités » (Guillebeau, 1984, 11). Tout se passe en fait, et est revendiqué comme tel, comme si la réussite d’une institution universitaire particulière tenait à la mise en place d’un dispositif dont la légitimité a été patiemment construite, en marge et éventuellement contre certaines traditions littéraires (cf. supra Tétu), voire « sorbonnardes ». Humanisme et Entreprise s’inscrit dans ce dispositif complexe de construction et de légitimation reposant sur un réseau de partenaires mêlant habilement responsables économiques, représentants syndicaux reconnus et universitaires pour certains peut-être marginaux dans leur propre champ scientifique, mais relativement implantés dans quelques réseaux académiques institutionnels. Le processus de légitimation porte sur trois axes interdépendants : la tradition universitaire, la professionnalisation de la formation littéraire et le placement des littéraires, et les rituels.

311) la légitimation par la tradition universitaire : la question de la filiation entre Humanisme et Entreprise et une certaine tradition universitaire inscrite dans l’histoire des Universités parisiennes est clairement posée en 1984. Ainsi, une initiative éditoriale du début des années 1960 est-elle ancrée, par ses protagonistes, dans une histoire universitaire qui la dépasse largement. La Sorbonne, comme espace symbolique, est fortement convoquée, plus particulièrement dans un ouvrage représentatif à cet égard – le Livre de Mémoire de l’Association des anciens élèves de lettres et sciences humaines des Universités de Paris – qui retrace, au travers des témoignages de ses acteurs, le chemin accompli par le réseau Association/CELSA/revue. Il y est notamment réaffirmé, par un ensemble de sources dont la crédibilité institutionnelle est par ailleurs mentionnée (PDG de grands groupes, cadres syndicaux, responsables de filières universitaires, doyens, recteurs...), que la revue, née au sein de l’Association comme le rappelle, entre autres, son Président François Dalle, PDG de L’Oréal (Dalle, 1984, 317), est un lieu de réflexion, d’échanges et d’action pour des enseignants, des chercheurs, des responsables syndicaux et des dirigeants d’entreprise qui partagent plus ou moins non seulement certaines conceptions philoso-phico-sociales, mais aussi des convictions plus « pratiques » sur le rôle des traditions universitaires, sur l’intérêt de développer un certain type de réseaux de relations et sur le devenir de l’Université, plus spécialement dans ses sections littéraires.

322) la légitimation par la professionnalisation de la formation littéraire et le placement des littéraires : à en croire certains, le mérite historique du CELSA aurait été d’avoir, dans l’expérience universitaire française, « désenclavé les lettres » (Dupront, 1984, 1989, 71), opinion qui, de fait, ne prend pas en compte d’autres initiatives (cf. supra Tétu). D’autres préfèrent insister sur le mérite associé d’avoir élargi les cultures d’entreprises par la compétence de cadres formés aux « humanités », autrement dit à l’humanisme. Pour dire les choses de façon moins hagiographique, le CELSA est sans doute une des premières institutions universitaires à percevoir les « nécessités » de la « modernisation » de l’Université dans une société en pleine mutation et devant des demandes sociales de diversification de l’offre de formation (cf. supra Meyriat, Miège ; Couzinet).

33La formation littéraire et les sciences humaines sont des objets de publication identifiés dans le Répertoire (1989) de la revue par le sous ensemble « la formation littéraire et l’entreprise », relevant de la rubrique « culture générale et connaissances appliquées ». Dans la période de référence, cette dernière rassemble 164 articles dans 7 sous-rubriques : introduction (13 articles), « la formation littéraire et l’entreprise » (18 articles, dont 11 de Ch.-P. Guillebeau), « les sciences humaines et l’entreprise » (41 articles, dont 10 rédigés par des chercheurs et universitaires, soit 25 % des auteurs), « les mathématiques » (2 articles), « la culture de l’entreprise » (10 articles), « recherche et technique » (14 articles, aucun auteur universitaire ou chercheur), « civilisation et humanisme » (38 articles), « communications, langages et culture » (28 articles).

34Le placement des littéraires dans l’entreprise est un centre d’intérêt majeur et permanent d’un Directeur, lui-même auteur d’une thèse sur cette question9, qui nourrit régulièrement la revue de l’actualisation d’enquêtes conduites sur ce thème (17 articles dont 13 sur l’insertion et la formation appliquée pour les littéraires). Cette thématique est récurrents dans la revue10 et plus généralement dans la « sphère CELSA ». Dès 1962, une plaquette fait état des résultats d’une « Enquête sur la formation littéraire et ses possibilités d’accès aux fonctions de l’entreprise » et de 1960 à 1988, un ensemble d’études et de bilans sont publiés (1962, 1972, 1975, 1986, 1988). Très tôt, le CELSA propose de nouveaux programmes de formation, où disciplines littéraires côtoient disciplines d’administration et d’organisation, puis très vite de communication. La publicisation de ces nouveaux programmes permet de développer une argumentation autour de la rupture et de l’innovation.

35La rupture est en fait déclinée comme autant d’occasions d’innovation. Cette rupture/innovation a trois visages selon les protagonistes :

• celui du rapprochement de l’Université et de l’Entreprise ;

• celui de l’intégration des littéraires dans l’entreprise. Initiés à la gestion et à la communication, ils sont censés renouveler les cultures d’entreprise ; formés aux Humanités, ils sont en outre supposés être à même de développer dans le monde du travail une compétence de « construction du sens » : « à l’admiration si pleine et si justifiée que l’on porte aux grands maîtres pour l’excellence de leurs analyses littéraires, viendra s’ajouter lentement mais avec sûreté, celle que les hommes du siècle vont porter à leurs cadres dirigeants ; ainsi formés aux Belles Lettres et aux Sciences humaines, ils pourront donner, dans leur vie professionnelle, un sens nouveau à l’action qu’ils ne sépareront plus désormais de la formation humaine acquise au contact des œuvres de nos grands philosophes ou de nos grands écrivains » (Guillebeau, 1984, 10-11-12).

• celui de « l’invention » d’une nouvelle discipline académique – les SIC – que l’on revendique volontiers... a posteriori : « Et c’est ainsi qu’en près de trois décennies ont été mis en place le CELSA, la Revue Humanisme et Entreprise et le Centre de formation continue, et ce dans une spécialisation dont chacun se réclame maintenant, alors qu’en 1957, nous étions les seuls à mettre en évidence le rôle fondamental de l’information et de la communication dans le monde contemporain » (Guillebeau, 1984, 10-12).

363) la légitimation par les rituels : parmi les rituels de renforcement de la légitimation, les anniversaires occupent une place importante. Ils sont célébrés autour du dispositif CELSA/Humanisme et Entreprise avec la célébration de la dizaine et la centaine (10, 20, 30 ans ; 100^e – 1977 – et 200^e – 1993 – numéros). Ils sont autant d’opportunités de revenir sur la genèse et de mettre en valeur les résultats obtenus. En ce qui concerne la revue, les résultats sont présentés sous forme de graphiques et de traitements statistiques de certaines données : thèmes d’articles, typologie des auteurs, nombre d’articles soumis...

37Ils sont aussi l’occasion, pour la direction de la revue, de revenir sur son projet global. C’est par exemple le cas en 1993 avec le rappel de deux orientations centrales :

• un système d’enseignement pour littéraires revendiquant la non spécialisation : « fondé sur la non spécialisation, mais sur la formation de qualités humaines (...) une ouverture d’esprit à la diversité des choses (...) D’expérience souvent le littéraire, jusque-là suspect, se révélait autrement adaptable voire convertible, dans le cadre des différents besoins des entreprises, que le scientifique étroitement spécialisé » (Dupront, 1984, cité par Guillebeau, 1993, 4-5) ;

• l’humanisme soumis à plusieurs reformulations : les Humanités d’abord définies comme la formation à la culture et à la civilisation grecque et romaine, se transmutent peu à peu en sciences de l’homme intégrant la communication, avec la nécessité « d’humaniser les sciences dures et les technologies et de donner une assise plus complète, parce que plus ouverte au monde actuel, aux Humanités » (Meslin, 1993, 44-45) ; en cette année 1993, il est aussi confronté aux théories des organisations avec la proposition de deux paradigmes pour l’organisation : celui du « jeu à plusieurs mains », et le paradigme humaniste où il est question d’apprentissage humaniste, « d’altérisme » et de lien social comme conditions de survie des organisations (Sionneau, 1993, 51-115).

Le Répertoire, miroir d’une certaine filiation

38L’examen du Répertoire édité en 1989 qui rassemble les articles publiés entre 1959 et 1988 est riche d’enseignements sur les catégorisations opérées par la Direction. Il est en fait un des accès essentiels pour les destinataires de la revue car il contient un index annuel des auteurs et des thèmes qui donne une vision panoramique des publications de chaque année. Il oriente la recherche d’articles et crée, au moyen de ses critères de classement, un pré cadre interprétatif, un pré texte en amont de la lecture des textes. Par ailleurs, les présupposés dans les options de catégorisation et de classement révèlent la pensée communicationnelle des responsables à la fin des années soixante : il est très fortement inspiré par les catégorisations proposées par des praticiens qui, par ailleurs, sont majoritairement auteurs. Ces catégorisations semblent être tenaces, puisqu’on les retrouve dans des publications de la fin des années 198011. Elles renvoient à des « territoires » professionnels, mais plus encore, elles induisent des modes de pensée.

39Examinons l’économie générale du Répertoire telle qu’elle est reflétée par la hiérarchie des titres. L’ensemble comprend 1264 articles classés en 5 grands domaines.

40Sur les cinq domaines, quatre ont un poids à peu près équivalent (entre 13 et 17 %), alors que le domaine « l’entreprise : communications intérieures et extérieures » regroupe presque la moitié des articles, ce qui mérite un examen plus précis de structure.

Structure du domaine « l’entreprise : communications intérieures et extérieures »

41Ce domaine est donc composé de 547 articles dont 46 seulement sont dus à des universitaires ou assimilés (CNRS, Écoles supérieures de commerce), soit 10 % des auteurs, les auteurs des 499 autres articles relevant du monde entrepreunarial et plus spécifiquement des métiers de la communication. Parmi ces derniers, à l’exception de 26 d’entre eux qui exercent des activités de consultance, l’ensemble des auteurs appartient à des directions de groupe ou sont cadres supérieurs dans ou hors les métiers de la communication. Leurs titres sont sans ambiguïté : Président-directeur général, Directeur général, Directeur de la communication, Directeur du personnel, Président, Vice-président, Responsable de la formation, Adjoint de direction, mais aussi Secrétaire confédéral d’organisations syndicales (pour la rubrique « problèmes syndicaux »).

42L’ensemble « relations sociales et problèmes de personnel », représente à lui seul 50 % des articles du domaine. Les autres ensembles significatifs sont, par ordre décroissant : « publicité », avec le quart des articles, et avec le dixième des publications « information et relations publiques ». Dans l’ensemble « relations sociales et problèmes de personnel », dominent par ordre décroissant : gestion du personnel (30 %), communication et information dans l’entreprise (21 %) et problèmes syndicaux (16 %). En ce qui concerne la gestion du personnel, on notera une fois encore la prédominance des articles consacrés à la formation. Le poids de cet ensemble permet de souligner ce qui apparaît, dans la revue comme étant une fonction première pour les communications d’entreprise, la régulation sociale. Les thèmes de cette rubrique sont ceux qui sont constitutifs, dans un autre champ et pour d’autres auteurs, de la fonction ressources humaines en sciences de gestion (Weiss, 1988).

43L’examen de cette hiérarchie surprend par la faible place accordée à la communication en tant que telle. Le terme apparaît seulement à trois reprises. Chaque fois, il est associé à d’autres termes. Une première fois dans le titre du domaine, une deuxième dans celui d’un sous-ensemble de l’ensemble « relations sociales et problèmes de personnel » où il est associé à « information » et une troisième dans un sous-ensemble où il est associé au terme « relations ». Par ailleurs, le champ des communications est structuré selon la distinction « territoriale » des communications intérieures et extérieures. Les communications intérieures sont principalement organisées autour des relations sociales et des problèmes de personnel. Les communications extérieures sont structurées autour, d’une part, de l’information et des relations publiques et, d’autre part, de la publicité, des communications commerciales et du marketing.

44Le paysage de « l’invention d’une discipline » apparaît plutôt comme la recomposition, a posteriori, d’une figure communicationnelle globalisante à partir d’éléments préexistants ou existants ailleurs ou à côté. Le mouvement de recomposition a lieu entre 1975 et 1988, comme en témoigne la chronologie des articles publiés dans la partie générale du domaine. Enfin, ce document élaboré au milieu des années 1980 reste extrêmement influencé par les catégorisations fayolienne et fordienne des fonctions de l’entreprise.

45Si l’on rapproche les données relatives à la typologie socioprofessionnelle des auteurs et celles relatives aux catégorisations du Répertoire, il apparaît nettement que les catégories de pensée issues des techniques et des pratiques professionnelles (TPP), diffusées par des auteurs, souvent dirigeants et cadres supérieurs d’entreprise, sont reprises sans distance critique par la revue. On peut en déduire, face au constat de similitude entre catégories professionnelles transmuées en catégories académiques parce que publicisées dans un médium universitaire, que la communication d’entreprise, en tant que discipline universitaire est, dans un premier temps, pensée essentiellement par des acteurs qui ne sont pas des universitaires. Ce premier résultat nous semble très important. D’un côté, une tradition forte, quasiment « génétique » et significative en termes d’expérience de professionnalisation, précieuse en ce qui concerne certains enjeux de la formation, et de l’autre, des difficultés ou pour le moins d’autres enjeux spécifiques pour construire des pratiques scientifiques distanciées des enjeux et pratiques professionnelles, tout en leur étant par ailleurs liées, ce lien de proximité/distanciation étant revendiqué par un ensemble de chercheurs.

Le topos de la communication des entreprises

46Saisir la genèse de ce qui deviendra, dans les années 1990, la communication des organisations, nous a conduit à opérer un retour sur la période 1950-1970, avec la rencontre relativement pensée et organisée entre des universitaires « littéraires » largement parisiens (et pour beaucoup d’entre eux ayant un lien avec la Sorbonne) et des responsables d’entreprise, souvent de taille nationale ou internationale. Cette rencontre s’opère assez vite autour des relations publiques, des relations sociales, de la publicité et du marketing que nous définissons comme « territoires historiques » de la communication des entreprises. Humanisme et Entreprise est, là encore, à la fois un témoin et un protagoniste privilégié d’une telle rencontre.

De la genèse à l’élargissement

47Nous proposons de distinguer deux temps dans l’alliance Université-Entreprise : celui de la genèse, où est nouée une alliance entre les professions « socles » et de nouvelles formations universitaires, puis celui du double élargissement de l’alliance initiale, un premier élargissement s’opérant du côté des professions, avec l’entrée en scène des directeurs de la communication (dircoms) et des consultants, et un deuxième du côté de l’Université avec la lente montée en puissance des chercheurs.

48L’étude de la genèse a consisté à mettre à jour certains éléments de la structure qui, du début des années 1960 au milieu des années 1980, peut être considérée comme étant une filiation universitaire de la communication des entreprises. Nous avons en effet considéré (Bernard, 1998) que la « genèse n’est rien plus que l’actualisation d’une structure » (Deleuze, cité par Veyne, 1971, 417). Il y a seulement des structures successives dont chacune a sa genèse (Veyne, 417). Nous avons donc étudié l’évolution d’une structure vers d’autres structures. Cette évolution peut être succinctement décrite de la manière suivante.

49Dans les années 1960, les professions « socles » de la communication d’entreprise se structurent principalement autour des relations sociales, des relations publiques12, de la publicité et du marketing. Responsables, cadres supérieurs – auxquels seront associés, dans un deuxième temps, les professionnels des communications d’entreprise – et universitaires d’origine littéraire s’allient, les enseignants-chercheurs mettant en placent de nouvelles formations spécialisées et finalisées destinées à des littéraires que les premiers nommés s’engagent à recruter, à faire recruter et à promouvoir. Dans le cadre de ces formations, sont mêlés universitaires et enseignants professionnels, phénomène qui se généralisera avec la montée en régime des filières professionnalisées (cf. supra Meyriat, Miège ; Couzinet).

50Par la suite, ces professions « socles » continuent à se développer, même après l’apparition et la consolidation d’une nouvelle profession, celle des directeurs de la communication, « qui gagnent en visibilité et en légitimité à partir du milieu des années quatre-vingt » (Walter, 1995, 181). Dans les années 1990, on peut noter que cette nouvelle profession n’a toujours pas, malgré ses velléités, absorbé les professions historiques. La définition du « vrai » dircom, telle qu’elle est proposée par l’association Entreprises & médias, met en évidence les multiples ambiguïtés de positionnement entre ce qui serait l’ancien et ce qui serait le nouveau : « il (le dircom) exerce, outre les relations avec la presse, au moins quatre des responsabilités suivantes : communication institutionnelle, communication interne, communication financière, organisation des expositions, foires, salons, productions audiovisuelles, mécénat, sponsoring, relations avec les parlementaires, études et sondages, publications. Deux facteurs sont déterminants (...) : la relation directe avec le Président et la maîtrise des relations presse » (Tixier-Guichard, Chaize, 1993, 88). Cette définition révèle, d’une part, une volonté de contrôler nombre d’activités de communication et, d’autre part, d’établir de nouvelles combinaisons entre des activités existantes, mais elle ne met pas en évidence un ou des éléments de rupture. On est donc dans une situation singulière marquée par la coexistence des professions « socles » et de celle de dircom. La légitimation du « métier de dircom » par la mobilisation des techniques de communication marque un tournant dans la crédibilisation des activités de communication pour les organisations et pour la société de manière plus générale. Mais une interrogation demeure : le dircom induit-il une légitimation plus large de la communication ou l’élargissement des activités de communication induit-elle l’invention du dircom ?

51Quoiqu’il en soit, le dircom est porteur d’un discours de modernité de la communication. Il est pertinent de se demander si ce discours de modernité renvoie à une modernité des pratiques et de la pensée. Autrement dit, est posée la question d’une rupture ou d’une continuité dans les pratiques professionnelles à laquelle répondrait la question d’une rupture ou d’une continuité dans les pratiques scientifiques. La réponse semble être du côté du constat de la consolidation d’un paysage professionnel durablement marqué, comme pour le journalisme, par le « professionnalisme du flou » (Ruellan, 1993). D’autant plus que, au milieu des années 1980, les consultants, les experts et les chercheurs (certains cumulent les trois fonctions) s’inscrivent à leur tour dans un tel paysage, amplifiant cette impression de flou.

52Le deuxième temps, dès le début des années 1980, est celui de l’élargissement des alliances Université/Entreprise et de la recherche de nouvelles figures de relations. Dans la « sphère CELSA » bien sûr, mais aussi et peut-être surtout dans d’autres universités (on pense, par exemple, à Bordeaux avec le développement de l’ISIC longtemps dirigé par Hugues Hotier, lequel créera plus tard la revue Communication & Organisation qu’il ancrera par contre plus fortement dans le champ académique). Ce temps est aussi marqué, du côté de l’Université, par l’implication des chercheurs, et du côté des professions, par la montée en régime rapide, en sus des dircoms, d’autres acteurs : les consultants et les experts. Tout se passe comme si l’on assistait à la fondation d’une nouvelle alliance entre universitaires davantage centrés sur la recherche et professions de la communication élargies, dans un contexte où l’entreprise et le marché sont survalorisés et où au reflux des syndicats, répond un traitement du lien social par la communication.

53Au cours des années 1980, on peut sans peine observer un déblocage chez les chercheurs vis-à-vis de l’objet « communication des organisations ». Il sera d’autant plus facilité dans la décennie suivante que les consultants en communication « courtiseront » régulièrement les sciences humaines et sociales (Sciences de la Société, 1994) pour renouveler « leurs produits » et leur offre, mais également pour élargir leur grille d’intelligibilité des organisations par d’autres rationalités que la seule rationalité d’entreprise.

Co-construction et recompositions

54L’approche généalogique confirme que la structuration des professions, le développement des pratiques professionnelles et des discours qui les accompagnent, associés à la structuration de formations universitaires spécialisées, sont antérieurs au développement des pratiques scientifiques qui ne sera effectif qu’à la fin des années 1980, ce qui conduit à deux constats.

55Premièrement, entre 1960 et 1980, le contrôle des discours communicationnels par les praticiens est particulièrement net dans une publication universitaire (la seule dans le champ), Humanisme et Entreprise. Il s’agit donc d’une caractéristique forte de cette période. Dans la revue, les universitaires entrent en scène à partir de 1979, au moment où la présence des « hommes d’entreprise » commence à marquer le pas dans les sommaires. Au tournant des années 1990, la montée de la catégorie « autres », à savoir les journalistes, les psychosociologues, les consultants et les conseillers en communication est confirmée, puis renforcée progressivement (Boursin, 1989). Dans des travaux antérieurs (Bernard, 1998), nous avons eu l’occasion de montrer comment on est passé d’une légitimité professionnelle à une légitimation universitaire avec l’exemple de la publicité et comment les processus d’institutionnalisation ont, à l’origine, primé sur le développement des pratiques scientifiques avec l’exemple des relations publiques.

56Il s’agit bien d’un processus de co-construction de la légitimation dans lequel des partenaires qui ont des objectifs, des intérêts, voire des projets relativement convergents apportent une contribution à un double chantier de professionnalisation : la professionnalisation d’une pratique qui se technicise et se complexifie, et celle d’une formation universitaire qui se spécialise. Des professions qui se consolident empruntent les voies d’une publication universitaire tandis qu’une revue qui entend contribuer à la fondation d’une nouvelle sous-discipline universitaire – la communication d’entreprise au sein des SIC – se nourrit aux sources professionnelles. A partir de là, il n’est guère difficile d’identifier les acteurs et les thèmes légitimants13.

57Deuxièmement, les processus de légitimation ont été dès l’origine pensés et construits principalement à partir de la mise en place de formations allant jusqu’au 3^e cycle. Celles-ci ont été, et sont encore à certains égards, mais de façon diversifée selon les lieux, traversées par des rapports complexes d’opposition/coopération entre acteurs universitaires et acteurs professionnels, notamment consultants (Neveu, Rieffel, 1991 ; Le Moënne, 1991). Ceux-ci, surtout à partir de la création du statut de PAST, obtiennent assez souvent un position universitaire officielle, sans doute peu rémunératrice, mais non négligeable en termes de capital symbolique. De leur côté, les universitaires bénéficient, du fait de la proximité matérielle et symbolique des professionnels, de certaines ouvertures sur « le terrain », notamment pour conduire des recherches empiriques. C’est une deuxième caractéristique forte du développement du champ, la légitimation correspondant à des vagues successives de création de formations universitaires spécialisées et professionnalisées (cf. supra Meyriat, Miège). Tout cela modifie considérablement les catégorisations entre professions au profit d’une circulation complexe des acteurs, des idées, des concepts et des méthodes.

58Vers le milieu des années 1980, au mouvement de recomposition qui s’opère dans l’ensemble des organisations, y compris l’Université, et qui concerne également les activités de la communication (généralisation des services de communication dans les organisations publiques et privées, constitution de grands groupes de communication...) correspond un essor de la légitimation universitaire vis-à-vis de ce qui sera bientôt désigné sous les vocables de « communication des organisations » et un renouvellement des relations croisées Université-Entreprise. Une page se tourne peu à peu, la communication des organisations émergeant comme ensemble de pratiques pour les professionnels et comme domaine de recherche pour des universitaires revendiquant davantage de distanciation. L’évolution sémantique mérite d’être questionnée en termes d’usages, mais aussi d’imaginaire et de symbolique car elle contient une prise de recul par rapport à certains modèles historiques, tel celui du « paradigme publicitaire », grâce à la mise en exergue d’un nouvel objet : l’organisation. D’autres voies s’ouvrent pour la communication organisationnelle, qui prennent appui sur la nécessité d’une redéfinition du rapport entre approches théoriques et pratiques de recherche. On est désormais en présence d’un processus de fondation de la communication des organisations, à la fois du côté de pratiques scientifiques marquées par des formes de coopération complexes, floues et ouvertes entre acteurs économiques et chercheurs, et du côté des théorisations, alors encore hésitantes.

59A travers cette approche diachronique du territoire historique de la communication des entreprises, nous avons repéré quelques singularités. La première, est la co-construction d’une légitimation réciproque et croisée entre professionnels et universitaires. Les pratiques professionnelles initiales, souvent fragmentées, dispersées et pour la plupart importées des États-Unis, se trouvent légitimées par des effets de rhétorique amplifiés par le concours de quelques universitaires qui ont précocement saisi les enjeux d’une nouvelle professionnalité sur laquelle des formations universitaires « différentes » (relations publiques, publicité...) peuvent s’appuyer. Les littéraires trouvent désormais des débouchés qui leur faisaient défaut dans le monde de l’entreprise. La légitimation réciproque fonctionne alors plutôt bien14, ce qui ne manque pas de donner des idées à d’autres enseignants-chercheurs, d’autant que la période qui s’ouvre en 1970 semble particulièrement se prêter à des expérimentations de ce type.

60La deuxième est une forme de bouclage autour de « valeurs » professionnelles étayées par une rhétorique de l’éthique professionnelle qui laisse peu de place à une heuristique de la communication. Une telle singularité est particulièrement nette en ce qui concerne les discours sur les relations publiques (Raffel, 1973). Praticiens et universitaires coopèrent de fait, dans un premier temps, à un tel bouclage. Bouclage qui sera ensuite remis en cause, largement à l’initiative d’autres acteurs situés dans d’autres lieux.

61La troisième est l’émergence de présupposés structurants qui seront à la fois répétés et oubliés par la suite. Ces présupposés constituent en quelque sorte « les idées latentes » de la communication des entreprises. Des temps alternés de cryptomnésie et de renaissance marqueront leur permanence et leur incorporation aux filières d’enseignement et aux premières problématiques de recherche. Et parmi elles, une certaine idée de « l’humain », des « relations », de « l’organisation » et du découpage fonctionnel de la communication des entreprises semblent fonder l’ordre communicationnel des entreprises et imposer peu ou prou cet ordre à la recherche sur la communication d’entreprise.

62Ces trois singularités ont préparé, mais ont aussi limité – voire ont contrarié –, par la transmission des présupposés qui les ont accompagné, l’étayage puis la théorisation d’un champ émergent, celui de la communication des organisations, dans les années 1990. Mais cela est une autre histoire...