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Chapitre premier. Médiations : territoires et formes d’exercice
p. 27-49
Texte intégral
1La notion de médiation comme notion clef, permettant d’identifier de nombreuses pratiques de construction ou de reconstruction d’un lien, fait désormais partie du langage courant ; à tel point qu’elle recouvre désormais, sur un grand nombre de terrains, des pratiques d’une diversité extrême qui risquent, à terme, d’aboutir à une sorte de dilution sociale de la notion et à un éclatement radical de sa conceptualisation. Il y a pourtant des enjeux importants liés à une telle entreprise et des intérêts autant sociaux que scientifiques à un travail d’analyse croisée de ces diverses pratiques de la médiation.
2La médiation apparaît, dans la pensée contemporaine, comme une notion que certains désigneront comme étant « à la mode » ou dont d’autres déploreront l’inflation de l’usage. La fréquence d’usage, que l’on peut appréhender de façon strictement quantitative ou par la variété des situations où la notion est convoquée, semble bien, dans tous les cas, un symptôme : symptôme d’une demande sociale, symptôme de besoins des individus et des groupes1… Ces besoins – bien souvent fort anciens – de relation, d’échange, d’interaction trouvent, dans une telle notion, une forme fédératrice d’expression qui est significative d’une attente globale de “communication”. La flexibilité d’usage d’une telle notion contribue, par ailleurs, à rendre plus visibles les pratiques différenciées qu’elle sous-tend et à la diffusion desquelles elle participe. Que la médiation comme enjeu central de notre société et la mise en visibilité publique toujours plus large de son importance engendrent toujours davantage de pratiques de médiation et une diversification toujours plus grande de leurs formes d’exercice est probablement une hypothèse à explorer plus avant…
3Il n’empêche que le caractère atomisé de la notion, s’il peut fonctionner comme un révélateur social de l’évolution des pratiques communicationnelles et d’une expansion significative de celles-ci dans de nombreux secteurs, peut être considéré a priori comme un obstacle. Le risque d’enfouissement indifférencié de ces pratiques diverses dans une notion pouvant contribuer à estomper tout contour précis de celles-ci est un risque réel ; le danger épistémologique d’absorption de ces différences dans une notion-valise (Caune, 1999) plus occultante que révélatrice doit être pris en compte. C’est pourquoi il est nécessaire de “creuser” la polysémie d’une telle notion et de sonder les inflexions – sinon l’inflation – de son sémantisme afin sans doute d’en préciser les contours mais aussi d’en extraire les tensions internes.
4La diversité des contextes dans lesquels la notion est revendiquée peut ainsi apparaître comme la trace de luttes d’acteurs sociaux dont l’un des moyens d’action est, entre autres, la lutte définitionnelle pour configurer le sens d’une telle notion. C’est notamment ce qui amène certains acteurs impliqués dans l’une des formes d’exercice de la médiation à parfois manifester certaines formes d’ostracisme à l’égard d’autres formes et à leur dénier toute légitimité à se prétendre médiation (Six, 2002). Dans un mouvement pour le moins paradoxal dès lors qu’il s’agit de caractériser la médiation, certaines orthodoxies de définition ou de comportements-à-adopter-dans-la-médiation se font parfois jour, autorisant la définition d’autres pratiques comme autant de formes dérivées voire de « dérives ». Ainsi, l’espace apparemment apaisé qui est celui de la médiation est-il aussi le lieu de rapports de pouvoir qui se jouent notamment dans les discours de légitimité et d’illégitimité des pratiques et des territoires d’exercice.
5C’est donc par le recours à une démarche initiale de “localisation” de la notion que l’on peut tenter de tracer une économie de ses usages et des évolutions de ceux-ci. La désignation en tant que « concept nomade2 » (Astolfi, 1996) qu’on en fait parfois pointe implicitement les franchissements disciplinaires divers qui caractérisent une telle notion et les variations de sens qui en découlent. En même temps, un repérage de ce type peut sans doute permettre d’observer des proximités d’usage et de signification dans des contextes disciplinaires différents. Le projet d’un tel parcours a donc quelque chose d’heuristique dans la mesure où il vise à observer dans un même mouvement des terrains et des pratiques que les horizons disciplinaires où ils s’inscrivent ont tendance à éloigner ; il consiste par ailleurs à montrer comment se créent certaines intersections d’usage et de sens, qui sont autant de repères pour analyser la pratique de la médiation qui nous intéresse prioritairement et qui s’exerce sur le terrain des médias et de l’information.
6La question de la médiation, comme pratique mise en œuvre dans une grande variété de situations et de contextes professionnels mais aussi comme concept mobilisé par de nombreux acteurs sociaux exerçant sur des terrains très divers, est donc une question dont on souhaiterait, d’emblée, souligner l’hétérogénéité en même temps que les convergences, avérées ou potentielles. Ces disparités et ces proximités seront destinées à tracer l’arrière-plan sur lequel se dessinent une pratique et un discours qui seront l’objet central de cette étude : la médiation journalistique.
7Cet exercice spécifique de la médiation, qui a déjà fait l’objet d’une attention scientifique selon de multiples perspectives3, notamment à propos de la presse écrite, et en particulier à partir de l’expérience du Monde (Lavoinne, 1995, Champagne, 2000, Krieg-Planque, 2004, Legavre, 2007), sera ici interrogé dans le cadre d’un média audiovisuel, au travers du cas de L’Hebdo du Médiateur qui, sur France 2, depuis 1998, constitue4 la pratique de médiation la plus repérable et la plus régulière qu’une chaîne de télévision publique française ait jamais entreprise.
8Envisager la notion de médiation, ses pratiques, ses usages et, en quelque sorte, les « figures imposées » qui la caractérisent, ne peut se faire que dans le cadre d’une démarche de recontextualisation de la notion et de ses enjeux. Il ne semble pas en effet qu’un travail sur une telle notion, même s’il est envisagé à partir d’un ancrage disciplinaire où la question de la communication est une composante essentielle, puisse faire l’économie des modes de questionnement et de configuration de la notion tels qu’ils sont élaborés par d’autres disciplines et sur d’autres secteurs d’activité que le journalisme. L’absence de prise en compte de la médiation telle qu’elle s’exerce sur un ensemble de questions qui touchent au lien social, à ses aléas et parfois à ses ruptures ne permettrait guère de saisir la complexité d’une notion dont l’usage multiforme pose question ; par ailleurs, une telle absence de regard sur ce qu’est la médiation lorsqu’elle s’effectue dans d’autres domaines que celui qui est privilégié ici risquerait de laisser inaperçu, parce qu’inéclairé, ce à quoi la médiation journalistique pourrait bien se rattacher, de façon parfois souterraine. C’est peut-être déjà dire – mais on l’esquissera pour l’instant, comme partie d’un programme de travail – que l’objet « litiges » dont s’occupe, par exemple, la médiation pénale n’est pas forcément sans rapport avec certaines des formes de tension qu’appréhende une émission comme L’Hebdo du Médiateur. Pour autant, il ne suffit probablement pas à cerner les caractéristiques propres des “conflits” qui s’expriment à propos de l’information dans une telle émission.
9Il s’agit donc bien, et avant même de poser les jalons méthodologiques à partir desquels traiter un tel objet, de situer la médiation spécifique dont il sera prioritairement question ici par rapport au déploiement important des pratiques de médiation auquel on a pu assister depuis globalement trois décennies.
1.1. Cadrages notionnels de la médiation : premiers jalons
1.1.A. De l’élaboration philosophique progressive d’une notion…
10La pensée de la médiation est, dans la réflexion philosophique, une question qui, comme le rappelle J. Caune (1999), traverse de nombreuses approches du rapport entre le sujet et le monde. La non-immédiateté de notre rapport au monde, soulignée par Platon, est sans doute l’un des principes initiaux d’un questionnement fondateur sur le passage du sensible à l’intelligible. On retrouvera d’ailleurs chez Aristote une trame de questionnement voisine, envisageant ce qui peut faire médiation entre la sensation et l’intellection. Dans une tradition philosophique largement postérieure et adossée au rationalisme, la médiation hégelienne devient cette opération complexe permettant, dans la pensée dialectique, de concilier deux termes en état d’opposition initiale. Le langage – oral ou écrit – occupe déjà une place importante dans une philosophie de la connaissance qui interroge notamment les formes d’intercession qu’il peut représenter entre le sujet et le monde, les formes de construction du monde qu’il peut constituer chez le sujet. On retrouvera, dans les démarches archéologiques de M. Foucault (1969) en matière de philosophie du langage et d’élaboration du savoir social, des traces d’une telle approche avec une attention particulière accordée aux groupes humains composant la société et construisant de la symbolique sociale par le biais d’un langage considéré comme inséparable des structures politiques et économiques où il s’exerce.
11C’est cependant avec J. Habermas (1978, 1987), et dans le cadre de la philosophie politique et sociale qu’il entreprend, que se développe une pensée de la médiation qui – même si Habermas ne fait pas un usage régulier de la notion – parcourt sa réflexion sur la construction et le fonctionnement de l’espace public. L’examen des formes délibératives sur la base desquelles se structure un espace public de débat constitue un socle conceptuel de toute première importance pour l’approche des phénomènes de médiation. La prééminence, dans le fonctionnement démocratique, d’un « agir communicationnel » appuyé sur la recherche constante d’une rationalité et d’une « éthique de la discussion » permettant l’accession de tous les membres de la communauté sociale à des formes de consensus est, sans nul doute, un des fils conducteurs des travaux d’Habermas et un repère constant pour l’examen de l’activité médiatrice. On sait, au demeurant, toute la place qu’a constamment accordée le philosophe allemand au langage comme support d’expression de la rationalité du sujet et comme principe déterminant d’une théorie de l’action5. Si certaines des lectures critiques de son œuvre ont pu contester ce qu’elles identifiaient comme une idéalisation de la communication et de ses pouvoirs, l’attention qu’a portée Habermas aux formes multiples de conflictualité sociale et aux moyens d’une intercompréhension entre acteurs sociaux engagés dans le débat public apparaît comme un point de référence pour de nombreuses zones d’observation du débat touchant la médiation en matière d’information télévisée : observation des distances dans les représentations dont les acteurs sociaux sont porteurs, visions du monde et de la régulation sociale que ces représentations véhiculent, dimensions processuelles de la visée d’intercompréhension…
1.1.B. … au langage comme médiation symbolique
12Il semble, de fait, important pour le travail entrepris de mettre un accent particulier sur la dimension discursive de tout acte de médiation, dans quelque domaine qu’il se situe. Corrélativement, ceci conduit à envisager le fait que le langage est déjà en soi une opération de médiation dans le sens où il permet, par l’usage spécifique d’une langue propre à une communauté, l’intercompréhension entre les membres de cette communauté et l’expression de perceptions et de compréhensions singulières dans des formes langagières reconnaissables par tous. On peut néanmoins dire, avec P. Ricoeur, que cette médiation concerne doublement le sujet : dans son rapport à lui-même, dans son rapport au monde. L’herméneutique de Ricoeur repose pour partie, en effet, sur cette question du rapport à soi, particulièrement présente dans un ouvrage comme Soi-même comme un autre (1990) mais déjà largement contenue dans des textes bien antérieurs, notamment sa Philosophie de la volonté (1960) où il est souligné que « l’acte d’exister (du sujet), c’est l’acte d’opérer des médiations entre toutes les modalités et tous les niveaux de la réalité hors de lui et en lui-même6 ». Le travail sur la médiation langagière qu’entreprend Ricoeur s’inscrit dans l’exploration de ces fêlures identitaires internes au sujet, dans les coïncidences difficiles que le sujet entretient avec lui-même, dont le langage et le discours sont les révélateurs mais qu’ils contribuent aussi à construire. C’est donc très logiquement que cette démarche de compréhension de soi et du monde est inscrite dans une philosophie du langage qui associe étroitement expérience humaine et pratique langagière/discursive. Cette pratique, c’est celle des signes, des symboles et des textes qui « médiatisent la compréhension de soi7 ». C’est aussi celle des modalités multiples de l’énonciation qui règlent le rapport de soi à l’autre et les différents niveaux d’engagement que le choix de telle ou telle forme énonciative traduit. Ce rapport de soi à l’autre pourra aussi être le rapport du sujet à la communauté à laquelle il appartient, aux différentes communautés auxquelles il se rattache ou desquelles il se sent proche.
13On voit bien que les conditions concrètes de la production du discours en situation constituent une dimension essentielle du langage envisagé comme médiation symbolique. « L’énonciation comme événement8 » est, de fait, un constituant essentiel d’une médiation langagière ainsi entendue : comme “intrarelation” à soi-même, comme interrelation à la communauté sociale sous ses diverses formes. Dès lors, tout ce qui, dans le discours, apparaît comme signe d’une action9 et des jeux d’interaction entre les partenaires de l’échange est susceptible d’apparaître comme une composante de la médiation langagière.
14Il est en tout cas essentiel, dans une perspective de cette nature, de tenir compte de la dimension sociale et culturelle dont une telle médiation est chargée : le discours comme production langagière actualisée est en effet émis dans un contexte et, souvent, fortement conditionné par lui. Ce contexte est fait tout aussi bien de normes – explicites ou implicites – de valeurs et de systèmes de croyance, plus ou moins partagés, de conventions, plus ou moins stabilisées et acceptées… Il est aussi constitué de discours déjà existants parmi lesquels l’occurrence discursive “nouvelle” doit trouver sa place et sa propre légitimité. Si l’aptitude langagière et sa traduction dans une langue particulière partagée par les interactants constituent bien le socle symbolique premier de toute démarche de médiation et pré-structurent, en quelque sorte, les actes de négociation du sens dont notre fonctionnement social est entièrement constitué, il faut considérer que c’est au niveau discursif que cette négociation s’opère surtout, en s’inscrivant – ou en se décalant – par rapport à des schèmes de pré-écriture ou de pré-lisibilité du social (Mouillaud, Tétu, 1989).
1.1.C. Du terrain éducatif…
15Dans le champ spécifique de l’éducation et des sciences qui s’y rapportent, la notion de médiation s’est progressivement construite comme une alternative au modèle classique de transmission des connaissances sur lequel le système éducatif a longtemps été exclusivement appuyé. A une conception de l’enseignement correspondant à un schéma linéaire émetteur/enseignant-récepteur/élève est venu s’adjoindre un modèle plus complexe où l’apprentissage est conçu comme une opération de négociation permanente de l’apprenant avec son environnement et les acteurs qui en font partie. Une telle conception, qui trouve son origine dans les théories psychologiques du développement et les apports importants de Wallon sur ce terrain, envisage l’éducation comme la structuration progressive de changements cognitifs qui s’accomplissent par une triple médiation :
- celle de l’adulte qui, par ses formes d’intervention, amène l’enfant à modifier sa relation à l’objet et/ou à la tâche qu’il a à accomplir (Coulet, 1996),
- celle des pairs dont les discours sont fréquemment à l’origine de modifications, de restructurations des représentations chez le jeune apprenant (Roux, 1996),
- celle des « mises en scène didactiques » et des interactions qui s’y déroulent, au cours desquelles se construit le sens de l’apprentissage qui, loin de tout modèle impositif, s’élabore progressivement dans le jeu des questionnements (Weil-Barais, 1996).
16L’idée de connaissance, ici, est intimement associée à celle de partage au sein d’une communauté, de circulation de la parole et de reconnaissance de savoirs partiels dans une collectivité d’apprentissage. L’attention à cette activité spécifique du sujet apprenant est la caractéristique principale d’une approche dont le caractère « développemental » est d’abord prise en compte du cheminement spécifique de l’individu vers l’appropriation d’un savoir qu’il construit. Les plans culturels et sociaux sont, par ailleurs, généralement considérés comme faisant partie intégrante de ce processus d’apprentissage en tant qu’ils viennent s’intercaler entre le sujet et l’objet de sa connaissance.
17De ce cadrage dans le domaine de l’éducation, on peut considérer, à la suite de J.-P. Astolfi dans un numéro de la revue Éducations (9, 1996) sur les « médiations éducatives », que l’apprentissage, en tant que phénomène s’inscrivant dans la durée, est caractérisé par les détours, les formulations intermédiaires, les latences dans le processus d’acquisition. En ce sens, et dans une perspective de recherche où les approches psychologiques de L. Vygotski (1997) et de D. Winnicot (1975) ne sont jamais très loin, l’identification de tous les phénomènes transitionnels est un acte fondateur pour éclairer ce que pourrait être la médiation éducative : l’observation et la compréhension de ce que sont les étapes, les stades et les intervalles dans un apprentissage – tous ces points d’appui transitoires – sont nécessaires et conduisent à penser la médiation comme transition.
18Dans une perspective voisine mais où l’accent est davantage mis sur l’acteur, la médiation est vue, toujours selon Astolfi, comme interface. Ici, c’est la question du lien, du passage d’une logique à une autre qui est l’élément déterminant. Entre deux ensembles qui entretiennent un certain nombre de distances dans les conceptions et les représentations, la médiation apparaît comme une zone de lien possible, d’intersection à construire. L’opération de médiation est ici incarnée par la figure d’un médiateur qui, selon les terrains d’action, pourra être l’intercesseur de l’univers religieux, le négociateur dans le champ social : dans tous les cas, un « passeur » faisant le lien entre logiques opposées, entre acteurs inscrits dans des conceptions divergentes.
19Enfin, la médiation pourra être envisagée comme séparation dans une perspective de mise en relief de phénomènes de rupture pour en saisir les logiques constitutives. Le dépassement des identifications primitives, le questionnement d’un certain sens commun – comme obstacle à l’acte d’apprendre – sont ici les enjeux principaux d’une démarche qui tente de maintenir l’écart entre conceptions en opposition pour favoriser cette forme d’apprentissage qu’est la construction identitaire de l’individu dans l’identification de ces divergences conceptuelles.
20Il faut souligner, sur ce point, que la question de la médiation éducative ne peut guère être séparée, notamment dans le contexte actuel de développement des technologies de l’information et de la communication (Barbot, Lancien, 2003), de celle des industries éducatives et de leur participation aux mutations profondes de la relation pédagogique et des modèles d’apprentissage (Fichez-Deceuninck, 1999, Fichez, 200310). A la lumière de l’analyse des enjeux, de multiples natures, que peut revêtir l’industrialisation de la formation, le passage d’une « conception bancaire de l’apprentissage » – liée à la transmission des savoirs – à une « conception dialogique ou participative » – liée, elle, à la question de l’appropriation des savoirs – a pu être réexaminée en vue de distinguer « de nouveaux modes de régulation des pratiques éducatives » (Jacquinot, 2000, 53). L’évolution, dans le cadre des « recompositions industrielles de la formation », de la place et du rôle de l’enseignant vers des configurations qui le posent en « médiateur d’une offre constituée en dehors de lui » et, dans des modèles d’enseignement sur mesure, en médiateur chargé d’articuler offre et demande dans ce que P. Moeglin (1998) appelle des « logiques de courtage », faisant remonter une demande personnalisée vers des organismes de formation tenus d’en apprécier toutes les spécificités, constitue une autre facette d’une approche qui, au sein des sciences de l’information et de la communication, interroge l’instrumentation de la relation pédagogique et les évolutions des pratiques éducatives où elle s’inscrit.
21On voit donc que le terrain de l’éducation est, de longue date, un lieu où la notion de médiation a pu progressivement se structurer en outil d’examen des relations qui caractétrisent l’acte éducatif et ses transformations.
1.1.D. … à une approche communicationnelle de la médiation
22Avec l’apparition progressive des (nouvelles) technologies de l’information et de la communication et leur insertion dans le tissu social, la question de leur mode d’appropriation et des éventuelles reconfigurations qu’elles pouvaient entraîner dans les pratiques des acteurs s’est rapidement posée et a constitué – ainsi que nous venons de le voir dans les sciences de l’information et de la communication, sur la question spécifique de l’éducation, et dans la sociologie des techniques et de l’innovation – un terrain d’investigation qui ne cesse de s’étendre. Si l’on considère, ainsi que le rappelle P. Beaud (1993, 5), que « la technique est, presque par définition, une médiation entre l’homme et son environnement », on mesure l’ampleur du recensement qu’un tel cadrage implique et l’étendue des questionnements qu’il peut sous-tendre. Il ne s’agira ici que de dégager quelques perspectives partielles à propos desquelles l’hypothèse de leur utilité pour un travail sur la médiation journalistique semble raisonnable.
23La relation entre l’individu et son milieu que vient infléchir l’apparition d’outils et de techniques – question que l’anthropologie, avec ses méthodes propres et l’apport fondateur d’A. Leroi-Gourhan (1965), a constitué en exploration essentielle de la construction des groupes sociaux – est un aspect crucial de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la médiation technique. Cette perspective ne doit pas cependant faire perdre de vue que cette médiation technique, comme le montre M. Akrich (1993), une tenante du courant de la sociologie de l’innovation, peut être celle de l’homme à lui-même – à son propre désir ou besoin – par le biais d’une technique : tel outil informatisé, automate par exemple, pourra, au travers de sa formalisation et des compétences auxquelles il fait appel, être le dispositif qui rend possible l’exécution d’une tâche – au demeurant souvent inscrite dans un contexte social d’action11. Enfin, et une majorité de travaux actuels sur le développement des technologies de l’information et de la communication – et notamment de l’internet – le montrent, la médiation technique pourra être envisagée comme facteur de transformation des rapports des individus et des groupes entre eux.
24Il est dès lors important d’envisager les rapports entre ces perspectives d’étude et de tenter de déterminer, comme le fait J. Jouët (1993, 101), les articulations de ces médiations : de ce point de vue, elle montre, par exemple, que si « l’outil utilisé structure la pratique », « les formes d’usage et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social ». Cette interrelation profonde de la technique et du social12 se double d’ailleurs, dans la perspective de l’auteur, de logiques d’usage et d’appropriation qui traduisent avec constance, chez les utilisateurs des nouvelles technologies, la recherche d’un lien social – auquel, néanmoins, ces nouveaux vecteurs impriment des marques spécifiques. Les modes de négociation entre acteurs que ces outils permettent sont aussi le résultat de négociations particulières de ces acteurs avec les outils qu’ils utilisent et qui constituent la pratique de chacun.
25On voit par là que la multiplication de ces interfaces technologiques, l’intensification et la diversification de leurs usages peuvent être considérés comme autant de facteurs susceptibles de contribuer à des modifications et des évolutions de l’exercice du travail, des pratiques artistiques et des communautés de pensée. Parallèlement, elles peuvent participer à la constitution de nouvelles collectivités de travail, de culture, de recherche, créant de nouvelles solidarités, élargissant le partage des connaissances, favorisant de nouvelles sociabilités13.
26Il est néanmoins toujours prudent, et épistémologiquement nécessaire, d’« éviter [tout] réductionnisme technique » dans l’approche de tels domaines, en « énonç[ant] les conditions théoriques et historiques indispensables pour transformer cette concentration d’intérêts (à tous les sens du terme) [pour les technologies de l’information et de la communication] en interrogation véritable sur les formes de la médiation et de la médiatisation des savoirs : pour que le regard distingue ces “nouvelles technologies” plutôt que d’être seulement fasciné par elles » (Jeanneret, 2000, 11). On le voit, la réflexion sur la socialisation des savoirs en lien avec la diffusion sociale de ces technologies nécessite cette construction des distances et une distinction, non moins attentive, des formes d’actions unissant ou séparant les acteurs – et leurs représentations respectives – qui se trouvent engagés dans ces processus.
27Il apparaît par conséquent indispensable, pour l’analyse de la médiation au sein d’une chaîne de télévision mais avec les formes de distanciation nécessaires, de prendre en compte, à l’écart de toute vision déterministe, le rôle des technologies qui participent à l’élaboration de l’information, par le biais des questionnements formulés de multiples points de vue sur les usages de celles-ci. L’exercice des techniques audiovisuelles, que l’on peut considérer comme une forme de médiation technique entre le monde et l’individu mais aussi entre les concepteurs de l’information et ceux qu’ils informent est, on l’aura compris, une interrogation traversant, de façon parfois sous-jacente, un certain nombre d’interpellations du médiateur de France 2. On observera conjointement que certaines formes de cette médiation technique – et notamment le fait que L’Hebdo du Médiateur soit aussi une émission de télévision incluse dans la grille des programmes – sont, par ailleurs, susceptibles de jouer un rôle dans la façon dont la médiation au téléspectateur se construit au cours de l’émission : les formes de l’échange ne sont certes pas strictement conditionnées par les dimensions techniques dans lesquelles elles s’effectuent mais on ne peut cependant laisser à l’écart le contexte de réalisation de tels échanges et les limites que celui-ci peut, dans certains cas, leur imposer.
1.1.E. La culture saisie par la médiation
28Il est clair, cependant que l’approche communicationnelle ne saurait se réduire à la question des interfaces technologiques, à la place et aux rôles des “machines à communiquer” dans le remodelage des liens sociaux.
29Au nombre des terrains où une telle approche peut légitimement trouver à s’exercer, le domaine de la culture et de la production esthétique constitue l’un de ceux sur lesquels l’analyse de la médiation, depuis globalement deux décennies, a été l’une des plus fructueuses pour l’élaboration d’un concept tentant, au-delà de l’œuvre elle-même, de cerner les processus de transaction sociale qui contribuent à sa constitution et à sa reconnaissance comme œuvre. Longtemps, en effet, la question du rapport au public a été ignorée ou minorée, étant considérée comme une donnée strictement externe à la dimension esthétique. L’histoire de l’art, ainsi que l’a montré J.-P. Simon (1993), n’est devenue que tardivement une histoire sociale de l’art, notamment avec les recherches de Hauser, Gombrich puis Baxandall. Les travaux d’A. Hennion, depuis le début des années 80, ont constitué un apport important pour une réflexion sur les figures multiples de l’« intermédiaire » (1983 notamment, mais aussi 1990), appréhendé sous un angle sociologique et plus particulièrement dans le domaine de la musique où le repérage des chaînes – voire des « empilements » (1993) – de médiation entre l’objet artistique et la société a consisté à montrer par quelles opérations le public est « produit », tout autant que l’objet musical – constamment réajusté – qu’on lui destine. L’approche des phénomènes de médiation culturelle qu’ont développée les sciences de l’information et de la communication s’inscrit dans cette démarche d’identification des « conditions de la rencontre » (Caune, 1999, 32) entre œuvre et public(s). Les conditions de cette rencontre – où la dimension discursive est souvent déterminante parce qu’instituante, légitimante… – sont liées, selon J. Caune, aux « conditions d’existence, de production et de diffusion des œuvres, qu’il faut analyser en fonction des cadres sociaux qui les rendent visibles et les justifient » ; ce qui conduit ensuite à une nécessaire réflexion sur « les conditions d’accession de ces objets à l’existence institutionnelle – comme objets de connaissance et comme objets d’intervention publique » – au point de s’imposer parfois comme des « normes de goût » ou des « modèles de réception esthétique » (1999, 80-81). La question du lien entre l’œuvre esthétique et le public est ici la préoccupation centrale et conséquemment, ce sont aussi bien les pratiques des acteurs que les dispositifs mis en place pour créer et optimiser ce lien qui sont examinés. C’est bien, alors, la dynamique de ces actes-passerelles, de ces ponts construits entre œuvre et publics, de ces modes de désignation de la valeur destinés à créer de l’intérêt public qui importe pour saisir les productions culturelles, dans leur construction et leur circulation sociales.
30Dès lors, toute activité contribuant à cette mise en relation participe d’une analyse de la médiation qui se donne pour tâche d’interroger les pratiques de ces médiateurs de la culture et les dispositifs de médiation qu’ils mettent en place (Gellereau, 1998). « Connaître et comprendre les différentes formes de diffusion de la culture et les fins auxquels elles répondent » (Dufrêne, Gellereau, 2004, 204) deviennent, de fait, des enjeux centraux. La médiation ainsi conçue peut, par conséquent, être caractérisée par une triple dimension :
- l’activité d’acteurs spécifiques dont la professionnalité, issue d’une connaissance intime des œuvres, est tournée vers la diffusion et la mise en visibilité publique de celles-ci : directeurs artistiques, metteurs en scène, commissaires d’exposition, guides peuvent, avec un certain nombre d’autres, être considérés comme relevant de cette catégorie. L’activité de l’artiste lui-même a d’ailleurs pu, dans cette logique, être envisagée comme une forme de médiation, l’interprétation – musicale, théâtrale… – (de la Broise, 2003) de l’œuvre étant conçue comme cet entre-deux nécessaire de l’œuvre à ses auditeurs-spectateurs,
- l’existence d’objets et de dispositifs matériels faisant lien entre la culture et le public : le caractère d’« objet-médiateur » (Delcambre, 1998), des programmes de spectacles, des catalogues d’exposition, des pochettes de CD (Vandiedonck, 1999), des sites, des « instruments et outils que l’on conçoit pour aider et inciter le public à visiter et reconnaître le discours de l’exposition ou le patrimoine » (Jacobi, Le Marec, 2003, 49)… est une dimension d’étude qui a pu montrer à quel point la relation de l’œuvre au public nécessite ces supports matériels favorisant l’orientation vers l’œuvre et l’éclairage de celle-ci. Dans une direction voisine, l’exploration de lieux-médiateurs comme les musées – et les expositions qui s’y déroulent – (Le Marec, 1996, Natali, Rasse, 1998), les centres de diffusion de la culture scientifique (Fayard, 1988, Davallon, 1998) mais aussi l’entreprise lorsqu’elle s’intègre à des démarches de tourisme industriel (de la Broise, 1998) a contribué à l’élaboration d’un champ d’étude décryptant les scénographies de patrimoines (Gellereau, 2005) liés à des cultures diverses et permettant le (re)tissage de liens sociaux, inter-générationnels…,
- la fonction d’intermédiaire qu’assurent certaines institutions dans la diffusion sociale de la culture : il en est ainsi de la critique culturelle qui, intégrée au champ médiatique, assure une forme d’“expertise” qui se revendique comme auxiliaire des choix et des jugements de valeurs en matière d’art – cinématographique, théâtral, musical… (Charaudeau, 1988, Batard, 2003). Cette démarche peut d’ailleurs s’étendre à des formes artistiques d’apparition récente – comme le jeu vidéo – où la compétence critique s’appuie sur des critères souvent très spécifiques – jouabilité, durabilité, graphisme…
- pour assurer un rôle de guide et d’orientation du public, au total similaire à ce qu’il peut être dans des démarches critiques relatives à des arts plus classiques (Noyer, 2001). On peut même se demander si, au-delà du champ médiatique, certaines des stratégies communicationnelles des entreprises, notamment dans la mise en oeuvre de démarches de mécénat relatives à certains domaines artistiques, ne peuvent pas être considérées, selon leur propre logique, comme des formes institutionnalisées de la médiation culturelle – intégrées, dans ce cas, à des enjeux stratégiques spécifiques à l’entreprise en question.
31La problématique de la médiation dans le domaine culturel – fréquemment corrélée à la métaphore du « passage » (Caillet, 1995) – est donc étroitement associée aux moyens d’accès du public aux œuvres reconnues comme telles et faisant partie d’une culture légitime ; elle pourra aussi concerner les modalités d’accession à ces formes culturelles de certains publics n’ayant jamais été en contact avec elles ; symétriquement, elle envisagera, dans d’autres cas, les moyens par lesquels certaines pratiques ne bénéficiant pas d’une légitimité préalable parviennent à la construire et à structurer, dans la représentation publique, l’image d’un art, d’une culture à part entière. En définitive, on le constate, la réflexion sur la médiation culturelle n’est jamais fondamentalement éloignée d’une réflexion sur la démocratisation culturelle et ses enjeux.
32Il n’est pas négligeable de préciser, à cet égard, que ce que J. Caune (2006, 18) appelle « l’aménagement des conditions de partage du sensible » est intimement lié au choix de politiques publiques, et de moyens adaptés, visant à favoriser, dans le domaine culturel, un tel processus de “rencontre” – entre œuvre et public(s), entre publics différents… – dont nous avons vu qu’il participait de certaines formes de régulation sociale. Le modèle de la médiation est, sans nul doute, un des moyens théoriques et pratiques par lesquels peuvent se penser les différentes formes de cette démocratisation culturelle et, sur ce terrain, nous pouvons suivre J. Davallon (2004, 53) lorsqu’il considère ce modèle comme « l’élément tiers rendant possible l’échange social, alors même que les univers de la production et de la réception sont a priori par nature disjoints ».
33A ce stade de notre cadrage de la notion de médiation et de ses formes d’exercice, il semble important d’opérer un certain nombre de distinctions permettant de mieux repérer les enjeux auxquels les différentes formes de médiation peuvent être associées. A la suite des propositions de J.-P. Bonafé-Schmitt (1997) sur le terrain de la sociologie de la médiation, l’intérêt heuristique d’une approche de la notion consiste sans doute à ne pas superposer activités de médiation et instances de médiation. La reconnaissance publique de lieux ou d’instances de médiation ne saurait limiter l’activité de médiation à ces seuls lieux. En même temps, le caractère officiel de ces lieux et l’impulsion dont ils ont pu bénéficier de la part de l’État sont à considérer – ainsi que nous le verrons ensuite – comme des symptômes de structurations nouvelles de l’espace public et de ses régulations internes14.
34Montrer, dans cette étude, que l’activité de médiation est intimement ancrée dans la pratique informationnelle et ce, bien avant qu’une quelconque instance de médiation journalistique ait existé – au Monde, à France 2 ou ailleurs – est primordial. Ceci pourra amener néanmoins à considérer que l’existence d’une telle instance dans un média reconfigure cette forme particulière de médiation qu’est l’information : elle est susceptible de révéler les modes de représentation de l’activité informationnelle dont les acteurs sont porteurs voire d’orienter vers une évolution de leurs pratiques. Le choix de « nommer » une instance ou un acteur-interface apparaît comme un signal public dont le caractère pluriel reste à explorer : signal d’une dimension relationnelle à consolider, signal de difficultés à prendre en compte et à débattre publiquement... La nomination d’un médiateur de l’information dans une chaîne de télévision mérite, en tout cas, d’être interrogée comme une mise en œuvre particulière d’une pratique plus générale où la fondation, l’institution d’une instance de médiation apparaît comme un acte hautement symbolique, apportant certes des réponses à des questions mais incarnant avant tout un certain nombre de valeurs fondamentales d’une société démocratique, au nombre desquelles la mise en débat public de ces questions n’est pas la moindre.
35On rappellera cependant ici certaines des phases essentielles de la médiation institutionnelle impulsée par l’État pour dégager les enjeux principaux auxquels elles ont été associées.
1.2. La structuration progressive d’une médiation institutionnelle
36La perception fréquente d’un recours toujours plus important à la médiation tient sans doute à plusieurs facteurs qu’on évoquera ici, ne serait-ce que succinctement, pour esquisser une sorte d’arrière-plan à l’analyse de pratiques plus spécifiques de la médiation parmi lesquelles se situe la médiation journalistique.
37Il n’est sans doute pas inutile, de ce point de vue, de rappeler que la nature du travail journalistique – attentif à tout ce qui peut être dysfonctionnement, faille, écart par rapport à une norme ou à une régularité… – est, en soi, susceptible de contribuer à la mise en évidence de tensions, de ruptures dans la perception des phénomènes traités et dans la manière de les comprendre et d’en rendre compte. Implicitement, c’est bien autour de ces tensions interprétatives que risque de se focaliser le débat sur l’information et sa supposée “qualité” : la notion de litige, comme nous le verrons ultérieurement, n’est donc pas sans pertinence dans le champ qui nous intéresse même si elle fait d’abord référence au terrain juridique.
1.2.A. Deux cadrages disciplinaires dominants
38Le monde judiciaire, depuis les années 80, a inclus la médiation comme un élément de sa pratique ou, du moins, comme un type d’alternative à la pratique judiciaire. Il est, d’ailleurs, désormais d’usage de parler de « modes alternatifs de règlement des litiges » (M.A.R.L.)15 pour désigner de nouvelles formes d’exercice de la justice, au travers de dispositifs innovants visant à l’apaisement de conflits ou de contentieux touchant à l’espace public ou privé des individus (Chevalier, Desdevises, Milburn, 2003). Les avis sont certes partagés, dans le monde du droit, sur la légitimité de pratiques venant se substituer, dans certains cas, à un traitement judiciaire classique devant les tribunaux ; il est symptomatique, néanmoins, qu’une partie de la littérature récente de vulgarisation de la notion de médiation (Guillaume-Hofnung, 1995, De Briant-Palau, 1999) émane de ce champ disciplinaire, contribuant à faire percevoir socialement la médiation comme une opération étroitement – et parfois strictement – articulée au monde de la justice16. La médiation y apparaît comme une voie possible de règlement de certains litiges en dehors de l’enceinte judiciaire. Elle est généralement considérée comme une réponse possible à une tendance croissante à la soumission de tout type de litige aux tribunaux et s’inscrit, de fait, dans un mouvement de déjudiciarisation qui voudrait amplifier le traitement non-juridictionnel du plus grand nombre possible de conflits considérés comme mineurs. Applicable aux différents espaces dans lesquels l’individu social est susceptible d’avoir des différends – du familial au professionnel, du privé au public… –, la médiation implique, de fait, les multiples secteurs du droit (droit civil, droit du travail, droit administratif…) avec un objectif commun de régulation dont l’externalisation en dehors de l’espace judiciaire et la logique de relation négociée sont à la fois objet de tensions et de débats au sein des acteurs de la justice.
39C’est à partir de cette volonté de « promouvoir d’autres formes d’intervention, non-professionnelles, informelles, décentralisées » (Bonafé-Schmitt, 1999, 52) qu’un autre champ disciplinaire – la sociologie – a peu à peu entrepris, au fil de la multiplication des médiations et des médiateurs, de tenter de circonscrire ce mouvement à l’œuvre et de saisir ce qui s’y jouait comme mutation sociétale. L’analyse des expériences menées est, ici, à la fois attention aux modes de formalisation de la médiation, aux modes de relation qui s’y inscrivent et aux interactions par lesquelles ils s’expriment (Milburn, 2002). Ce sont bien les diverses formes de tentative de reconstitution du lien social par la médiation qui constituent, dans cette approche, le cœur du questionnement : les types de médiation et leurs dynamiques internes, les dispositifs humains et matériels qui y contribuent, les rationalités qui s’y expriment en lien avec les positions respectives de chacun l’un par rapport à l’autre et relativement au problème sont les points régulièrement abordés par ce type d’étude.
1.2.B. Des logiques de conflictualités
40On voit bien que l’opération de médiation dont il s’agit ici repose avant tout sur un préalable qui est l’existence d’un conflit. Ce conflit peut être de nature extrêmement diverse mais il constitue le socle à partir duquel l’acte de médiation prend son sens et acquiert, en même temps, sa portée symbolique. Avant même d’être le différend spécifique qui oppose deux personnes, deux intérêts particuliers, le conflit est, dans cette perspective, le moment fondateur qui légitime l’entreprise de médiation. Ce seront alors les différents types d’espace dans lesquels cette tension apparaît qui constitueront les différents types de médiation. L’obtention d’un accord final entre les parties en opposition, qui est incontestablement l’objectif central de la médiation dans ce type de situation, n’est cependant pas séparable de l’analyse de ce qui fondait le dissensus et en constituait la logique profonde. Si ce conflit est toujours particulier et si les ressentiments réciproques des acteurs sont souvent l’expression d’un « ressenti » contradictoire des situations, ce qui importe, c’est au fond de mettre à jour les “logiques de conflictualité” qui sous-tendent ces conflits particuliers. La voie de la résolution ou au moins de l’atténuation de ces conflits17 est donc dans le dégagement de ce qui structure en profondeur la naissance et l’exacerbation de tels conflits.
41Si, comme on le verra, la notion de conflictualité mérite d’être prise en compte dans l’analyse de la médiation journalistique, c’est parce que l’hypothèse de représentations conflictuelles de ce qu’est l’activité journalistique – comme trame fondatrice d’une émission comme L’Hebdo du Médiateur – est une piste d’étude pouvant sans doute permettre de mieux comprendre ce qu’est la médiation de l’information lorsqu’elle s’exerce à propos de la télévision. Complémentairement, elle peut aider à mieux percevoir ce qu’est la nature des oppositions qui peuvent séparer tel ou tel acteur de ce processus de médiation, ce que sont les strates de ces “conflits de représentation”, ce que cachent ou révèlent les conceptions alternatives qui s’y expriment, ce au nom de quoi elles s’expriment.
42La médiation ne se réduit certes pas à des démarches de résolution ou d’anticipation des conflits. Elle peut s’inscrire dans des rapports autres que de stricte opposition ou de divergence sur telle ou telle question. Il n’en est pas moins utile de repérer dans quels espaces sociaux des formes de conflictualité peuvent s’exprimer, conflictualités que des démarches de médiation pourront venir traiter. Dans le prolongement de ce recensement18, on pourra commencer à observer en quoi les différents modes de médiation qui prennent en charge ces conflictualités multiples peuvent présenter un certain nombre de proximités d’enjeux ou de procédures.
1.2.C. L’État, le citoyen et la médiation
43La prise en compte des moments d’apparition et de développement de ces formes de médiation est sans doute un élément important pour comprendre comment se structure le phénomène.
44L’État, avec l’instauration du Médiateur de la République, le 3 janvier 197319, a été l’un des précurseurs d’une démarche qui devait ensuite se diffuser à bien d’autres espaces sociaux. Il est symptomatique que ce soit au niveau global de l’État et à propos des rapports difficiles des citoyens avec l’Administration du pays que ce mouvement ait été initié20. Traduction d’une difficulté située sur un plan relationnel, c’était en même temps l’expression publique d’une conscience de celle-ci et d’une forme d’attention à sa prise en compte sociale. Une telle institution signifiait, en effet, non seulement la possibilité et la légitimité d’une démarche de réclamation d’un administré mais aussi la garantie d’examen de celle-ci dans le cadre des missions de service public21. S’exprimait, par une telle mesure, une volonté d’amélioration des relations entre l’Administration et le public qui était, à la fois, un droit plus grand à l’information, un accès simplifié aux règles de droit édictées par l’Administration et une place accrue au traitement individualisé de la situation de chacun22.
45L’arrière-plan d’une telle démarche, on le constate, était bien l’existence – et le développement – de litiges entre organismes chargés de missions de service public et usagers de ces services. Au-delà des conflits qu’une telle démarche visait à résoudre, la création au plus haut niveau d’une “place” spécifique destinée à leur prise en compte signifiait sans doute déjà la conscience institutionnelle de ce que l’on pourrait appeler un “autre lieu de regard”. C’était conjointement une forme d’affirmation de la nécessaire communication entre l’État et les citoyens pouvant s’exercer par une forme nouvelle, à l’époque, d’action intermédiaire23.
46La diffusion de ce mouvement s’est ensuite effectuée dans de multiples domaines liés au service public et sur le terrain des relations avec les publics : c’est ainsi que des entreprises publiques comme La Poste, EDF-GDF, la SNCF… ont, durant la seconde moitié des années quatre-vingt dix, créé des médiateurs. Dans ces lieux, il semble que ce soit principalement sur la dimension externe de la relation de service que la médiation trouve sa justification première. Inscrite dans une logique de qualité de service traduite dans de nombreuses « chartes » ou « engagements de service », la médiation apparaît comme une des composantes de l’attention accrue portée à l’usager de ces services. La qualité de service rendu est, en effet, fréquemment associée à une volonté de prise en compte affinée de l’usager-client, l’un des enjeux de cette démarche étant la capacité de l’entreprise à cerner la notion de « service perçu » et les systèmes de réponse qu’elle peut y apporter. Dans ce processus, la médiation n’est qu’un aspect – souvent ultime – d’une démarche plus globale où l’écoute et la mesure des attentes sont des éléments-clés. Il semble par conséquent important de situer le lien que peut avoir la médiation, dans de tels lieux, avec la dimension-marketing de relations de services conçues comme étant en adaptation permanente avec les publics qu’elles visent. En même temps, la médiation apparaît comme une phase spécifique de ce processus dans la mesure où elle est fréquemment liée aux hiatus et aux différends qui accompagnent cette relation : elle contribue donc, et presque paradoxalement, à une forme de mise en visibilité des litiges opposant ces institutions à leurs publics – ce dont la médiation de l’information à France 2 témoigne régulièrement. Parallèlement, elle constitue aussi une forme de mise à l’épreuve de la démarche de médiation elle-même et de sa capacité à influer sur les structures et les fonctionnements des lieux où elle s’effectue. Nous verrons notamment que, si le principe d’indépendance de tels médiateurs est affirmé avec constance, la question de leur pouvoir d’influence est une question récurrente.
47La création du Médiateur de l’Éducation nationale, le 1er décembre 199824, s’inscrit dans une logique similaire à celle qui avait présidé à la création du Médiateur de la République mais sur un terrain spécifique et particulièrement symbolique où les attentes de chacun – usagers du service et agents qui le font fonctionner – sont multiples et en articulation parfois difficile. On voit, sur un tel terrain, que, si l’objectif global est bien l’amélioration du service éducatif, associé aux critères d’une plus grande « efficacité » et d’une plus grande « justice » à l’égard de tous ses usagers, c’est aussi le rapport aux agents, dans toutes les difficultés et incompréhensions qu’ils peuvent rencontrer, qui est visé par la médiation. C’est bien la double dimension interne et externe du fonctionnement éducatif qui est prise en compte par la médiation, avec un point commun qui est la réclamation, la plainte25. C’est dans cette mesure que l’on peut sans doute parler d’un double usage de la médiation c’est-à-dire d’usagers externes (élèves, parents…) mais aussi d’usagers internes (salariés) qui, d’une certaine façon, se rejoignent dans une attitude commune de signalement de “ratés” du système voire de dysfonctionnements majeurs. Ces plaintes sont naturellement de natures très différentes selon leur origine26 : alors que les réclamations externes continuent à concerner fréquemment l’accès à l’information, la motivation de certaines décisions, l’orientation et l’évaluation des apprenants, les réclamations internes touchent régulièrement à des questions hiérarchiques de déroulement de carrière ou de statut, susceptibles de se voir parfois traduites par le plaignant en accusations de « harcèlement moral ». Dans les deux cas, la médiation apparaît comme une réponse à un sentiment de “maltraitance” : cette perception, chez l’usager interne ou externe, d’un traitement non conforme à ce qu’il pourrait attendre est ce qui génère l’acte de médiation qui se veut à la fois écoute de la plainte, mise en lisibilité du contexte réglementaire ou statutaire où elle s’inscrit, explication sur les possibilités (ou impossibilités) d’action dans le cas soulevé27.
48La volonté d’amélioration du lien social entre l’Administration du service public de l’Éducation nationale et ses différents “publics” – y compris internes – est donc ce qui guide une telle démarche, au travers d’une prise en compte individualisée des attentes de ses différents interlocuteurs.
1.2.D. Espaces du conflit et diffusion sociale de la médiation
49Si ces deux exemples sont caractéristiques d’une volonté de régulation sociale au plus haut niveau et traduisent une recherche de dépassement des conflits en vue d’un ajustement des rapports entre Administration et publics ou entre les différents publics eux-mêmes, ils ne sont que deux illustrations d’un phénomène beaucoup plus général. Il est donc important d’envisager un recensement plus large des formes d’exercice de la médiation et de leur développement progressif. Ce recensement des principales formes d’exercice de la médiation n’est pas séparable de l’examen des espaces sociaux dans lesquels la médiation s’exerce : espace public, comme nous venons de le voir, mais aussi espace privé – l’un et l’autre pouvant subir de multiples déclinaisons.
50On peut d’emblée considérer que la scène judiciaire, même si la médiation vise justement à substituer d’autres formes et d’autres espaces à l’espace classique de règlement des litiges, reste d’une certaine façon le lieu de référence : celui dont la présence implicite est signifiée par toute transaction relative à un différend, celui qui s’impose symboliquement aux acteurs impliqués dans la médiation (Bonafé-Schmitt, 1992). Le modèle judiciaire – dont la traduction principale est la médiation pénale visant, généralement à la demande d’un juge, à rechercher un accord entre parties opposées grâce à l’intercession d’un médiateur, d’une association de médiation – est, dans bon nombre de pratiques et dans de nombreux ouvrages qui traitent de la médiation, l’espace symbolique par rapport auquel se définissent les rôles et s’effectuent les actes de la médiation.
51Dans le cadre des lois promulgués en janvier 1993 puis en février 1995 qui en définissent les modes d’exercice, la médiation pénale est d’abord une pratique substitutive, fruit d’une démarche conventionnelle entre secteur judiciaire et secteur associatif. Le but de cette démarche est le règlement de conflits dans des domaines aussi divers que la consommation, la location, le voisinage ou les problèmes d’atteinte aux personnes ou aux biens. S’y opère un travail de définition du litige à l’origine de la tension entre les personnes médiées mais aussi un travail de distinction des places adoptées par chacun par rapport à ce litige au travers, notamment, des arguments mobilisés pour légitimer les points de vue. La visée d’une telle opération est, dans tous les cas, une visée reconstructrice : restaurer un lien préexistant ou, pour le moins, permettre une coexistence apaisée entre les individus est généralement l’objectif que s’assigne ce type de médiation.
52Les différents espaces sociaux où se cristallise le conflit peuvent alors apparaître comme un des moyens possibles de distinguer différents types de médiation :
- l’espace privé est sans doute un des lieux de tension interpersonnelle qu’est venu massivement investir un certain type de médiation : la médiation familiale. A propos de différends internes à la cellule familiale, qui peuvent être de nature matrimoniale, parentale ou liés à des questions de succession intrafamiliale, la médiation tente ici de faciliter l’écoute réciproque entre acteurs engagés dans de tels conflits afin d’envisager des solutions de rééquilibrage des relations une fois la phase de tension dépassée. Dans ces contextes de rupture, de séparation, l’enjeu est de ne pas être « désapproprié » (Dahan, 1999), par un traitement judiciaire, de questions touchant à l’espace et à la relation privés. C’est donc bien, ici encore, dans une logique de déjudiciarisation des conflits touchant à la famille et à la relation privée qu’une telle démarche s’inscrit. C’est d’ailleurs cette volonté d’évolution du traitement des divorces et de leurs conséquences que révélait, en 2001, la demande de rapport par le ministre de la Famille à Monique Sassier sur la médiation familiale28. Conjointement, c’était l’occasion, pour tout un secteur professionnel, de revendiquer à la fois légitimité et reconnaissance publique.
- la médiation sociale s’inscrit, elle, dans l’espace public et vise à y entretenir ou à y restaurer un climat de respect mutuel entre personnes et entre groupes partageant cet espace. C’est plus particulièrement dans l’espace urbain et dans le cadre des politiques successives de la ville que ce type de médiation a pu trouver une place – dont les analyses soulignent cependant la relative fragilité : le type de conflit pris en charge est généralement relatif à la vie quotidienne des habitants et touche à ce qu’il est désormais fréquent d’appeler les « troubles de proximité » liés à des nuisances éprouvées sur divers plans : sonore, spatial, « civil »… Ce type de médiation peut d’ailleurs parfois, de façon particulièrement significative, être qualifié de « citoyenne », signifiant par là – et au contraire de la médiation pénale, toujours mandatée par la justice – une forme de prise en charge par des bénévoles exprimant là une certaine idée de la vie dans la cité et une volonté d’atténuation des conflits au niveau micro-local. Ailleurs, ce type de médiation pourra être désigné par l’espace où il s’exerce et « la médiation de quartier » pourra ne pas être foncièrement éloignée d’une pratique états-unienne où la médiation dans l’espace urbain était (et reste) avant tout une « médiation communautaire » (Milburn, 2002). C’est dire, sans doute, que les enjeux d’une telle médiation sont susceptibles de recouvrir fréquemment des dimensions interculturelles où ce qui vient se heurter, ce sont d’abord et avant tout des représentations – des lieux et des rapports – qui s’accordent mal.
- l’espace professionnel, est le troisième type d’espace dans lequel des démarches de médiation peuvent s’exercer, qu’elles soient nommées comme telles ou pas. Dès lors qu’une entreprise ou une organisation est soumise à une tension, à une difficulté dans son positionnement, elle peut entrer dans une « logique de médiation » en faisant appel à un regard-tiers, généralement externe, qui pourra faciliter le retour à un équilibre initial ou la mise en œuvre d’une nouvelle stabilisation des relations. Le développement des démarches d’audit, confiées à des observateurs extérieurs et adossées à des méthodologies permettant d’objectiver le conseil donné à l’entreprise ou à l’organisation est un indice fort du développement de ces logiques de médiation dans le monde professionnel. Les difficultés à l’origine de la médiation peuvent être de natures très différentes : elles peuvent être strictement internes à une entreprise et toucher aux relations sociales de travail dans un lieu spécifique comme elles peuvent concerner tout un secteur professionnel, une branche d’activité29. Elles peuvent se limiter aux personnes salariées de l’entreprise ou du secteur et, dans d’autres cas, concerner les usagers du service, les consommateurs du produit ; il n’est pas rare, d’ailleurs, que les deux se rejoignent et que l’insatisfaction quant à la qualité ou à la pertinence du service ou du produit soit génératrice d’une tension externe à l’entreprise mais aussi d’une crise interne à celle-ci… Dans d’autres cas encore, les démarches de médiation pourront être l’anticipation d’une crise potentielle notamment dans le cadre de grands projets30 dont les infrastructures sont pressenties comme sources de nuisances pour certaines populations : envisagée sous cet angle, la communication publique apparaît comme une des formes de ce que l’on pourrait considérer comme une « médiation préventive » reposant sur une mesure-en-amont des crises et conflits prévisibles. Ce qui nous renvoie à une forme sans doute davantage identifiée de médiation dans le monde des entreprises et des organisations : celle qui, en situation de conflit avéré, et de blocage de la négociation entre les parties vise, par la voie d’une interface externe, à redéfinir les termes de ce conflit et les positions de chacun en vue d’une issue acceptable par tous et d’une préservation des faces de chacun31.
1.2.E. Figures du tiers et logique ternaire
53Ecart, tension, conflit : c’est à partir de situations de plus ou moins grande distance séparant deux acteurs, deux groupes que la médiation, sous ses multiples formes, trouve place et signification sociales. C’est bien dans une démarche de dépassement qu’elle s’inscrit : dépassement d’un rapport de stricte opposition parfois, dépassement d’une incompréhension séparant les acteurs sociaux dans d’autres cas, dépassement d’une “étrangeté réciproque” des protagonistes et des mondes dans lesquels ils s’inscrivent… Le rapport binaire de départ se reconstruit, en quelque sorte, en relation ternaire par la médiation, qui articule ce qui antérieurement restait séparé32. C’est d’ailleurs cette dimension ternaire de la médiation qui, selon certains auteurs (Guillaume-Hofnung, 1995), la sépare de la négociation ou de la conciliation qui, elles, restent ancrées dans une démarche binaire. Ceci est, au demeurant, intimement lié au fait que le médiateur ne soit pas le mandataire de l’une des parties, auquel cas le fait d’être le représentant de l’un des intérêts en jeu ramènerait l’opération au modèle binaire que la médiation tentait de dépasser. Nous verrons, dans le cas de L’Hebdo du Médiateur, que ce type de problème ne se résume pas à des questions statutaires mais peut – et sans doute doit – s’analyser sur les plans organisationnel et fonctionnel.
54L’extériorité du médiateur à l’institution soumise à la médiation est, de fait, souvent évoquée comme une condition nécessaire de l’acte de médiation et de son acceptabilité sociale : par delà les qualités propres de l’individu-médiateur, sa qualité pour ainsi dire fonctionnelle est sa position de non-implication et une sorte d’idéal de neutralité qui caractérise sa position. Ce qui pourra, dans tel ou tel contexte de médiation, se décliner en situation d’indépendance, en absence de pouvoir institutionnel33… Cet idéal de neutralité est, en tout cas, fréquemment associé à ce rôle social quasi-paradoxal du médiateur qui consiste à « ne pas trancher », à « établir ou rétablir une communication entre les partenaires d’un conflit » (Guillaume-Hofnung, 1995). Nul doute cependant que l’occupation d’une telle place présente de nombreuses difficultés, ne serait-ce que la prise de conscience des représentations dont, en tant que tiers, on est porteur par rapport aux questions médiées et à propos desquelles la capacité à se décentrer peut être de quelque utilité. Cette difficulté tient, par ailleurs, à ce que l’on peut considérer comme une double pression : pression externe sociale d’acteurs qui attendent souvent davantage de la médiation que ce qu’elle peut donner, pression interne que sont les représentations spontanées des problèmes et de leurs solutions dont chacun d’entre nous est porteur.
55Il n’est pas rare, en tout cas, que la position d’extériorité du médiateur soit considérée comme un symptôme inquiétant d’une incapacité croissante à gérer de façon interne des conflits et soit considérée, comme c’était le cas dans un numéro de la revue Territoires34, comme « une fuite en avant dans l’externalisation de la conflictualité » avant tout révélatrice de « notre incapacité à faire confiance dans la solidité du corps social à même de sécréter ses propres anticorps ». Facilitateur relationnel, le médiateur et la symbolique sociale qu’il incarne peuvent aisément être “retournés” en symptômes de dysfonctionnements sociaux plus ou moins profonds : la voie de résolution des problèmes que la médiation prétend constituer apparaît alors comme un degré complémentaire dans l’échelle des dysfonctionnements sociaux.
56Il importe, lorsque l’on examine la question du tiers, d’être attentif à une double dimension de cette question dans l’opération de médiation :
- le tiers peut, en effet, être considéré comme la personne qui, dans l’acte de “médier”, garantit l’expression de toutes les parties, assure la circulation des propos et veille à certaines formes d’équilibre de l’échange. La façon dont la place du médiateur est occupée par un acteur pourra être révélatrice de multiples figures d’incarnation du tiers mais c’est bien, ici, cette dimension “humaine” de facilitateur du dialogue qui prédomine,
- cet investissement de la parole de médiation par le médiateur mais aussi le fait que des acteurs sociaux – téléspectateurs, dans notre cas – acceptent de “jouer le jeu de la médiation” montrent bien qu’il existe un ensemble de “règles”, explicites et implicites, sur la base desquelles l’opération de médiation peut se dérouler. Ces règles, formalisées ou pas, constituent une autre instance du tiers : le système conceptuel qui, entre les acteurs de la médiation, sert de “tiers référentiel” et permet le développement du débat. Si, dans la médiation judiciaire, la loi reste le système de référence à partir duquel la médiation s’effectue, beaucoup d’autres formes de médiation s’organisent à partir de ce que Quéré appelle, dans Des miroirs équivoques, un « tiers symbolisant », susceptible d’assurer le lien social. Dans cette logique, le tiers symbolisant peut être aussi bien « des structures cognitives et des cadres normatifs, des repères de discrimination et des critères d’évaluation, des modes d’appréhension du temps et des dispositions vis à vis du changement, des règles de choix et des propositions définissant des façons de procéder (technologies), des modes de représentation et des schémas d’action ; et, à un autre niveau, des jeux de rôles et des catégories de la pratique, des affirmations considérées comme vraies et des normes tenues pour justes, des croyances et des figurations » (Quéré, 1982, 84).
57Cet ensemble, que L. Quéré lui-même qualifie de « composite », apparaît comme une sorte de socle idéologique commun constituant la trame de l’espace public et des repères que les citoyens peuvent y trouver ; en même temps, ces formes de partage référentiel sont, sans nul doute, le point de départ à partir duquel écarts et divergences peuvent être revendiqués et argumentés.
58Il est important, par conséquent, de repérer, dans l’acte de médiation relatif à l’information sur une chaîne de télévision publique, les logiques profondes au nom desquelles satisfactions et insatisfactions s’expriment, jugements de conformité ou de non-conformité par rapport à des attentes s’effectuent. Parallèlement, il apparaît tout aussi déterminant de relever ce qui, dans le propos journalistique, participe de systèmes de croyances partagées, pouvant fonctionner comme critères d’évaluation des pratiques et qui, d’une certaine façon, peuvent servir d’éléments de signification d’appartenance commune à une professionnalité35.
59Un tel programme, dont il a été tenté ici d’esquisser les prémisses référentielles dans le champ large – et qui va s’élargissant – de la médiation, nécessite toutefois d’être précisé dans ses objectifs et dans ses méthodes. Il mérite certainement, par ailleurs, d’être identifié en termes d’enjeux scientifiques, enjeux dont les modes de problématisation adoptés seront le support d’expression constant et que la partie suivante commencera à éclaircir.
Notes de bas de page
1 Symptôme aussi, sans doute, d’une complexification des relations inter-individuelles et entre groupes, elle-même significative du potentiel de débat sur les identités et les places de chacun dont une telle notion est porteuse.
2 Ou « concept-métaphore » chez J. Jacquinot (2003).
3 Dont il sera rendu compte dans le chapitre 3.
4 Le présent du moment de l’écriture vient désormais s’opposer à la “nouvelle réalité de la télévision publique” que nous évoquions dans l’avant-propos et qui, entre autres effets, s’est marquée par la non réapparition, à la rentrée 2008-2009, dans la grille de France 2, de L’Hebdo du Médiateur – ce qui pourrait suffire à en confirmer rétrospectivement la portée symbolique, en décalage croissant avec le projet de télévision publique promu, dans le contexte de 2008, par la commission Copé.
5 On peut ici, sans doute, se souvenir utilement des pages initiales que consacre Habermas, au début de Théorie de l’agir communicationnel, à G.-H. Mead et où il souligne les apports notables du chercheur américain dans l’analyse des interactions médiatisées par le langage et le symbolique.
6 « Finitude et culpabilité » in Philosophie de la volonté, I, 23.
7 « Du texte à l’action ». Essais d’herméneutique 2, 25.
8 Soi-même comme un autre, 71.
9 On se réfère ici à la théorie des actes de langage d’Austin (1970) et de Searle (1972).
10 Cet article, qui envisage à la fois les risques et les potentialités des innovations industrielles en matière d’éducation, est à rapprocher d’une contribution antérieure (1998) de l’auteur où se trouvaient mises en évidence les ambiguïtés de l’industrialisation de la formation, tant sur le plan du statut de l’usager-apprenant que sur celui des logiques de production éducative et de segmentation des publics.
11 Meilleure gestion des flux, déport de l’activité d’un agent vers une autre fonction… ainsi que le montre D. Boullier (1996) sur la question de l’automatisation du service à l’usager de la SNCF, à partir de l’exemple de la gare Montparnasse.
12 Qui, chez Josianne Jouët, se structure en une double médiation technique et sociale, prolongement d’une double perspective, désormais classique, qui consiste à comprendre “ce que les techniques font aux hommes et aux groupes sociaux” mais tout autant “ce que les hommes et les groupes auxquels ils appartiennent font des techniques”.
13 Dont certains travaux montrent néanmoins les limites (Gingras, 1999, par exemple).
14 Ils sont, à tout bien considérer, autant d’indices de recomposition des rapports entre l’État et les citoyens.
15 Parfois également dénommés M.A.R.C. (modes alternatifs de règlement des conflits).
16 Le champ médiatique lui-même n’est pas sans participer à la construction de cette perception : la grille des programmes de France 2 a proposé en effet, durant la saison 2002-2003, le samedi de midi à 13 heures (soit juste avant le journal et L’Hebdo du Médiateur qui le suit, dans une sorte de séquence médiationnelle à plusieurs volets) une émission – Audience privée – dont le principe était le règlement de litiges entre particuliers par le biais d’un médiateur et face à un public de téléspectateurs évaluant le déroulement de la médiation et la nature des résultats obtenus. L’émission de France 3, On peut toujours s’entendre, que l’on a pu voir durant les saisons 2006-2007 et 2007-2008, était conçue selon le même principe de règlement de litiges en associant, au plateau sur lequel se déroulait la médiation d’Audience privée, des reportages réalisés sur le terrain desdits conflits.
17 On se situe ici dans la filiation de ce qu’outre-Atlantique, dans les années 1960, on a inclus dans l’appellation générique « Alternative Dispute Resolution » visant, dans un cadre de négociation formalisée, à atténuer des difficultés relationnelles entre personnes ou entre groupes sur des questions touchant aussi bien les problèmes de consommation, de travail, de famille…
18 Qui ne saurait être que partiel, l’objectif, pour nous, étant de dégager de grands domaines dans lesquels des formes de médiation s’exercent…
19 Loi 73-6, modifiée par la loi 89-18 du 13 janvier 1989.
20 On rappellera ici que c’est sur ce terrain que le concept d’ombudsman trouve, en Suède, au début du XIXe siècle, son origine et son sens premier de « personne déléguée » chargée de veiller à l’équité des décisions administratives.
21 C’est dans ce cadre que D. Épelbaum, premier médiateur de l’information de France 2, replace la création de la médiation sur la chaîne publique, dans une interview accordée à A. Dassonville : « [le téléspectateur] paie la redevance et il revendique lui-même un droit à être écouté. Il s’agit d’un droit élémentaire, de la revendication de tout citoyen vis-à-vis de l’État, de l’Administration, des institutions. Le principe est acquis depuis longtemps, sa mise en application est une vraie évolution… (« France 2 ouvre son antenne à la critique », Libération, 12 9 98).
22 La création ultérieure de Délégués du Médiateur sur l’ensemble du territoire compléte, matériellement et symboliquement, un dispositif où se confirme à la fois le rapprochement État-citoyens et la volonté d’une lisibilité publique accrue de ce dispositif.
23 La mise en place, par le Traité de Maastricht, d’un Médiateur de l’Union Européenne chargé de déceler les cas de « mauvaise administration » témoigne d’une même conscience de la nécessité de modes de régulation, à l’échelle communautaire.
24 Décret 98-1082.
25 Les rapports du Médiateur de l’Éducation nationale désignent, avec une fréquence remarquable, les usagers qui l’interpellent comme « réclamants, plaignants ».
26 Il n’est sans doute pas inutile de souligner ici que le décalage entre des annonces ministérielles médiatisées et leur traduction – difficile, tardive, estimée non conforme… – sur le terrain est un exemple de ce qu’une médiation de cette nature a à gérer comme conséquence de la médiatisation.
27 On signalera, dans le domaine scolaire, l’existence, dans certains cas, de médiations internes aux établissements qui associent les partenaires de la communauté éducative – enseignants, élèves, personnels de gestion et, parfois, parents d’élèves – pour la résolution de conflits propres à un lieu spécifique.
28 « Construire la médiation familiale », La Documentation française, 2001.
29 L’existence d’un médiateur du cinéma gérant les rapports souvent complexes et parfois tendus entre producteurs et distributeurs, est un exemple de « médiation de secteur ». Cette initiative, qui remonte à 1983, s’est ensuite étendue à d’autres secteurs, comme celui du livre, en 1990.
30 Particulièrement routiers et ferroviaires.
31 Les exemples sont nombreux de situations de blocage où la sortie de crise s’est opérée par l’intervention de ce que l’on a coutume, dans ce type de contexte, d’appeler des « Messieurs bons offices » – formulation révélatrice de la dimension quasi-mythique dont on entoure parfois la médiation.
32 C’est même, selon B. Lamizet (1992), cette existence de figures multiples du tiers au sein de l’espace public qui fonde, pour partie, « une théorie de la communication [qui] rend raison des conditions et des structures selon lesquelles, entre les sujets individualisés qui occupent le champ social, s’instaurent des tiers, des acteurs institutionnellement mandatés, en charge des relations entre les individualités ». C’est d’ailleurs par la présence ou la référence à un tiers que se définit, selon D. Cardon, J.-P. Heurtin et C. Lemieux (1995), dans la lignée des logiques de l’impartialité développées par L. Boltanski (1993), « une situation publique au sens fort ».
33 A ne pas confondre, comme nous l’avons laissé précédemment entendre, avec certaines formes d’un pouvoir d’influence.
34 Numéro 422 (novembre 2001) sur le thème « Médiateurs sociaux, judiciaires, culturels, scolaires… Symptômes d’une société autiste ? ».
35 Dans un contexte de forte « dispersion » des pratiques informationnelles (Ringoot, Utard, 2005).
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Quand la télévision donne la parole au public
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