Version classiqueVersion mobile

Bruno Chérier (1817-1880)

 | 
Catherine Guillot

Conclusion

Texte intégral

  • 1 BM Valenciennes, fonds Carpeaux, Dossier intime I cote 22, pièce 45, lettre de Bruno Chérier à Carp (...)
  • 2 BM Valenciennes, Lettre à Carpeaux de 1864 ou 1865, Boîte 4, les Amis de Carpeaux, n° 21.
  • 3 J.-F. Luneau, op. cit., p. 132 et 133.

1Tout au long de son travail, Chérier demeure fidèle aux mêmes sources d’inspiration. Il affirme, souvent au regret de Carpeaux qui lui reproche son manque d’étude de la nature, son goût pour les modèles de la première Renaissance et de l’époque gothique et surtout des artistes nazaréens. Il achète ainsi à Paris en 1854 « toutes les publications des peintres primitifs »1 et tout au long de sa carrière, son ambition demeure de faire « une grande image gothique »2, tout en gardant Raphaël comme référence principale. Ses représentations de la Vierge de l’Immaculée Conception, iconographie assez stéréotypée, reprennent celle de la médaille miraculeuse initiée par Catherine Labouré et sont également proches de celle peinte par Leopold Kupelwieser, Nazaréen autrichien, pour l’église Saint-Pierre de Vienne. Jean-François Luneau dans son analyse du succès des modèles allemands auprès des verriers français, au-delà de la catholicité de ces sources, propose une explication complémentaire de la copie de grands modèles. Il y voit « une assurance contre les risques esthétiques de la création, assurance souscrite par des commanditaires soucieux du résultat de l’œuvre qu’ils achètent : ce sont des ecclésiastiques qui préfèrent être sûrs à l’avance du caractère chrétien des vitraux qui ornent les églises dont ils ont la charge »3.

  • 4 Daniel Ternois, « Une lettre inédite d’Ingres aux peintres de Notre-Dame-de-Lorette », Revue de l’A (...)
  • 5 Michel Caffort, « Un Français « nazaréen » : Émile Signol », Revue de l’Art, n° 74, octobre-décembr (...)
  • 6 G. Graef présente le dessin d’une fresque qu’il a exécuté pour le musée de Berlin sur un dessin de (...)
  • 7 Gombrich Ernst, La Préférence pour le primitivisme. Épisodes d’une histoire du goût et de l’art en (...)

2Ainsi, Chérier peut apparaître comme le continuateur dans le Nord d’une peinture religieuse marquée par les Nazaréens, Führich ou Veit en particulier, et dont les pionniers sont Orsel4, Périn et Signol, qui dès 1835 subirait l’influence d’Overbeck5. Des œuvres nazaréennes ont été directement présentées à Lille, comme à l’exposition des beaux-arts de 18666. L’étude de l’œuvre de Chérier permet d’étudier la diffusion dans le Nord des modèles élaborés dans le contexte nazaréen, sans que l’influence stylistique de Carpeaux se fasse sentir le moins du monde. Gombrich a analysé ce retour aux sources dans son ouvrage La Préférence pour le primitif, Episodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident7.

 

  • 8 Voir en particulier son essai « Les Nazaréens français, théorie et pratique » dans Le vitrail au XI (...)

3Michel Caffort8 a mis en évidence l’appel au milieu du XIXe siècle à une iconographie récurrente, fonds commun de l’orientation de l’Église et de la dévotion en France à cette époque, comme « le rôle d’enseignement de la vie du Christ et de la Vierge (les grands épisodes symboliques bien connus) ». Aussi bien dans la peinture que dans le domaine du vitrail sont affirmés le rôle central de la Vierge et notamment de l’iconographie de l’Immaculée Conception, la représentation des saints en pied, soit les grands saints récurrents comme les apôtres, saint Charles Borromée, saint Vincent de Paul ou saint Joseph qui prend une importance croissante, devenant le saint patron de l’Église universelle en 1870, soit les saints locaux, plus rares, ou les saints patrons des commanditaires.

  • 9 Cf. C. Guillot, S. Patry, in Barbara Brejon de Lavergnée, Michèle Moyne et al., Catalogue des dessi (...)
  • 10 Cf. Hervé Robert (dir.), Le mécénat du duc d’Orléans (1830-1842), Paris, Délégation à l’action arti (...)
  • 11 Cellule 3 du couvent San Marco à Florence. Rapprochement effectué par Julie Faure que nous remercio (...)
  • 12 Inv. n° W. 2843 et W. 2853.

4L’originalité de Chérier réside dans la traduction de thèmes locaux, comme celui de Notre-Dame de Grâce. Mais ses ressources d’invention sont limitées ; il est toujours à la recherche de modèles. C’est ainsi qu’un de ses cartons de vitraux9, conservé au palais des Beaux-Arts de Lille, représente sainte Adélaïde, reprise littérale de la sainte Adélaïde d’Ingres conçue pour la chapelle Saint-Ferdinand, commandée par le roi Louis-Philippe en 184210. Ce carton témoigne de la fidélité de Chérier, vingt ans après le chantier de Notre-Dame de Lorette, à l’ingrisme. Il puise également son inspiration auprès des maîtres italiens, Raphaël ou Fra Angelico, dont il copie la Vierge de l’Annonciation et partiellement l’ange11 dans les dessins12 conservés au palais des Beaux-Arts de Lille.

 

  • 13 B. Foucart, op. cit., 1987.
  • 14 BM Valenciennes, Fonds Carpeaux. Boîte 3, chemise 6a dossier « Groupe Ugolin ». Également cité par (...)

5Dans le contexte du débat sur les convictions de l’artiste analysé par B. Foucart13, Chérier se place résolument aux côtés des artistes profondément chrétiens. Lors de la création du groupe d’Ugolin, le 4 janvier 1859, il conseille à Carpeaux de s’inspirer plutôt de « la Bible, livre inépuisable qui emporte tout ce que le génie de l’homme peut découvrir dans les flancs de la race humaine depuis les idées les plus intimes jusqu’aux plus héroïques ». […] « Nos églises de Paris regorgent d’absurdités, d’indécence, tout est à balayer excepté Flandrin, Perrin et Orsel. » […] L’art ne doit-il pas être quelque chose de sacré, de saint – la mission de l’artiste n’est-elle pas d’essence divine, morale et religieuse. »14

 

  • 15 C. Guillot, op. cit., 2008.

6Cette première étude globale consacrée à Bruno Chérier se place dans la continuité des études pionnières d’Hervé Oursel. Elle permet de faire surgir tout un milieu artistique de la métropole lilloise encore très mal connu, par rapport à d’autres écoles, comme l’école lyonnaise. Le rôle des commanditaires, État, ville, curé et paroissiens, se révèle peu à peu. Les liens unissant les artistes et les artisans, architectes, peintre décorateurs, peintres verriers, menuisiers, fabricants de mobilier liturgiques, sur un marché somme toute assez restreint, se dégagent de l’étude de ces chantiers. Celle-ci permet de mettre en évidence d’autres artistes comme Archange Bodin. Elle constitue une première pierre dans l’établissement d’une synthèse de l’art religieux à Lille dans la seconde moitié du XIXe siècle, que nous avons essayé de mener dans le cadre d’une recherche universitaire15.

7En outre, elle met également en évidence la fragilité des décors de peinture murale, en particulier religieux, et des vitraux du XIXe siècle, encore souvent négligés. Elle permettra d’aboutir à la protection au titre des monuments historiques, dans un premier temps de quatre décors significatifs de l’art religieux monumental de la seconde moitié du XIXe siècle dans la métropole lilloise, ceux des églises Saint-Michel et Notre-Dame de Fives à Lille, celui de l’église Notre-Dame-de-Grâce à Loos et de celui de l’église Saint-Quentin à Avelin.

 

  • 16 Jean-Claude Poinsignon, « Le Purgatoire est-il au ciel ? Le plafond peint par Lucien Jonas à la cou (...)

8Chérier n’apparaît pas dans le Panthéon des gloires valenciennoises peint par Lucien Jonas à la coupole du musée de Valenciennes16, bien que certains artistes mineurs, comme Gustave Housez ou Julien Déjardin, y figurent. N’ayant reçu qu’une commande mineure de vitraux et aucune commande publique à Valenciennes, ayant fait carrière à Tourcoing et dans la métropole lilloise, Chérier n’est pas considéré comme une figure digne d’intérêt dans « l’Athènes du Nord », sauf dans les études quasi exhaustives de Fromentin sur les artistes valenciennois, même si son legs et ceux de ses parents ont permis d’enrichir le musée Carpeaux.

9L’analyse de ses liens amicaux et de ses échanges artistiques avec le sculpteur permettent de mettre en évidence deux destins si différents et pourtant emblématiques de deux figures de l’artiste au XIXe siècle. Sans véritablement se tourner vers l’éclectisme, Carpeaux et Chérier se situent encore comme les héritiers des deux grands courants qui animent le XIXe siècle : Carpeaux s’inscrit dans la filiation de Delacroix et du romantisme, contrairement à Chérier qui se situe dans la lignée d’Ingres et de ses élèves Flandrin, Périn et Picot. Carpeaux peut être placé sous le signe de la nature, du mouvement et du génie inventif, Chérier de la ligne, de la probité un peu sèche de l’artiste dépourvu du génie de l’invention, malgré quelques belles réalisations.

  • 17 Cf. E. Gombrich, op. cit., p. 95.

10La démarche créatrice et commerciale de Carpeaux est moderne : elle est révélatrice d’une autonomisation du statut de l’artiste qui essaie de n’être plus seulement tributaire des commandes publiques, grâce au développement d’un atelier d’édition de sculptures (démultipliées sous la forme de petits bronzes, terres cuites, marbres et plâtres d’édition) destinées au marché privé, tandis que Bruno Chérier, se plaçant dans une « vision idéalisée et sentimentale de l’artisan médiéval »17, demeure dépendant des commandes destinées aux édifices publics.

Fig. 99. B. Chérier, Le Christ au jardin des oliviers, avant 1870, pierre noire, craie blanche, encre brune sur papier passé au fixatif

Fig. 99. B. Chérier, Le Christ au jardin des oliviers, avant 1870, pierre noire, craie blanche, encre brune sur papier passé au fixatif

Lille, palais des Beaux-Arts.

Notes

1 BM Valenciennes, fonds Carpeaux, Dossier intime I cote 22, pièce 45, lettre de Bruno Chérier à Carpeaux, Tourcoing, 18 mai 1854.

2 BM Valenciennes, Lettre à Carpeaux de 1864 ou 1865, Boîte 4, les Amis de Carpeaux, n° 21.

3 J.-F. Luneau, op. cit., p. 132 et 133.

4 Daniel Ternois, « Une lettre inédite d’Ingres aux peintres de Notre-Dame-de-Lorette », Revue de l’Art, n° 80, avril-juin 1988, p. 88 : Orsel est surnommé l’Overbeck français.

5 Michel Caffort, « Un Français « nazaréen » : Émile Signol », Revue de l’Art, n° 74, octobre-décembre 1986, p. 49.

6 G. Graef présente le dessin d’une fresque qu’il a exécuté pour le musée de Berlin sur un dessin de Kaulbach, cf. N. Buchaniec, op. cit., p. 58-59.

7 Gombrich Ernst, La Préférence pour le primitivisme. Épisodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, Paris, Phaidon, 2004.

8 Voir en particulier son essai « Les Nazaréens français, théorie et pratique » dans Le vitrail au XIXe siècle et les ateliers manceaux, Musées du Mans, 1998-1999.

9 Cf. C. Guillot, S. Patry, in Barbara Brejon de Lavergnée, Michèle Moyne et al., Catalogue des dessins français du XIXe siècle. Collections du Palais des Beaux-Arts de Lille, Paris, RMN, 2004, n° 335, p. 104 et 105.

10 Cf. Hervé Robert (dir.), Le mécénat du duc d’Orléans (1830-1842), Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, 1993 et Jacques Foucart, Ingres. Les cartons de vitraux des collections du Louvre, Paris, musée du Louvre, 2002.

11 Cellule 3 du couvent San Marco à Florence. Rapprochement effectué par Julie Faure que nous remercions.

12 Inv. n° W. 2843 et W. 2853.

13 B. Foucart, op. cit., 1987.

14 BM Valenciennes, Fonds Carpeaux. Boîte 3, chemise 6a dossier « Groupe Ugolin ». Également cité par L. Clément-Carpeaux, op. cit., t. I, p. 91.

15 C. Guillot, op. cit., 2008.

16 Jean-Claude Poinsignon, « Le Purgatoire est-il au ciel ? Le plafond peint par Lucien Jonas à la coupole du musée des Beaux-Arts de Valenciennes », Valentiana, n° 15, juin 1995, p. 85 à 92.

17 Cf. E. Gombrich, op. cit., p. 95.

Table des illustrations

Titre Fig. 99. B. Chérier, Le Christ au jardin des oliviers, avant 1870, pierre noire, craie blanche, encre brune sur papier passé au fixatif
Crédits Lille, palais des Beaux-Arts.
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/111530/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 93k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search