Présentation : Le droit au passé

1Cet ouvrage collectif sur l’histoire d’une discipline récente plongeant ses racines dans des savoirs et des pratiques scientifiques plus anciens a, comme il se doit, une histoire collective. Son point de départ virtuel se situe au printemps 1997, quand le Conseil d’administration de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC) accepte, après un débat agité, voire houleux, la création du groupe de travail Théories et pratiques scientifiques (TPS) dont le programme est in fine résumé dans l’introduction de son texte constitutif, définitivement adopté en octobre de la même année : « Si les débats sur l’état, voire la légitimité des sciences de l’information et de la communication (SIC), existent dans notre (inter) discipline, ils n’empêchent pas cette dernière d’exister socialement. Mais on peut émettre l’hypothèse que leur insuffisance quantitative et qualitative nuit à une meilleure reconnaissance des SIC dans le champ scientifique et au delà dans l’espace sociétal. C’est en les conduisant et en les assumant que notre (inter) discipline construira son espace scientifique et social, ses limites, ainsi que son identité, et parviendra à mieux préciser ses zones de contact et ses interfaces avec les autres disciplines d’une part, et avec la société d’autre part ».

2Pour dire les choses autrement, TPS s’est fixé comme objectif non point de devenir l’arbitre des élégances scientifiques ou le coryphée du « scientifiquement correct » dans un champ où les interrogations tant épistémologiques qu’identitaires sont nombreuses et légitimes, mais de contribuer à mettre le débat scientifique au poste de commande, en particulier sur des questions à propos desquelles il est notoirement insuffisant, le plus souvent parce qu’elles n’ont pu être constituées en enjeux. Sa rencontre avec l’histoire de son champ, largement délaissée tant par ses fines lames que par ses seconds couteaux, était alors inévitable. Elle est devenue effective en 1999-2000 quand plusieurs séminaires lui ont été consacrés.

3Le présent ouvrage résulte moins des contributions exposées en ces occasions par les intervenants, tous « non historiens de formation », que de la volonté de ces derniers de les revisiter et de les compléter après des discussions communes, puis de les mettre mutuellement en perspective en croisant les regards à partir d’un projet éditorial défini collectivement autour de trois axes1 :

• produire une histoire non hagiographique et non rétrospective ; et par conséquent une histoire non officielle qui ne soit pas le récit magnifié de l’émergence, puis du succès de « vérités » scientifiques et/ou institutionnelles actuelles que l’on imagine volontiers stables, mais qui s’efforce au contraire de prendre en compte les exigences élémentaires de la méthode historique... tout en restant chargée de sens (car ouverte aux questionnements contemporains) pour des enseignants-chercheurs et des étudiants de 3^e cycle en sciences de l’information et de la communication pour la plupart non rompus aux débats agités de l’histoire des sciences. C’est dire que les auteurs s’adressent tout particulièrement aux publics constitués par ceux qui, à des titres divers, pratiquent les sciences de l’information et de la communication.

• s’intéresser en priorité – le lecteur en comprendra rapidement la raison – aux dimensions institutionnelles et à leurs articulations, toujours problématiques, avec la production des idées, de la pensée ou des théories informationnelles et communicationnelles. Problématiques car, dés le départ (milieu des années 1970), alors qu’il s’agit de nommer la nouvelle discipline, on hésite : « sciences des représentations », « sciences des significations », « sciences des... », pour adopter finalement une terminologie riche tant en potentialités qu’en ambiguïtés au sein de laquelle la conjonction de coordination semble être le terme essentiel puisqu’il prétend réunir en France ce qui est généralement séparé à l’étranger2 : l’information et la communication. Problématiques, car s’il est clair que ceux qui portent difficilement les SIC sur les fonds baptismaux partagent plus ou moins le même souci d’interroger les théories alors dominantes (empirico-fonctionnalisme, théorie de l’information, cybernétique...), il est tout aussi évident qu’ils ne contribuent guère – à l’exception de Robert Escarpit, auteur d’une Théorie générale de l’information et de la communication – (1976) – à construire leurs assises théoriques et à délimiter conceptuellement leur territoire scientifique. Les uns sont préoccupés en priorité par les taches plus prosaïques liées à l’institutionnalisation des formations (surtout) et de la recherche, tandis que les autres, pourtant attirés par la réflexion théorique, continuent à fonctionner intellectuellement dans le cadre de leur discipline d’origine : si l’information et la communication les interpellent, la construction d’un nouveau territoire disciplinaire dans ses dimensions institutionnelle et cognitive ne les concerne guère.

• éclairer les origines des SIC à partir tantôt de « temps forts » analysés de façon synchronique ou diachronique, tantôt de questions récurrentes qui ont fortement marqué leurs premières années d’existence et qui restent encore prégnantes aujourd’hui : les filières d’enseignement et la professionnalisation des formations, les carrières des enseignants-chercheurs, les critères à mettre en œuvre pour évaluer les entrants qui sont alors pour l’essentiel des transfuges, le rôle de la SFSIC – principale et longtemps unique société savante du champ –, les origines littéraires... Dans cette étude, les éléments contextuels ont été privilégiés : le contexte sociétal d’abord car, dans les années 1970, l’information et la communication commencent à devenir des enjeux sociaux majeurs, les lieux et les temps ensuite, et enfin les enjeux (cognitifs, pédagogiques et institutionnels), les objectifs et les stratégies d’acteurs individuels et collectifs pour le moins disparates, mais souvent réunis par un intérêt commun dans une Université en profonde mutation. Il a fallu aussi intégrer une « donnée » commune à toutes les nouvelles disciplines : si au départ les fragiles institutions disciplinaires sont peu représentatives et pèsent d’un poids inégal sur la vie du champ, les institutions universitaires sont néanmoins bien présentes : celles du champ scientifique en général, celles des disciplines mères, celles auxquelles appartiennent les ainsi nommés « fondateurs » et celles qui revendiquent un rôle dans le redéploiement des appareils de formation vers une plus grande professionnalisation. Sans oublier celles qui se situent en dehors de l’Alma Mater, à sa périphérie immédiate (le CECMAS, créé par Edgar Morin, Roland Barthes et Georges Friedmann au sein de l’École pratique des hautes études en sciences sociales, et sa revue Communications) ou plus éloignée (les premières écoles de journalisme et de documentation dues à des initiatives professionnelles, le Service de la recherche de l’ORTF animé par Pierre Schaeffer, puis l’INA qui intégre ce dernier à partir de 1974, l’UFOD3...).

4La rédaction de cet ouvrage s’est avérée plus délicate que prévu, notamment en raison :

• des intérêts (à tous les sens du terme) et des positionnements de chacun4, sans doute « globalement compatibles » entre eux car soumis à des logiques de champ, mais cependant pas toujours faciles à concilier dés lors qu’une question a été vécue comme un enjeu ; à l’évidence, l’histoire disciplinaire éveille des craintes jusque chez ses pratiquants, dans la mesure où elle demande non seulement une conversion du regard, mais encore un effort de réflexivité, autrement dit, pour parler comme Bourdieu, un effort non-doxique pour objectiver le sujet de l’objectivation et ses présupposés liés à son inclusion dans l’objet analysé.

• du manque d’expérience de la plupart des contributeurs dans un champ, l’histoire des sciences humaines et sociales, qui cherche lui-même sa voie à la confluence de l’histoire des sciences (le plus souvent « dures »), de l’épistémologie et de la sociologie des sciences. Les auteurs de ce livre ne sont guère plus que des amateurs éclairés ou des historiens par surcroît, sans doute persuadés que « l’histoire historienne » des disciplines5 constitue un analyseur pertinent de leur statut cognitif et institutionnel, de leur positionnement dans le champ académique et de leur visibilité sociale, mais aussi que l’écriture de cette histoire requiert des compétences spécifiques. C’est en fait à une approche historique ouverte à d’autres sciences sociales qu’ils ont eu recours, sachant que cette posture peut entraîner des pertes au niveau de la rigueur formelle.

• de l’état des archives disponibles : à l’exception des archives ministérielles pas toujours faciles à consulter (davantage pour des considérations techniques que politiques), la plupart des documents sont peu accessibles et dispersés, car détenus par des particuliers, bruts de décoffrage, d’origine pas toujours identifiable et souvent parcellaires6. Quant à la mémoire des témoins-acteurs, chacun sait bien qu’elle est à la fois précieuse et sujette à caution, surtout quand les intéressés ont joué un rôle important dans la construction de la discipline.

5Si l’ambition des auteurs est, tout en revendiquant le droit au passé, de contribuer à combler un vide redoutable toujours propice aux versions historiques officielles dont on connaît par ailleurs les ravages, il est clair que ce premier ouvrage ne peut répondre à toutes les questions que se pose légitimement le spécialiste de l’histoire des sciences quand il s’interroge sur les origines d’une discipline : certaines ont été traitées, d’autres seulement abordées et quelques unes laissées de côté.

6Certes, tous les « centres historiques » de la discipline en gestation (CELSA, Université de Bordeaux 3...) ont été identifiés à travers leurs idées et leurs pratiques novatrices et à partir de cas généralement qualifiés « d’exemplaires », mais les périphéries, plus floues et plus instables, doivent encore être topographiées grâce à des investigations plus fines (comment a t-on géré, pour ne pas dire bricolé, la montée en charge dans tel département isolé d’IUT, dans telle filière naissante portée par des enseignants-chercheurs marginaux peu en prise avec les débats centraux ?). Sans doute, les lieux de formation et les lieux de débat (premiers congrès de la SFSIC, par exemple) ont-ils été visités par plusieurs auteurs dans une perspective diachronique, mais ceux dédiés à la recherche sont restés des points largement aveugles (en dehors des thèses), tandis que la question de l’évolution des contenus des formations, en liaison avec la « demande sociale » et l’évolution de la production scientifique, est toujours, pour l’essentiel, à traiter, en tout cas pour ceux qui estiment qu’elle doit être travaillée de façon méthodique à partir de corpus significatifs. Si des configurations relativement inédites dans l’Université de réseaux sociaux entre universitaires (associant souvent des non universitaires) ont bien été tracées, il est évident qu’il faudra ultérieurement affiner le trait, et surtout mieux évaluer leur rôle à tel ou tel moment fort de la vie institutionnelle. De même, si des personnalités connues et moins connues (voire déjà oubliées...) ont été évoquées, il y a encore un long chemin à parcourir pour cerner plus méthodiquement leur rôle scientifique et/ou politique, rendre compte de façon plus précise des itinéraires, et a fortiori établir de véritables biographies dans une perspective non hagiographique.

7Mais c’est certainement au niveau de l’articulation complexe entre le cognitif, l’institutionnel et le social7 que le spécialiste de l’histoire des sciences est en droit de penser qu’il reste encore des questions vives, et ce même si des éléments de réponse ont été effectivement apportés et des pistes de travail définies : quid des effets de mode liés à la longue marche entamée dès les années 1970 vers l’ainsi nommée « société de l’information » sur l’évolution des formations, des politiques ministérielles et des programmes de recherche ? Quid des débats de fond8, des « petites controverses entre amis » et des conflits institutionnels et personnels qui ont en permanence traversé le champ depuis son « invention » en se localisant plus particulièrement dans le CSU, puis le CNU, la SFSIC, une revue, une université ou un laboratoire ? Quid des usages sociaux individuels et collectifs des théories et des débats intellectuels ? Pourquoi certains débats (par exemple, celui sur les pratiques scientifiques) ont-ils toujours été difficiles à initier, même dans les lieux qui semblent pourtant s’y prêter le mieux (sociétés savantes, laboratoires, revues...), alors que d’autres sont récurrents et parfois envahissants (l’hétérogénéité des SIC, disciplinarité versus interdisciplinarité, les rapports avec les autres disciplines...) ?

8Cette première production, originale dans notre champ, en appelle d’autres, plus ambitieuses tant au niveau des interrogations qu’à celui des méthodologies. Si, après avoir déblayé largement le terrain, elle pouvait susciter de telles recherches, elle aurait parfaitement rempli son objectif central : permettre à une branche du savoir de conquérir le droit à son passé. Les SIC ne doivent pas avoir honte de leurs origines sans doute moins nobles (quoique...), plus hétérogènes, voire hétéronomes, que celles d’autres disciplines académiques. Le coup de force pratique et symbolique opéré dans les années 1970 par leurs « inventeurs » à partir de positions et de ressources diverses, dans un contexte favorable dû à l’absence sur le marché des innovations de disciplines prêtes à assumer la montée en puissance de l’information et de la communication, a ouvert la voie non seulement à la codification et au contrôle par de nouvelles « autorités légitimes », mais surtout à l’autonomisation institutionnelle et symbolique d’un champ. Quant à son autonomisation cognitive, relative comme celle de la plupart des sciences humaines et sociales, nul doute qu’elle ne tardera pas à faire l’objet d’une approche historique attentive à l’historicité des œuvres et autres productions du savoir.