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Chapitre 9. Faits et effets : penser l’influence en médiation
p. 235-264
Texte intégral
9.1. Croyances des téléspectateurs et effets présumés
1On a commencé à l’identifier dans les remarques des téléspectateurs sur l’image : la croyance dans le fait que l’information, et notamment les images de l’actualité, puissent avoir des effets est une croyance commune1. Sans doute, alors, l’identification des représentations associées à ces effets, telles qu’elles transparaissent des remarques adressées au médiateur, est-elle une tâche susceptible d’éclairer une démarche de médiation où l’approche des conséquences supposées des informations télévisées est une question récurrente : représentations de soi et des autres comme récepteurs de l’information, représentations des journalistes et de l’activité d’information, représentations des acteurs et des problèmes sociaux lorsqu’ils sont l’objet de médiatisation…
2On peut déjà voir dans le fait que l’information télévisée provoque un certain nombre de réactions écrites un effet de l’information délivrée par la chaîne : la décision d’écrire doit néanmoins être considérée comme l’aspect résultatif d’effets ressentis auxquels la réaction écrite tente de donner une expression recevable et (construite comme) légitime. Encore faut-il que le téléspectateur en soit suffisamment conscient et qu’il décide de les formaliser : le “résultat” qu’est la démarche d’interpellation du médiateur est, par conséquent, tributaire de ces deux conditions au moins – ce qui laisse penser que bon nombre d’effets éprouvés par les téléspectateurs, quoique non verbalisés et totalement inapparents publiquement2, n’en sont pas moins “réels”.
3On rappellera, à cet égard, que le choix de la télévision publique de mettre en place une médiation de l’information partait du principe que l’information engendre des réactions dont il est important d’avoir connaissance, qu’il est souhaitable de prendre en compte et auxquelles il est parfois nécessaire de tenter d’apporter des réponses.
4Le téléspectateur s’adressant au médiateur peut donc être d’abord envisagé comme un “lieu d’enregistrement” d’effets que l’information a produits sur lui. Même si, comme on le verra, l’information n’est pas considérée, dans le champ professionnel, comme reliée à des intentionnalités de la part des journalistes3, celle-ci est néanmoins dépendante d’acteurs-sources pour lesquels la médiatisation est une ressource. Qu’ils soient, dès lors, la conséquence de ce qui n’est pas recherché ou la résultante d’une stratégie mettant à son service la ressource-médias, ces effets n’en sont pas moins une production effective de l’activité d’information et, à ce titre, un objet d’interrogations légitimes pour un secteur professionnel soumis à ce jeu de tensions et d’influences multiples.
5Une série de précisions s’impose cependant à ce niveau. Si les réactions des téléspectateurs peuvent être considérées comme des symptômes des effets que la médiatisation a eus sur eux, cela ne signifie pas pour autant que la médiatisation en soit le seul déterminant : dans certaines des remarques des téléspectateurs se lisent bien autre chose que de strictes réactions à la médiatisation de questions qui, néanmoins, les touchent suffisamment pour qu’ils y réagissent. Ces réactions prennent appui, dans ces cas, sur le discours médiatique produit pour émettre un avis qui, prenant prétexte de l’entrée de la question dans l’arène médiatique, s’attache d’abord à signifier, par-delà le traitement médiatique lui-même, un positionnement dans un débat donné.
6La question se pose, par ailleurs, de savoir si la notion d’“effets” – avec la tradition de recherche qui s’y trouve associée4 – est le cadre de questionnement le plus adapté pour identifier ce que la télévision est supposée faire à ceux qui la regardent – et qui, dans L’Hebdo du Médiateur viennent fréquemment contester les regards qu’elle leur imposerait.
7On l’aura compris : il ne s’agira pas ici de saisir l’activité de réception en elle-même ni même la “nature” des effets de l’information susceptibles d’établir le diagnostic d’un éventuel pouvoir des médias – et ici de l’information télévisée. Ce sont les croyances en matière d’effets qui seront ici l’objet d’une attention particulière5. Ces croyances sont fortement articulées – du moins peut-on en faire l’hypothèse – aux représentations sociales dont on est porteur et/ou à celles du (des) groupe(s) au(x) quel(s) on appartient et dans le(s) quel (les) on se reconnaît. Ces représentations jouent, on le verra, un rôle important dans la façon dont l’information est reçue – ou plutôt déclarée comme telle – ainsi que sur la façon dont on imagine que l’information est reçue par d’autres que soi6.
8Ces croyances et ces représentations à travers le filtre desquelles les téléspectateurs regardent l’information télévisée peuvent être considérées comme autant de formes de “médiation” entre l’information et les publics : le « tiers symbolisant7 » qu’elles constituent sert en quelque sorte de socle, jamais explicité mais toujours actif, pour apprécier et évaluer ce que l’information vous fait (ou est supposée vous faire).
9Comment les publics se représentent, disent et argumentent les effets (des discours) des médias ? Qu’est-ce que leurs discours laissent entendre des effets potentiels, possibles, probables, assurés que peuvent avoir, selon eux, les informations diffusées ? Telles sont les questions principales vers lesquelles l’émission de médiation oriente.
10La façon dont la question des effets est pensée par les téléspectateurs conduit donc vers une approche en termes d’effets présumés. Ces effets présumés apparaissent comme une grille de lecture de l’information et de l’acceptabilité de son traitement dont on pourra constater la mise en œuvre sur une grande variété de thèmes de l’actualité.
11La représentation que l’on a des effets de l’information – ce que l’on présume comme ses formes de “réception” chez les publics – conditionne, « cadre » la façon dont on va les entendre, les comprendre, les recevoir : les accepter ou les rejeter, d’une certaine façon, donc.
12C’est dire que les dimensions discursives de la question des effets – et la variété des modes d’expression portant ces choix discursifs – auront une importance majeure. Du discours que l’on dénonce au nom des effets qu’il est censé produire, à celui qui dénonce et qui fonctionne comme révélateur des conceptions implicites qui l’animent, ce sont les deux faces d’un même processus qui doivent ici être prises en compte.
13Cet « usager en actes » (Proulx, 1998, 73) qu’est le téléspectateur entrant dans la logique de la médiation est donc d’abord un “usager en actes déclaratifs” : c’est par les discours journalistiques qu’il sollicite comme espaces critiques autant que dans les discours critiques qu’il produit que se dessinent ces systèmes de représentations et de croyances qui forment la trame des présupposés8 de son discours critique. Parmi ces formes de cohérence souterraines du discours critique, la question des effets tels qu’ils sont présumés9 par les téléspectateurs semble un fil conducteur que ce chapitre se propose d’explorer.
9.2. Le modèle implicite persistant d’effets puissants
14Lorsque la problématique des effets de l’information télévisée affleure dans les propos des téléspectateurs, c’est fréquemment par le biais de ces « synonymes ambigus » (Le Grignou, 2003, 8) que sont « l’influence », le « pouvoir », voire des énoncés implicitement parcourus de cette présomption d’effets qu’aurait la télévision et que rechercheraient, par son intermédiaire, ceux qui s’y expriment.
15On a déjà vu, dans le chapitre 7, que le soupçon – référencé à une époque lointaine mais, d’une certaine façon, encore actuel – d’une télévision sous influence est inséparable d’une croyance, largement ancrée socialement, du pouvoir du média audiovisuel. On observera, à cet égard, qu’en amont des croyances des téléspectateurs en matière d’effets de l’information télévisée sur l’opinion publique, il existe une croyance non moins grande des politiques10 dans ce domaine – qui génère par conséquent à la fois le phénomène et sa critique11. Certains sujets de L’Hebdo du Médiateur trouvent d’ailleurs leur origine dans la prise en compte par anticipation de cette influence supposée de la télévision sur les téléspectateurs et notamment leur opinion politique : une émission comme celle du 26 novembre 2001 repose entièrement sur ce présupposé que les médias auraient une influence sur le vote et qu’il s’agit, par conséquent, de contrôler cet effet en veillant à l’équilibrage des temps de parole12. L’émission de médiation consiste alors à faire identifier au public ce qu’est le travail de régulation du CSA – ses démarches de contrôle, leur logique et leurs difficultés de mise en œuvre – sans que, pour autant, la question des conditions de réalisation de ces effets soit, à un quelconque moment, un élément du débat13.
16Peut-on alors dire, comme G.-E. Lang et K. Lang (1984, 26) en font l’hypothèse, que « l’influence de la TV est autant liée à la croyance dans les capacités technologiques du médium qu’à la réalité de ses effets ? ». Il apparaît, en tout cas, que la récurrence de ces réactions à partir d’occurrences événementielles aussi diverses que la pré-campagne des élections présidentielles de 2002, les vols avec violence, les propos et les images de Ben Laden, témoigne d’une forme d’homogénéité des réactions téléspectatorielles allant dans le sens d’“effets – envisagés comme – puissants” :
1a. Yvette Gaillot, de Biol, dans la région de Grenoble, par exemple, estime que ce n’est pas notre rôle de provoquer des revirements politiques sur les problèmes d’insécurité.
1b. Il y a aussi ceux, comme Sophie Quintard de Paris, qui estiment que la diffusion de ces images pourrait servir d’exemple aux délinquants et susciter des vocations un peu partout en France. (JCA, 24 2 01)
2. Vous allez avoir une grande responsabilité dans la campagne électorale qui va s’ouvrir. J’espère que vous en avez conscience et que vous jouerez le jeu de la démocratie en respectant vos téléspectateurs. (Bernard Henry, Saint-Grégoire, Ille-et-Vilaine, 8 9 01)
3. J’estime qu’il serait de votre devoir d’arrêter de faire la propagande d’Oussama Ben Laden en diffusant tous ses messages car c’est de cette manière que vous participez totalement à la propagation de ses idées. (RB, 13 10 01)
4. Faut-il tout montrer à la télévision ? Sûrement pas M. Ben Laden se livrant à un appel meurtrier destiné aux fanatiques qui s’ignorent encore et dont les médias se font ainsi les complices. Sous le prétexte de la liberté d’information, nous sommes nombreux à penser que les médias prennent là une grande responsabilité que nous ne souhaitons pas partager. (Laurence, Marie-Claude, Carole, Ghislaine et Sylvie, 13 10 01)
5. Je suis effectivement particulièrement choqué parce que trop d’images et de discours diffusés en boucle à longueur de journée risquent, diffusés parmi des jeunes en manque de repère, risquent de faire dans certaines cités de banlieues de Ben Laden un héros. (G. Delaguy, 13 10 01)
6. Il faut effectivement éviter le plus possible de… de le citer peut-être… et de mettre en valeur… non pas en valeur mais de parler de ces possibilités d’attaque qui risquent de non pas donner des idées aux terroristes qui en ont déjà assez malheureusement mais d’inciter des esprits un peu faibles voire… de mauvais plaisants comme on l’a vu dernièrement avec les épisodes très répétés des enveloppes faussement piégées… (Marco Montroig, 10 11 01)
7. Faut quand même penser que la télévision a un impact assez important et notamment sur des personnes peut-être plus influençables que d’autres et que dans le domaine politique, bon c’est pas votre rôle. (B. Troussard, 24 11 01)
17Sous la diversité thématique de ces remarques, un point commun : le pouvoir d’influence qu’aurait la télévision.
18Les “événements” du 11 septembre 2001 et leurs suites ont été particulièrement propices à la réactivation des modèles de l’influence. On a vu réapparaître, à cette occasion, celui, massif, de la « propagande » (3) injectant14 ses messages chez un récepteur considéré comme simple “réceptacle” de ces stratégies d’influence : cette soumission supposée de certains téléspectateurs aux injonctions de comportements s’accompagne d’une représentation du média comme vecteur et médiateur involontaire de ces messages15. En filigrane de telles remarques, c’est le heurt entre la volonté journalistique d’informer et ce que de telles informations peuvent laisser passer des dimensions soupçonnées d’être sous-jacentes à l’information qui transparaît16 : la critique s’offre alors elle-même comme injonction, « devoir » (3) de considérer sous un autre cadre l’information transmise. S’il s’agit, dans la remarque considérée, de la réactivation d’une représentation que le contexte particulier d’une guerre en préparation pousse à réenvisager, on peut observer plus globalement, à travers les exemples cités, que le paradigme des effets est toujours prêt à être mobilisé :
- soit sur un mode direct : les images de délinquance sont considérées comme susceptibles d’engendrer toujours plus de délinquance17 (1b) ou celles de Ben Laden sont soupçonnées de contribuer à une mythologie en construction (5). Ce type de réaction, on le constate, s’alimente à des représentations conjointes des individus et des groupes où les caractéristiques de « faiblesse » (6), de « manque de repère » (5) ou d’« influençabilité » (7) sont les points d’appui nécessaires à la dénonciation de la médiatisation de certaines images ou de certains propos18. Ce type de critique renvoie à une vision de la télévision prise dans une médiation incontrôlée de stratégies d’influence mises en place par un certain nombre d’acteurs sociaux19 et auxquelles elle participe à son insu,
- soit sur un mode plus indirect : ici, les images de délinquance sont considérées comme engendrant un sentiment d’insécurité qui, lui-même, induit des comportements de nature politique dont le déterminant principal est estimé être le « rôle » que jouent les journalistes, par la diffusion de ces images (1a). La médiatisation est envisagée comme ayant des effets indirects dans le sens où elle modifie, par réaction, les attitudes politiques de certains – du moins le pense-t-on. L’emploi de « revirements » est significatif, de ce point de vue, et exprime la représentation que certains téléspectateurs peuvent avoir de la puissance du média à modifier les perceptions sociales, à faire évoluer la dimension cognitive chez le sujet jusqu’au point d’inverser ses comportements en matière de vote20. On sait que ce débat a ressurgi au lendemain des élections présidentielles d’avril 2002 et qu’il peut s’apparenter, dans l’esprit de certains téléspectateurs, à ce que J. Gerstlé (2004, 122) identifie comme « médiamalaise21 ». Qu’il apparaisse également avant les résultats d’avril
2002 comme un argument disponible chez les téléspectateurs semble caractéristique d’un regard téléspectatoriel fréquemment préconstruit – comme préalable à l’occurrence événementielle qui pourtant le suscite – et qui va chercher à trouver, dans celle-ci, des éléments de sa confirmation.
9.3. La saillance médiatique et ses potentiels
19Au nombre des discours des téléspectateurs prêts à être activés en matière de réception de l’information, il y a notamment celui qui consiste à aborder cette information selon son potentiel : potentiel d’influence, comme on vient de commencer à l’établir, potentiel d’incitation, potentiel d’inflexion des enjeux dans la société… Ce qui domine assez régulièrement dans les réactions des téléspectateurs, c’est non pas la dimension cumulative d’un savoir que l’information viendrait enrichir, c’est plutôt la dimension projective de ce que cette information pourrait induire : comme si l’information, une fois délivrée, ne pouvait s’assortir que de l’attente inquiète de ce qu’elle pourrait provoquer. On a pu constater, dans les remarques citées plus haut que la crainte que certaines informations « suscitent des vocations » (1b), « donnent des idées » (6) ou « incitent » (6) certains à passer à l’action est un mode de réception courant – même s’il ne s’exprime pas forcément toujours sur un mode aussi explicite.
20On observera que, dans ces remarques, ce ne sont pas tant les formes de traitement médiatique qui sont évoquées que l’accession de ces problèmes ou de ces acteurs sociaux à une visibilité suffisamment régulière et/ou suffisamment importante pour qu’elle ait des conséquences, à de multiples niveaux. Le fait qu’il y ait focalisation – perçue, et donc forcément relative –, insistance sur tel discours, sur telle image, sur tel message, est considéré comme susceptible de créer un “climat d’opinion” dont le récepteur pense qu’il aura des incidences au niveau politique ou social.
21Dans cette vision, l’information télévisée est considérée comme contribuant fortement à la définition de certains problèmes qui agitent la société et à la perception des enjeux qui leur sont associés : si ces dimensions font partie intégrante des missions journalistiques22, elles sont, dans les propos critiques des téléspectateurs, fréquemment interprétées dans des logiques d’influence – ou, au moins, de conditionnement de cette opinion.
22S’agissant des propos de février 2001 (1a) – relatifs à la médiatisation de vols à la portière, commis dans le sud-est de la France et dont les journaux télévisés de France 2 s’étaient fait l’écho –, le crainte formulée trouvera, fin avril 2002, son versant symétrique, exprimé en aval de sa conséquence supposée23 : la focalisation médiatique sur certains délits, certaines exactions est perçue comme risquant de créer ce que les politistes appellent un background news formant l’arrière-plan évaluatif sur le fond duquel le téléspectateur-électeur va juger les actions et les positionnements des différents acteurs politiques.
23La sélection médiatique plus ou moins régulière de ces occurrences événementielles est alors considérée comme contribuant à la saillance des enjeux qui y sont liés ; ces enjeux sont estimés favoriser plutôt tel acteur ou tel camp que tel autre, tel homme politique plutôt que son adversaire…
24Ces perspectives – que l’on peut rapprocher de ce que la science politique considère comme des effets d’amorçage (Iyengar, Kinder, 1987) – ont tendance, en tout cas, à mettre en évidence le fait que, dans l’écoute et le regard qu’en ont les téléspectateurs, l’information est inséparable de ses enjeux sociaux. Parmi ces enjeux, l’organisation des ordres de préoccupation proposés au téléspectateur parmi la variété des problèmes sociaux “disponibles” apparaît comme une composante forte que certains n’hésitent pas à relier à la notion de « responsabilité journalistique24 » (2, 4).
25L’émergence de l’insécurité comme thème récurrent de l’actualité25 – qui transparaît aussi, mais plus implicitement, dans les représentations des « jeunes » contenues dans certains des propos cités (1 (b), 5, 6, 7) – apparaît comme un symptôme de certains phénomènes d’« imposition thématique26 » que, par sondages interposés mais aussi plus largement par leurs choix de hiérarchisation des thèmes, les médias opéreraient, traçant ainsi certaines priorités du débat social ou certaines perceptions privilégiées de la société.
9.4. La hiérarchisation de l’information : des agendas en disjonction
26Qu’elle soit vue, par le biais de sa focalisation sur certaines questions, comme amorçant un diagnostic politique et contribuant à créer les conditions de la mise en place d’un agenda électoral ou comme résultante d’un agenda préélaboré par les acteurs sociaux – et notamment les politiques –, l’information est fréquemment regardée par les téléspectateurs selon la hiérarchie d’importance des sujets qu’elle laisse apparaître. Elle est alors perçue non pas tant selon le traitement qu’elle propose de cette question qu’en tant qu’indicateur d’une importance à lui accorder par rapport à d’autres. Des divergences peuvent alors apparaître entre l’ordre d’importance médiatiquement accordé et l’ordre d’importance socialement légitime pour le téléspectateur :
8. A la fin du journal de 20 heures, rappel des nouvelles importantes : 1 – les grèves des transports 2 – le bouquin d’Olivier Schrameck. J’en déduis que la mort de deux policiers faisait partie des faits divers. C’est à vous donner l’idée de brûler des voitures ! (Pmf 2, 20 10 01)
9. Je vous écris pour vous témoigner mon indignation. La mort de deux policiers n’est même pas citée parmi les deux principaux événements de la journée alors que le bouquin du chef de cabinet de Jospin en faisait partie. Je m’intéresse beaucoup à la politique mais bien plus encore à la vie des forces de sécurité. Ce double meurtre a été traité comme un vulgaire accident de la circulation. (Arnaud Bleuez, 20 10 01)
10. Vous avez ouvert votre journal sur la visite du pape en Grèce. J’en viens à me demander si vous restez une télévision de service public ou une télé aux ordres du Vatican. (B. Petitjean, 12 5 01)
11. Je suis effrayé de voir le temps et le nombre de reportages consacrés aux péripéties papales. Personnellement, je crois à la laïcité du service public. Le lobby catholique est très influent dans les sphères journalistiques… C’est connu comme le loup blanc. (Guillaume Bréhier, 12 5 01)
12. J’aime le tennis mais… comment ne pas parler, pour commencer le journal, du tremblement de terre en Inde ? Vous n’avez pas d’envoyés spéciaux là-bas ? (Claude Renault, 10 2 01)
13. Dix… quinze mille morts en Inde… et vous faites votre « ouverture » sur un match de tennis ? (Paul Bizou, 10 2 01)
27Le registre moral explicitement mobilisé dans certains cas (9) ou largement suggéré sur le mode ironique (8), dans d’autres, témoigne de cette sensibilité particulière d’un certain nombre de téléspectateurs à la façon dont les médias attribuent de l’importance aux objets de l’information. « Ce à quoi il faut penser », selon la célèbre formule de Mc Combs et Shaw (1972) à propos de l’agenda setting, et les ordres d’importance révélés dans l’organisation de cette matière informative sont ce que l’on vient contester au nom des valeurs que l’on porte – et que l’on est prêt à défendre, au point d’écrire au médiateur. Les représentations – sociales, idéologiques, identitaires… – avec lesquelles on regarde l’information, et qui constituent un principe d’organisation intuitif selon lequel on est prêt à les accepter dans certains ordres plutôt que dans d’autres, viennent en quelque sorte buter sur l’organisation de l’information proposée par la chaîne :
- la représentation que certains téléspectateurs ont de ce que doit être le service public de la télévision les amène à condamner l’importance, selon eux excessive, accordée au pape (10,11)27 et à ce que l’on désigne ici comme ses « péripéties » (11). Ce choix lexical montre d’ailleurs l’opposition de fond qui, dans cette représentation, distingue l’importance accordée de l’importance ressentie. La revendication de nécessaire laïcité du service public, qui fonctionne ici comme le soubassement de principe de ce type de critique, est le point d’appui d’une réaffirmation somme toute classique – et déjà observée – d’une « influence » (11) à laquelle la chaîne serait soumise et, de fait, soumettrait indirectement ses téléspectateurs,
- dans l’agenda médiatiquement installé de l’insécurité comme enjeu central, la non attribution ponctuelle d’importance (8,9) – s’agissant des victimes policières d’un cambriolage – heurte d’autant plus les représentations morales de certains téléspectateurs qu’elle concerne les garants de la sécurité publique et qu’elle est en concurrence, notamment, avec la sortie d’un ouvrage du chef de cabinet du Premier ministre de l’époque. Que l’actualité éditoriale – inscrite dans un agenda politique que le téléspectateur ne “lit” pas forcément dans l’attribution de place qui lui est accordée – vienne supplanter ce qui, dans le système de valeurs de ces téléspectateurs, mérite davantage d’attention voire de respect28, trouve en quelque sorte une traduction émotionnelle dans l’interprétation “incitative” qui en est faite : « c’est à vous donner l’envie de brûler des voitures ! » (8). Ici encore, la disjonction entre la hiérarchie visible de l’importance des questions telles qu’elles sont médiatisées et celle qu’on est prêt à défendre comme citoyen est patente : la focalisation de l’attention du média – et donc de son public – sur un élément de l’actualité, qui apparaît comme hors de proportion avec ce que le téléspectateur ressent comme autrement plus déterminant, est générateur d’un mode de critique qui, sous les apparences d’une contestation de la forme (l’ordre d’apparition), est en fait une dénonciation des phénomènes de pression implicite à considérer comme dominant, dans l’agenda des centres d’intérêt, ce qu’en tant que public, on estime ne pas l’être,
- cet écart entre les visions d’importance relative des différents sujets revêt une dimension caractéristique dans le cas des remarques sur les victimes du tremblement de terre en Inde et le résultat de la finale du tournoi de Melbourne, en février 2001 (12,13). L’intérêt qu’est supposé avoir, pour la rédaction de France 229, le résultat d’un match qui vient tout juste de s’achever et qui impliquait un joueur français (A. Clément), amène la chaîne publique à “monter” en ouverture de son journal télévisé la parole exclusive de ce joueur30 : l’immédiateté de la réaction, conjuguée à l’hypothèse de l’intérêt du téléspectateur français pour le résultat d’un match important d’un grand tournoi impliquant un compatriote, apparaissent comme des critères suffisants, aux yeux de la rédaction, pour justifier cette ouverture31. Mais là où la rédaction place l’intérêt de son téléspectateur s’exprime, chez certains, le sentiment d’un « déplacement32». Aux deux sens du terme : l’interview d’A. Clément est considérée comme ne se situant pas à la bonne place au sens où on lui confère une importance qui, vue du côté du téléspectateur, n’est pas la sienne33. Par ailleurs, elle contrevient à une vision de l’importance relative des phénomènes qui amène à considérer que le caractère événementiel de la catastrophe indienne, par son ampleur et le nombre de victimes – même éloignées du territoire de diffusion de l’information –, ne saurait être rejeté à l’arrière-plan par un résultat sportif, même “national”.
28On peut considérer, au total, que les réactions critiques des téléspectateurs relatives à la hiérarchisation de l’information restent, par définition, encloses aux questions qui ont été sélectionnées par la rédaction34 et révèlent, finalement, une attitude fortement médiacentrique du téléspectateur qui n’envisage guère35, au-delà de la hiérarchisation, ce que la sélection journalistique des sujets peut poser comme problèmes ou recouvrir comme enjeux. Ce qui est laissé médiatiquement dans l’ombre n’est pas objet de débat.
29Par contre, au-delà de l’accès à l’information et de ce qu’on estime contestable dans son organisation, ce sont les modes de traitement adoptés qui constituent le cœur des réactions de nombreux téléspectateurs.
9.5. Opérations de cadrages : cadres préparatoires pour la médiation
30Le téléspectateur s’adressant au médiateur le fait donc régulièrement à partir de la croyance qu’il a de l’influence de l’information sur les acteurs, tant sur leurs modes de compréhension des phénomènes sociaux que sur leurs comportements. Ces effets qu’il accorde à l’information sont fonction, comme on vient de le voir dans les développements précédents :
- de la mise en visibilité particulière de certains problèmes, de certains enjeux,
- d’une hiérarchisation considérée comme signifiante, en amont du contenu développé.
31Néanmoins, c’est plus fréquemment encore la façon dont les médias donnent du sens à ce dont ils choisissent de parler qui suscite la majeure partie des réactions des téléspectateurs. On peut alors considérer que, à ce niveau, on se situe au cœur d’une dimension critique fondamentale dans le discours des téléspectateurs où ce sont les inférences interprétatives vers lesquelles orientent la construction d’un reportage, le fait de donner la parole aux uns et/ou aux autres, le choix et la façon de parler de tel aspect d’un problème… qui structurent le propos critique.
32Voir un reportage de journal télévisé, c’est constater qu’il cerne la réalité d’une certaine façon, ce qui est d’autant plus visible que l’on ne partage pas la façon dont le reportage en question trace les “contours” du problème. Le partage de ces contours, au contraire, rend invisible le cadre et abolit, par avance, toute velléité critique.
33La présentation forcément sélective qu’il propose36, et qui constitue – de fait – un regard posé sur tel ou tel phénomène et une vision sur ses enjeux, est ce qui va être fréquemment questionné par rapport à une représentation téléspectatorielle de l’information selon laquelle elle « devrait être complète » : c’est-à-dire sans dimension organisationnelle pour la contraindre, sans impératif de temps pour en réduire l’extension possible, sans contraintes de langage et de discours pour en conditionner les formes d’expression et les modes de publicisation…
34C’est dire que le cadrage qu’est l’information vient rencontrer d’autres cadrages qui sont ceux que mobilisent les téléspectateurs pour accepter ou rejeter les versions du réel que l’information proposée leur dispense.
35Mais que faut-il entendre par cadre ou par opération de cadrage ? Les définitions, parfois relativement divergentes, qu’ont pu en donner la sociologie – notamment interactionniste – ou la science politique, l’analyse de conversations ou les études de l’argumentation constituent, de ce point de vue, un socle à la fois hétérogène mais précieux.
36L’utilité d’une telle notion consiste à tenter de cerner le fait que la définition des situations et la distinction de leurs composantes sont inséparables de l’examen des tensions et des variations qui permettent d’en saisir les enjeux. Et c’est dans le “jeu” de ces définitions, dans la malléabilité de la configuration du sens à accorder à telle ou telle question37, que s’esquisse une caractéristique fondamentale de la médiatisation : la lutte des points d’observation à partir desquels mettre en place ces sens concurrentiels. C’est dire que l’opération de cadrage n’échappe donc pas, tout d’abord, à la dimension interprétative qu’un sujet ou un groupe social est apte à mobiliser mais qui, comme le souligne S. Bonnafous (2002, 87), rappelant les apports fondateurs d’E. Goffman, est le « résultat d’un héritage social qui nous impose – partiellement du moins – un mode d’interprétation de nos expériences ». Ces façons (plus ou moins) socialement partagées de voir les choses participent de notre perception des situations et des façons – souvent multiples mais jamais à l’infini des subjectivités de chacun – de les définir, « selon des principes d’organisation qui structurent les événements – du moins ceux qui ont un caractère social – et notre propre engagement subjectif » (Goffman, 1991, 19).
37Dans la même logique, les approches politistes centrées sur les problèmes publics ont bien montré que les cadrages de ce type de problème étaient, par définition, soumis à des recadrages incessants qui contribuent, justement, à en configurer le caractère public : ces « modalisations de cadres » (Goffman, 1991, 49) sont liées à « des décisions ou à des tractations qui viennent modifier les coordonnées d’une situation ou les paramètres d’un problème, qui redistribuent la carte des saillances et des pertinences » (Céfai, 1996, 57) et caractérisent le débat public dans ses différentes arènes. Modalisations qui semblent avoir d’autant plus de poids dans la structuration du débat qu’elles bénéficient de la tribune publique que sont les médias sur de tels problèmes.
38La dimension spécifique des études politiques de ces phénomènes de cadrage va alors consister à montrer comment « la présentation sélective, par discrimination de certaines considérations, induit ou oriente vers une interprétation particulière de l’objet » (Gerstlé, 2004, 101). Ces phénomènes, envisagés comme non strictement limités aux médias ou à la parole politique dans les médias, mais présents beaucoup plus largement comme une caractéristique forte des positionnements différentiels des acteurs sociaux à propos de questions soumises au débat public, sont néanmoins fréquemment considérés comme articulés aux mises en visibilité particulières qu’octroient les médias et aux « modalisations » qu’ils permettent, sollicitent ou préfigurent38. Dans cet axe, les « cadrages de configuration » apparaîtront comme des façons de « définir [l’objet] et d’en construire la contextualisation » (Gerstlé, 2004, 102), les « cadrages d’imputation » comme des opérations d’« attribution causale, de mise en cause de la responsabilité face à un fait » (Iyengar, 1991) – sachant que ces mises en cause pourront être soumises à des modalisations discursives très variées, tant chez les acteurs politiques eux-mêmes que chez les journalistes ainsi que dans le jeu de leurs interactions réciproques.
39La sociologie des médias n’est pas sans avoir mesuré, dans le “cadre” qui est le sien, l’intérêt heuristique que pouvait avoir une telle problématique. Si, bien évidemment, on n’entamera pas ici une recension de ses usages en matière de pratiques médiatiques, il semble important de rappeler que, par exemple, G. Tuchman engage sa réflexion, désormais classique, sur les conditions de production des informations dans les rédactions de certains médias écrits et télévisés des États-Unis, par un premier chapitre au titre caractéristique : « news as frame », où les nouvelles sont envisagées comme le résultat de « ces organisations complexes [que sont les rédactions] sujettes à certains processus inévitables » (1978, 1) configurant fortement le matériau informatif livré au lecteur ou au téléspectateur. Dans le même souci d’examen des modes de travail au sein des “organisations médiatiques”, T. Gittlin prend explicitement appui sur la même veine notionnelle pour élaborer son étude du rôle des médias américains39 dans la structuration de « la nouvelle gauche américaine ». Selon lui, les « cadres médiatiques [media-frames], largement tacites [unspoken] et inconscients [unknowledged], organisent le monde à la fois pour les journalistes qui le rapportent et, à un degré important, pour nous qui nous fions à ces rapports… Les cadres médiatiques sont des modèles persistants de cognition, d’interprétation et de présentation, de sélection, de mise en valeur ou d’exclusion, par lesquels des détenteurs de symboles [symbol-handlers] organisent le discours verbal et visuel, à partir de routines » (1980, 7).
40La dimension principale de cette notion, soulignée par T. Gittlin, est bien celle de ce qu’il appelle l’« organisation du monde » – ou plutôt de visions de celui-ci – qui contribuerait à structurer collectivement l’expérience individuelle et à proposer des cadres de visibilité, d’identification et de compréhension, par le public, de telle ou telle question. On peut cependant penser que les récepteurs de ces cadres – et des informations qu’ils configurent – ne sont pas égaux face à eux et possèdent des niveaux de connaissances et d’expériences préalables extrêmement différents sur ce qu’ils évoquent : par le biais de leur vie professionnelle, de leur investissement social, de leur appétit culturel40…. Les résistances à ces cadres que l’on pourra trouver dans la médiation de l’information et les formes diverses qu’elles peuvent prendre sont aussi le fruit de ce qui se configure ailleurs que dans ou par les médias. L’absence d’expérience personnelle d’un problème ou de perception antérieure à sa médiatisation – ce qui est le cas, somme toute, d’assez nombreux problèmes, pour chacun d’entre nous – peut, par contre, être sans doute envisagée comme un facteur favorisant41 d’acceptation des cadres dans lesquels ils nous sont soumis.
41On soulignera néanmoins que, dans l’option défendue par T. Gittlin, ces cadres sont intimement liés aux « routines » des professionnels des médias : ils fonctionnent comme des “organisateurs a priori” du regard et du discours, inscrits dans des stabilités de procédures de reconnaissance de ce qui mérite42 d’être “couvert” et des façons selon lesquelles on va pouvoir organiser les opérations de collecte, de sollicitation des “sources” et de construction des discours. Nulle profession n’échappe à ces phénomènes de communauté de pratiques et de routinisation qui permettent de ne pas être dans la situation intenable de devoir réinventer chaque jour son métier et qui contribuent, par ailleurs, à la reconnaissance – tant interne qu’externe – d’un professionnalisme même s’ils l’exposent, comme on peut le voir régulièrement dans L’Hebdo du Médiateur, à un certain nombre d’incompréhensions.
9.5.A. Ajustements de cadrages : de difficiles coïncidences
42L’interaction entre la “proposition de sens” qui se dégage du traitement médiatique et la réception de ce “sens proposé”, par le téléspectateur, dans le cadre de recevabilité qui est le sien – à partir de ses croyances, de ses représentations du réel et des discours qui leur correspondent – constitue l’arrière-plan fondateur de toute démarche de médiation.
43C’est, en quelque sorte, cadrage contre43 cadrage que s’opère quotidiennement, pour chaque téléspectateur, la réception de l’information ; les moments de “méta-négociation” du sens, dans la médiation, n’en sont que des moments d’une particulière saillance, révélateurs du dialogue régulier que l’on peut avoir avec soi-même pour savoir si l’on est prêt à considérer, pour soi et/ou pour ceux qui nous entourent, les cadrages que les médias adoptent pour nous parler de la réalité sociale.
44On ne saurait sous-estimer, néanmoins, que le journaliste, dans cette opération, a largement à faire avec le cadrage des acteurs sociaux, notamment lorsqu’ils sont les sources de son information. Les façons de voir – et de faire valoir – de ces acteurs sociaux sources des médias sont aussi des façons de tenter d’imposer socialement, par le biais des médias, certaines représentations dominantes de tel problème, de telle question. Ces représentations peuvent participer de ce qui a été appelé, plus haut, des « cadrages de configuration » faisant appel tant à des mécanismes de sélection – de thèmes, d’acteurs, de situations… – qu’à des démarches argumentatives44. Le fait d’appartenir à la catégorie de ceux que S. Hall (1978) appelle les « premiers définisseurs45 » confère un pouvoir de cadrage déterminant que P. Schlesinger (1992) nuance toutefois en insistant, à la fois, sur les luttes entre sources officielles pour privilégier certaines versions au détriment d’autres et sur les formes diverses d’initiative dont disposent les journalistes pour mettre à l’ordre du jour certaines questions, en favorisant la circulation de modèles interprétatifs de ces questions auxquels ils soumettent ces « premiers définisseurs46 ».
45Par ailleurs, ces formes d’initiative pourront aller jusqu’à fortement contribuer à la notoriété, par rapport à un problème donné, de certains acteurs au départ inconnus – ou relativement peu connus au-delà d’un certain périmètre social concerné par ce problème – en les sollicitant comme sources, en donnant des formes d’impulsion aux cadres interprétatifs dont ils sont porteurs et en créant ainsi les conditions de luttes définitionnelles à propos de ces problèmes, de leurs enjeux et des solutions envisageables47.
46Il semble, par conséquent, que les médias, aux différents stades de la production de l’actualité, participent activement aux « modalisations » évoquées précédemment, ne serait-ce que par la polyphonie qu’ils rendent possible et que même, fréquemment, ils encouragent. On soulignera d’ailleurs qu’entre le reportage du journal télévisé que voit le téléspectateur et les différents acteurs sociaux qui en sont à la source, il y a toutes les phases de ce qu’Y de la Haye (1985, 106) appelait la « précuisson » de l’information : « la réalité ne se présente jamais nue, toute crue, simplement vue mais bien déjà dans des formes de premières cuissons, que celles-ci soient réellement des constructions matérielles (dépêches, pré-écritures, coupures de presse, carnets de notes, etc.) ou bien des préconstructions flottantes, « inter-textuelles » (du type rumeur, problèmes du temps, thèmes de conversation, etc.) ». Ces formes de précuisson, on le constatera, ne sont pas sans lien avec les « routines journalistiques » mises à jour par les sociologues des médias – l’accent étant utilement mis, dans l’acception qu’en propose Y. de la Haye, sur leur caractère fortement discursif. Il n’empêche que, rejoignant en cela P. Schlesinger, il existe chez bien d’autres acteurs sociaux que les journalistes une capacité à anticiper ces routines, à en user stratégiquement en adaptant leurs formes et leurs formats d’écriture : c’est en ce sens que l’on peut, avec lui, parler d’une « professionnalisation des sources » qui, de fait, participe fortement à l’élaboration des cadrages médiatiques des problèmes, même si les prises de distance – notamment énonciatives – des journalistes en sont le prolongement logique.
47Le journaliste a donc à faire avec les cadrages des acteurs sociaux-sources ; il a aussi à faire avec ceux que le téléspectateur a à sa disposition pour penser la réalité et, notamment, les discours qu’on tient sur elle dans les médias.
48Entre le cadre adopté, par le journaliste, pour donner sens au réel perçu – ou « précuit » – et le cadre, mobilisé par le téléspectateur, pour interpréter l’information reçue, se met en place ce que l’on pourrait considérer comme des “schèmes d’acceptabilité” de cette information qui ne sont ni totalement individuels, ni totalement collectifs. Ni totalement individuels dans le sens où ils correspondent à des interprétations du réel qui, préalablement à l’occurrence événementielle précise sur laquelle ils s’exercent, sont disponibles à travers des formes de ce qu’U. Windish (1990) appelle un « prêt-à-penser » matérialisé par des discours et des arguments adoptables pour évaluer ce qui est médiatisé ainsi que la façon dont on médiatise – et qui peuvent d’ailleurs être la résultante de médiatisations antérieures de cas voisins48. Ni totalement collectifs dans le sens où – comme le souligne régulièrement le médiateur lui-même – des tensions interprétatives s’exercent chez les téléspectateurs, qui aboutissent à des orientations critiques divergentes mais parmi lesquelles se retrouvent des constantes, par-delà les thèmes évoqués.
9.5.B. Cadrages téléspectatoriels : la constante des effets
49Parmi ces constantes, et comme on le soulignait déjà à propos de l’approche critique des agendas et de la hiérarchisation de l’information49, l’inquiétude régulièrement exprimée quant aux effets que pourraient avoir certains choix de traitement de l’actualité adoptés par les journalistes : la croyance en un certain nombre d’effets potentiels engendrés par la médiatisation constitue un élément important du mode de réception de l’information mis en oeuvre par le téléspectateur et, en quelque sorte, régulé en son for intérieur50 par les “schèmes d’acceptabilité” qui sont les siens – mais dont on voit bien ici, par leurs récurrences, qu’ils sont amplement partagés :
14. Est-il nécessaire qu’une chaîne de grande écoute explique que La Hague ne résisterait pas à un 747 et que les conséquences en seraient plus terribles qu’à Tchernobyl ? (Isabelle Rollin, 20 10 01)
15. Nous trouvons inadmissible de diffuser un reportage tel qu’il a été fait sur les contrôles insuffisants dans les aéroports. Encourageons les terroristes « dormants » à passer à l’action ! (Jean et Jacqueline, 20 10 01)
16. Après avoir parlé des différents cas avérés de maladie du charbon aux Etats-Unis, vous déclarez dans la foulée que la France n’est pas épargnée… par de fausses alertes ! Je suis choquée de voir de quelle manière le sentiment d’angoisse est entretenu par vos journalistes (Fanny Rognone, 20 10 01)
17. Est-ce le rôle des médias de diminuer les chances de libération de Patrick Henry ? Car il y a une grande différence à mes yeux entre l’information, qui est votre devoir, sur une demande de mise en liberté conditionnelle d’un condamné à perpétuité et le matraquage à l’aide d’images d’archives qui datent de vingt-cinq ans. Vous avez opté pour le réveil volontaire chez nos compatriotes de leurs instincts vengeurs les plus primaires (Christian Prunier, 19 5 01)
50Lorsque, par la médiation, France 2 donne la parole aux téléspectateurs pour identifier ce qu’ils font51 de l’information qui leur est dispensée, cela conduit assez fréquemment, comme on le constate, à ce qu’ils s’expriment sur ce que la télévision leur fait – ou leur ferait : les occasions qu’ils ont de s’expliquer sur l’usage qu’ils font de l’information télévisée sont régulièrement autant de façons de s’inquiéter des incidences qui seraient les siennes sur ceux qui la regardent. Que ce soit de manière explicite, comme dans les remarques citées plus haut, ou de façon plus implicite comme sur des questions d’impact en termes d’images publiques que pourrait avoir la médiatisation, la constante de ces remarques est le présupposé de l’influence des images et des mots de l’information télévisée ; si elles laissent apparaître qu’il peut y avoir des « modalités et des niveaux différenciés où [cette influence] pourrait s’exprimer » (Delforce, 1999,184), elles s’accordent généralement sur la question de leur pouvoir.
51Ces images et ces mots sont des choix : les « angles » selon lesquels ces séquences sont élaborées apparaissent aux yeux des téléspectateurs, non pas comme des apports d’information complémentaires au traitement antérieur mais comme des éclairages particularisants, focalisant l’attention sur des manques, des faiblesses, des fragilités de systèmes ou d’infrastructures sensibles, comme peuvent l’être des aéroports ou des centrales nucléaires. Ce n’est donc pas tant ce que le genre journalistique adopté – l’enquête, en l’occurrence – permet de faire apparaître comme données inédites d’un problème qui est pris en compte dans ce mode de réception que ce que l’on estime induit par un tel regard : l’usage stratégique qui pourra être fait de ce type d’information, parmi un public-récepteur où l’on imagine des perceptions “ennemies”.
52Cette « modalisation » qu’est ce choix d’angle de traitement est regardée, symétriquement, selon un angle de réception spécifique : l’usage qui pourra (it) être fait de ce choix et de ce qu’il montre. C’est la publicité accordée à une donnée qui, pense-t-on, devrait rester enclose à un lieu – à potentiel de crise important – qui est condamnée ; c’est sa mise en circulation au-delà de l’espace où elle a une pertinence – pour être traitée et qu’on y porte remède – qui est mise en accusation. Envisagée comme un signal à l’adversaire, comme une coupable divulgation de ce qui fragilise le collectif, l’information entre ici, sur le plan de sa réception, dans ce que l’on pourra considérer comme un cadrage d’imputation.
53Qu’il s’agisse du resserrement du cadre d’observation (14), comme découpé dans l’ensemble thématique large du terrorisme52, ou qu’il s’agisse au contraire de l’élargissement de ce cadre par le biais d’un arrière-plan historique (17) où le choix d’images d’archives est considéré comme venant renforcer l’image négative de celui dont la libération conditionnelle a pourtant été prononcée, dans les deux cas, la façon dont les médias « cadrent », par leurs choix visuels et verbaux, la réalité est vue comme produisant des effets condamnables. Si l’on ne peut ignorer qu’il s’agit là d’une conception très médiacentrée des facteurs d’influence susceptibles de guider les actions d’agents sociaux qui ne sont pas que des téléspectateurs et qui sont agis par bien d’autres déterminants, on peut y voir les éléments d’un cadre d’interprétation récurrent conduisant à des formes régulières d’imputation de responsabilité médiatique53. Les effets en question, qui sont par définition invérifiables, servent en quelque sorte de pré-construit interprétatif permettant d’évaluer les risques que sont supposés faire prendre à la société certains choix de médiatisation.
54De la contribution journalistique à la perception des risques et des enjeux nationaux liés à un terrorisme mondialisé – les aéroports français, les centrales nucléaires françaises dans ce contexte – à la réception par les téléspectateurs de ces risques au-delà de leur médiatisation, se matérialise l’un de ces « difficiles ajustements ». Que l’information soit vue, par certains téléspectateurs, comme faisant partie des “périls” sur lesquels ils estiment, par la médiation, avoir un droit de regard apparaît comme un mode de réaction régulièrement constatable. L’information est alors envisagée non pour ce qu’elle montre ou explique mais pour ce qu’elle fait – ici, « encourager » (15), « entretenir » (16), « réveiller » (17) – voire ferait faire. Si, par définition, une telle vision “performative” de l’acte d’information ne saurait être qu’un imaginaire de réception, à jamais invérifiable dans les conséquences qu’il présume, il est par contre suffisamment actif pour confirmer, au moins, la représentation du pouvoir de la télévision, et de l’information qu’elle diffuse, dans l’esprit de nombreux téléspectateurs.
9.5.C. Cadrages journalistiques : la permanence des « faits »
55Il est alors légitime de se demander si les journalistes ne sont pas eux-mêmes, dans l’exercice de leur profession mais aussi dans les discours qu’ils produisent sur celle-ci, dépositaires de certaines croyances qui imposent, en quelque sorte leur cadre à l’activité et à sa défense publique, dans la médiation. Il se pourrait, d’ailleurs, que ces croyances soient – pour partie – celles qui les unissent à leurs publics, dans une vision commune de ce qu’est la mission sociale du journaliste. Sur cet arrière-plan, la médiation serait l’examen de toutes les tensions qui parcourent cette relation, en termes de désaccords ponctuels ou de rupture de confiance plus durable.
56La notion de fait, de ce point de vue, apparaît comme l’élément central autour duquel s’organisent bon nombre de représentations de l’activité, tant du côté des journalistes que des téléspectateurs. C’est en fonction d’une représentation divergente de ce que serait le fait, dans telle ou telle circonstance, que de nombreuses contestations s’expriment dans L’Hebdo du Médiateur : le statut d’évidence qu’a la réalité dans le discours de nombreux journalistes est ce sur quoi vient buter la réception des téléspectateurs dans un certain nombre de cas. La pseudo-évidence du fait vient, alors, se dessiner sur une sorte d’arrière-plan illusoirement consensuel de ce que serait la réalité ou de ce que seraient ses “découpes factuelles54”.
57C’est d’ailleurs autour de cette question de l’évidence des faits et de la réalité que se trouve l’un des paradoxes majeurs de la médiation de l’information. Si l’on se rappelle que la médiation a pour objectif, entre autres, de permettre l’amélioration de la conception ultérieure de l’information délivrée par la chaîne, c’est toute la question de la prise en compte des remarques qu’elle suscite qui se pose. Non que la médiation soit là pour imposer à la rédaction de la chaîne la prise en compte systématique des critiques émises et dont les niveaux de validité sont fort différenciés. Mais c’est bien la question du pilotage – même partiel – de la médiatisation par l’aval des réactions qu’elle provoque qui se trouve implicitement évoquée. Lorsque C. Enderlin déclare : « je ne pense pas que nous puissions tenir compte du… des problèmes communautaires en France. Nous ne pouvons pas faire nos reportages en pensant par exemple au problème de l’antisémitisme en France ou des attitudes anti-maghrébines en France. Nous devons faire nos reportages en fonction de la situation sur le terrain telle que nous la voyons » (émission du 8 décembre 2001), il souligne “en fait” le paradoxe d’une médiation affirmative avançant des principes – même professionnellement fondés et parfaitement légitimes, dans ce contexte – là où le téléspectateur semble attendre le questionnement d’une situation complexe où « voir » ne s’impose pas comme une évidence du regard et où le « terrain » est composé de périmètres qui ne s’imposent pas davantage d’eux-mêmes à l’attention du journaliste.
18. Raconter les faits tels qu’on les voit, c’est notre travail de journaliste, n’est-ce pas, Olivier ? (JCA, 24 2 01)
19. Il ne s’agit pas, évidemment, de renforcer un vague sentiment d’insécurité comme ça a pu être dit. Il s’agit simplement de montrer la réalité […] Les jeunes – on va dire les jeunes – ont entre dix-sept et vingt-quatre ans donc, c’est la réalité. On a montré la réalité, la réalité de banlieues ou de cités qui effectivement… dont la jeunesse cherche des repères et souvent se réfugie dans le vol. Alors, après effectivement, dire que la télé ne montre que les mauvais aspects des jeunes de banlieues, ça c’est peut-être effectivement un problème parce que nous montrons les événements qui correspondent à la réalité, c’est-à-dire des agressions qui sont faites par des jeunes – ça, on n’y peut rien, c’est une réalité… (O. Théron, 24 2 01)
20. Les journalistes sont là pour rendre compte des faits mais les téléspectateurs ont parfois leur propre vision du reportage qu’on leur présente. (JCA, 12 5 01)
21. Lorsque nous vous montrons des kamikazes qui annoncent qu’ils veulent tuer des Israéliens, qui disent « nous voulons tuer des Juifs », eh bien, écoutez, c’est la réalité malheureusement et il faut la montrer encore une fois… (C. Enderlin, 2 6 01)
22. Oui, eh bien écoutez, pour moi, il faut ne pas tronquer la réalité ni l’exagérer… (A. Vahramian, 2 6 01)
23. Il faut que nous nous en tenions aux faits. Nous ne sommes pas là pour donner nos opinions : les faits, les faits, les faits ! (O. Mazerolle, 8 9 01)
24. Vous avez utilisé, monsieur Dupuis, un terme : on ne doit pas montrer un tel spectacle à la télévision. C’est pas un spectacle pour nous, c’est la réalité. C’est-à-dire que moi, j’ai envie de répondre par une question : cette image, est-ce que c’était la réalité de ce que vivent encore d’ailleurs aujourd’hui les femmes en Afghanistan ? Oui, monsieur Dupuis, c’est la réalité et on ne doit pas anesthésier la réalité parce que si on anesthésie la réalité, eh bien on aboutit à ce qui s’est passé au World Trade Center… (F. Joly, 6 10 01)
25. Je pense que mon métier consiste à montrer, à rapporter ce que je vois et ce que j’entends, sans trop déformer la réalité… Alors, si vous voulez, vous trouvez ça choquant, peut-être, mais moi, je trouve que ça reflète une réalité de ce qui s’est passé, que personne n’a vue […] Moi, le choix que je fais, c’est de montrer ce que je vois, sans aucune complaisance encore une fois, sans s’attarder sur les cadavres. Simplement, je suis témoin donc je montre et je pense que si je ne le faisais pas, on me le reprocherait à juste titre. (M. Fines, 17 11 01)
26. S’autocensurer, c’est s’empêcher de dire les choses telles qu’elles se sont passées parce qu’on a peur de quelque chose ou peur de quelqu’un. (D. Bilalian, 17 11 01)
27. Si j’ai… mis en valeur le fait que ces gens ne pourront pas adopter de manière individuelle – et j’ai stigmatisé cette situation – et qu’il y a un effet de miroir et qu’ils se le sont pris dans la figure, j’en suis encore une fois le premier désolé mais en même temps, c’est la réalité, c’est un fait. (M. Maisonneuve, 112 01)
9.5.C.1. Montrer, rapporter, rendre compte : la posture de témoin
58S’il est un point commun qui ressort, à l’évidence, de ces propos de journalistes commentant leur activité55, c’est celui consistant à considérer que l’information télévisée entretient un rapport de transparence au réel. L’image, certes indispensable au journal télévisé56, l’est aussi parce qu’elle attesterait de cette réalité. Montrer ne serait pas seulement faire voir ; montrer, ce serait signifier que l’on est là pour permettre à d’autres de voir. Pas de meilleure attestation, dès lors, que l’image : l’image comme rendant compte des faits en les faisant voir.
59La notion de « fait » – notamment lorsqu’elle est associée à l’image télévisuelle et à ce qu’elle “laisse voir” – est profondément révélatrice de la relation qui unit le média à son public : il faut que le téléspectateur puisse croire qu’il s’agit bien de la réalité, même si ce n’en est qu’un fragment. En amont de toute prise d’information de la part du téléspectateur, il y a ce que C. Jamet et A.-M. Jannet (1999 b, 305) appellent un « pacte factuel », par lequel « il est entendu que tout ce qui est dit dans le journal […] télévisé est vrai dans le monde réel ou plus exactement, propose une vérité concernant le monde réel ». La proximité-par-rapport-à-ce-qui-se-passe, que l’image de télévision vient signifier57, installe cette relation fiduciaire dont parlait Greimas et qui oriente du faire (sa) voir au faire croire58.
60Montrer, dès lors, c’est mettre en scène sa propre posture de témoin et aussi permettre au téléspectateur de pouvoir l’adopter et de croire ce qu’il voit – comme tout témoin assistant au déroulement des faits ; la façon dont M. Fines (25), à partir de la situation journalistique spécifique qu’est le reportage de guerre, argumente cette position en évoquant la rupture de ce pacte que serait le fait de ne pas répondre aux attentes supposées du téléspectateur (« si je ne le faisais pas, on me le reprocherait à juste titre ») semble caractéristique, de ce point de vue. Le reportage est un « reflet » du réel et le “fait” que cette image – plutôt qu’une autre – ait été suggérée, proposée, rendue possible… ne fait pas partie du cadre de l’information auquel elle appartient pourtant, et n’est pas davantage évoqué dans la médiation comme une question qui, dans le contexte stratégique d’une guerre, puisse avoir quelque pertinence59.
61Est-ce à dire, par ailleurs, que toute image de reportage télévisé s’inscrit dans une telle logique de témoignage et de transparence au réel ?
62Force est de constater que, dans un certain nombre des cas évoqués plus haut, la « réalité montrée » n’est rien moins que l’enregistrement direct de celle-ci :
- considérer que le journalisme télévisé consiste à « raconter les faits tels qu’on les voit » (18) laisse échapper tous les cas où les images ont une origine externe et sont d’abord révélatrices des logiques institutionnelles du lieu où il
a été décidé qu’elles seraient prises : en l’occurrence, la police, pour des images de « flagrant délit » de vol à la portière, sur la Côte d’Azur. Les images journalistiques de flagrant délit, on l’observera, sont des images impossibles puisqu’elles présupposent, pour exister, la connaissance de ce qui, par définition, est imprévisible pour le journaliste – ou prévu, mais seulement par le policier. Le fait que ces images existent dans un cadre préalable à celui du journalisme et que leur médiatisation ne soit possible que par une décision de l’institution-source de ces images de les rendre publiques – au-delà des domaines policier et judiciaire où elles ont d’abord leur fondement – ne paraît pas anodin pour en construire le sens. Il est toutefois symptomatique de la force de cette croyance journalistique en un tel pouvoir de reflet de l’image que le propos du médiateur arrive en conclusion d’un débat où O. Théron manifeste – mais dans la médiation et non la médiatisation qui la précède – les éléments de la stratégie qui guide la prise de ces images : rassembler les éléments permettant la constitution d’une information judiciaire pour vol en bande organisée60, - dans un même ordre d’idées, les images de kamikazes (21) ne sont généralement disponibles au journaliste que par le biais de réseaux – humains et technologiques – qui, en en favorisant la circulation, en permettent l’acheminement et en rendent possible in fine la diffusion télévisuelle. Par-delà le visage qu’elles montrent, elles révèlent bien davantage les modes de définition d’une réalité61 dont elles tentent de manifester la légitimité, via la médiatisation.
63Si, certes, le journaliste a à sa disposition les outils professionnels que sont les démarches de recoupement et le principe de mise en contradiction, l’image et sa force présumée de véridiction et de transparence au réel apparaissent souvent comme des “principes d’évidence” – qui entrent en contradiction avec ces outils. Comme si le sens était inscrit dans la réalité et non dans le regard qu’on porte sur elle62. L’information télévisée et la dimension iconique qui en est le support d’expression essentiel orientent fortement vers cette « conception descriptiviste » (Tétu, 1999,7) où le fait de voir/faire voir atteste du réel et de l’authenticité de ce qui est montré et signifie, en même temps, une forme de maîtrise sur ce réel.
64Au-delà de l’image, cette logique de reproduction et de « fidélité63 » est constitutive de l’ensemble de l’activité dont la notion de fait apparaît, somme toute, comme un révélateur particulier.
65La conception d’un « événement qui s’impose » est dès lors cohérente avec ce type de représentation : la « vision » (« du reportage qu’on présente [aux téléspectateurs] » (20)) ne saurait être que du côté du public et nullement du côté de journalistes ne faisant que « rendre compte », comme l’avance le médiateur. Que le journaliste64 puisse être estimé participer à cet effet d’imposition du réel – du moins, des segments qui en paraissent significatifs – et de structuration de ces éléments de telle sorte qu’ils aboutissent à une co-élaboration événementielle65 dont le journaliste serait un des acteurs avec d’autres acteurs sociaux, n’entre guère dans le cadre de questionnement de la médiation.
9.5.C.2. La trame permanente du fait et la traque du réel
66Cet effet d’imposition du réel a toutes les apparences d’une “affirmation d’évidence” qui empêcherait de voir ce qu’est, au fond, la réalité de la pratique journalistique. La médiation, dans une forme de confirmation paradoxale de ce qu’elle devrait pourtant venir questionner, entretiendrait une version quelque peu mythologique de l’activité comme pure activité restitutive66. Il est incontestable, comme l’a montré C. Delporte, que la conception journalistique du fait et la recherche de la vérité font partie intégrante d’une idéologie professionnelle « nourrie d’une foisonnante mythologie » et au service d’« un idéal missionnaire » (1999, 427). La conception du média comme miroir, et la représentation mythifiée de l’objectivité qui l’accompagne67 (Delforce, 1985), sont des éléments de cette idéologie et contribuent, dans la visée de révélation et de “mise a(u) jour” qui est la leur, à la mission qu’évoque l’historien des médias. Dès lors, tout écart en dehors de ce qu’on estime être les faits s’apparente à un dérapage contestable : « nous ne sommes pas là pour donner nos opinions » (23), dit le nouveau directeur de l’information qu’est, en septembre 2001, O. Mazerolle lors de sa première apparition dans l’émission, laissant entendre finalement que les faits pourraient parler d’eux-mêmes et sans avoir à subir l’inévitable cadrage qu’en sont les choix multiples qui, par exemple, consistent à les considérer comme faits en les sélectionnant parmi d’autres occurrences qui n’accéderont pas à ce “statut” ; en adoptant des façons de les mettre en questions et en soumettant ces modes de problématisation aux acteurs sociaux sollicités et aux téléspectateurs.
67On retrouve, derrière la remarque d’O. Mazerolle, l’arrière-plan conceptuel d’une profession pour laquelle – ou, tout au moins, certains secteurs de celle-ci – la séparation entre les faits et les commentaires est quelque chose d’intangible, induisant « l’hypertrophie du commentaire comme tare qu’il faut combattre » (Rieffel, 1984, 180). Cette distinction considérée comme évidente, dans une représentation de type normatif, vient pourtant régulièrement se heurter à la réalité du fonctionnement langagier. Elle néglige le fait que, dans la réalité de l’usage du langage, une telle étanchéité, entre ce qui serait de l’ordre du pur signalement non impliquant et ce qui serait commentaire engageant une « opinion », n’a que peu de moyens linguistiques de s’opérer et de se manifester selon un tel cloisonnement68.
68Si l’idéal de mise à l’écart de toute marque énonciative peut correspondre à une visée légitime dans une démarche d’information, il ne peut que venir buter sur la résistance du langage et des marques explicites et implicites d’énonciation qu’il contient forcément69.
69« Tronquer » (22), « anesthésier » (24), « déformer » (25), « s’autocensurer » (26), considérés comme autant de comportements à prohiber vis-à-vis de la réalité apparaissent, dès lors, comme des révélateurs de cette conception sous-tendue par la notion de fait brut auquel il faudrait être fidèle :
- « tronquer » (comme une sorte d’amputation de la réalité, appuyée sur un présupposé d’exhaustivité possible) et « déformer » (comme trahison d’une forme originelle) se rejoignent alors dans une commune dénonciation d’irrespect,
- l’« anesthésie » du réel (comme atténuation infondée70) et l’« autocensure » (comme soumission à un pouvoir) ont, eux, pour point commun d’être les conséquences d’effets qu’à tort, on prendrait en compte par anticipation.
70L’arrière-plan de ces remarques est bien celui de faits bruts que l’information serait capable de reproduire : « c’est essentiellement de cette prétendue reproduction que se nourrit, selon D. Cornu (1994, 373), le culte trompeur du fait journalistique entendu comme fait brut71 ». A la représentation d’une restitution – dont les manques ou les défauts constatés, déplorés ou redoutés soulignent, en contrepoint, la vigueur et la constance dans la vision journalistique de l’information –, celle d’une contribution ou d’une co-élaboration semblerait plus juste : il est un certain nombre d’événements sociaux auxquels les médias, par la visibilité qu’ils leur accordent et les enjeux polémiques qu’ils contribuent à construire et à structurer72, apportent une part essentielle de réalité sociale. Non qu’ils les déterminent indépendamment d’un contexte et de stratégies d’acteurs sociaux qui, au sein de cet environnement, jouent leur propre partition dans cette sorte d’« orchestre invisible », mais il apparaît qu’à bien des occasions73, ils participent intimement à la configuration sociale des enjeux de ces questions.
71En ce sens, on peut estimer que, dans la démarche de médiation, la posture régulièrement adoptée visant à poser en principe la prépondérance des faits peut contribuer à davantage occulter qu’éclairer les processus qui conduisent à les considérer et à les (faire) percevoir comme tels74. Elle laisse, en tout cas, inapparent tout ce qui, sur le plan de la sélection des occurrences, conduit à en rendre visibles certaines et à en considérer d’autres comme moins susceptibles d’accéder à cette visibilité. Elle contribue à naturaliser ce qui – en particulier dans la médiation – mériterait d’être déconstruit en termes d’interactions journalistes-“sources”, en termes de négociation pour l’accès à certains documents ou à certaines images75, en termes de relations d’influences croisées entre journalistes ayant besoin de pourvoyeurs d’informations et sources ayant besoin – et parfois intérêt – à la médiatisation des données dont elles disposent.
72On pourrait, d’une certaine façon, considérer que les opérations de sélection et de hiérarchisation de l’information sont déjà des “commentaires” implicites des faits : ce que l’on sélectionne exprime, du même coup, l’inexistence publique76 de ce que l’on tait ; ce que l’on privilégie au sein de ce que l’on garde est une affirmation en acte de l’importance accordée, recouvrant l’opération d’événementialisation, qui n’est pas le seul fait des médias mais à laquelle les médias participent, par ce type de processus77.
9.5.C.3. Des concessions marginales à une représentation des effets de l’information
73Sans doute manque-t-il à une telle conception des faits, comme guidant l’activité journalistique, une dimension primordiale qui consiste à considérer que le journaliste – même de télévision – a fréquemment à faire à des discours plutôt qu’à des faits : soit que ces faits aient déjà été formalisés en discours qui font que le journaliste a plus accès aux interprétations qu’à ce qui en est à l’origine78, soit que ces discours constituent eux-mêmes la matière première avec laquelle le journaliste a à traiter, comme dans le cas de l’information politique. C’est dire que les faits sont, dans bien des cas, déjà des lectures de faits.
74Plus récepteur de discours sur tel ou tel acte ou exaction que capteur direct de celui-ci ou de celle-là, le journaliste n’en est pas moins en situation de devoir régulièrement produire ces marques d’attestation qui contribuent à la crédibilité et à l’attractivité de l’information télévisée. Les discours de témoignage – qui en sont les supports les plus courants – seront alors justement ce qui, dans certains cas, ramènera la question du fait à celle des effets de sa monstration, c’est-à-dire, le plus souvent, de la sélection des propos qui permettent d’en rendre compte :
C’est l’éternel débat entre notre devoir de restituer aussi fidèlement que possible une certaine réalité pour nos téléspectateurs et les conséquences éventuelles des images que nous diffusons (A. de Chalvron, 8 12 01)
75Cette conscience des « conséquences des images79 » est prise entre le double impératif d’une responsabilité sociale du journaliste le conduisant à estimer de son devoir d’information de faire état du sentiment d’une population à un moment ressenti comme un traumatisme particulier80 et celui l’amenant à considérer les effets que de tels propos peuvent provoquer dès lors qu’ils sont médiatisés, et audibles au-delà du contexte temporel et géographique où ils ont été prononcés.
76C’est cette tension dans laquelle le journaliste se trouve pris, et que la médiation rend visible à des moments particulièrement critiques comme les épisodes de menaces consécutifs aux attentats du 11 septembre 2001, qui génère chez le journaliste ce que l’on pourrait appeler ces contre-postures citoyennes où, à la critique d’« encouragement aux terroristes dormants81 », il est répondu en termes de pression à l’action des pouvoirs publics et d’encouragement à l’amélioration des dispositifs de sécurité, en en montrant les fragilités diverses et les défaillances possibles82.
77Il n’en reste pas moins que cette conscience d’effets négatifs – même argumentativement retournés en plaidoyer d’une vigilance pour tous – n’est envisagée que comme une concession marginale, de peu de poids vis-à-vis d’un devoir d’information que certains téléspectateurs, d’ailleurs, viennent renforcer dans certaines de leurs remarques :
Quand on parle du fait qu’on n’a que cinq millions de vaccins, ça peut donner des idées. Quand on parle des usines chimiques qui sont très près des villes à Toulouse, c’est vrai… alors, à ce moment-là, est-ce qu’il ne faut plus parler de rien ? C’est vrai qu’il y a un réel problème et il est pas facile d’être journaliste aujourd’hui. (S. Daudin, 20 10 01)
78Se condamner au silence en mesurant tous les effets potentiels d’une information : telle est l’extrémité qu’une profession exerçant ce que D. Cornu (1994) appelle « une activité à hauts risques » se refuse légitimement à envisager. Peut-elle, pour autant, considérer les effets des informations qu’elle délivre comme une composante qui n’aurait pas à être prise en compte dans un processus informatif qui ne peut mettre à l’écart la réception de ces informations ? Telle est la difficile tension à laquelle la médiation expose fréquemment ceux qui s’y soumettent.
79On se souvient que, de façon programmatique, cinq mois avant le démarrage de l’émission, D. Épelbaum, dans une interview accordée au Monde, le 25 avril 199883, déclarait, à propos de l’information médicale, qu’« il faut se garder de donner de faux espoirs ». Une telle remarque peut apparaître comme un symptôme du débat récurrent – qui existait bien avant l’avènement de la médiation sur France 2 et que celle-ci ne fait que réactiver ponctuellement – sur les effets comportementaux induits par la médiatisation de données qui, ici, sont thérapeutiques84 mais qui, à d’autres moments, pourront être sociales, politiques… On voit bien que de tels débats font partie intégrante d’un « métajournalisme », qui fournit souvent au lecteur-téléspectateur les moyens, les outils et les arguments de sa critique – et contribue lui-même à alimenter les prises de distance vis-à-vis des pratiques journalistiques.
80Ce paradoxe, constamment réactivé par la médiation, place, une fois de plus, le journaliste dans cette situation de double contrainte d’avoir à être régulièrement exposé aux discours des effets produits chez/par le téléspectateur et de ne pouvoir en tenir compte qu’au prix, symboliquement élevé, d’une remise en cause des fondements de sa profession.
81Par ailleurs, contrairement à la presse écrite – notamment nationale – s’adressant à un lecteur qui, ayant choisi de lire tel journal, exprime par là une forme d’accord implicite préalable avec la façon de traiter l’actualité qu’il lui propose, la télévision doit par contre composer avec un public particulièrement divers – qui va donc trouver de multiples occasions de réagir. On voit, par là, que le « respect du pluralisme », annoncé par la chaîne, est une tâche particulièrement complexe et susceptible d’être “exposée” à chaque instant aux cadres interprétatifs multiples qui caractérisent le public extrêmement large et composite qui se trouve face à l’écran.
82C’est à cette question des publics, lisibles au travers des cadrages interprétatifs mobilisés pour donner sens à l’information reçue, que l’on s’attachera dans la partie finale de ce travail.
Notes de bas de page
1 Dont les formes de partage resteraient à préciser mais l’analyse du discours des téléspectateurs dans une émission, même de médiation, ne peut prétendre rendre compte avec précision de la plus ou moins grande “communauté” sociale de ce type de croyance.
2 Jusques et y compris, parfois, à la conscience même de celui qui les éprouve.
3 Hormis celle d’informer, la posture journalistique de l’objectivité trouvant là un de ses points d’appui essentiels.
4 Sur le plan théorique, le paradigme des effets – qu’ils soient considérés comme massifs et directs ou limités (comme P. Lazarsfeld, B. Berelson et H. Gaudet [1944] l’ont montré, sur le terrain politique, en insistant sur le rôle de médiation des groupes d’appartenance dans le cadre d’une problématique des effets des médias aboutissant à l’observation du renforcement des prédispositions des électeurs) – fait débat : on n’entrera naturellement pas dans une discussion théorique sur ce type de question, privilégiant – au sein du discours des téléspectateurs – ce que l’on pourrait considérer comme des phénomènes d’inscription “involontaire” de ces discours dans certains des paradigmes disponibles sur cette question…
5 L’ouvrage de D. Courbet et de M.-P. Fourquet sur La télévision et ses influences (2003, 185) se conclut, d’ailleurs, significativement sur les formules suivantes : « Tout le monde regarde la télévision, tout le monde croit bien connaître les effets de la publicité, de la propagande politique, des actualités, des programmes violents… sur lui, sur les autres, sur les enfants ou sur la société. Au fil de ces chapitres, ce livre a donc tenté de montrer que l’influence de la télévision est souvent bien plus complexe que l’idée qu’on peut s’en faire… [c’est nous qui soulignons] ». Ce n’est pas la complexité du processus lui-même que ce chapitre tentera d’analyser mais « les idées que l’on s’en fait » – et qui contribuent à cette complexité. Façon, somme toute, de rejoindre le diagnostic de J. Bourdon, déclarant dans un entretien consacré à la question « Les médias font-ils l’élection ? » (1995, 50), que « ce qui est intéressant dans la télévision, ce n’est pas tellement la croyance, mais plutôt la croyance en la croyance ».
6 P. Charaudeau (1997, 47) met en évidence à quel point les représentations qui circulent socialement et qui sont associées à des « images mentales, portées par des discours ou d’autres manifestations comportementales des individus vivant en société » sont dépendantes de ce qu’il appelle des « imaginaires », comme autant d’univers de croyances mobilisables dans des circonstances qui les “sollicitent”.
7 Cf, pour cette notion, le chapitre initial (1.2.E.).
8 On utilisera « présupposé », non dans son acception strictement linguistique (Ducrot, 1972), mais dans le sens plus large, que rappelle C. Kerbrat-Orecchioni (2002, 467), par lequel on considère que « les locuteurs disposent à un moment donné d’un certain nombre de savoirs et de croyances stockées en mémoire, qui servent de base à leurs activités, en particulier langagières ».
9 Le choix de la présomption pour qualifier ces effets se voudrait l’expression de l’« imaginaire » qui les entoure en même temps que la désignation de leur caractère hypothétique mais, néanmoins, fréquemment orienté vers une forte probabilité chez celui qui dénonce ces effets… chez d’autres.
10 Mais aussi de ceux qui sont leurs conseillers les plus proches. On se souviendra que J. Pilhan, conseiller en communication des présidents Mitterrand et Chirac, n’hésitait pas à déclarer qu’« il y a effectivement des images durables, des constantes, que l’on peut comprendre au travers de l’influence déterminante de la télévision » (1995, 11).
11 Et, pourrait-on dire, leur entretien public. J.-L. Missika (1994, 106) souligne d’ailleurs que « si une majorité de citoyens partage la croyance en une forte influence politique de la télévision, cette croyance même devient un fait politique qui organise la République des médias. Il s’agit d’une prophétie auto-réalisatrice ».
12 On rappellera, à ce propos, que la garantie du pluralisme de l’expression politique s’inscrit dans les missions essentielles du CSA mais qu’il n’existe ni une telle réglementation en matière de presse écrite, ni un système de surveillance équivalent de celui du CSA pour les quotidiens et les magazines – ce qui témoigne du pouvoir particulier d’influence qu’est présumée avoir la télévision.
13 Il est bien évident que l’émission de médiation ne saurait se transformer en lieu de discussion spécialisée sur ces questions controversées ; le caractère d’évidence indiscutable de ces effets en matière politique, tel qu’il est ici présupposé, est néanmoins un élément de renforcement des croyances à l’origine de telles discussions et un entretien involontaire de la récurrence cyclique de certaines critiques.
14 La métaphore de la « seringue hypodermique », couramment utilisée par rapport à ce type de conception, illustre le mode de l’absorption qui domine dans cette représentation et que l’on retrouve dans les schémas stimulus-réponse d’un Tchakhotine (1959).
15 Représentation articulée, ici, à une croyance en une “toute-puissance manipulatrice” des médias, notamment audiovisuels.
16 On peut alors observer que ce qui génère cette critique n’est autre que la possession d’une information complémentaire, d’ordre métacommunicationnel : le fait que circule aussi l’information selon laquelle les messages de Ben Laden seraient codés. Réagir à l’information est donc, dans certains cas, fortement conditionné par ce savoir, que les médias eux-mêmes procurent à leurs lecteurs, sur les stratégies d’influence de certains acteurs sociaux. De ce point de vue, il semble que le “réseau des réseaux” mais aussi la presse écrite – qui s’y alimente, partiellement – soient régulièrement générateurs des critiques de ce type émises à propos de l’information télévisée…
17 Sans doute peut-on voir là quelque résurgence de ce que Tarde, il y a plus d’un siècle, considérait comme des « effets d’imitation » (1989). Cette perspective mimétique souvent associée à la représentation que la violence dans les médias engendre de la violence dans la société apparaît, dès lors, comme un exemple caractéristique de ce que l’on considérera comme un interdiscours social toujours potentiellement disponible comme modèle interprétatif.
18 Sur ces questions d’“images de publics”, on se reportera au chapitre 10.
19 Un exemple (« L’affaire J.-C. Mitterrand ») en a été étudié dans le chapitre 7, dans le cadre de ce que l’on a appelé le registre de publicisation, où la dénonciation se fait sur le plan d’un accès illégitime à l’espace médiatique pour exprimer ce qui est interprété comme la défense publique d’une cause particulière.
20 On retrouvera, sur le terrain scientifique, ce type de croyance chez le directeur du planétarium de Plemeur-Bodou, mettant en évidence le risque de décrédibilisation du savoir scientifique auprès des collégiens et lycéens suite à la médiatisation de doutes infondés – liés à des photos de la NASA prétendument truquées – concernant le fait que l’on ait marché sur la lune :
Comment voulez-vous, suite un petit peu à vos reportages, que nous soyons encore crédibles si nous disons bien sûr qu’on a été sur la lune ? (23 6 01).
L’impact et la puissance de conviction supposés de la télévision sont vus comme venant annuler de facto la patiente construction de la crédibilité du savoir scientifique.
21 La formule est, à l’origine, de K. Newton (1999) et « englobe les pathologies de la démocratie supposées être engendrées par les médias modernes [c’est nous qui soulignons] ».
22 Même si elles sont plutôt reliées à certains genres journalistiques qu’à d’autres : à l’enquête plus qu’au reportage, par exemple.
23 Les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle.
24 Sur laquelle on reviendra plus loin, dans ce chapitre.
25 Dont on a pu penser (Gerstlé 2004, notamment) qu’il n’était pas sans lien avec la parution de certains sondages – commandés par les médias – paraissant fin 2000, début 2001, et qui montrent que la préoccupation pour la sécurité domine celle relative au chômage. Cette présélection thématique des sujets légitimes à débattre – parce que censés refléter les préoccupations des Français – conduit à légitimer certains enjeux comme socialement plus importants que d’autres : en ce sens, la médiatisation de tels sondages peut apparaître comme une forme de contribution, non pas à l’enregistrement d’une opinion mais à sa formation.
26 Que D. Bregman et J.-L. Missika (1986) ont, par exemple, dégagés à propos des élections législatives de 1986.
27 On a pu retrouver, durant le mois de février 2005, des remarques de téléspectateurs contestant la récurrence des sujets de début de journaux télévisés sur la santé du pape et condamnant, notamment, l’usage du désignant « saint père » sur une chaîne publique – indice caractéristique de la conscience énonciative avec laquelle certains téléspectateurs regardent, et écoutent, l’information télévisée (émission du 12 février 2005).
28 Et qu’une montée en ouverture de journal signifierait symboliquement, selon eux.
29 Par ailleurs détentrice de contrats (Roland Garros, par exemple) qui ont façonné son image comme « chaîne du tennis » (avec France 3).
30 Si le téléspectateur réagit par rapport à ce que l’on pourrait appeler une conception statique de la hiérarchisation de l’information où chaque occurrence événementielle a une place a priori dans un ordre d’importance stable dans le temps, le journaliste, lui, se trouve dans une conception dynamique de cette hiérarchisation où un « événement » est toujours susceptible de venir en chasser un autre, où une organisation des sujets à un moment donné peut toujours être bousculée par l’irruption de quelque chose perçu comme plus important ou tout simplement plus récent.
31 Le fait de disposer d’un faisceau permettant d’assurer la liaison technique apparaît dès lors, non pas comme une cause du choix de l’ouverture mais comme un élément de confirmation d’un choix préalable de celle-ci.
32 Par référence aux propos du téléspectateur (Cyrille Chalon) invité sur le plateau de l’émission, ce jour-là :
C’est vrai que je pratique beaucoup de sports, j’ai fait du judo, je fais du rugby, j’aime beaucoup regarder la télévision, les informations mais c’est vrai que le sport en premier, j’ai trouvé ça un petit peu déplacé. (10 2 01)
33 C’est sans doute faire fi de tout ce qui, dans cette opération de hiérarchisation touche à des questions de construction d’une proximité, d’une connivence… dans des logiques de captation d’un public mais ce type de réaction, confrontant la médiatisation à des principes implicites de “décence”, n’est pas rare.
34 On pourra se référer, sur ce point, au sous-chapitre 4.4.
35 Du moins, dans le corpus des réactions sélectionnées par le médiateur pour être débattues au cours de l’émission. La déploration de l’absence de traitement du « quotidien des Français » (cf note 40 du chapitre 7) n’apparaît, par exemple, qu’à l’arrière-plan de la dénonciation d’« affaires politiques » considérées comme n’intéressant personne.
36 Renforcée, dans le cas de la télévision, par la standardisation de formats très courts (la fameuse minute trente du journal télévisé, par exemple). La critique du téléspectateur est donc, dans un certain nombre de cas, un effet de la segmentation thématique adoptée pour certains reportages constituant une série. Ainsi, la semaine précédant les élections présidentielles portugaises, des téléspectateurs se plaignent de l’image négative que donne du Portugal un reportage tourné dans « le quartier de la drogue » de Lisbonne ; à quoi T. Thuillier répond en rappelant le déploiement, sur différents journaux, de multiples reportages, comme autant de façons de considérer la réalité portugaise : économique, sociale, religieuse… (émission du 20 janvier 2001)
37 D’où naît la polémique, ou ce qui est désigné comme tel par certains acteurs – comme pour tenter de s’en prémunir, parfois.
38 On pourra, pour un panorama large et raisonné des modèles théoriques particulièrement éclatés de l’étude des cadrages, consulter D. A. Scheufele (1999).
39 États-uniens, si on veut être tout à fait précis…
40 Qui ne sont, certes, pas déconnectés du rôle que peuvent aussi y jouer les médias…
41 Les remarques adressées au médiateur ont néanmoins tendance à montrer que ce n’est pas pour autant un facteur suffisant, loin s’en faut, pour s’abstenir de critiquer – mais à partir d’autres points d’observation, comme ceci est évoqué plus haut.
42 La notion de « newsworthiness » [littéralement, ce qui mérite d’être “couvert”] est une notion que, dans la sociologie des médias américaine, on retrouve régulièrement : chez G. Tuchman (1978), chez M. Fishman (1980) parmi de nombreux autres.
43 Au sens adversatif aussi bien qu’à celui de la simple juxtaposition, comme expression d’un désaccord.
44 M. Doury (1997) montre bien comment des types de sujets fortement polémiques comme les médecines parallèles ou l’astrologie sont, sur le terrain argumentatif, prétextes à recadrages constants.
45 Généralement reliés aux principales institutions sociales qui, par leur pouvoir de représentativité et par l’autorité que cela confère aux acteurs qui parlent en leur nom, ont, selon Hall, un pouvoir important de configuration des enjeux sociaux.
46 Qui, de fait, ne le sont plus.
47 T. Gittlin (1980) l’a montré à propos des phénomènes d’opposition à la guerre du Vietnam, durant les années 1960-1970 aux Etats-Unis, où les médias ont eu, selon lui, un rôle structurant des cadres d’interprétation de la « nouvelle gauche américaine ». B. Delforce (1998) a, par ailleurs, mis l’accent sur les enjeux paradoxaux que peut recouvrir, dans la médiatisation télévisuelle de la précarité, le fait de « donner la parole aux exclus ».
48 W. Gamson et A. Modigliani (1989) ont ainsi montré, sur la question du nucléaire, qu’il existe ce qu’ils appellent des « paquets interprétatifs », qui sont des façons concurrentielles d’évaluer un problème donné. Parmi ces « paquets », en nombre limité et correspondant généralement à des groupes qui en sont les promoteurs, l’un a souvent tendance à s’imposer comme version interprétative dominante.
49 Sous-chapitres 9.3. et 9.4.
50 G. Bertrand (1993, 9) a pointé cette dimension “souterraine” de la réception – dont D. Dayan (1992) a également souligné les « mystères » – en évoquant le fait que « l’on ne peut rien dire de l’alchimie qui se produit dans la tête du récepteur lorsqu’il reconstruit le message transmis, aucune procédure méthodologique ne permettant de l’observer ». Les seuls éléments auxquels on puisse se référer, de ce point de vue, sont donc ce que le téléspectateur veut (peut) bien en dire…
51 Dans un questionnement, au total, assez proche de celui qui, sur un plan scientifique, anime les chercheurs de l’approche dite des « usages et gratifications ».
52 Que P. Charaudeau, G. Lochard et J.-C. Soulages (1996) appelleraient « macro-thème ».
53 Ayant généré, du côté des journalistes, des ouvrages comme celui d’Y. Mamou (1991) ou de C. Guillaumin (1994), parmi beaucoup d’autres.
54 Sachant qu’il n’y a pas de fait sans démarche de sélection pour les (faire) percevoir et en rendre compte, parmi d’autres possibles mais qui n’accèdent pas forcément à ce statut dans l’actualité médiatisée.
55 Comme de ceux du médiateur, adoptant – ainsi qu’on l’a vu précédemment (5.3.E.) – une posture d’auxiliaire argumentatif du journaliste.
56 Ce « discours de la nécessité » évoqué au sous-chapitre 8.2.
57 Et dont le direct est la version la plus aboutie, sur le plan de ce type de croyance.
58 M. Mouillaud et J.-F. Tétu (1989, 176), insistant sur le travail de réception dans ce processus, ont montré que « l’information suppose du destinataire qu’il établisse une relation de véridiction d’un énoncé d’état, c’est-à-dire qu’il passe d’une manifestation (« Mitterrand paraît en bonne santé ») à une immanence (« Mitterrand est en bonne santé ») [c’est nous qui soulignons] ». Ce que l’image de l’information télévisée “manifeste” induit, chez le téléspectateur, une relation de véridiction du même ordre…
59 On sait que l’« embedment » des journalistes par les militaires américains a été une question vive dans le métadiscours journalistique sur les façons et les possibilités de travailler durant la seconde guerre en Irak (Bureau, 2004, Chantraine, 2004) ; on a moins évoqué – peut-être parce qu’il était plus conforme, dans ses pratiques, aux routines de travail du correspondant de guerre – le “fait” que les journalistes occidentaux aient pu être tout autant “embarqués” (« embedded »), mais plus symboliquement, par les troupes de l’Alliance du Nord, durant la guerre en Afghanistan de 2001…
60 Il n’est, dès lors, pas étonnant que les téléspectateurs, pris dans la logique émotionnelle de ces « images violentes », réagissent selon l’effet qu’elles suscitent, où « voir » (et faire voir), sans la perspective explicative de la stratégie des acteurs, est assimilé à une inaction condamnable :
Je suis totalement révolté contre ces images que vous avez diffusées. Alors que la police, et les médias probablement, étaient là en train de voir une pauvre vieille femme se faire « massacrer » à coups de poing et de pied, vous vous êtes contentés de dire, en gros, vive le « flag » ! (Den Guimond, 24 2 01)
Je trouve que vos images de la caméra cachée qui filme des jeunes en train de commettre des vols à l’arraché sur des voitures n’apportent aucune solution au problème de la délinquance. Les services de police ne sont même pas fichus d’interpeller en flagrant délit. Alors, je me demande à quoi peuvent bien servir ces caméras ? (Wayanethol, 24 2 01)
61 Laquelle suscite, indéfectiblement, les réactions des tenants d’une représentation opposée du réel, comme on pourra le vérifier dans le chapitre suivant…
62 Ce que le responsable de la formation des journalistes de France 2 rappellera, lors de l’émission du 17 mars 2001, en répondant à l’interpellation du médiateur qui lui demandait si « une image de sang, après la casse d’un fourgon blindé, est de l’ordre du « voyeurisme » : « non, je ne pense pas parce que cette image dure à peine une seconde et demie ; après tout, c’est la réalité, on parle de la réalité ».
63 La charte de l’information de France Télévisions rappellera ce principe d’une nécessaire « fidélité à la réalité ».
64 Au sein du groupe à la fois concurrentiel et consensuel qu’il forme avec ses collègues des différents médias dont les reprises intermédiatiques contribuent – potentiellement et parfois “réellement” – à ces mécanismes d’événementialisation.
65 Avec laquelle certains téléspectateurs pourront prendre leurs distances, ainsi que l’ont montré les critiques relatives à la hiérarchisation de l’information.
66 G. Guicheney, journaliste et membre du CSA à l’époque, allait dans le même sens lors d’un débat reproduit dans le numéro des Dossiers de l’Audiovisuel consacré à “Télévision et Déontologie” : « Certains professionnels de la télévision entretiennent le mythe de la vérité au même titre que celui de la réalité à l’écran. Or, qu’on le veuille ou non, la télévision n’est jamais la réalité mais une représentation de la réalité » (Victor, 1991, 43).
67 Et que vient souvent partager le lecteur.
68 Sur un plan pédagogique, l’approche comparative/contrastive d’articles de presse et/ou de reportages télévisés sur une même occurrence événementielle, à un moment donné, est riche d’enseignements sur les moyens de réalisation de la visée d’objectivité et les obstacles langagiers – linguistiques, argumentatifs… – que, de fait, cette visée rencontre. Raconter les faits, on peut le constater régulièrement, c’est déjà argumenter mais implicitement : par les mots qu’on utilise plutôt que d’autres, par les images que l’on montre et qui privilégient une façon de regarder plutôt qu’une autre, par l’organisation du discours verbo-iconique qui trace une vision du réel montré…
69 Toutes ces « traces du sujet parlant dans l’énoncé » que, parmi d’autres, C. Kerbrat-Orecchioni (1980), repère comme autant de signes inséparables d’une pratique sociale du langage – y compris, et notamment, lorsqu’il est médiatisé.
70 D. Bilalian va dans le même sens, le 17 novembre 2001, à propos de la guerre en Afghanistan, en déclarant :
La charge n’est pas à nous de rendre la vie plus douce, telle qu’elle ne se présente pas. Je veux dire, à ce moment-là, on nous reprocherait de ne pas faire notre métier.
71 Il poursuit, d’ailleurs, en soulignant qu’« aucune tentative de reconstruction ne saurait échapper à l’interprétation qui oriente l’ensemble des activités journalistiques. La reconstruction journalistique, parce qu’elle suppose une recherche de sens, se pose d’emblée comme un butoir faisant obstacle à toute prétention à une reproduction objective de la réalité, qui passerait par le “courtage” de faits bruts » (1994, 374).
72 Sur la question de l’avortement, et à partir de l’occurrence fortement événementialisée que fut le procès de Bobigny des mois d’octobre et novembre 1972, M. Mouillaud, J. Gouazé, É. Serverin et J.-F. Tétu (1979) ont montré combien la presse, en déplaçant la « scène » du judiciaire au social, « en imposant un cadre pour une lecture cohérente de l’événement », en contribuant somme toute à la « production symbolique du réel », a joué un rôle déterminant dans la perception de l’avortement comme problème public et dans la détermination du droit à l’interruption de grossesse comme question vive à débattre et à mettre à l’agenda politique de la période à venir.
73 La structuration progressive du sida comme enjeu de santé publique, durant les années 1980, par exemple (Noyer, 1994).
74 Ou, pour le dire comme B. Delforce, « la religion des faits peut rendre aveugle aux processus » (1999, 171).
75 On a vu que, parfois, L’Hebdo du Médiateur aborde cette question de l’accès mais dans un cadre qui, généralement, affirme la possibilité ou l’impossibilité de cet accès sans forcément laisser apparaître les caractères stratégiques de telles transactions.
76 Ou, du moins, médiatique – que l’on peut considérer comme une composante essentielle de la publicisation des problèmes.
77 Ce type de mécanisme, comme il a été évoqué plus haut (9.4.), est perçu par certains téléspectateurs au point de devenir l’objet central de leur critique.
78 On se reportera aux remarques du sous-chapitre 9.5.1.
79 Qui, en l’occurrence, sont plutôt celles des mots qu’elles contiennent, la jeune femme interviewée dans ce reportage déclarant, après un attentat dans un autobus, à Haïfa, ayant causé la mort de quinze personnes : « il faut tuer tous les Arabes ».
80 A. de Chalvron, adoptant d’une certaine façon la posture du médiateur rendant compte des remarques sur un plan proportionnel, fait état des « neuf personnes sur dix » exprimant un tel sentiment dans les rues israéliennes.
81 Se reporter à la remarque 15 relative à la sécurité des aéroports (9.5.B.).
82 Cette croyance en un pouvoir d’influence des images, et en certains effets d’amorçage que leurs choix de focalisation thématique provoqueraient (évoqués en 9.3.), se retrouve dans des propos de téléspectateurs :
Il faut continuer à montrer ce type d’images afin que, peut-être, enfin, nos politiques prennent conscience du fléau et se décident à prendre les mesures qui s’imposent (recrutement de magistrats, révision des sanctions applicables aux mineurs, construction de nouvelles prisons, augmentation des effectifs de police). (Laurent Bedans, 24 2 01)
83 « France 2 doit retrouver la réputation et la crédibilité d’Antenne 2 », Le Monde télévision, radio, multimédia, p. 4.
84 Débat qui trouve l’une de ses origines dans les vives controverses de l’année 1985 concernant, dans un contexte de développement de la transmission du VIH, la médiatisation des tests relatifs aux dons de sang avant leur disponibilité effective et qui s’est trouvé réactivé, même si ce ne fut pas sur le même mode, à l’occasion de la médiatisation de la trithérapie.
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Quand la télévision donne la parole au public
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