L’enfance illégitime dans le département du Nord au XIXe siècle
p. 139-176
Texte intégral
1Une étude sur l’enfance illégitime passionne l’historien et le sociologue, également soucieux d’éclairer les liens entre « démographie et société ». En premier lieu, une étude sur l’illégitimité dans le département du Nord de 1815 à 1914 est évidemment une étude de démographie car les enfants illégitimes sont régulièrement inscrits sur les registres de population depuis le début du XIXème siècle. D’autre part, l’existence de ces enfants implique en fait le refus des normes familiales traditionnelles. Dans cette optique, une étude sur l’illégitimité peut donc être aussi une occasion de mieux connaître les mentalités de la population du Nord au XIXème siècle.
2De cette double justification du sujet se dégagent les deux grandes directions de recherche qui ont été abordées : l’étude démographique proprement dite et l’examen des divers facteurs susceptibles de fournir une explication aux différents comportements dégagés par l’analyse démographique.
3Toute étude de démographie repose sur un dépouillement préalable des sources statistiques concernant la période choisie. La principale de ces sources a été constituée par l’Annuaire statistique du département du Nord ; la parution en a été annuelle de 1815 à 1914. Le recours à la série M des Archives départementales et à la Statistique Générale de la France a permis de combler certaines lacunes que présentait l’Annuaire du Nord.
4Le maniement de ces sources statistiques a posé, dès le début, un problème de définition. Les registres parlent indifféremment d’enfants illégitimes ou d’enfants naturels sans tenir compte des distinctions juridiques entre les deux catégories. Or, selon les textes législatifs en vigueur, les enfants illégitimes sont les enfants adultérins ou incestueux alors que les enfants naturels sont les enfants nés de parents non mariés, qu’il s’agisse de rapports passagers ou d’un concubinage. Du fait de ce manque de précision, il a fallu considérer ensemble les enfants illégitimes et les enfants naturels sans faire la distinction.
5En outre les renseignements fournis par les statistiques du XIXème siècle sont souvent de valeur très inégale : certaines années sont très détaillées avec distinction entre enfants naturels reconnus et enfants naturels non reconnus. Pour d’autres années au contraire les chiffres manquent parfois totalement.
6L’absence de renseignements a été particulièrement sensible pour l’étude de l’illégitimité en milieu urbain et en milleu rural. En effet la distinction n’a été faite que pour quelques années dans l’Annuaire du Nord. L’importance des naissances illégitimes selon la plus ou moins grande concentration de population a pu cependant être entrevue grâce aux naissances illégitimes dans les villes du département de plus de 10.000 habitants, chiffres donnés par la Statistique Générale de la France.
7Cependant les conclusions apportées en ce qui concerne l’illégitimité en milieu urbain et en milieu rural risquent d’être toujours plus ou moins inexactes. En effet, un grand nombre de mères célibataires, résidant habituellement à la campagne, se déplaçaient vers une ville plus importante pour le temps de leur grossesse et de leur accouchement car elles bénéficiaient ainsi de l’anonymat du grand centre urbain. Or la fréquence de ces déplacements qui tendent à surévaluer l’illégitimité en milieu urbain a été impossible à déterminer.
8L’étude de l’enfance illégitime dans la société du Nord au XIXème siècle a pu être abordée principalement grâce aux rapports du service des enfants assistés. Mais en raison de la nature même du sujet, les sources sur ce point particulier se sont révélées très fragmentaires. Si les informations sont nombreuses en ce qui concerne l’illégitimité en milieu populaire, au contraire, il n’y a pratiquement pas de renseignements pour les milieux sociaux plus élevés. Le même silence entoure aussi toutes les tentatives de suppression des enfants illégitimes. Néanmoins quelques indications sur le problème des infanticides et des avortements ont été fournies par certains mémoires de contemporains comme celui de M. Aimé Houzé de l’Aulnoit : « Enfants assistés, la question des tours » rédigé pour le congrès catholique de Lille de Novembre 1878.
9Effectivement, le XIXème siècle est marqué par toute une polémique concernant le maintien ou l’abolition du tour, polémique qui a suscité la parution de nombreux opuscules ou articles comme ce mémoire de M. Aimé Houzé de l’Aulnoit. Pour retirer de ces travaux et des rapports publiés par le service des enfants assistés le maximum de renseignements précis sur l’enfance illégitime dans le Nord, il aurait fallu connaître le nombre approximatif d’enfants assistés qui furent aussi des enfants illégitimes. Or, la classification des enfants assistés a été modifiée en 1853. Jusqu’à cette date en effet, aucune distinction n’est faite parmi les enfants assistés. Par la suite, on a distingué les enfants trouvés, les enfants abandonnés dont les parents étaient connus mais qui avaient abandonné leurs enfants sans que l’on sache ce qu’ils étaient devenus, les orphelins et les enfants secourus chez leurs parents.
10Les enfants trouvés étaient les enfants nés de père et de mère inconnus, exposés dans un lieu quelconque ou portés aux hospices destinés à les recevoir. Dans cette catégorie étaient aussi inclus les enfants nés à l’hospice de femmes admises à y accoucher et qui n’ont pas repris leurs enfants à la sortie.
11Par conséquent d’après cette définition, on peut penser qu’un grand nombre d’enfants trouvés étaient en fait des enfants illégitimes abandonnés par leur mère au moment de la naissance. De ce fait les statistiques les concernant ont pu apporter d’utiles renseignements sur la natalité illégitime et plus particulièrement sur l’évolution du comportement des parents ou tout au moins de la mère à leur égard.
12Le calcul du taux d’illégitimité, c’est-à-dire le rapport :
13a permis de distinguer trois grandes périodes dans l’évolution de la natalité illégitime du Nord au XIXème siècle. Le premier tiers du siècle est marqué par un mouvement de régression : le taux de 10,2 % en 1815 n’est plus que de 7,9 % en 1843. Après une courte période de stabilité jusque vers 1860, le nombre des naissances illégitimes augmente considérablement dans la seconde moitié du XIXème siècle. Le taux d’illégitimité passe en effet de 9 % en 1861 à 12,3 % en 1896. Enfin les premières années du XXème siècle sont marquées par un net mouvement de régression. Le taux n’est plus que de 10,3 % en 191O.
14L’évolution de la natalité illégitime et de la natalité générale a, en fait, été sensiblement différente. Le graphique avec les indices des deux taux, illégitimité et natalité, permet de constater qu’il n’y a pas pour la natalité de hausse spectaculaire dans la seconde moitié du XIXème siècle. Au contraire, les deux courbes se séparent nettement dans les années 1875-1877, alors que le mouvement de décroissance commence dès 1875 pour la natalité générale et s’accentue à partir de 1895, le taux d’illégitimité ne connaît ce mouvement de baisse qu’à partir de 1895. En outre de 1895-1897 à 1905-1907, cette baisse est beaucoup plus forte pour la natalité générale que pour la natalité illégitime.
15Cette situation résulte du fait que la natalité légitime a augmenté à un rythme beaucoup moins rapide que la natalité illégitime, en particulier dans la seconde moitié du XIXème siècle.
16D’après ce tableau, il semble donc que le comportement malthusien qu’a eu la population fançaise au XIXème siècle ne puisse en réalité s’appliquer qu’aux naissances légitimes, du moins dans le département du Nord.
17La natalité légitime a augmenté au cours du XIXème siècle mais elle a augmenté à un rythme moins rapide que la natalité illégitime, en particulier dans la seconde moitié du XIXème siècle. C’est ainsi que l’augmentation entre l’indice de 1857 et celui de 1897 a été de 56,5 % pour la natalité illégitime et seulement de 21,2 % pour la natalité légitime.
18L’étude des taux de fécondité légitime et illégitime sont venus confirmer, quand il a été possible de les calculer, les premières conclusions retirées de l’étude des taux de natalité légitime et illégitime.
19Le taux de fécondité légitime, c’est-à-dire le rapport :
20se situe pour le Nord aux environs de 12 à 12,5 % de 1851 à 1876 puis connaît une baisse sensible qui le porte à 9,6 % en 1896. Au contraire le taux de fécondité illégitime, c’est-à-dire le rapport :
21reste à peu près constant pendant toute la seconde moitié du XIXème siècle : 1,1 % en 1851 ; 1,2 % en 1876 ; 1,3 % en 1896.
22Grâce à la Statistique Générale de la France, il a été possible d’établir une comparaison entre la natalité illégitime du Nord d’une part, celle de la France, de la Belgique et de l’Angleterre d’autre part.
23L’étude des courbes qui retracent l’évolution du taux d’illégitimité pour les trois pays et le Nord, révèle que le comportement de la natalité illégitime a été sensiblement différent de l’un à l’autre.
24En France, il n’y a pas eu de baisse du taux d’illégitimité au début du XIXème siècle comme dans le Nord mais on peut distinguer une longue période qui s’étend sur trois quarts de siècle où le taux d’illégitimité est relativement constant ou en légère hausse. Mais ce qui apparaît surtout c’est que le taux d’illégitimité dans le Nord est supérieur à la moyenne générale de la France. C’est en Angleterre que ce taux est le plus faible et en baisse constante, alors que le taux belge est sensiblement voisin du taux français.
25En outre, pour chacune des quatre courbes, les années 1875-1885 apparaissent comme étant une période de charnière. C’est pendant ces dix années que le Nord, la Belgique et la Franèe connaissent une augmentation sensible de leur taux d’illégitimité, et que le taux de natalité illégitime en Angleterre est arrêté dans le mouvement de baisse commencé vers les années 1845. Surtout, ce sont dans ces mêmes années que se produit la grande cassure entre l’évolution de l’illégitimité dans le Nord et en France : le taux d’illégitimité décrit pour le Nord une ascension très rapide alors que pour la France, celle-ci s’effectue plus régulièrement et plus lentement.
26Si l’on affecte l’indice 100 aux quatre taux de l’année 1845, on obtient en 1903 les indices suivants : 132,9 pour le département du Nord, 102,3 pour la France, 95,7 pour la Belgique, 55,7 pour l’Angleterre.
27Par conséquent, pendant toute la seconde moitié du XIXème siècle, l’évolution de l’illégitimité est à la hausse très nette pour le département du Nord. L’orientation est la même en ce qui concerne la France avec toutefois moins de rigueur. Le taux d’illégitimité décroît très légèrement pour la Belgique et de presque la moitié pour l’Angleterre.
28L’Annuaire du Nord donne aussi le nombre des naissances illégitimes pour chacun des arrondissements du département, ce qui a permis de réaliser au niveau de ceux-ci une étude plus précise de la natalité illégitime. Cette étude plus approfondie au niveau de chaque arrondissement était nécessaire car le département du Nord ne forme pas un tout. Il présente au contraire une très grande diversité interne dont il fallait tenir compte.
29Ces taux dégagent la faiblesse de la natalité illégitime dans les arrondissements d’Hazebrouck et de Dunkerque et sa situation exceptionnelle dans celui de Lille. Mais les quatre autres arrondissements ont des taux voisins de ceux de l’ensemble du département.
30La comparaison entre les deux cartes du département, établies avec les taux de natalité illégitime, l’une pour 1847 et l’autre pour 1885 montre qu’il y a eu dans tous les arrondissements une augmentation du taux de natalité illégitime entre ces deux dates. Une seule exception : l’arrondissement d’Hazebrouck où le taux d’illégitimité s’est maintenu entre 5,6 % et 7 % d’où le même système de représentation en 1847 et en 1885.
31Ce qui est surtout visible sur les deux cartes du Nord, c’est l’opposition qui se manifeste à la fois en 1847 et en 1885 entre le Nord et le Sud du département. La partie Nord se caractérise par une natalité illégitime plus faible que dans les quatre arrondissements d’Avesnes, Douai, Cambrai et Valenciennes.
32En 1825, le taux d’illégitimité est de 7, 1 % pour la France. Les arrondissements d’Avesnes et Cambrai ont des taux voisins : 7,2 % pour Cambrai, 7,3 % pour Avesnes. Douai, Dunkerque, Lille et Valenciennes ont un taux supérieur à la moyenne nationale et Hazebrouck se trouve dès le début du XIXème siècle en infériorité par rapport à la France. En 1865 on peut constater certains changements par rapport à 1825. Aucun des arrondissements du Nord n’a en 1865 un taux voisin du taux français de 7,6 %. L’arrondissement qui a le taux le plus proche est celui de Douai avec 8,5 %. Avesnes et Cambrai ont, au milieu du XIXème siècle, une natalité illégitime plus forte que dans l’ensemble de la France contrairement à la situation du début du siècle. Un autre changement important concerne l’arrondissement de Dunkerque : son taux est devenu inférieur à la moyenne nationale.
33Par contre en 1905, le taux d’illégitimité de l’arrondissement de Dunkerque 8,2 % s’est élevé au niveau de la moyenne nationale 8,8 %. Hazebrouck a toujours un taux inférieur : 5,6 %. Tous les autres arrondissements ont un taux largement supérieur surtout en ce qui concerne celui de Lille. En 1827, l’arrondissement qui a le plus de naissances illégitimes est celui de Lille où naissent 37,82 % des enfants illégitimes du département. Viennent ensuite dans l’ordre décroissant : Cambrai (14,74 %), Valenciennes (13,77 %), Douai (9,63 %), Avesnes (9,22 %), Dunkerque (8,07 %) et Hazebrouck (6,64 %).
34En 1857, le premier rang est toujours occupé par Lille avec un pourcentage plus important qu’en 1827 : 48,81 %, mais le dernier rang est tenu par l’arrondissement de Dunkerque : 4,79 %. Entre ces deux extrêmes, s’échelonnent toujours dans l’ordre décroissant : Cambrai (13,93 %), Valenciennes (11,81 %), Avesnes (8,74 %), Douai (6,76 %), Hazebrouck (5,12 %). Enfin en 1897, c’est l’arrondissement d’Hazebrouck qui vient en dernière position et avec un pourcentage plus faible qu’en 1827 : 2,95 %, alors que dans l’arrondissement de Lille, à la fin du XIXème siècle naît plus de la moitié des enfants illégitimes de l’ensemble du département, puisque le pourcentage est de 56,40 %. Sa première place est donc parfaitement assurée. Le second rang n’est plus tenu par l’arrondissement de Cambrai comme en 1827 et en 1857 mais par celui de Valenciennes (11,52 %), Cambrai ne vient qu’au quatrième rang avec 7,77 % derrière Avesnes, troisième avec 9,43 %. Il y a donc pour l’arrondissement de Cambrai une diminution importante à la fin du XIXème siècle. Quant à l’arrondissement de Douai, un pourcentage de 6,40 % le place devant l’arrondissement de Dunkerque 5,66 %.
35Quels facteurs d’explication peut-on avancer pour justifier le grand nombre de naissances illégitimes dans le Nord par rapport au reste de la France et les différences enregistrées au niveau des arrondissements ?
36Le développement rapide de l’industrie au XIXème siècle a favorisé la dissociation du noyau familial. L’industrialisation a créé de nouveaux cadres de vie auxquels les hommes n’étaient pas habitués. Il a donc fallu s’adapter au travail en usine, suivre le rythme rapide imprimé par les machines. Il s’agit en réalité d’un changement complet de mentalité, car il y a une totale opposition entre l’artisanat rural qui constituait un complément de ressources au travail de la terre et les douze à treize heures d’affilée passées dans un atelier d’usine devant une machine. Toute une population, venue des zones rurales du département, a été ainsi projetée dans les villes industrielles en pleine croissance et plongée dans un profond désarroi. Les modes de vie anciens ont été abandonnés. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit dans les années 1860 que l’on constate une augmentation sensible de la natalité illégitime, au moment même où se produisait le grand mouvement d’industrialisation dans le département du Nord.
37Mais le développement de la natalité illégitime dans le Nord est lié aussi aux conditions de travail dans les usines. Un contemporain, Victor Dubron, relate ainsi sa visite dans une usine de Roubaix : « Dans un atelier surchauffé de 35 à 40 centigrades, au milieu d’un vacarme affolant, dans un nuage de poussières de toutes sortes, des hommes et des femmes à peine vêtus, congestionnés, ruisselants, travaillaient, automatiques et muets, comme les redoutables machines qui secouaient tout l’édifice dans leur énervante trépidation ».1
38Une telle situation ne peut que favoriser les unions passagères. A cela s’ajoutent les méfaits de l’ambiance qui régnait dans les ateliers. Villermé écrit dans son tableau de l’Etat physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de laine, de coton et de soie : « Est-il bien permis de reprocher à beaucoup d’ouvriers des manufactures leur inconduite et leur indigence ?... Quand une jeune ouvrière quitte son travail le soir avant l’heure de la sortie générale, on dit qu’elle va faire son cinquième quart de la journée ». Cependant beaucoup de contemporains ne faisaient pas preuve de la même indulgence. Le docteur Godfrain écrit dans sa thèse : « Quelques mots sur l’hygiène des ouvriers des manufactures » parue en 1852 : « Chaque femme notée comme débauchée devrait être impitoyablement renvoyée de la fabrique sans espoir de rentrer dans une autre »2.
39Souvent, l’ouvrière accomplissait ce « cinquième quart de la journée » par simple besoin d’argent. Les salaires féminins étaient inférieurs de moitié et même davantage aux salaires des hommes. De plus dans certaines manufactures, comme celles d’apprêt des toiles de coton, le personnel féminin n’était utilisé qu’aux époques de commande.
40D’autre part, si tant d’unions irrégulières existent dans la population ouvrière, c’est parce que celle-ci n’avait pas les moyens matériels pour réaliser des mariages légaux ou pour légitimer les unions irrégulières. Les ouvriers préféraient s’épargner les frais occasionnés par un mariage et consacrer leurs médiocres ressources à des achats de première nécessité. Pour toutes ces raisons, on peut considérer avec M. André Armengaud que le concubinage est une « des formes de la civilisation populaire ».
41L’industrialisation apparaît donc comme un facteur favorable au développement de l’illégitimité mars elle est aussi responsable de l’extension rapide du paysage urbain. Peut-on considérer dès lors la natalité illégitime comme une des caractéristiques de la civilisation urbaine ? En dépit du peu de renseignements fournis par les statistiques du XIXème siècle, on constate que les arrondissements qui ont connu les plus fortes augmentations de population et où les centres industriels sont nombreux, tels Lille et Valenciennes, sont précisément ceux qui ont les taux de natalité illégitime les plus forts à la fin du XIXème siècle.
42La ville est responsable de l’augmentation des naissances illégitimes car elle offre plus de tentations. Les contacts humains y sont fréquents. L’anonymat du centre urbain atténue la peur du «Qu’en dira-t-on ». Il y a surtout les suggestions de la misère qui apportent à la séduction des facilités que l’on rencontre moins en milieu rural, une opinion publique plus indulgente, la possibilité pour la mère célibataire de cacher « sa faute » ou de trouver plus aisément les institutions charitables qui lui viendront en aide. Les chiffres donnés par les annuaires statistiques ont permis par exemple de calculer qu’à Lille même naissaient 40 % environ des enfants illégitimes de l’arrondissement dans la seconde moitié du XIXème siècle. En 1890 le pourcentage est de 27,5 % pour Douai, 39,5 % pour Dunkerque, 39,2 % pour Lille, 20,7 % pour Valenciennes. Au contraire il n’est que de 5,7 % pour Avesnes : en effet dans l’arrondissement d’Avesnes, ce n’est pas à Avesnes même que l’industrialisation et l’urbanisation ont été les plus sensibles maiis dans la vallée de la Sambre autour de Maubeuge.
43De plus le sentiment religieux est souvent affaibli en milieu urbain et la religion peut jouer moins efficacement son rôle de frein social à la ville qu’à la campagne. La natalité illégitime constitue en fait une sorte de refus des normes religieuses, la transgression de l’enseignement diffusé par le clergé catholique puisque l’Eglise n’admet la procréation que dans le cadre du mariage.
44Dunkerque et Hazebrouck sont les deux arrondissements qui ont les taux d’illégitimité les plus bas. Or ce sont aussi ceux où la foi est la plus profonde et la pratique religieuse la plus vivace car une grande partie de leur population est d’origine flamande et a conservé ses traditions religieuses. Par ailleurs, l’influence de l’Eglise en milieu urbain est moins profonde car le monde ouvrier échappe de plus en plus à son emprise. D’autres facteurs venaient au XIXème siècle la concurrencer efficacement : le cabaret par exemple. Dans la grande ville, la communauté paroissiale a moins de cohésion que dans les bourgs ruraux d’autant plus que les villes ont accueilli un grand nombre de nouveaux venus qui n’ont au départ aucune attache dans leurs nouveaux quartiers. Ce phénomène est d’autant plus fréquent dans le Nord que cette région a connu, au XIXème siècle d’importants mouvements de population. Or ces derniers ont constitué aussi l’une des conditions favorables à l’augmentation du nombre des naissances illégitimes. Etant donné la position de zone frontière du département, on compte dans le Nord une forte implantation militaire et surtout un grand nombre de Belges venus travailler dans les usines. Or la situation administrative de ces derniers n’était pas souvent en règle. Beaucoup gardaient la nationalité belge car ainsi ils étaient dispensés du service militaire (d’où l’intérêt que portaient à cette main-d’œuvre les industriels du Nord) mais par là même il leur était dans la plupart des cas très difficile de se procurer les papiers nécessaires pour un mariage légal. Aussi, préféraient-ils plus simplement vivre en concubinage. En France, le taux d’illégitimité parmi la population belge installée dans le Nord est supérieur de plus d’une fois et demie aux taux de la Belgique elle-même, à la même époque. Dans le département du Nord, l’existence d’un grand nombre d’enfants illégitimes peut donc être considérée autant comme la traduction du refus plus ou moins avoué des normes sociales ou religieuses habituellement acceptées que comme une situation imposée par des circonstances extérieures : industrialisation, immigration étrangère par exemple.
45Dans de telles conditions, le problème de la reconnaissance des enfants illégitimes s’est posé de façon très particulière. Le nombre d’enfants reconnus varie en fonction du climat politique général ; sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, les équipes gouvernementales au pouvoir ont développé toute une politique en faveur de l’ordre social, de la famille afin de rétablir les vieilles traditions morales. Toute cette propagande n’a pu que favoriser les reconnaissances d’enfants naturels. Par contre, entre 1827 et 1830, il y a une chute très importante des reconnaissances, de plus de 50 % qui correspond aux difficultés croissantes du régime de Charles X et atteint son niveau le plus bas avec la révolution de Juillet 1830.
46Toute la période plus ou moins agitée par des crises économiques ou politiques, souvent violentes, entre 1830 et 1852 se caractérise par un nombre faible de reconnaissances d’enfants. Par contre, le Second Empire et la IIIème République sont des périodes de relative stabilité et la courbe révèle une remontée du nombre des reconnaissances. Toutefois la crise des années 1870-1871 avec la guerre extérieure et la Commune de Paris se trouve traduite dans la courbe par un net fléchissement. Le même phénomène se reproduit en 1892-1894 avec la renaissance du mouvement révolutionnaire, la crise anarchiste qui viennent à nouveau troubler le climat politique. Il est certain aussi que la politique anticléricale menée par le ministère Combes de 1902 à 1905 peut expliquer en partie la diminution du nombre des reconnaissances au début du XXème siècle ; à cette époque le nombre des reconnaissances d’enfants illégitimes est bien inférieur à celui que connaissait le début du XIXème siècle.
47Dans les années 1908-1914 s’est développée à nouveau toute une littérature en faveur de la famille avec, en particulier, la parution des ouvrages d’Henri Bordeaux qui ont une intention moralisante évidente. Mais en 1910, il est encore trop tôt pour voir les conséquences de cette action sur les reconnaissances d’enfants. En outre, les chiffres donnés par l’annuaire permettent de constater que les parents ou tout au moins la mère, reconnaissent plus volontiers les garçons que les filles.
48Au milieu du XIXème siècle 49 % des enfants naturels qui naissaient dans le département étaient reconnus alors qu’il n’y en avait que 36,5 % pour l’ensemble de la France. En 1875 les pourcentages sont respectivement pour le Nord et pour la France de 26,1 % et 35,9 %, en 1890 de 31,6 % et 41,6 %.La période 1860-1875 semble donc avoir été fondamentale : c’est au cours de ces quinze ans qu’il y a eu dans le Nord « accélération » de la natalité illégitime, non suivie semble-t-il par le mouvement de reconnaissance des enfants par leurs parents. Ainsi le Nord qui comptait plus de reconnaissances d’enfants que la France au milieu du XIXème siècle en compte moins à la fin du siècle.
49Cependant pour ce demi-siècle une proportion toujours plus grande des mariages conclus dans le département a amené une légitimation d’enfants : 11,2 % en 1853 ; 15,4 % en 1893. Le pourcentage national de 2,5 % en 1853 est passé à 6,2 % seulement à la fin du siècle. Par conséquent, bien plus souvent que pour l’ensemble de la France, l’union irrégulière dans le Nord est légitimée par un mariage légal. Cela prouve que, dans un grand nombre de cas, les enfants illégitimes du département sont issus, non pas de rapports passagers, mais d’une véritable union que seules des circonstances extérieures comme la situation matérielle ont empêché de légaliser par le mariage.
50La comparaison entre le nombre des mariages qui ont légitimé des enfants et celui des enfants ainsi légitimés révèle qu’il y a toujours en moyenne un enfant légitimé par mariage. Cette proportion se vérifie à la fois pour la France et pour le Nord. Par conséquent le processus de légitimation intervient rapidement : beaucoup se marient pour légaliser l’état-civil de l’enfant qui est né ; alors que les adultes étaient indifférents à leur situation irrégulière vis-à-vis dde l’état-civil, il semble qu’à partir du moment où il y a un enfant, ils veuillent régulariser cette situation. Néanmoins cette hypothèse ne pourrait vraiment être vérifiée que si l’on savait exactement l’âge des enfants qui sont ainsi légitimés.
51La diminution du nombre des reconnaissances observée au niveau de l’ensemble de la région est plus ou moins importante selon les arrondissements du département. Elle est très forte pour l’arrondissement de Lille où en 1825 31,2 % des enfants naturels étaient reconnus et seulement 9 % en 1905. Elle est moindre dans l’arrondissement de Valenciennes. Le pourcentage de 41,1 % en 1825 y est encore de 33,4 % en 1905. Par contre l’arrondissement d’Avesnes connaît une augmentation du nombre des reconnaissances pendant toute la période : 29,5 % en 1825 et 35,1 % en 1905. Le fait que ce soit l’arrondissement d’Hazebrouck qui connaisse les plus faibles pourcentages d’enfants illégitimes reconnus vient appuyer les conclusions dégagées de l’étude de la natalité illégitime : il y a dans cette région du département une plus grande moralité et surtout une emprise plus forte de l’opinion publique : les enfants illégitimes ne sont pas acceptés, aussi a-t-on peur d’’en avoir et au moment de la naissance, la mère célibataire préfère abandonner son enfant plutôt que de le reconnaître publiquement.
52Pourquoi le mouvement de reconnaissance des enfants illégitimes est-il moindre dans le Nord qu’en France alors que la proportion des naissances illégitimes y est bien supérieure au reste du pays ? Pour tenter d’expliquer cette distorsion, il faut envisager quelle était la situation de l’enfant illégitime dans la société du Nord au XIXème siècle.
53L’enfant illégitime est placé dès sa naissance dans des conditions d’existence défavorables : il n’est pas admis par l’ensemble de la société car au XIXème siècle les préjugés sociaux sont encore très vifs. Les écarts faits à la moralité dans cette société, dominée par une bourgeoisie très soucieuse de bonne réputation, de vertu et donc très puritaine, ne sont que difficilement pardonnés. Dans les milieux de la bourgeoisie, grande ou petite, ce n’est qu’un paria et un intrus qui compromet la respectabilité sociale de la famille. « L’opinion bourgeoise était sévère à l’égard des filles-mères et de ces êtres procréés à regret dont la naissance dans notre état social moins emprunt d’immoralité que partout ailleurs est une honte maternelle »3.
54Pourtant il ne faudrait pas généraliser à outrance cet anathème jeté contre l’enfant illégitime, les couples qui vivent en concubinage ou la mère-célibataire. Certains, le plus souvent des médecins, des membres de sociétés de bienfaisance, se sont rendus compte que beaucoup des enfants illégitimes qui naissaient au XIXème siècle dans le Nord, n’étaient pas la preuve de l’absence de toute moralité, mais le résultat d’un concours de circonstances extérieures auxquelles il était parfois possible de remédier.
55En outre dans les classes populaires, l’attitude était beaucoup moins rigoureuse. On comprenait mieux les circonstances qui avaient présidé à la naissance d’un enfant naturel et cet enfant était beaucoup plus facilement accepté.
56De cette attitude compréhensive des milieux populaires à l’égard des enfants illégitimes découle le fait qu’un nombre plus élevé de ces enfants soit reconnu dans les arrondissements à forte population ouvrière. Ainsi dans l’arrondissement de Lille il y a en moyenne 3 enfants reconnus sur 10 enfants naturels. Au contraire, dans l’arrondissement d’Hazebrouck où l’industrialisation et l’urbanisation sont peut poussées, le rapport n’est que 1 sur l O.
57Le discrédit social dont est l’objet la mère célibataire est responsable directement des pratiques abortives et des infanticides. Le secret qui entoure les avortements ne permettra jamais d’obtenir des données chiffrées relativement précises. Le rapport au ministre de l’intérieur du Baron de Watteville, rédigé en 1856, a apporté cependant quelques indications sur ce problème4.
58De 1826 à 1853 il y a eu dans le Nord en moyenne un infanticide sur 19043 naissances. Pour la même période, la moyenne française s’est établie à un infanticide sur 7394 naissances.
59Si l’on compare la carte des infanticides par rapport aux naissances naturelles et celle de la natalité illégitime en 1847, on peut constater que ce sont précisément les départements où l’on compte le plus de naissances illégitimes, qui connaissent les plus faibles pourcentages d’infanticides.
60Tel est le cas, par exemple, pour le Calvados, la Gironde, les Landes, les Bouches du Rhône, le Rhône et les départements de la région du Nord. Tous ces départements se caractérisent par la présence de grands centres de population. Au contraire, lorsque la population est peu importante et le nombre des établissements relativement faible, comme la Creuse, la Lozère, la Nièvre ou le Lot, le nombre des infanticides est élevé.
61Vers 1875, sur 1000 infanticides, 795 sont perpétrés par des filles de la campagne et 205 par des filles habitant la ville ! Il se commet donc plus d’infanticides dans la population rurale que dans la population urbaine, ce qui explique le faible pourcentage dans le Nord où les villes sont nombreuses et importantes.
62Les nombres concernant les avortements sont tout aussi incertains que ceux des infanticides. La répression des avortements et des infanticides est difficile, étant donné le secret qui entoure de tels actes : la plupart du temps les auteurs sont inconnus et les charges sont insuffisantes. En 1874, Aimé Houzé de l’Aulnoit signale que 26 % seulement des avortements ont été poursuivis5, c’est-à-dire que les trois quarts ont échappé à toute répression.
63Malgré le silence des documents sur cette question, il ne semble pas que la population ouvrière ait dû recourir souvent à la pratique de l’avortement. Celle-ci nécessite le concours d’une personne étrangère : bien souvent il s’agissait de sage-femmes. Le prix demandé pour une telle opération était bien trop élevé pour les modestes salaires ouvriers. Une ouvrière qui gagnait 1,50 F à 2 F par jour, ne pouvait se permettre de se faire avorter, alors que cette opération pouvait coûter jusqu’à deux et trois mille francs. Par contre, il était plus facile avec le concours de parents proches de faire disparaître l’enfant nouvellement né. Les avortements ont donc dû être davantage le fait de jeunes filles issues de milieux sociaux relativement aisés, en tout cas suffisamment pour payer les frais de l’opération.
64Au contraire l’infanticide s’est davantage développé dans les milieux sociaux modestes. En 1876, Aimé Houzé de l’Aulnoit a établi que sur 100 accusés pour infanticide, 53 étaient illettrés.
65Les contemporains avaient une attitude plus sévère à l’égard de l’avortement que de l’infanticide. L’avortement ne se commet pas comme l’infanticide dans un moment de délire ou de honte, mais il est longuement prémédité et la femme assistée a besoin de complices. Néanmoins il semble que l’on ait pris de plus en plus conscience au XIXème siècle du problème social que posait l’existence des enfances illégitimes et qu’il s’est produit à leur égard un changement progressif de mentalité. On se rend compte que les mères célibataires, les ouvriers qui vivent en concubinage, ne sont pas entièrement responsables de leur situation et que celle-ci met en cause en réalité l’ensemble de la société.
66Les enfants illégitimes sont au XIXème siècle des « enfants du péché» et les mères elles-mêmes en étaient persuadées. Pourtant ces idées de «faute», de « déshonneur » se sont accompagnées progressivement d’une prise de conscience par la société de sa propre responsabilité. C’est ainsi que s’est développée toute une action en faveur des enfants illégitimes, dans le but principal de favoriser leur reconnaissance.
67Dans ce domaine, les premières initiatives ont été prises par des associations de charité privées qui ont reçu ensuite le patronage des pouvoirs publics. Il a été possible de voir la réaction sévère des « bien pensants» à l’égard de la mère célibataire et de son enfant. Celle-ci se traduit parfois très concrètement dans les associations charitables crées dans le Nord au XIXème siècle. C’est ainsi que la Société de Charité maternelle de Lille n’accordait ses bienfaits qu’aux femmes qui étaient mariées, demeuraient avec leur mari et étaient inscrites sur les registres du bureau de bienfaisance. Quelques exceptions étaient parfois admises si l’existence de l’enfant et de la mère eût certainement été compromise sans le secours de l’association maternelle.
68Cette société justifie son apparente sévérité à l’égard des mères célibataires en disant dans un rapport au préfet du 26 Août 1845 que « l’un des grands bienfaits de l’association a été la consécration d’un grand nombre d’unions illégitimes. Elle a diminué le désordre des mariés, fait passer un scandale que la réligion déplore et assurer l’existence sociale des enfants ».
69On peut se montrer sceptique sur l’efficacité de l’action de cette société en ce qui concerne la légitimité des enfants naturels, lorsqu’on sait dans quelles conditions ces enfants étaient le plus souvent procrées, tout en reconnaissant par ailleurs son utilité dans la lutte contre la mortalité infantile. Par contre, en 1839 a été fondée à Lille la Société de Saint-François Régis sur le modèle de celles qui existaient déjà auparavant à Paris et dans quelques grandes villes de province. La société a pour but de procurer à ceux qui vivent « en mauvais commerce» les papiers nécessaires à la réalisation du mariage légal.
70C’étaient surtout les Belges qui avaient recours à cet organisme. En 1857 par exemple près de 64 % de ceux qui s’adressaient à la société étaient d’origine belge et la même année, le président Henri Bernard avait dû rassembler 23 pièces d’état-civil pour permettre la conclusion d’un mariage entre un Belge et une Française
71Les démarches faites par la société pour les indigents étaient gratuites. Souvent aussi, l’association réalisait la procédure nécessaire pour obtenir de l’administration des hospices la remise des enfants abandonnés qui ont été depuis légitimés par le mariage de leurs parents. En principe la société ne fournissait ni argent ni linge. Toutefois, lorsque son fonds financier le lui permettait, elle offrait aux nouveaux mariés l’alliance et une médaille.
72Une autre œuvre a aussi développé, sous une forme originale une action en faveur des mères célibataires. Il s’agit de la fondation Boucicaut qui a créé à Roubaix une maternité avec personnel médical qualifié, destinée à recevoir au moment de l’accouchement et pendant tout le temps nécessaire à leur rétablissement les femmes non mariées, ni veuves, de nationalité française, qui se trouvaient enceintes pour la première fois.
73La plupart de celles qui ont été aidées par la fondation Boucicaut étaient des filles-mères, ayant fui le domicile de leur famille ou des ouvrières vivant isolément. Elles recevaient gratuitement à la maternité la nourriture et les soins nécessaires, et à leur sortie, une somme de 20 francs. Cela correspondait environ au salaire de 13 à 20 jours de travail.
74Les Pouvoirs Publics ne sont pas restés indifférents au problème social que posaient les enfants illégitimes. Un décret de Juin 1793 avait établi le principe du secours financier aux mères célibataires mais, pour le Nord, ce ne fut vraiment que dans la seconde moitié du XIXème siècle que le secours temporaire à allouer aux enfants naturels régulièrement reconnus et conservés par leurs mères fut rationnellement distribué. Le montant du secours était de 10 francs par mois pour la première année, 8 francs la seconde, 6 francs les troisième et quatrième années. En outre une indemnité de 60 à 100 francs était accordée à la mère qui pouvait contracter le mariage avec le père de son enfant.
75Si l’organisation de ce secours fut tardive dans le Nord, il semble cependant que ce soit l’un des départements où cette aide matérielle a été le plus généreusement distribuée : au 31 Décembre 18 59, pour toute la France, un enfant sur 2466 habitants en moyenne avait reçu cette allocation, alors que pour le Nord, le rapport s’établit à un enfant sur 2391 habitants.
76De réels efforts ont donc été faits pour favoriser la reconnaissance des enfants naturels et dans le Nord des résultats appréciables ont été obtenus mais jamais ils n’ont pu suivre le rythme d’accroissement rapide de la natalité illégitime. Et les enfants illégitimes ont toujours été dans une situation matérielle très précaire. Celle-ci se traduit en particulier dans le domaine de la mortalité infantile. Il est évident que les enfants illégitimes sont beaucoup plus exposés à la maladie et à la mort que les enfants légitimes, étant donné leurs conditions d’existence. Le diplôme d’Aline Lesaëge sur la mortalité infantile dans le département du Nord au XIXème siècle ayant déjà abordé ce problème, il n’a été repris que brièvement dans le cadre de ce travail.
77Tout d’abord le nombre des morts-nés est beaucoup plus important parmi les enfants illégitimes que parmi les enfants légitimes. Si l’on affecte l’indice 100 aux chiffres de l’année 1843, on obtient en 1901 l’indice 210,3 pour les morts-nés illégitimes et seulement l’indice 150,1 pour les morts-nés légitimes.
78Le même écart se retrouve au niveau de la mortalité infantile. 1853 étant l’année de base, l’indice de la mortalité infantile parmi les enfants illégitimes est de 160 en 1893 et 120,7 en 1903. Or, pour les mêmes dates, l’indice de la mortalité infantile est respectivement de 122,9 et 97,7 en ce qui concerne les enfants légitimes.
79Plusieurs facteurs sont responsables de ces chiffres plus élevés pour les enfants illégitimes. Les ouvrières essaient de travailler le plus longtemps possible pour obtenir le salaire maximum. Très souvent aussi, les mères célibataires ont essayé de faire disparaître l’enfant qu’elles portaient ou tout au moins elles s’efforçaient de cacher le plus longtemps possible leur état soit par peur de l’opinion publique, soit par crainte de perdre leur emploi. En outre elles quittaient l’hôpital après un laps de temps toujours trop court et celles qui ne pouvaient nourrir leur enfant étaient rarement en mesure de payer des mois de nourrice ou d’acheter un lait de bonne qualité.
80Les enfants naturels étaient confiés dans bien des cas à des femmes impotentes, mal payées ; et celles-ci n’étant l’objet d’aucune vigilance méconnaissaient leurs devoirs les plus élémentaires. Les chiffres de l’Annuaire ont permis de calculer que, pour la période 1873-1890, 11,3 % des enfants illégitimes morts avant un an décédaient dans la première semaine de vie et près de la moitié, 44,3 % exactement entre un et six mois ; 24,8 % mouraient entre 6 et 12 mois. Ainsi la plupart des décès de moins de un an survient à partir du moment où la mère est obligée de se séparer de son enfant pour reprendre ses activités.
81Des mesures ont été prises pour tenter de diminuer le nombre des décès : dans le Nord, par exemple, les mères célibataires admises à accoucher à l’hospice furent dans l’obligation d’allaiter leur enfant si cela leur était possible et de le conserver. Elles pouvaient aussi recevoir l’aide d’associations privées comme la Mutualité Maternelle.
82Mais ces mesures n’étaient pas suffisantes et beaucoup de mères dans le dénuement prenaient la décision d’abandonner leur enfant en déposant au tour. L’institution du tour a été créée dans le département du Nord cinq ans avant l’ensemble de la France, en 1806. On désignait sous ce nom un cylindre de bois creux aménagé dans le mur d’un hospice. Ce cylindre présentait une concavité où la mère déposait l’enfant. Elle faisait faire ensuite au système un demi-tour, ce qui amenait l’enfant à l’intérieur de l’hospice.
83Il y avait deux tours à Lille, un à Dunkerque, Cambrai, Douai et Valenciennes. La mère pouvait ainsi abandonner son enfant facilement sans donner aucun renseignement. La manière dont le tour fonctionnait, assurait à la mère qui venait d’abandonner son enfant l’anonymat le plus complet. Mais chaque enfant au moment de la réception était minutieusement décrit : sa physionomie, les vêtements qu’il portait. Aussi était-il parfois possible à la mère de le reprendre par la suite si sa situation matérielle s’était améliorée, ou si elle regrettait son geste.
84Souvent les enfants déposés au tour étaient déjà âgés de plusieurs mois et même d’un an. Les enfants n’étaient abandonnés que lorsqu’ils avaient dépassé la période de l’allaitement. La mère essayait ensuite pendant quelques mois d’assumer ses responsabilités en gardant son enfant mais dans bien des cas elle finissait quand même par aller le déposer au tour, ne pouvant s’en occuper pendant ses heures de travail.
85Les documents ont permis de savoir, mais pour la seule année 1847, quel était le nombre exact d’enfants trouvés sur 100 naissances par département. Si l’on compare la carte établie avec ces chiffres et celle qui a été réalisée avec les taux d’illégitimité pour la même année 1847, on constate que les départements qui ont un grand nombre d’enfants trouvés sont souvent ceux qui comptent peu de naissances illégitimes comme la Sarthe ou le Cher. Dans ces régions rurales les enfants sont facilement abandonnés tant est grand le discrédit jeté sur l’enfant illégitime et sa mère. D’autres départements, comme les Landes, la Gironde, les Bouches du Rhône, le Rhône ou la Seine ont à la fois un grand nombre d’enfants illégitimes et un grand nombre d’enfants trouvés. Dans ce contexte national, la situation occupée par les départements de la région du Nord se présente donc comme tout à fait particulière.
86En effet, le Nord est l’un des départements qui, en 1847, compte le plus de naissances illégitimes. Or le pourcentage des enfants trouvés sur 100 naissances est de 0,7 6 % alors que la moyenne nationale se situe aux alentours de 3 %. Ces chiffres viennent en fait confirmer l’observation déjà faite à propos des infanticides : dans le Nord beaucoup d’enfants illégitimes sont issus d’un concubinage, non concrétisé par un mariage légal à cause des difficultés tant matérielles qu’administratives. Ils n’en sont pas moins acceptés sans réprobation, plutôt avec indifférence, par une population habituée à ne plus se formaliser d’une situation peut-être illégale, mais si fréquente qu’elle avait fini par entrer dans les mœurs. De ce fait, la mère éprouvait moins le besoin de faire disparaître son enfant ou de l’abandonner.
87Pourtant la proximité de la Belgique a certainement dû favoriser les abandons d’enfants à la charité publique. « les hospices du Nord, écrit le Docteur Savary, étaient encombrés, non seulement par les enfants dont ils devaient légalement assurer l’entretien mais par les enfants belges en grand nombre, amenés dans le Nord pour y être exposés et abandonnés »6.
88De plus le gouvernement belge refusait de reconnaître la nationalité des enfants qui n’avaient pas été reconnus légalement par leurs mères et qui étaient nés en France de filles d’origine belge. Le département du Nord se trouvait donc, par suite de cette décision, dans l’obligation d’entretenir dans ses hospices des enfants qui n’avaient pas la nationalité française.
89On remarque tout au long du XIXème siècle une diminution régulière et importante du nombre des enfants trouvés. En 1815, pour l’ensemble du département 903 enfants avaient été admis dans le service des enfants trouvés, en 1851 : 162 et en 1905 un seul. Très certainement, toutes les mesures qui ont été prises en faveur des enfants illégitimes, tant pour améliorer leurs conditions de santé, que pour favoriser leur reconnaissance devant l’état-civil, ont été la cause première du recul constaté dans le nombre des enfants trouvés. Néanmoins ce mouvement de baisse s’est particulièrement marqué après les années 1823-1854, grande période de fermeture des tours. Dès leur création, les tours avaient été l’occasion de nombreux abus et toute une polémique s’était déclenchée entre partisans et adversaires de cette institution. Pour les uns ce n’était qu’une prime offerte à la débauche, « un encouragement au libertinage et à l’inconduite » est-il écrit dans un rapport de l’administration des hospices de Lille, adressé au préfet en 1878. Pour les autres, au contraire, le tour offrait à l’enfant illégitime des chances de vie certaines et prévenait les suicides et les avortements.
90La fermeture des tours intervint rapidement mais elle ne résolut pas pour autant le problème de l’abandon des enfants illégitimes. Au début du XXème siècle a été créé un bureau d’admission, local ouvert jour et nuit, où la mère pouvait remettre son enfant sans autre témoin que la personne préposée au service d’admission.
91Que devenait l’enfant une fois déposé au tour ? Il restait à la charge de l’assistance jusqu’à l’âge de 12 ans. Il était confié à une nourrice mais souvent mal soigné malgré le contrôle de l’administration des hospices, puis, à l’âge de 6 ans, à un paysan ou à un artisan, à la famille duquel il s’intégrait peu à peu.
92Les enfants placés dans une famille paysanne avaient souvent un sort plus enviable que ceux qui étaient placés dans un atelier ou dans une usine. Dans ce dernier cas en effet, les patrons n’avaient bien souvent aucun scrupule à exploiter cette main-d’œuvre sans défense. On ignore en général ce que deviennent les trois quarts des enfants trouvés après 12 ans. Toutefois, il semble que les enfants assistés, devenus adultes, entraient pour une large part dans la population des bagnes, des prisons et dans les maisons d’éducation correctionnelle. Leur avenir dépendait en fait beaucoup de la famille dans laquelle ils avaient été placés à l’âge de 6 ans.
93En définitive la situation de l’enfant illégitime semble avoir été moins ingrate dans le Nord que dans le reste de la France parce que la famille ne s’est pas maintenue aussi fortement structurée dans le Nord qu’ailleurs du fait de l’intense mouvement d’urbanisation et d’industrialisation et de la moins grande vivacité des traditions religieuses.
94Tous les facteurs qui avaient favorisé au XIXème siècle le développement de la natalité illégitime ont aujourd’hui disparu : la population du Nord a eu le temps depuis un siècle de s’adapter aux nouvelles conditions de vie créées au XIXème par le développement industriel. Aussi le Nord connaît-il actuellement un taux d’illégitimité très voisin du taux national : en 1967 le taux de natalité illégitime est de 6,2 % pour la France et 6,4 % pour le Nord.
95Notre travail a été l’occasion de constater que la présence d’un grand nombre d’enfants illégitimes dans le département du Nord au XIXème siècle peut être en quelque sorte considéré comme une manière de contester la cellule familiale, consacrée à la fois par l’Eglise et par l’autorité laïque. C’est aussi une forme vécue, correspondant à un refus, de la pratique et du sentiment religieux puisque l’Eglise n’admet la procréation que dans le cadre du mariage. L’importance de l’illégitimité dans le Nord au siècle dernier peut enfin apparaître comme le signe de la remise en question d’une certaine vision de la société. Pour toutes ces raisons, une étude sur l’enfance illégitime se révèle comme l’un des moyens d’approche, parmi d’autres, qui permettent de tenter une histoire sociale des mentalités.
Notes de bas de page
1 V. Dubron : Une croisade pour l’hygiène sociale dans le Nord de la France. Paris A. Rousseau 1908, p. 249.
2 J. Godfrain : Quelques mots sur l’hygiène des ouvriers des manufactures. Thèse Médecine, Paris 1852, p. 29.
3 A. Joire : Note relative à la protection des enfants en bas âge. Lille 1875, cité par P. Pierrard dans sa thèse La vie ouvrière à Lille sous le Second Empire (1965).
4 Baron de Watteville : Rapport au ministre de l’Intérieur sur les tours, les abandons, les infanticides et les morts-nés. Archives départementales du Nord. BA 530.
5 M. Aimé Houzé de l’Aulnoit : Enfants assistés - la question des tours.
6 Dr Savary : Les enfants assistés du Nord, il y a 100 ans et aujourd’hui, Lille. Impr. Danel 1909.
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