1Une discipline « constituée » a généralement une histoire plus ou moins officielle. Même si peu de ses membres connaissent de façon précise ses déclinaisons, il ne fait guère de doute qu’elle est un élément constitutif fort de son identité, mais aussi de sa légitimité vis à vis d’elle-même et pour les autres disciplines, l’émergence et le développement d’un champ disciplinaire étant souvent présentés comme inéluctables, pour ne pas dire nécessaires au progrès général des connaissances. En même temps, cette vérité proclamée par le haut et « savamment » entretenue par nombre d’autorités légitimes peut être un frein à la compréhension des phénomènes historiques. Or comme la plupart des sciences « récentes », les sciences de l’information et de la communication (SIC) n’ont pas encore d’histoire officielle. A quelles conditions peuvent-elles transformer cet inconvénient en avantage ? Avant de tenter de répondre, on procédera à un constat de carence, puis on formulera une hypothèse qui permettra de mieux définir notre interrogation centrale.

Un constat

2Dans ses dimensions théoriques et institutionnelles, l’histoire des SIC n’intéresse pas les chercheurs extérieurs à cette interdiscipline – ce qui peut se comprendre – ou relevant d’elle, ce qui se comprend déjà moins : pas d’ouvrage ou de chapitre d’ouvrage, peu d’articles dans les revues scientifiques, peu de communications dans les colloques1... Seulement quelques commentaires de travaux plus ou moins significatifs parfois accompagnés d’interrogations plus ou moins fortes sur la (pré) histoire des SIC dans les ouvrages récents consacrés à l’histoire des idées, de la pensée ou des théories communicationnelles, un petit nombre de travaux académiques dédiés à des sous-ensembles (Bernard, 1998, pour la communication organisationnelle ; Couzinet, 1999, pour la documentation) et de rares rapports réalisés par des chercheurs (Mattelart, Stourdzé, 1982 ; Wolton, 1997)2. De la même façon, cette histoire est quasiment absente des manuels et des programmes d’enseignement, troisièmes cycles compris. Doit-on comprendre qu’elle ne constitue pas un ensemble de connaissances dignes d’être enseignées ?

3Pour expliquer cette « souffrance », on peut légitimement invoquer trois arguments liés à la nature des SIC. Tout d’abord, leur jeunesse et ses conséquences immédiates : faiblesse numérique des enseignants-chercheurs, et a fortiori des enseignants-chercheurs ayant une réelle formation en « info-com », d’où l’obligation de produire rapidement de nouvelles générations3 ; priorité donnée à la création de filières d’enseignement et à la mise en place d’institutions et de réseaux de recherche (cf. infra Meyriat, Miège) ; nécessité de produire des normes scientifiques, sociales et institutionnelles... Ensuite, l’éclatement des objets4, des méthodes, des thématiques, des disciplines mères et des croisements disciplinaires ajouté à la délicate insertion dans les sciences humaines et sociales (SHS) rendent problématique le projet d’une histoire des SIC. Cette dernière serait sans aucun doute facilitée – selon l’adage cujus regio, ujus religio – par l’existence d’une axiomatique, d’une normativité théorique (un patrimoine de théories et d’auteurs) et institutionnelle, de « cartes mentales », de taxinomies, et d’une rhétorique relativement partagées, de sorte que pourraient être mises en cohérence des manières de voir et de se situer dans la discipline et par rapport à d’autres. Enfin, contrairement à la gestion (Bouilloud, Lécuyer, 1992 ; Marco, 1993), autre discipline récente, les SIC ne peuvent guère s’appuyer sur des récits historiques parcellaires relatifs aux acteurs de terrain et à leurs pratiques, pas plus que sur une historiographie académique voisine (l’histoire économique ou l’histoire de la pensée économique pour la gestion). Sauf sur un point, non négligeable : l’histoire des médias (Miquel, 1973 ; Albert, 1972 ; Charron, 1991 ; Jeanneney, 1996 ; Brochand, 1997...) et plus largement celle des outils et supports de l’information et de la communication (Bertho, 1981 ; Breton, 1987 ; Flichy, 1991 ; Meadel, 1994 ; Griset, 1996...)5. Voire sur des travaux plus récents visant à préciser la généalogie de notions centrales : celles de « réseau » (Musso, 1998), de « communication » (Mattelart, 1994 ; Lardellier, 1999) ou de « société de l’information » (Mattelart, 2001).

4En guise de consolation, on peut toujours rappeler que l’histoire des disciplines ne suscite guère d’enthousiasme chez nos voisins des SHS, en dehors de l’histoire, de l’économie6 et, à un degré moindre, de la sociologie, autrement dit de disciplines plus anciennes et qui semblent mieux « établies », ne serait ce qu’en raison du poids accordé à l’autoréférentialité. Ou que l’histoire des sciences, interdiscipline au même titre que les SIC – elle relève, avec l’épistémologie et l’histoire des techniques, de la 72^e section du Conseil national des universités (CNU) –, s’intéresse essentiellement aux sciences « dures »7, souvent à travers des réflexions de type spéculatif, peut-être en raison de la domination exercée par la philosophie (jusqu’en 1991, au CNRS, elle relevait de cette section...). Toutefois, on observe avec intérêt la montée en puissance de la Société française pour l’histoire des sciences de l’homme (SFHSH), née en 1986, et qui a parrainé nombre de rencontres et de publications interdisciplinaires, dont un ouvrage récent tiré d’un colloque international organisé en 1996 (Blanckaert et al, 1999)

Une hypothèse

5C’est en travaillant sur ses origines proches et lointaines, sur ses modalités concrètes et symboliques de constitution, sur ses postulats fondateurs et leur éventuelle remise en cause, sur l’évolution de ses enjeux et de la façon dont elle construit ses problématiques8, autrement dit sur ce qui lui a permis de commencer à édifier des clôtures (et donc son cadre autoréférentiel9) et des interfaces avec ses voisines, qu’une discipline contribue à répondre à la question centrale : quelle est ma place sur le marché des savoirs et qu’est-ce que j’apporte de spécifique à la production des connaissances sur l’Homme et la Société, et au delà, à la transformation de cette dernière ? Cette réponse est en même temps un signe de maturité, car situer les enjeux théoriques et institutionnels dans leur relativité historique est sans doute une bonne manière d’échapper aux explications transcendantales et aux évidences historiques naïves.

6Le fait que les SIC n’aient pas, à l’origine, été définies comme une discipline par les « autorités légitimes » qui les ont portées sur les fonds baptismaux, mais comme une interdiscipline (52^e section du Comité consultatif des universités à partir du 20 janvier 1975, puis 71^e section de cette même instance en février 1983 et 71^e section du Comité national des universités10 à partir de janvier 1987), change et ne change guère la façon de poser le problème. Change, car leur acte de naissance officiel les situe parmi les « ensembles pluriels (...) et flous » (CNE, 1993, 12) et leur assigne une place du côté des frontières définies comme zones de contact, intersections, interfaces et lieux d’échange (avec qui et à propos de quoi, cela reste bien entendu à préciser). Ne change guère, car il est évident qu’une interdiscipline académiquement reconnue fonctionne comme une discipline au niveau de la production de normes scientifiques, sociales, institutionnelles, des processus de socialisation et de représentation... et de la reproduction de ses membres.

Une interrogation centrale

7De même que l’on ne s’invente pas économiste ou sociologue, on ne s’auto-proclame pas historien, fut-ce de sa propre discipline. Il serait donc pour le moins incongru d’adopter ici une telle posture. Il serait en outre dérisoire de la revendiquer pour tenter de légitimer la position surplombante de l’arbitre des élégances méthodologiques. Notre ambition est plus modeste. A partir d’interrogations formulées par des historiens, des historiens de la pensée (économique, politique, juridique...) et des historiens des sciences, et sans oublier que l’histoire – comme toutes les SHS – se décline en plusieurs modes d’écriture et est « faite » par des chercheurs socialement inscrits, nous esquisserons des éléments de réponse à une question centrale : à quelles conditions, avec quelles précautions et pour quels objectifs peut-on sinon entreprendre une histoire des SIC, du moins s’intéresser à elles sous l’angle de leur(s) temporalité(s) ?

8Cette interrogation d’un non historien en contient en fait bien d’autres qui seront exposées de façon sans doute trop lapidaire. Notre propos est de rappeler que toute voie choisie est lourde d’implications... qu’il vaut mieux connaître, à défaut de pouvoir/vouloir trancher au profit de l’une d’entre elles. Parce qu’elle parait à même de faire surgir nombre de questionnements fondamentaux, nous nous inspirerons, en la complétant, de la démarche de Guy Caire quand cet économiste s’interroge sur ce que signifie « faire l’histoire de la pensée économique » (1995).

Quel champ labourer ?

Le périmètre

9Il n’est pas inutile de commencer par un truisme : l’histoire des SIC suppose que l’on s’accorde sur une définition de leur périmètre, étant entendu que celui-ci s’apprécie à partir de critères institutionnels et théoriques, mais encore des postures explicites ou implicites de ceux qui construisent la définition. Il faut bien comprendre que cette question ne se pose pas qu’aux disciplines récentes et/ou aux « ensembles flous ». Elle traverse la plupart des SHS, y compris les plus traditionnelles. De sorte que si l’histoire d’une discipline a toujours quelque chose à voir avec celle de ses frontières et de leurs déplacements, son présent est bien souvent marqué par une crise identitaire plus ou moins forte et par des relations de voisinage difficiles à gérer, et en tout état de cause, à l’origine d’éclatements et de recompositions multiples plus ou moins bien tolérés.

10Si l’on est aujourd’hui à peu près d’accord pour considérer que le « noyau dur » des SIC (abordé en termes de domaines et non de problématiques et de théories) est constitué par l’étude des médias et plus généralement des techniques, des dispositifs et des « acteurs » de l’information et de la communication (cf. infra), force est aussi de constater que d’autres domaines ont toujours été intégrés dans le périmètre, que d’autres objets ont été peu à peu construits par les chercheurs, tandis que d’autres questions ont été progressivement enseignées dans les filières « info-com ». En même temps, cette extension du périmètre a ouvert les SIC à d’autres disciplines, rendant encore plus complexe la question des frontières. D’où la multiplication de débats sans fin sur l’interdisciplinarité, et la nécessité pour les autorités légitimes du champ, de prendre rapidement position, quitte à faire évoluer cette dernière. Ainsi, une des premières décisions du CCU dès la naissance de la 52^e section a été de définir son domaine de compétence ainsi que les critères à mettre en œuvre pour gérer les carrières. Signe de son importance, ce texte sera précisé et amendé à plusieurs reprises pour tenir compte de l’évolution du champ et des positionnements – pas toujours très clairs – d’instances institutionnelles situées à des niveaux différents (commissions de spécialistes, sociétés scientifiques...). De même, son exégèse sera régulièrement recommandée par les membres du CNU aux ressortissants des autres disciplines désirant obtenir un visa d’entrée dans les SIC.

Pour une histoire globale problématisée

11Selon les historiens eux-mêmes (Sirinelli, 1988 ; Dosse, 1991 ; Perrot, 1992), l’histoire intellectuelle est un chantier novateur et pionnier se proposant d’analyser les œuvres et les pratiques d’acteurs individuels et collectifs, le plus souvent avec la volonté de replacer le « mouvement des idées » dans son contexte social, culturel et institutionnel, le tout en relation avec les supports de diffusion, médias de masse et/ou spécialisés (revues scientifiques ou d’idées, ouvrages s’adressant à un public étroit...).

12Par ailleurs, la référence à la méthode historique, combinée il est vrai à l’épistémologie et/ou à la sociologie des sciences, est relativement fréquente chez ceux qui prennent leur propre discipline pour objet. Toutefois, ces derniers limitent souvent leurs investigations à l’histoire intellectuelle, peut-être parce qu’elle est (inconsciemment ?) considérée comme un objet plus noble. Les processus d’institutionnalisation et leurs liens avec les dimensions intellectuelles, pourtant essentiels dans la constitution des disciplines, sont assez peu pris en compte. C’est en tout état de cause le cas dans la plupart des rares travaux de SIC incluant une dimension historique. Et pourtant, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur l’étendue et l’effet du travail de lobbying effectué dans les années 1970 par certains (Escarpit et Meyriat, notamment) auprès des instances ministérielles et de quelques autorités universitaires locales pour légitimer dans le même mouvement des filières récentes et, sans doute plus accessoirement, des enseignants-chercheurs qui, en l’absence d’une discipline nouvelle dévolue à l’information et à la communication, dépendaient toujours pour leur recrutement et leur promotion de disciplines existantes (lettres, linguistique, histoire, droit...) peu disposées à reconnaître et à valoriser leurs activités nouvelles (cf. infra Meyriat, Miège). En ce temps là, même si les débats scientifiques existaient (cf. les premiers congrès de la SFSIC), le processus d’institutionnalisation des théories, des théoriciens et des multiples lieux de la production intellectuelle et/ou scientifique11 n’en était qu’à ses balbutiements dans une Université tenant encore l’information et la communication sinon à l’écart, du moins dans un périmètre réduit à quelques établissements et à des domaines marginaux car plus ou moins fortement professionnalisés (journalisme, documentation, métiers du livre, cinéma et publicité, principalement).

13On soutiendra ici que l’existence d’une discipline relevant des SHS est souvent postulée avant que les objets et les problématiques ne soient véritablement construits. Ou bien, version plus « hard », que leur construction à quelque chose à voir avec ce que les chercheurs, confrontés à plusieurs types de sollicitations, ont besoin de voir. Cela n’empêche nullement le développement ultérieur de constructions théoriques, pas plus que la mise en place rapide de codifications théoriques et sociales visant au contrôle de la (re)production des savoirs, des modes de fonctionnement, des apprentissages, des chercheurs et des autorités légitimes (cf. supra la définition du périmètre des SIC par le CCU, puis le CNU). Étant entendu, d’une part, que la codification prend des formes aussi bien explicites et formelles, qu’implicites et informelles, et d’autre part, que ces normes, au départ « un minimum » compatibles avec celles de l’ensemble du champ scientifique, tendent à accroître cette compatibilité en raison de l’intégration progressive des normes dominantes de la scientificité et de la nécessité de rendre la discipline davantage visible depuis l’ensemble du champ des SHS.

14Mais alors, que doit-on entendre par scientificité ? Celle des énoncés et des méthodes ? Sans doute, quoique l’épistémologie et la sociologie des sciences contemporaines aient porté de rudes coups à la thèse de la coupure épistémologique entre « l’air de la science » et « l’air du temps » (cf. les travaux de Koyré, Kuhn, Feyerabend, Thuillier...) et que les sciences du discours aient mis à nu le caractère normatif du discours scientifique. Au delà de ce constat, il faut bien admettre l’existence de liens multiples entre production de connaissances dans un cadre académique et société, ne serait-ce qu’en raison du projet même des SHS : constituer le social en connaissances savantes, sachant qu’il existe un ordre social des choses. « Peut-être pourrait-on poser que la constitution du social en objet de science présente un double caractère, tout à la fois d’objectivation du monde social et de conjuration d’une part non négligeable des rapports effectifs dont il est la configuration » (Desbrousses, 1998, 45). On retrouve, d’une certaine manière, Foucault : « il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir » (1975, 32).

15Tout en étant conscient des problèmes liés à sa mise en œuvre, et tout particulièrement quand la réflexion historique est peu avancée, on plaidera en faveur d’une histoire globale des disciplines, qui est aussi l’histoire, souvent erratique, des dimensions théoriques et institutionnelles de leur « scientifisation ». Une histoire ne se limitant pas à l’analyse des productions intellectuelles et du rôle de leurs géniteurs, mais s’efforçant de prendre en compte l’ensemble des processus d’institutionnalisation avec le souci de les contextualiser ; et plus précisément l’institutionnalisation des théories, des méthodes, des langages, en relation avec celle des « institutions »12 (écoles de pensée, organisations administratives décisoires et consultatives, sociétés savantes, congrès, systèmes d’édition, laboratoires, politiques de recherche, contrats...). Ainsi que le souligne Judith Schlanger (1992, 296), « le choix et la mise en relief des grands textes fondateurs, des épisodes décisifs et des grands noms n’est pas seulement un effet d’institution et un enjeu d’institution : c’est aussi une institution ».

16Il est alors tentant de demander à une histoire globale d’aider à comprendre un paradoxe qui traverse en permanence les SIC13 : comment, malgré les souffrances de leur scientifisation (Boure, 1997), et dans le contexte social de la montée en puissance de la communication, de l’information et des métiers afférents, ont-elles réussi à :

• imposer peu ou prou une intégration institutionnelle et scientifique dans l’enseignement et la recherche : multiples lieux de production, programmes publics de recherche significatifs – MEN, CNRS, CNET, INA, Commissariat au plan, ministère de la Culture, Union européenne14... –, domaines d’expertise sinon crédibles, du moins tout autant crédibles que ceux de disciplines plus anciennes, résultats scientifiques débattus...

• construire tant bien que mal des frontières que ses ressortissants protègent peu ou prou et des interfaces dont ils s’accordent souvent à dire qu’ils méritent d’être davantage prospectés ; en tout cas, les SIC peuvent se vanter, malgré l’imperfection de leurs objets et de leurs problématiques, d’avoir toujours cherché à se différencier des autres disciplines par l’attention extrême portée à leurs objets centraux, l’information et la communication (Miège, 1995

• conserver – malgré les conflits récurrents de personnes, de disciplines et de courants – dans les instances de régulation et au sein de leur principale société scientifique15, une cohabitation souvent constructive liée autant à des jeux de positionnement16 qu’à une volonté de métissage ou de conduite des débats. Bref à construire une identité singulière et plurielle, tout en se dotant d’une capacité d’intervention à la fois certaine et insuffisante dans le champ scientifique et au niveau sociétal.

17Au passage, on aura sans doute contribué à mieux poser (voire à répondre à) quelques autres questions du type : faut-il admettre que les SIC se définissent plus par leur projet que par leur objet et leurs méthodologies17 ? Quels sont les thèmes dominants, dans quelles conditions ont-ils émergé, pourquoi et comment se sont-ils imposés, puis éventuellement ont-ils été relativisés, voire abandonnés ? Quid des thèmes marginaux ? Quelles sont, domaine par domaine, les problématiques communicationnelles redevables à la 71^e section ? Quels sont les effets de théorie des problématiques communicationnelles sur les démarches elles-mêmes et sur le champ social (Neveu, Rieffel, 1991) ?...

Institutionnalisation et personnalisation

18Il faudrait être bien naïf – et sans doute peu au fait des jeux et enjeux qui traversent la fondation de toute discipline18, pour croire que l’institution, dans une période d’émergence, détermine plus ou moins largement pratiques, discours et modes de pensée, autrement dit qu’un champ en création est fortement structurant (d’ailleurs s’agit-il d’un « champ » au sens de Bourdieu ?).

19Les rares témoignages publiés dont nous disposons19 laissent au contraire à penser que sinon « les hommes », du moins certains d’entre eux, ont joué un rôle essentiel dans le processus d’institutionnalisation des SIC20. Non seulement au niveau de « l’agitation des idées » et de l’élaboration des revendications institutionnelles, mais aussi et peut-être surtout à ceux de la mise en place et du développement de réseaux durables plus ou moins clientélistes, de la création et de l’animation de « lieux » se voulant à la fois attractifs, exemplaires et fortement identifiés à leur géniteur (le pôle bordelais autour d’Escarpit, le CELSA et Humanisme et Entreprise autour de Guillebeau – cf. infra Bernard – ou la documentation autour de Meyriat – cf. infra Couzinet – ), et de l’occupation de positions dans des instances stratégiques21 (CNU, par exemple). Les premiers hommes des SIC (il y avait encore peu de femmes...) ont aussi fortement marqué « l’institution » par des conflits intellectuels (scientifiques, idéologiques ou politiques), de pouvoir et de « personnes » dont certains perdureront jusqu’aux années 1990, avec une intensité variable, sous d’autres formes et parfois avec d’autres acteurs.

20De la même façon, on pourrait s’intéresser au rôle joué à l’aube de l’institutionnalisation par des « inclassables-néanmoins-reconnus ».. Si celui de Barthes a sans doute été marginal, et en tout état de cause très en deçà de celui qu’on a pu lui attribuer au niveau intellectuel (cf. infra Tétu), celui de Moles mériterait que l’on s’y attarde quelque peu, même si l’intéressé a toujours gardé ses distances vis à vis des pionniers des SIC, ce qui ne l’a pas empêché de les côtoyer à l’occasion (dans le Comité des SIC en 1972, par exemple). Son influence, encore sensible aujourd’hui au delà de la seule Association internationale de micropsy-chologie, s’est exercée largement en dehors du pré-carré strasbourgeois (on pense, notamment, à ses prises de position et ses actions en faveur de l’organisation de la recherche : nécessité de créer des laboratoires, de définir des programmes de recherche, de former les jeunes chercheurs à la publication scientifique...). On peut aussi se demander pourquoi des chercheurs tels Gardin, Pagès et De Grolier, très présents sur le plan intellectuel, se sont tenus en marge des processus d’institutionnalisation, au point d’être presque effacés de la mémoire collective (cf. infra Palermiti, Polity).

21Cette histoire là est aussi à explorer finement à partir des archives locales et nationales (ou de ce qui en tient lieu), ainsi que des témoignages de ceux qui, universitaires alors débutants ou enseignants-chercheurs confirmés, ont vécu cette période. Elle aidera sans nul doute les nouvelles générations à mieux comprendre la situation contemporaine d’un champ traversé par de multiples logiques, débats et conflits rarement transparents et confronté à des situations que n’ont pas nécessairement connu toutes les disciplines : récurrence des débats Humanités versus sciences sociales, faiblesse structurelle de la recherche organisée et des systèmes de publication, « souffrance » du débat scientifique (Boure, 1997), importance de la professionnalisation dans les cursus de formation...

Bref retour sur l’histoire intellectuelle

Une invention ?

22Sauf à postuler l’existence de catégories informationnelles et communicationnelles universelles et transhistoriques qui constitueraient l’objet per natura d’une discipline traitant « nécessairement » d’objets extérieurs à elle, on est conduit à admettre l’historicité des SIC. Autrement dit, certains phénomènes sociaux au départ intriqués dans des rapports sociaux (et des discours sur ces rapports sociaux) plus larges, ont été, à un moment donné, et sans doute à une époque récente (en rapport avec la montée en puissance des moyens de communication), isolés et pensés comme informationnels et/ou communicationnels. En ce sens, et Armand Mattelart a raison de le souligner, la communication est une invention intellectuelle, pour ne pas dire une représentation qui « parle la langue de plusieurs sciences, arts et métiers » (1994, 7), le terme « invention » désignant une sorte de doublet intellectuel d’une réalité sociale sur laquelle on se propose de discourir. Mais alors, faut-il se limiter à l’examen des seules théories ou aller au delà, autrement dit vers la pensée, voire plus loin en englobant les idées, y compris celles qui sont le plus intriquées dans le quotidien des hommes ?

Histoire des idées ? de la pensée ? ou des théories ?

23Faut-il faire l’histoire des idées, de la pensée ou des théories scientifiques, étant entendu que toutes s’incarnent plus ou moins dans des « auteurs » et des institutions, s’articulent sur des faits sociaux, et s’enracinent dans des pratiques sociales ? Cette question, rarement posée dans les SIC, est par contre récurrente chez nombre d’économistes, et à un degré moindre de politistes.

24L’histoire des idées renvoie à un ensemble hétérogène de productions intellectuelles construites à des niveaux divers par des « acteurs » individuels et collectifs aux statuts variés (à la limite chacun de nous quand il s’agit du sens commun), en fonction d’enjeux différents liés à des positions sociales diverses, et diffusées par des institutions et des canaux multiples et disparates (du bouche à oreille aux médias de masse). Si l’on a de la communication et de l’information une vision large, on peut alors étendre démesurément le champ d’investigation, au risque de diluer la notion « d’idées informationnelles et communicationnelles » dans un ensemble trop vaste, tout – ou presque – pouvant être de l’information ou de la communication. Par contre, une telle approche peut s’avérer utile pour mettre en lumière le rôle de « l’air du temps » ou de catégories particulières (les intellectuels, les professionnels...) dans la production intellectuelle.

25L’histoire de la pensée suppose que l’on s’intéresse à des corpus mieux organisés (Caire, 1995, 24), traversés par des logiques structurantes, des cohérences propres. Textes et auteurs se répondent directement ou indirectement sur une période plus ou moins longue, donnant naissance à des débats auxquels il n’est pas aisé de participer quand on ne possède pas certains pré-requis. Très souvent, les textes sont publiés par des éditeurs, des collections et des revues spécialisés et s’adressent à un public cultivé. S’ils sont par définition plus réduits que ceux relatifs aux idées, ces corpus restent néanmoins importants, surtout si l’on adopte une définition extensive du domaine considéré. Ainsi, à partir d’une « vision » de la communication couvrant à la fois « les voies de communication, les réseaux de transmission à longue distance et les moyens de l’échange symbolique », Armand Mattelart (1994, 8) convoque « Vauban, Quesnay, Turgot, Adam Smith, Malthus, Saint-Simon, Comte, Fourier, Cabet, Proud’hon, Enfantin, Darwin, Spencer, List, Ratzel, Marey, Taylor, Tarde ou Le Bon ». Encore ne s’agit-il que de précurseurs...

26Pour sa part, l’histoire des théories scientifiques renvoie à des productions qui revendiquent de passer des objets sociaux à des objets de sciences sociales et qui sont labellisées « scientifiques » par les institutions académiques légitimes en fonction de critères internes et sociétaux, dans le cadre d’une « disciplinarité » affirmée ou en construction. Ces théories circulent par l’intermédiaire de supports et dans les lieux que le champ scientifique s’est donnés pour débattre entre chercheurs (Boure, 1996). Si les conditions scientifiques de leur émergence, puis de leur développement sont le plus souvent traitées par chaque discipline concernée, les conditions sociales le sont plus rarement, sauf à considérer que la mention au « contexte » est à elle seule suffisante.

27Si le champ des théories est plus restreint et mieux balisé22, son étendue fait cependant problème. En effet, si Lazarsfeld, Katz, Habermas ou Luhmann peuvent être considérés comme d’incontestables théoriciens de la communication, ne faut-il pas admettre qu’ils ont puisé une partie de leur inspiration et de leur savoir en dehors des sciences humaines et sociales (dans la philosophie, par exemple), et bien souvent en deçà de la période de fondation des SHS (on fait non seulement référence aux « précurseurs imaginables » – Desbrousses, 1998, 29 – tels Aristote, Hobbes, ou les Philosophes des Lumières, mais aussi à des « penseurs » moins connus ou oubliés qui méritent le détour) ? En même temps, on ne peut pas trop diluer la notion de théorie non seulement parce qu’elle est une des seules instances partagées par toutes les disciplines, mais aussi en raison de la coexistence assez largement admise de plusieurs paradigmes dont il faut tout de même rendre compte. Cela signifie que l’historien des théories peut s’autoriser à balayer large et à creuser profond... à condition d’être prudent et sélectif.

28Dès lors, une piste de recherche historique consisterait à examiner – domaine après domaine – comment les chercheurs en SIC, à partir de faits situés dans un cadre spatio-temporel spécifique et dans un cadre socio-institutionnel et socio-intellectuel déterminé, ont tâtonné, bricolé, et construit objets et problématiques informationnels et communicationnels, rendant possibles des échanges scientifiques (transferts, dialogues et affrontements inter-sciences, élaboration de références communes...) qui ont permis la construction de processus de scientifisation se greffant progressivement sur une dynamique (inter) disciplinaire préalablement reconnue par l’Université sur des bases essentiellement institutionnelles.

Quelles bornes spatio-temporelles ?

Le temps : émergence et périodisations

29Faut-il, avec Armand Mattelart, remonter aux « premières formulations stratégiques sur la maîtrise du mouvement par la Raison et la structuration d’un espace national marchand via l’établissement d’un système de voies de communication » (1994, 9), en fait à la « société de flux » du XVII^e ? Voire encore plus loin, comme le suggère Daniel Bougnoux qui, avant d’établir la carte de ses études, convoque tous ceux qui, depuis Platon et Cicéron, ont contribué à faire venir la communication à la Raison, autrement dit ceux qui ont construit des ressources théoriques et des problématiques à partir desquelles la communication peut être pensée (1993, 9) ? Ou alors, avec Bernard Miège (1995), se limiter aux courants immédiatement fondateurs des SIC, ce qui nous ramène au mieux à la fin des années 1920, plus vraisemblablement vers les années 1950 ?

30Une lecture plus poussée des ouvrages précités montre qu’en fait aucun de ces auteurs ne poursuit les mêmes objectifs et que chacun revendique une posture différente, seul le dernier nommé – par ailleurs très investi dans la construction institutionnelle des SIC – étant préoccupé par l’émergence et la construction d’un champ de recherche stricto sensu, au carrefour de plusieurs disciplines. En systématisant son approche et en développant la dimension institutionnelle, on pourrait peut-être choisir comme point de départ le moment où les expressions « sciences de la communication », « sciences de l’information », « sciences de l’information et de la communication » commencent, dans un microcosme scientifique, à faire l’objet d’un usage et à avoir un début de traduction institutionnelle. Mais alors, il faut prendre en compte les différentes traditions nationales et s’engager dans une perspective comparatiste bien délicate.

31Par ailleurs, alors que Bernard Miège interroge les pensées théoriques et pratiques dés lors qu’elles s’enracinent de telle sorte qu’on puisse s’en emparer, Armand Mattelart s’intéresse aux filiations intellectuelles et/ou savantes de la pensée et des théories communicationnelles modernes et contemporaines, à la façon dont ces productions intellectuelles émergent, puis se développent dans une société en mutation et s’articulent sur des phénomènes sociaux que l’on commence à qualifier de « communicationnels ». Pour sa part, Daniel Bougnoux s’attache davantage au rapport raison/communication, « au carrefour des modernes humanités » (1993, 10) et à ce qui le fonde, qu’à une présentation rétrospective à visée sinon exhaustive, du moins très large, des courants supposés « précurseurs » ou « fondateurs » des SIC.

32Mais par delà leurs différences, ces approches posent une série de problèmes qui renvoient à l’existence sinon de versions officielles, du moins d’imaginaires et de postulats dominants :

• elles avancent – avec plus ou moins de conviction – l’existence d’une séparation, ou au contraire d’un lien, dont la validité n’est pas réellement discutée, entre les « incontournables de la Raison et/ou de la Logique » qui ont posé les premiers jalons pour penser le monde dans ses différentes dimensions23, et les ainsi nommés « Pères fondateurs » des SIC.

• elles procèdent peu ou prou, peut-être parce que l’urgence conduit à aller vers l’essentiel, d’une démarche qui ne va pourtant pas de soi : préférence donnée aux « grands » auteurs (à partir de quels critères et hors phénomène de mode, un auteur peut-il être qualifié d’important ?), faible place accordée aux inconnus, aux méconnus et autres oubliés (qu’il s’agisse d’auteurs

• surtout s’ils ne sont pas académiques ou n’ont jamais été adoubés par l’Université –, de textes ou de thèmes), impasses non seulement sur les impasses et les erreurs, sauf quand elles sont partie constitutive de l’imaginaire dominant (cf. Laswell et la seringue hypodermique), mais aussi sur les phénomènes institutionnels...

• en ne prenant pas suffisamment en compte « l’air du temps », pour parler comme Koyré, ou si l’on préfère l’incorporation de la quotidienneté dans la construction des productions intellectuelles (Foucault), certaines d’entre elles présupposent plus ou moins l’existence d’une coupure entre l’information et la communication comme réalités sociales familières à tous, et l’information et la communication comme idées, pensées ou théories que l’on se propose de passer en revue pour l’édification d’un petit nombre d’initiés... ce qui peut (ce n’est heureusement pas une fatalité) conduire à escamoter un débat essentiel : à partir de quand, de quoi, de qui, et au milieu de quels débats, la réflexion s’est-elle suffisamment autonomisée des pratiques sociales d’abord, des disciplines mères ensuite, et a t-elle commencé à s’articuler sur un processus d’institutionnalisation pour que l’on s’autorise enfin à parler de sciences ?

• elles ne posent pas avec suffisamment de force (mais on peut rétorquer que ce n’était pas leur objet) la question de la périodisation : faut-il parler en termes de continuités ? de ruptures ? de failles ? de temps forts ?

33Il s’agirait « idéalement » de s’interroger sur les conditions multidimensionnelles et spatio-temporelles de passage d’un discours savant en construction-mais-déjà- (partiellement)-reconnu à la fondation d’un ensemble conçu à la fois comme un espace cognitif transversal et un territoire institutionnel et mental relativement spécifique et contrôlé, condamné à entretenir des relations tantôt conflictuelles, tantôt apaisées, avec des disciplines mères toujours productives en info-com, mais aussi avec de nouveaux champs (sciences cognitives, par exemple) qui proclament leur légitimité « naturelle » sur une partie de ses objets. Avec un certain succès dans le champ académique, est-on tenté d’ajouter dans le cas des sciences cognitives.

L’espace

34Dés lors qu’il s’agit de la France, cette question soulève au moins deux difficultés. Tout d’abord, si l’existence de filiations entre la recherche française en info-com et les courants nord-américains et ouest-européen – Grande-Bretagne et Allemagne surtout – est couramment admise, il est à notre connaissance :

• peu traité de l’incarnation de ces filiations dans des chercheurs, des courants, des disciplines, des instances (...) et du rôle qu’elles ont joué vis à vis des SIC soit dans leur construction, soit dans l’opposition à leur création (nous pensons, par exemple, à Jean Cazeneuve), soit dans les tentatives de marginalisation.

• peu discuté du rôle théorique et pratique de contributions venues d’autres parties du monde. Sont-elles « nulles » car inexistantes ou sans intérêt (mais alors comment expliquer que seul l’Occident développé soit parvenu à penser l’information et la communication ?), ou seulement méconnues, et dans ce cas pour quelles raisons ? En outre, la dimension internationale étant toujours peu pratiquée par les chercheurs français, on ne sait pas toujours très bien ce qui est retenu comme historiquement important aux États-Unis ou dans l’Europe de l’Ouest et l’on ignore souvent si, et à quelles conditions, les sciences de l’information et celles de la communication ont conquis dans chaque pays leur autonomie, ensemble ou séparément..

35Ensuite, il faut évaluer le poids de spécificités franco-françaises situées à des niveaux différents : traditions universitaires, histoire des SHS, état des pratiques concrètes d’interdisciplinarité (cadres institutionnels de coopération, formes de coopération, résultats scientifiques des coopérations, types d’objets intermédiaires et de langages construits en ces occasions...), rôle joué par la mission de professionnalisation assignée au champ par l’Université (CNE, 1993, et infra Meyriat, Miège) et surtout volonté proclamée – quand ? par qui ? dans quelles conditions ? pourquoi ? avec quelles conséquences ? – de rassembler dans un même ensemble deux mondes qui fonctionnent souvent ailleurs de façon séparée, les sciences de la communication et celles de l’information.

De quelques démarches idéal-typiques d’écriture de l’histoire

36Il ne s’agit pas ici de s’inscrire dans les multiples débats d’historiens sur la façon d’écrire l’histoire (Prost, 1996) : hasard ou lois plus ou moins contraignantes, rôle du récit, explication par l’économique, les mentalités, le « culturel » (...), mais seulement de rappeler quelques démarches idéal-typiques, au sens weberien du terme. Dans notre champ, il peut arriver que plusieurs soient présentes au sein d’un même travail, preuve peut-être du manque de sensibilisation aux méthodes historiques24, mais aussi de traits qu’elles ont en commun, par delà leurs différences et surtout de la méfiance dont chacune fait l’objet quand on la considère comme seule version légitime de la vérité historique.

Histoire chronologique et historicisme

37Être fidèle au passé revient à tenter d’interpréter les pratiques et les productions intellectuelles en fonction des problématiques, normes, discours en vigueur à l’époque de référence, et des faits tel que l’on pense qu’ils se sont déroulés. Il s’agit de situer et d’enraciner dans un contexte socio-intellectuel (socio-scientifique), en s’attachant plutôt aux conditions d’émergence des pratiques et à la façon dont les idées, pensées ou théories se sont construites et ont circulé, privilégiant ainsi « l’étude des démarches de pensée préalables à l’examen des contenus » (Caire, 1995, 41). On est alors, au pire, en présence d’une histoire événementielle, et au mieux, dans une histoire axée autour de faits saillants, d’auteurs, de courants, d’Écoles et d’institutions importants25 dont on examine d’abord l’émergence et l’évolution, puis la succession sur une période plus ou moins longue. Les théories proprement dites sont souvent relativisées ou ramenées à leurs traits les plus caractéristiques, tandis que la cumulativité des savoirs est fréquemment postulée, ce qui rend difficile de penser les discontinuités, les failles et les ruptures. Enfin, si l’on suit certains chercheurs (Ricoeur, Chartier...), à trop s’enfermer dans l’historicisme, on risque d’ignorer la dimension subjective de tout « récit » historique et de se retrouver dans la posture d’un Monsieur Jourdain de l’histoire : faire du présentisme sans le savoir.

38On trouve dans les SIC, chez les adeptes d’autres démarches historiques, des passages que l’on peut considérer comme relevant d’une histoire chronologique s’efforçant de relier productions intellectuelles et changements sociaux majeurs replacés dans leur contexte spatio-temporel. Ainsi, Mattelart (1994, 15) souligne qu’au siècle de la Réforme intellectuelle (le XVII^e), « l’avènement de la communication comme projet et mise en œuvre de la Raison s’inscrit dans le droit fil de l’idéal de perfectibilité humaine », de « science utile et liée aux faits d’où émerge la représentation d’un monde en mouvement susceptible d’être changé ». De la même façon, Musso (1990) constate que l’apparition de la première véritable idéologie de la communication coïncide avec la création des réseaux de chemin de fer et l’effort des ingénieurs pour « penser les réseaux », sur la double toile de fond de 1789 et de la Révolution industrielle (Musso, 1990).

39Il convient de noter que, malgré ses limites, l’histoire chronologique peut faciliter une géologie des productions intellectuelles d’information et de communication : réalisation d’inventaires et de mises en perspective, établissement de périodisations argumentées, mise en place de cadres généraux de compréhension de l’émergence des idées, pensées et théories, de leurs affrontements, de leur développement, puis de leur recul (exemple : empirico-fonctionnalisme versus École de Francfort dans la première moitié du XX^e siècle). Elle peut également permettre l’étude détaillée des conditions dans lesquelles les SIC se sont constituées d’abord en tant que savoirs multiples et dispersés dans plusieurs disciplines mères, et ensuite en tant qu’interdiscipline fonctionnant de plus en plus comme une discipline académique au fur et à mesure de leur maturation. Par exemple, sur ce dernier point, en analysant plus particulièrement le rôle, toujours mal connu et parfois méconnu, de telle ou telle institution26, de tel ou tel individu (Bertin, Morin, Meyriat, Escarpit, Moles, Guillebeau, Gardin...).

Histoire rétrospective et présentisme

40Il s’agit ici de reconstruire le passé en fonction de préoccupations contemporaines, et donc avec un « langage » moderne, ce qui revient à rechercher dans « l’hier » les antécédents de « l’aujourd’hui » des disciplines. En quelque sorte, le passé est écrasé par le présent : auteurs et théories ne sont retenus que dans la mesure où ils apparaissent comme les précurseurs ou les fondateurs des institutions et des théories actuelles. Les pratiques erratiques, tâtonnements, intuitions, et autres lueurs plus ou moins remarquables, mais aussi les « acteurs » secondaires, pourront être examinés à la loupe pour peu qu’ils soient susceptibles d’éclairer le présent. Ainsi, peut-on faire de Tarde le précurseur ou le fondateur (c’est selon) de l’analyse des publics, dans la mesure où il substitue ce concept à celui de foule, dominant à l’époque (Sighele, Le Bon...). Ou soutenir (Mattelart, Mattelart, 1995, 5) qu’au XIX^e, « la pensée de la société comme organisme, comme ensemble d’organes s’acquittant de fonctions déterminées inspire les premières conceptions d’une “science de la communication” ». Ces auteurs se méfient d’une histoire chronologique qu’ils semblent réduire à une histoire linéaire (ce qui est un risque et non une fatalité), et plaident, sans l’expliciter27, pour une reconstruction rationnelle qui ferait ressortir la pluralité et l’éclatement actuel des SIC, « champ scientifique qui, historiquement, s’est inscrit entre les réseaux physiques et immatériels, le biologique et le social, la nature et la culture, les dispositifs techniques et le discours, l’économie et la culture, les perspectives micro et macro, le village et le globe, l’acteur et le système, l’individu et la société » (1995, 3). Cependant, l’insuffisante prise en compte de la dimension institutionnelle les empêche de repérer ce qui, dans l’histoire du « jeune » champ français, permet – malgré les conflits – de faire cohabiter chercheurs, courants, disciplines et institutions sur un territoire dont on reconnaît la légitimité des frontières (même si on se s’accorde pas toujours sur les tracés) et au sein de lieux bureaucratiques de régulation (CNU, commissions de spécialistes...) à l’intérieur desquels se manifestent des jeux de positionnement institutionnels et personnels globalement compatibles avec la reproduction des équilibres « traditionnels ».

41Les risques de la rétrospection étant désormais bien connus, on se bornera à en relever quelques uns :

• sacrifier le passé aux effets de mode du présent. Pire encore, on peut projeter dans le passé les visions contemporaines des contenus, des disciplines (et de leurs fonctionnements concrets), des frontières entre les différents champs du savoir. et par conséquent, le regarder avec des verres grossissants pour ce et ceux que l’on retient, et des yeux de myope pour les autres, « coupables » de ne pas permettre de rendre compte du présent tel qu’on le voit hic et nunc.

• accorder le statut de précurseurs d’une théorie moderne à des auteurs dont le raisonnement s’est exercé dans un autre contexte et avec d’autres finalités.

• partir d’une science que l’on estime sinon constituée, du moins en état de construction avancée, se situant ainsi dans une logique privilégiant la scientificité telle qu’elle est aujourd’hui définie de façon dominante. Dans cette perspective, on peut être conduit – comme dans l’analyse chronologique – à apprécier les apports passés en fonction d’une croyance en la cumulativité des savoirs : on étudie alors l’affinement des théories et des concepts, l’évolution des processus d’institutionnalisation en fonction d’une logique de maturation.

42Cependant, pour peu que l’on prenne ses distances avec l’Aventure, les Grands récits et les mythes fondateurs qui construisent la légende des origines des savoirs contemporains, ceux-la mêmes qui sont transmis par l’enseignement et la formation à la recherche, la démarche rétrospective présente quelques avantages. En particulier, elle permet de :

• faire ressortir un énoncé ancien, et que certains croient obsolète, comme une question encore ouverte (exemples : les effets des médias, la persuasion...).

• penser la montée en puissance à partir d’une posture « contemporaine » revendiquée. Par exemple, si l’on suit Bourdieu, on pourra aussi s’intéresser à autre chose qu’à l’histoire de la production des théories, des chercheurs et des lieux. Un critère important pourra être celui de l’évolution des conditions d’entrée dans le champ, ou celui des positions stratégiques occupées par les membres d’une discipline dans l’ensemble du champ scientifique (administration de sociétés savantes transversales, participation à des académies, à des comités scientifiques de colloques internationaux ou à la rédaction de revues prestigieuses, direction de collections dans des maisons d’édition « reconnues », présidence d’Universités, exercice de responsabilités au sein de grands organismes de recherche...) et dans d’autres champs sociaux (comités d’experts étatiques ou internationaux, publics ou privés, cabinets ministériels, consultation pour des grands médias, conseil d’hommes politiques ou de partis...).

• produire une intelligibilité du passé fondée non plus sur la contextualisation, mais sur une reconstruction qui, à partir du caractère fragmentaire et lacunaire initial, montre comment, peu à peu, les discours et les pratiques scientifiques et professionnels se croisent, s’opposent, s’incarnent dans des courants et des lieux et s’institutionnalisent, construisant patiemment ce qui deviendra un jour un espace (inter) disciplinaire capable d’imposer plus ou moins ses normes d’accès (pour la communication organisationnelle, cf. infra Bernard). En ce sens, la méthode rétrospective peut être utile pour montrer comment les SIC se sont progressivement et incomplètement émancipées des Lettres puis des disciplines « mères » de SHS, pour constituer cet « ensemble flou et pluriel » évoqué supra, tout en continuant largement à dépendre sur les plans théorique et pratique d’autres champs scientifiques, mais aussi intellectuels et d’action (professionnels, par exemple). Sur un plan plus polémique, cette méthode pourrait apporter de l’eau au moulin de ceux qui, défendant de facto plus que de jure l’existence d’un « fonds de commerce » traditionnel des SIC, estiment que, malgré les modes et les inévitables diversifications thématiques, le topos des spécialistes de la communication est toujours constitué par l’étude des outils, des dispositifs, des médiateurs et des publics, autrement dit par l’étude des médias, au sens le plus large du terme. Dans ce champ, incontestablement le plus ancien et le mieux « constitué », ne trouve t-on pas tous les éléments susceptibles de construire ces cartes mentales définies supra indispensables à toute discipline : courants et Écoles relativement anciens, références théoriques bien repérées, grilles de lectures reconnues, synthèses accessibles et citées, comparaisons et monographies multiples, laboratoires « visibles », lieux de publication légitimes et centres de formation anciens ?

43De sorte que ceux qui tentent de construire d’autres objets sont souvent contraints de s’organiser dans des structures ad hoc et de lancer leur programme de travail autour d’interrogations préalables dont les réponses se font souvent attendre : qu’est-ce qu’une problématique communicationnelle ? en existe-t-il et dans l’affirmative, sont-elles reliées à des théories de la communication, à des théories de la société ? qu’ont-elles produit en termes de résultats ? quelle est leur visibilité depuis les autres disciplines (cf. par exemple, les travaux du groupe Org & Co dans le cadre de la SFSIC) ? Quand ils ne finissent pas, devant l’isolement qui les guette, par rejoindre d’autres structures, souvent créées en dehors des SIC, pour dialoguer avec la sociologie, la linguistique, la psychologie, la géographie ou l’anthropologie... au risque de se couper davantage de la 71^e section.

44En fin de compte, on peut se demander si un universitaire non historien, c’est à dire non formé aux méthodes historiques et non rattaché institutionnellement à l’histoire ou à l’histoire des sciences peut se payer le luxe de rejeter sinon le présentisme, du moins toute allusion au présent. Ne serait-ce que pour deux raisons : d’une part, il ne sera probablement lu que par les chercheurs de son propre champ, d’autre part, il aura des comptes intellectuels (et plus si non affinités...) à rendre à ce dernier. Dés lors, on voit mal comment il peut laisser de côté les questions qui, hic et nunc, intéressent ses « contemporains en discipline ». En même temps, il lui est difficile de renoncer à la multi-contextualisation qu’offre l’histoire chronologique. Il est donc confronté à un dilemme « réconcilier ce qui, à première vue, ne semble pas conciliable : la production de connaissances utiles aux acteurs du présent et le respect des exigences de la méthode historique » (Blondiaux, Richard, 1999, 124). La solution serait alors à rechercher dans un « présentisme raisonné » ou dans un « historicisme engagé » (125) dont il reste néanmoins à préciser les contours et les méthodes.

L’approche généalogique

45Elle s’inspire très largement des travaux de Michel Foucault. Elle ne peut être comprise que si on la met en perspective avec les conceptions foucaldiennes non seulement de l’histoire, mais aussi des sciences humaines qui « ne sont pas des sciences du tout » (1966, 378), démarche qui excède très largement le cadre de notre propos. Elle part du postulat de l’existence historique de plusieurs paroles et pratiques (on parlera volontiers de pratiques théoriques venues de partout), non hierarchisables a priori, et qui fonctionnent tantôt comme des idéologies pratiques, tantôt comme des idéologies théoriques, tantôt comme des sciences ou supposées telles. Ces paroles et pratiques sont toujours « prises » dans des réseaux institutionnels que l’analyse doit repérer avec précision afin de mettre en évidence les « régimes de vérité » des savoirs et les modes d’organisation des lieux sacrés et profanes. Elle se demande ensuite si ces pratiques théoriques et institutionnelles sont ou non proches des pouvoirs, afin de vérifier si elles sont inscrites dans des pratiques sociales identifiables (celles de l’État, de l’Université, de l’entreprise, d’une profession...). En fin de compte, il est attendu de l’historien qu’il prospecte en priorité les frontières entre l’idéel et le social, les théories et les pratiques, les sciences et l’idéologie, étant entendu que l’histoire des frontières est aussi celle de leurs déplacements. La méthode généalogique sort par ailleurs des logiques de linéarité, de continuité évolutive temporelle (et donc de la recherche des origines ou des précurseurs) pour mettre en évidence les diverses temporalités (ce raisonnement en termes de périodisations prudentes, ruptures – petites ou grandes –, et discontinuités doit aussi beaucoup à Bachelard et à Canguilhem). En paraphrasant Jean Paul de Gaudemar (1978) qui s’est interrogé sur son utilisation dans le champ de la pensée économique, on peut dire que cela revient à découpler rythme de la pensée communicationnelle (ou des théories de la communication) et rythme de l’histoire chronologique, rythme de la pensée (ou des théories) et rythme du développement des techniques (lato sensu) de communication, rythme de la pensée et rythme de l’événement.

46Cette démarche qui, en dernière analyse, tente de découvrir, à la lumière de ce qui fait sens dans le présent, la formation des problématisations et de « nos évidences » à partir des pratiques discursives ou non discursives et de leurs modifications, est aujourd’hui peu suivie dans les sciences de l’information et de la communication, en France du moins. Tout au plus peut-on citer L’invention de la communication (Mattelart, 1994), ouvrage qui, rappelons-le, n’a pas pour objet d’écrire l’histoire d’un champ disciplinaire et s’inspire davantage de l’esprit foucaldien (redonner de l’importance aux multiples discours sacrés et profanes, connus et méconnus, aux « ensembles de choses dites », qui constituent l’épistémè d’une époque, ou si l’on préfère, les conditions du savoir caractéristique de cette époque28) que de la méthode – l’enquête historique minutieuse, la mise à jour d’archives – chère à l’auteur des Mots et des choses et de L’archéologie du savoir.

47Selon les termes mêmes de l’auteur, cet ouvrage a bien « son point de départ dans le présent. Il répond au besoin de prise de distance par rapport à une double logique » : échapper au tropisme d’une définition qui sacrifie trop à la sphère médiatique et au pragmatisme (11-12), pour mieux enraciner « la réflexion sur la communication dans l’histoire des modes de régulation sociale qui accompagnent les mutations du pouvoir » (12) et dégager dans les configurations communicationnelles propres à chaque époque les continuités et les ruptures (8). La communication est définie lato sensu, puisqu’elle recouvre les voies de communication, les réseaux de transmission à distance, les moyens d’échange symboliques ainsi que « les diverses doctrines et théories qui ont contribué à penser ces phénomènes » (8).

48Au bout de ce long voyage, il ressort que l’histoire des théories et des idéologies de la communication n’est pas que l’histoire des théories et des idéologies de la communication et que les éléments qui portent ou semblent porter les ruptures et les continuités « théoriques » ne sont pas nécessairement d’ordre conceptuel, même si cette éventualité n’est pas à exclure. Ou que les métaphores organicistes n’ont pas fini de polluer la pensée, en sciences de la communication, comme dans d’autres disciplines : loin de se réduire à une simple fonction pédagogique (rendre compte d’abstractions par des termes imagés), elles traduisent souvent un isomorphisme entre des formations discursives appartenant à de multiples composantes des champs scientifique et profane (épistémé commune). On peut cependant regretter que la question des seuils (positivité, épistémologisation, scientificité, formalisation), largement exposée par Foucault (1969, 243-244), soit davantage évoquée que traitée dans son infinie complexité. Sur ce point, le travail reste pour l’essentiel à faire, du moins pour ceux qui s’inscrivent résolument dans une perspective généalogiste.

49En tout état de cause, le lecteur aura compris que le choix de la méthode n’est pas neutre, non seulement sur le plan des résultats « scientifiques » attendus, ou des avantages et des risques, mais aussi sur celui de l’utilité que l’on accorde à l’histoire des sciences de l’information et de la communication, question qui devrait intéresser au premier chef les ressortissants de ce champ, puisqu’elle se rapporte à l’intérêt général de la discipline et à la fonction sociale des savoirs qu’elle contribue à véhiculer et à produire.

50De même que, n’en déplaise à certains sociologues patentés, la sociologie des disciplines ne saurait être abandonnée aux sociologues sous peine de voir disparaître toute interrogation sur le rapport des chercheurs aux objets, aux concepts, aux théories, aux postures et autres positionnements, l’histoire de chaque discipline ne saurait sans dommage être définie comme une spécialité réservée aux seuls historiens : en effet, « (elle) est l’instrument privilégié de la réflexivité critique, condition impérative de la lucidité collective, et aussi individuelle » (Bourdieu, 1995). En raison de l’importance des interrogations qu’elle soulève, ainsi que des implications théoriques et pratiques des réponses, l’histoire d’une discipline est partie intégrante de cette discipline. En même temps, si chaque chercheur est tenu de s’interroger sur son héritage et de comprendre les jeux et les enjeux théoriques et institutionnels présents et passés, il ne lui est pas pour autant demandé – ce serait ridicule – de se transformer en historien. Pour l’immense majorité d’entre nous, l’histoire n’est guère envisageable que comme une dimension, plus ou moins importante selon le projet, de la démarche épistémologique et/ou sociologique. Ce qui suppose malgré tout une ouverture aux méthodologies et aux interrogations des historiens, et donc leur fréquentation régulière.

51Notre souhait est que les sciences de l’information et de la communication se donnent les moyens de produire de tels chercheurs. Cela veut dire d’abord que leurs ressortissants cessent de renvoyer les débats historiques à de vagues, rébarbatives et inutiles querelles scolastiques ou de réduire l’analyse historique au rappel incantatoire, consensuel ou polémique, de textes et de Pères soi-disant « fondateurs », voire de tel ou modèle prétendument « canonique ». Cela veut dire ensuite qu’elles s’efforcent de susciter et de valoriser des travaux ayant une forte dimension historique. Cela veut dire enfin qu’elles se dotent de programmes de recherche et d’enseignement appropriés car si l’histoire des SIC est un objet noble de recherche, elle est bien évidemment digne d’être enseignée.