Introduction

1De nombreux traits confèrent aux biens culturels une originalité forte. Y contribuent notamment leurs dimensions informationnelle et communicationnelle ainsi que la conjonction singulière des obstacles matériels et institutionnels auxquels ils se heurtent sur la voie de leur valorisation, le poids particulier des contraintes techniques, réglementaires et culturelles affectant leur diffusion et, bien sûr, la complexité de leurs régimes juridiques de propriété et d’accès.

2L’influence de ces traits est capitale, tant au stade de leur production qu’à celui de leur consommation. Lui sont liés des phénomènes tels que considérables variations des coûts de conception, reproduction et acheminement selon les secteurs, diversification des logiques socio-économiques (flot, marchandise culturelle, club, compteur, courtage) selon les produits et les marchés, regroupement des entreprises selon des polarisations spécifiques ; obsolescence et rotation rapide des produits et services ; volatilité des goûts et sensibilité des pratiques aux contextes nationaux, modes et tendances, etc.

3Curieusement toutefois, l’un des traits les plus remarquables des biens culturels est aussi celui qui leur est le moins souvent reconnu. Il tient en ceci : les notions de besoin et de valeur d’usage n’ont guère de pertinence pour la compréhension de leur développement et la structuration de leurs marchés. Certes, besoins et valeur d’usage sont aussi fréquemment invoqués par les producteurs que par les consommateurs. L’utilité de ces notions n’en est pas moins faible. Elle est plus faible, en tout cas, que lorsqu’elles sont appliquées à la production-consommation des autres biens. En outre, si cette utilité laisse déjà à désirer pour l’ensemble des biens culturels, a fortiori est-elle plus hypothétique encore pour le sous-ensemble des biens éducatifs.

4Ces constats méritent d’être rappelés, approfondis et adaptés aux situations existantes. Telle est la modeste ambition de ce chapitre : actualiser la critique de la notion de besoin appliquée aux biens culturels en général et tirer de cette critique certaines conséquences pour les biens éducatifs en particulier. L’accent sera mis sur leur développement par seuils et paliers.

I. Critique de la critique

5Pourquoi soumettre à une critique spécifique les applications aux biens culturels de la notion de besoin ? La réponse nécessite un bref détour par les débats sur la notion de besoins en général.

6La critique de la théorie des besoins sociaux remonte aux années 1960 et 1970. Ce n’est pas un hasard : elle participe de la contestation de la société « de consommation ». Ce n’est pas non plus un hasard si, quoique de portée générale, cette critique est, dans les domaines de la culture, plus virulente qu’ailleurs. C’est là, en effet, que les tirs de barrage sont les plus violents. Impossible de comprendre autrement la radicalité des analyses de Jean Baudrillard [1970, 1972], Hans-Magnus Enzensberger [1973], Armand Mattelart [1976], Jean-Marie Piemme [1975] et autres auteurs. Leurs attaques contre la notion de besoin sont à la mesure de la résistance rencontrée.

7Si forte est d’ailleurs cette résistance qu’elle se manifeste encore aujourd’hui. Les sociologies fonctionnalistes et néo-fonctionnalistes continuent de postuler une demande individuelle, naturelle, spontanée. Celle-ci, il est vrai, se présente avantageusement comme « la réponse universelle, l’évidence de bon sens d’autant plus inattaquable qu’elle est la parole du sujet lui-même ». Tels sont les qualificatifs que relève Paul Beaud [1984, p. 126]. Mais c’est pour en dénoncer l’idéologie sous-jacente : « L’homo communicans de cette sociologie des media n’est que le frère jumeau de l’homo œconomicus de la psycho-économie libérale » [ibidem, p. 131]. Effectivement, le même individualisme méthodologique se retrouve de part et d’autre.

8Dès lors, critiquer la notion de besoin ne consiste pas à se demander si les besoins imputés au sujet sont de vrais ou de faux besoins. C’est l’hypothèse même de ces besoins qui est à rejeter, en tant qu’elle fait frauduleusement passer des construits sociaux pour des données naturelles. En cela elle est contestable.

9La contestation de la notion de besoin conserve donc toute son actualité. Le point nodal n’en a pas changé : loin d’être le moteur de la consommation, les besoins en sont le produit. De fait, leur formulation n’est autre que le résultat, travesti pour être naturalisé, des stratégies publicitaires et marketing visant à « produire » le consommateur en façonnant ses goûts et demandes. C’est-à-dire en lui imposant un « bonheur conforme », selon l’expression de François Brune [1985].

10À défaut d’être universellement admises, cette critique de la notion de besoin et la thèse qui lui est sous-jacente sont néanmoins considérées comme acquises. Du coup, le problème se déplace. Il tient maintenant à deux aspects que l’entreprise de déconstruction laisse abusivement dans l’ombre.

11Premier aspect : la nécessité de prolonger la critique du côté de la notion de besoin dans ses applications aux biens culturels. Sans doute les théoriciens critiques ont-ils raison d’analyser ces biens comme les vecteurs idéologiques de la marchandisation et des stratégies de privatisation du lien social. Ce n’est toutefois pas suffisant. Leur statut économique propre n’est pas assez pris en compte.

12Très tôt, la nécessité de cette prise en compte spécifique a pourtant été soulignée par les auteurs de l’ouvrage pionnier sur les industries culturelles [Huet et al. 1978]. Dans sa postface, quelques années plus tard, Bernard Miège [1984, p. 205] y revient. Il insiste en particulier sur « le caractère incertain (ou aléatoire) des valeurs d’usages créées — ou reprises dans les marchandises culturelles ». Ce caractère incertain constitue, selon lui, « un élément spécifique des industries culturelles et qui concourt à en faire des industries pas tout à fait comme les autres ». Bien que souvent citée, cette observation n’a guère été suivie d’effets pratiques.

13Deuxième aspect négligé : si une critique spécifique met en question la pertinence de la notion de besoin appliquée à la production et à la consommation des biens culturels, a fortiori une critique aussi spécifique doit-elle prendre pour cible les usages de la notion dans le sous-ensemble des biens éducatifs.

14Pour quelles raisons revendiquer cette spécificité dans la spécificité ? Dans les années 1980, il y avait déjà lieu de déplorer les silences de l’analyse critique face à la justification par les besoins éducatifs de l’introduction des nouveaux médias en éducation [Mœglin 1986]. Depuis, ce type de justification s’est généralisé, sans susciter plus d’opposition, sans s’attirer davantage de soupçon. Regrettable lacune ! Le retard ne demande toutefois qu’à être rattrapé. Depuis peu, avec le zèle d’un néophyte, Nicholas Garnham [2000, p. 4], l’une des figures majeures de la critique de l’économie politique des médias, ne voit-il pas dans l’éducation « a, if not the, major medium » ? Tous les espoirs sont encore permis.

II. coups de pouce et coups de foudre

15D’où vient que, pour les biens culturels, la question des besoins ne se pose pas de la même manière qu’ailleurs ? Pourquoi, interrogation plus provocante, faudrait-il, à leur propos, proscrire toute référence aux besoins ? Parce que la production et la consommation de ces biens ne se conjuguent pas comme le font celles des autres biens, sur le mode de l’offre et de la demande. Peut-être ne se conjuguent-elles même pas du tout.

16Leur articulation s’opère plutôt sur le registre de la rencontre. Et comme toute rencontre, celle-ci comporte une part de hasard. Pierre Bourdieu utilise d’ailleurs l’adjectif « miraculeuse » pour définir la relation entre un amateur et une œuvre. Le champ de la consommation et celui de la production, explique-t-il en substance, évoluent selon des lois qui leur sont propres, chacun de leur côté. Certes, y intervient en parallèle la même dynamique de différenciation : tropisme de l’innovation, recherche systématique des effets de distinction, manipulation des indices de légitimité, par la référence aux critères de la rareté, de l’authenticité ou de l’originalité [Moulin 2000], etc. L’autonomie des deux champs n’en a pas moins pour conséquence qu’il faut une coïncidence occasionnelle pour que des œuvres trouvent des amateurs. Et réciproquement.

17Reprochera-t-on à cette analyse d’ignorer les interactions qui, par exemple, font du prix ou du tarif l’objet et l’une des variables de l’ajustement offre/demande [Rouet 2002, p. 18] ? Sans doute. Mais force est de constater que la fixation du prix est bien « faite en référence à la demande », mais s’effectue « sans réelle appréciation de celle-ci » [Dupuis 2002]. En outre, c’est à un autre niveau qu’avec Pierre Bourdieu [1984, p. 172], il faut se situer, sans forcément oublier celui-ci. Chez le consommateur, écrit-il, le goût naît de la « rencontre miraculeuse entre une attente et sa réalisation ». Le terme « révélation » serait probablement plus juste que « réalisation ». Toujours est-il qu’il y a miracle en ce que les stratégies des producteurs et celles des consommateurs se rencontrent « sans avoir besoin de se chercher ».

18Sans doute n’en va-t-il pas de même pour la consommation de biens culturels moins artistiques. Difficile, par exemple, de parler de rencontres miraculeuses à propos des best sellers. Leurs producteurs n’en ont-ils pas prédéfini le créneau et planifié la réussite ? En réalité, aucune planification de ce genre n’est sûre d’aboutir. Dans l’édition [Legendre et UFR Communication Paris XIII 2002] et dans le cinéma [Creton 1997] comme ailleurs, les calculs ne garantissent jamais le succès. L’incertitude des ciblages et analyses de marché en fournit la preuve. Aussi nécessaire soit-il, le coup de pouce du marketing n’est donc pas suffisant. Reste indispensable le miracle du coup de foudre, même à déclenchement télécommandé.

19Difficile également d’évoquer des rencontres miraculeuses pour d’autres biens culturels qui ne sont pas artistiques du tout. C’est le cas des informations que le consommateur en puissance connaît en quelque sorte par défaut et qu’il souhaite néanmoins acquérir. Pour ces informations d’un type particulier, cours de la Bourse, petites annonces, avis de décès, prévisions météo, renseignements téléphoniques, par exemple, la référence au miracle est sujette à caution. De fait, par anticipation, le consommateur est sûr de la satisfaction qu’il retirera de leur acquisition. Certes, il n’en connaît pas le contenu à l’avance. Du moins est-ce en connaissance de cause que, pour le connaître, il achète et lit son journal ou se branche sur le site ad hoc.

20Cela signifie-t-il que le consommateur a besoin du journal ou du site ? Certainement pas. Ce dont il a besoin, c’est des informations qu’ex ante, il sait pouvoir y trouver. Encore faut-il, pour que la référence au besoin soit légitime, que ce consommateur soit sûr de l’existence de ces informations et de la possibilité de se les procurer dans les conditions habituelles. Il n’a nul besoin, en revanche, des moyens lui permettant de les acquérir. Ces moyens, il a seulement l’obligation de se les procurer. Or, entre besoin et obligation, demande et nécessité, la différence est de taille.

III. Miracles quotidiens

21Alors que, dans les industries culturelles, la programmation des miracles est monnaie courante, rares sont pourtant les miracles programmés qui se produisent réellement. Plus capricieux encore, certains miracles, inattendus ceux-là, se produisent sans crier gare. Ce sont, par exemple, ceux qui propulsent aux premières places du box office le livre, le disque ou le film d’un auteur jusqu’alors inconnu. Ce sont vrais et grands miracles.

22Il est encore d’autres miracles, moins spectaculaires, qui, tous les jours, favorisent la fréquentation et la consommation des biens culturels. De moindre ampleur que ceux suscités par les chefs d’œuvre, ces petits miracles se produisent aussi souvent que, sans en avoir éprouvé de besoin préalable, un consommateur se décide à passer à l’acte. Il achète un livre ou un journal et trouve du plaisir à le lire ; il apprécie le concert auquel il assiste, le film qu’il voit, le disque qu’il écoute ; sur le Web, il s’arrête sur un site intéressant, etc.

23À quelle raison imputer cette absence préalable de besoin ? Sauf dans les cas élémentaires évoqués précédemment, le consommateur en puissance n’est pas en mesure de se faire une idée précise de l’éventualité et de la nature du profit à retirer d’une lecture, d’un spectacle ou d’une consultation. Sans doute devine-t-il ce qu’il y trouvera. Mais il n’en a ni la connaissance ni l’expérience. Comment, dès lors, aurait-il besoin de ce qu’il ne connaît pas ? Tout juste éprouve-t-il de la curiosité, des envies, le désir de s’informer, de se cultiver, de se distraire, de passer un bon moment, de se changer les idées.

24Certes, en règle générale, la décision de lire un livre ou un journal, d’écouter un disque, d’aller à un spectacle ou de surfer sur Internet n’est pas prise à l’aveuglette. Auparavant, le consommateur potentiel a à sa disposition un ensemble plus ou moins complet d’informations. Ce sont les critiques et avis autorisés, les échos du bouche à oreille, la publicité, la renommée de l’auteur ou le prestige des interprètes, la connaissance des œuvres de la même collection et l’autorité de son directeur, la réputation de l’éditeur, du producteur ou du prestataire. Autant d’informations dont l’usage est susceptible de rapprocher les biens en question des biens « de confiance », dont la consommation nécessite la certification des experts. Le consommateur peut aussi se reporter au sommaire, au générique, au programme, à la quatrième de couverture ou à ses équivalents. Mais à quoi toutes ces informations lui servent-elles ? À le guider, à l’orienter dans ses choix, à lui donner confiance éventuellement, à susciter chez lui des espoirs, à exciter des attentes. Elles ne font pas naître en lui des besoins.

25Que faut-il a contrario pour que naissent ces besoins ? La réponse est simple et paradoxale. Il n’est de besoin stricto sensu que de ce que l’on connaît. Or, écrivent Bernard Rouget et Dominique Sagot-Duvauroux [1996, p. 66], « il est nécessaire de consommer un bien artistique pour en apprécier les caractéristiques et les potentialités ». De fait, ce bien et tous les biens culturels se doivent peu ou prou de surprendre. En résulte la contradiction qui, en ce qui concerne ces biens, rend caduque le recours à la notion de besoins : mesurer leur intérêt ne suppose pas seulement que leur consommation ait été décidée. Elle doit être en cours, sinon achevée. C’est en effet rarement sur le coup que ces biens sont évalués. Il faut du temps, un peu ou beaucoup. Cela signifie qu’au moment où leur évaluation survient, il est trop tard. Depuis longtemps ont été prises les décisions cardinales et symétriques de leur production et de leur consommation.

26Qu’en conclure ? En matière de biens culturels, la fixation de la valeur d’échange précède de beaucoup l’estimation de la valeur d’usage. Devenu rétrospectif, le besoin, si besoin il y a encore, ne peut plus entrer en ligne de compte au moment – le seul – où l’on en aurait eu besoin.

27Objectera-t-on que les biens culturels ne sont pas les seuls à se trouver dans cette situation paradoxale ? D’autres biens y sont aussi. Le gastronome, par exemple, a beau étudier la carte du restaurant ; au mieux, les informations qu’il en tire lui mettent l’eau à la bouche. L’incertitude subsiste cependant, suspendant le besoin jusqu’au moment de passer à table.

28Pour autant, les deux situations ne sont pas identiques. En règle générale – sauf, justement, lorsque la restauration prétend égaler l’art -, les indications portées sur la carte désignent des plats connus et facilement identifiables. Au contraire, la qualité d’un auteur, d’un éditeur ou d’un producteur se mesure à leur capacité à multiplier l’inconnu en renouvelant la prestation autant et aussi souvent que possible. Il y a donc davantage d’incertitude du côté des biens culturels et des arts que du côté des arts de la table.

IV. Seuils et paliers

29Il y en a d’autant plus que, dans les industries culturelles, l’incertitude de la valeur d’usage est plus sensible encore chez les producteurs que chez les consommateurs. Aux inévitables difficultés liées à une demande délicate à cerner s’ajoutent en effet celles dues au renouvellement permanent de l’offre.

30Ce renouvellement répond à une exigence majeure. Chaque bien se doit d’être singulier. D’où cette règle d’or : ne jamais éditer ou produire deux fois le même livre, le même disque ou le même film, ne pas rediffuser la même émission à faible intervalle, mettre régulièrement à jour les informations figurant sur un site. L’exigence du renouvellement fait donc de la prise de risque l’un des facteurs déterminants au sein des industries culturelles. Il est compensé par un autre facteur, qui répond au principe suivant : les espérances de profit sont d’autant plus grandes que la production est moins rationalisée.

31Par exemple, il suffirait que créateurs et interprètes soient rémunérés au tarif horaire. Ou bien, dans l’édition, que le prix du texte soit fixé a priori, selon la proposition du président de la Société des Gens de Lettres, [Fournel 1995] pour éviter la chute des recettes, du tirage normal au tirage de poche. Du coup, le jeu n’en vaudrait plus la chandelle. Il n’y aurait même plus de jeu du tout, tant le déficit deviendrait exorbitant. La prise de risque est donc contradictoirement ce qui fragilise le fonctionnement des industries culturelles et ce qui en assure la viabilité.

32Contre le risque, il y a des assurances, certes. Les auteurs de Capitalisme et industries culturelles et ceux qui les suivent les dénombrent : systématisation de la collection, « dialectique du tube et du catalogue », star system et politique des gros budgets, recyclage régulier du fonds, concentration sur les répertoires garantis, etc. Ainsi s’explique par exemple la structuration du cinéma en France : sur dix films, sept ne sont pas rentables, deux équilibrent leur budget, tandis qu’un seul procure des bénéfices. C’est donc grâce à ce dernier que les sept premiers existent. Ainsi s’explique aussi que certaines maisons d’édition vivent à plus de 50 % de leur chiffre d’affaire sur l’exploitation de leur fonds. Quant aux deux cents versions disponibles des Quatre Saisons, le phénomène procède des mêmes raisons [Vandiedonck 1999].

33Le problème est cependant qu’en situation d’innovation, et non de simple renouvellement, les assurances contre le risque ne suffisent pas. Or, l’innovation est consubstantielle aux industries culturelles. L’absence de besoin et les incertitudes sur la valeur d’usage y ont donc des répercussions plus importantes qu’ailleurs. Du moins la différence est-elle flagrante tant que ne se généralise pas le mouvement annoncé par Pierre-Michel Menger [2002, p. 90] : importées du monde de l’art, « les valeurs d’imagination et de créativité deviennent des injonctions communes du monde du travail ». En attendant, l’une des conséquences de la situation actuelle est la singularité des courbes des marchés culturels : seuils et paliers leur donnent une allure à part, discontinue et catastrophique.

34Innovation dans les industries de programmes, par exemple, lorsque, pour lancer un produit, comme l’ont été naguère vidéodisque, télématique, cédérom et DVD, les branches « contenant » et « contenu » doivent être synchronisées. Mais tout les oppose : stratégies d’acteurs, temporalités, organisation du travail, règles juridiques, etc. La synchronisation des deux branches est donc délicate et elle coûte cher. Elle coûte d’autant plus cher qu’elle prend plus de temps. Et si elle prend aujourd’hui de plus en plus de temps, c’est que viennent encore la compliquer les problèmes de la convergence entre audiovisuel, informatique et télécommunications. Or, plus la synchronisation prend du temps, plus les investisseurs sont impatients d’amortir et rentabiliser, une fois que le coup est parti.

35À la structure « en S » de la courbe logistique habituelle se substituent donc des structures différentes : longue phase de stagnation et démarrage tardif, montée en puissance accélérée mais par à coups et en dents de scie, atteinte anormalement rapide du seuil de saturation. Ces irrégularités handicapent les mécanismes de la circularité vertueuse.

36Innovation et développements catastrophiques également, lorsqu’à la différence de ce qui se passe généralement dans les autres secteurs, la quasi totalité de la dépense est réalisée avant le lancement du produit. Telle est en effet l’une des caractéristiques des économies de la radiodiffusion et de la téléconsultation : le coût d’une chaîne de radio ou de télévision, d’un site Web est indépendant du nombre d’usagers. L’incertitude des usages n’en prend que plus de poids.

V. Quant aux biens éducatifs…

37Sous-ensemble des industries culturelles, l’industrie des biens éducatifs n’échappe évidemment pas aux processus qui viennent d’être évoqués. À échelle réduite, s’y observe notamment la même répartition entre le pôle concentré des grosses unités et celui, éclaté, des petites unités, où vaille que vaille, est entretenu le vivier des idées et talents en réserve. L’industrie des biens éducatifs connaît également retards au démarrage et emballements forcés, seuils et paliers, fléchissements soudains, etc.

38Ainsi l’enquête de Myriam Bahuaud et Christian Laguerre [2003] sur les productions multimédias destinées au collège en histoire-géographie, mathématiques et technologie, entre 1999 et 2001, montre-t-elle qu’un dixième des éditeurs (6 sur 63) est responsable de la moitié des 296 titres disponibles (51 %). De même, le nombre d’établissements connectés à Internet a connu, entre 1997 et 2000, une progression fulgurante : de 40 % à plus de 90 % des collèges. Certes, les usages réels ne suivent pas automatiquement ; il n’empêche que les mutations sont sensibles.

39Ces exemples confirment l’appartenance des biens éducatifs à l’ensemble des biens culturels en général. Plusieurs indices attirent cependant l’attention sur certaines de leurs particularités et l’exacerbation des phénomènes de saccades et catastrophes qui s’y observent. Les influences corrélées et contradictoires de quatre facteurs, brièvement évoqués ici, mériteraient de faire l’objet d’études développées.

40Un premier facteur est dû à ce qu’en éducation, tout se gagne mais peu d’outils et de médias se perdent. Rares sont les technologies nouvelles, par exemple, qui se substituent franchement aux anciennes. Le vidéoprojecteur n’élimine pas plus le rétroprojecteur que celui-ci n’a éliminé le tableau noir. Les épiscopes restent en activité malgré les projecteurs de diapositives et les caméras « banc titre ». La panoplie des outils et des médias s’élargit donc davantage qu’elle ne se renouvelle. Un tel mode de fonctionnement est peu compatible avec les raz-de-marée.

41Un deuxième facteur résulte de la disjonction, apanage (ou peu s’en faut) du système éducatif, entre payeurs, prescripteurs et utilisateurs. Cette disjonction est particulièrement nette dans l’enseignement formel : familles et collectivités assurent le financement des manuels et de certaines autres ressources ; de son côté, le Ministère assure les préconisations, notamment via le label de « Reconnaissance d’intérêt pédagogique ». Enfin, ce sont enseignants et apprenants qui se servent des outils et médias. À ces trois acteurs s’ajoutent les industriels. Prudents, ils ont leurs propres logiques. Il est donc vraisemblable que la difficulté d’un mariage à quatre retarde les innovations. Une fois le mariage conclu, en revanche, les choses ne demandent qu’à aller au plus vite.

42Un troisième facteur tient à l’ampleur paradigmatique des changements en éducation. Comme l’écrit Alain Chaptal [2003, p. 138], « rien ne change vraiment si tout ne change pas ». À l’inverse, peut-on ajouter, lorsque cela change, tout change vraiment. De l’interdépendance des changements témoigne l’une des révolutions éducatives les plus significatives qu’ait connues l’histoire moderne. Il s’agit de celle qui intervient dans les années 1830-1850, quand l’enseignement de l’orthographe est intégré aux programmes scolaires. Le souci de la correction orthographique et de la stabilisation linguistique est bien sûr le fait des politiques d’intégration nationale de la Révolution et de l’Empire. Au départ, donc, une réforme politique et idéologique. Pas d’orthographe, cependant, sans dictée. Voici donc officialisée, et bientôt généralisée, la pédagogie simultanée et collective. Or, la dictée exige lexique et grammaire. L’on fait donc appel à des manuels. Ce n’est pas un hasard si l’industrialisation de l’édition scolaire – par où débute celle de l’édition en général – commence à ce moment. L’enseignement collectif de l’orthographe implique aussi le tableau noir : son usage se répand dès le milieu du xix^e siècle. En outre, les compétences orthographiques acquises par les instituteurs les préparent aux fonctions de secrétaires de mairie. S’en trouvent favorisés l’affranchissement de la tutelle cléricale et l’autonomisation d’un corps – bientôt, celui des « hussards noirs » – progressivement gagné aux valeurs de la République et de la laïcité. Il aura donc fallu un basculement complet, pédagogique, éducatif, culturel, économique, social, politique et idéologique, pour que s’opèrent, il y a plus de 150 ans, la révolution des manuels et du tableau noir et l’avènement d’une pédagogie qui reste aujourd’hui la pédagogie dominante. Un projet du même type, impliquant un tel changement de paradigme, peut-il se cristalliser autour du multimédia ? Rien ne permet de se prononcer sur cette éventualité et ses échéances. Si elle se produit, en tout cas, elle prendra probablement encore du temps, mais l’amplitude et la brutalité du changement n’en seront que plus importantes.

43Un quatrième facteur est lié aux modes de fonctionnement économique. Pour le moment, même en entreprise, l’éducation reste un système à forte intensité de main d’œuvre. Toutefois, les pressions auxquelles le système de formation est soumis n’ont probablement jamais été aussi vives. L’Union européenne s’en fait un relais particulièrement déterminé, alors que l’éducation n’est pas une compétence communautaire [Laval et Weber, coord. 2002]. Or, ces pressions visent toutes à soumettre des pans entiers du système aux normes d’une économie de type capitalistique. Même partielle, la substitution des machines au travail humain aurait pour conséquence de faire de l’amortissement le critère de la rentabilité. Certes, nous n’en sommes pas là. Il n’en reste pas moins que les rationalités exogènes sont, à plus ou moins longue échéance, en mesure de provoquer, dans les secteurs les plus exposés, des bouleversements d’autant plus radicaux qu’ils n’auront pas été portés de l’intérieur.

44Le premier de ces quatre facteurs, on le voit, pourrait faire pencher en faveur d’un certaine continuité. À des degrés divers, les trois autres vont au contraire dans le sens d’un changement paradigmatique, assorti de la diffusion plus ou moins discontinue et saccadée de nouveaux biens éducatifs. Situation ouverte et complexe, par conséquent, dont l’issue dépend des manœuvres et contre-manœuvres. Rapportés aux combats à venir, les affrontements actuels ne sont probablement que des escarmouches. À ce stade, un point ressort : la question des modes d’industrialisation du secteur éducatif et du rapprochement de ces modes de ceux qui prévalent dans les industries culturelles en général est devenue une question clé. C’est en effet à son aune que se mesurent l’ampleur et les enjeux des mutations de la culture dans son ensemble.