1Dans sa biographie du peintre, publiée en 18951, l’historien lillois Louis Quarré-Reybourbon décrit le contexte de la rencontre entre l’aristocrate lillois César Hespel de Guermanez et le jeune Jean-Baptiste Wicar en élaborant un parallèle avec la jeunesse d’un grand peintre italien de la Renaissance :

« (…) [Wicar] contempla les peintures avec une admiration qui captiva tout son être. Entraîné par le sentiment qui avait fait dire au Corrège, encore jeune pâtre : “Anch’io sono pittore, et moi aussi je suis peintre”, il saisit la craie et trace sur le parquet les lignes principales de l’un des tableaux. (…) Le menuisier [Wicar père] s’apprêtait, dit-on, à donner à son fils une sévère correction. Mais M. Hespel étonné des dispositions naturelles pour le dessin que révélait l’esquisse tracée par l’enfant, (…), déclara qu’il fallait développer les heureuses qualités dont le jeune Jean-Baptiste était doué (…). »

2L’histoire du jeune fils d’un modeste ébéniste découvert par son futur bienfaiteur évoque le topos du « petit berger-enfant prodige » relaté par Giorgio Vasari dans ses Vite, pour illustrer la découverte du génie2. Si Giotto commence sa carrière grâce à sa rencontre fortuite avec Cimabue, Domenico Beccafumi prend le patronyme de son mécène, Lorenzo Beccafumi, qui l’aurait encouragé à ses débuts :

« Un jour, Lorenzo… vit tracer [Domenico], à l’aide d’un bâton appointé, des dessins sur le sable au bord d’une petite rivière, à l’endroit où il gardait ses bêtes. Il demanda le garçonnet à son père dans l’intention de le prendre comme domestique et, en même temps, de le faire instruire. »

3Dans un récit de ce type, plusieurs notions esthétiques classiques sont évoquées : la découverte du génie – don de la Nature – grâce à l’imitation (mimèsis), le rôle du bienfaiteur ou du futur mécène dans l’aide à la création, la qualité de l’esprit de l’enfant, l’innocence de son geste, le passage de l’enfance à l’âge adulte, l’ascension sociale fulgurante d’un adolescent issu d’un milieu modeste, l’autorité du père naturel et du père symbolique… Ce topos a probablement été réactualisé par les biographes de Wicar dans un contexte littéraire où une nouvelle perception de l’enfance et de l’éducation émergeait sous l’influence des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau et des romans initiatiques du xix^e siècle.

4Après avoir étudié le parcours de plusieurs membres de familles nobles lilloises du xviii^e siècle et leur rapport à l’art3, il me semblait significatif de replacer cette anecdote dans un contexte historique précis. Grâce aux sources d’archives accessibles aujourd’hui, l’étude des liens entre Jean-Baptiste Wicar et plusieurs membres de la famille d’Hespel, apporte des éléments complémentaires à la biographie écrite par Fernand Beaucamp4. De plus, à la lumière de travaux récents sur le collectionnisme et les arts à Lille à la fin de l’Ancien Régime5, il devenait possible de resituer César Hespel de Guermanez dans un contexte artistique mieux défini et d’essayer de comprendre quel type de rapport il entretenait avec l’art et les artistes. Si un aristocrate aide un jeune artiste, est-il nécessairement son mécène ? Ce noble lillois n’est-il pas plutôt, comme le qualifie Louis Quarré-Reybourbon, le « premier bienfaiteur de Wicar », avec toute la connotation charitable que l’utilisation de ce qualificatif sous-entend6 ?

Ce que « racontent » les biographies imprimées de Jean-Baptiste Wicar sur ses relations avec la famille d’Hespel

5Les biographes de Wicar semblent décrire une relation assez suivie entre l’artiste et des membres de la famille d’Hespel à partir d’un petit nombre de faits : au cours de l’été 1772, César Hespel de Guermanez « découvre » Wicar, correspond avec lui en 1781 et en 1786, tandis que quarante-huit ans plus tard, en 1820, les « Hespel d’Hocron » lui rendent visite à Rome. Leur grand-père, Clément-Séraphin (1716-1784 ou 1788) était le cousin germain de César (annexe 1)7. Quels types de relations ont-ils pu entretenir avec l’artiste ?

6À propos d’une lettre de Wicar à César Hespel datée du 3 octobre 17868, J.-C. Dufay glorifie le rôle qu’a pu jouer l’aristocrate lillois :

« Ce document prouve aussi qu’à nulle autre personne qu’à M. le comte d’Hespel de Guermanez n’est dû l’honneur d’avoir deviné un si beau talent ».

7Pourtant, dès 1939, F. Beaucamp doute de la valeur historique de l’anecdote racontée par tous ses prédécesseurs en la qualifiant de « tradition assez suspecte » et d’histoire « un peu trop romancée » ; il précise d’ailleurs que « Betti9 reste muet sur les faits qui se seraient passés au château d’Haubourdin » et en déduit que « son ami Wicar ne les lui a jamais rapportés »10. Il semblerait qu’à l’occasion de la réparation du parquet du salon du château d’Haubourdin durant l’été 1772, Jean-Baptiste Wicar qui, âgé de 10 ans, accompagnait son père ébéniste, ait été encouragé par César Hespel de Guermanez qui l’a fait ensuite entrer à l’école de dessin de Lille. Les biographes insistent chacun à leur manière sur cette « découverte du génie » et la confrontation des deux pères (naturel et symbolique) tout en utilisant un vocabulaire de même nature. Pierre Legrand, en 1843, est le premier à faire allusion à une inspiration quasi divine reprise plus tard par Louis Quarré-Reybourbon, « Lui aussi il était peintre ! » et parle des « dispositions de l’enfant » ainsi que de la « protection éclairée des magistrats de la cité »11. La même année, J.-C. Dufay écrit que « l’esquisse imparfaite, mais hardie, échappée de la main du jeune Wicar » était « l’indice d’une rare aptitude pour le dessin » ; il précise :

« Charmé, [Hespel] s’approcha de l’enfant, le questionna avec bonté sur ses goûts, ses habitudes et ses espérances ; il demeura frappé de la netteté de ses réponses, aussi bien que de sa physionomie intéressante »12.

8En 1869, Hippolyte Verly, n’hésite pas à dramatiser la scène :

« À cette vue, le père grommela un juron (…), lorsque M. d’Hespel, frappé de la hardiesse et de la ressemblance de l’esquisse échappée à cette main inculte, intéressé par la physionomie intelligente de l’enfant et aussi par la finesse de ses réponses, s’interposa en offrant au père de faire admettre le jeune homme aux Écoles de dessin de la ville de Lille »13.

9J.-C. Dufay est le seul qui insiste sur la confrontation entre le père naturel qui souhaite conserver son fils comme aide apprenti, précieux pour son atelier, et le père symbolique qui lui démontre les avantages d’une carrière artistique :

« Le père objecta que son fils (…), lui était déjà de quelque utilité. Le seigneur lui fit comprendre que le dessin linéaire était une nécessité absolue pour devenir maître habile dans sa profession. (…) Et comme le père de Wicar (…), n’arguait plus que de sa triste position qui l’empêchait, disait-il, de faire les premiers frais pour envoyer son fils à l’école de dessin, le seigneur lui remit à l’instant quelques patars pour faire face à l’achat des crayons et du papier (…) ».

10Les biographes décrivent la réaction de Wicar devant les œuvres exposées dans le salon du château de César Hespel à Haubourdin. Selon Pierre Legrand, « Frappé d’admiration à la vue des tableaux qui ornaient le riche salon du propriétaire, Wicar (…) se mit à copier les personnages qui animaient les tableaux… » ; J.-C. Dufay écrit

« en entrant dans cette opulente maison, le jeune apprenti avait été ébloui de son luxe, les tableaux du salon avaient surtout attiré son attention particulière ; au lieu d’aider son père, il se mit à crayonner sur le parquet même quelques figures qui n’étaient pas dépourvues d’une certaine ressemblance avec les traits et la pose des personnages appendus aux murs » ;

11et enfin, Hippolyte Verly apporte d’autres détails :

« [Wicar] s’était avancé à travers les salons, attiré par une magnificence qu’il n’avait jamais entrevue (…). Les tableaux appendus aux panneaux frappèrent surtout son attention (…) comme M. d’Hespel traversait sa galerie en compagnie de l’artisan, il trouva le jeune Jean-Baptiste profondément occupé à reproduire (…) le dessin d’une grande toile qui l’avait particulièrement charmé ».

12Quelles œuvres ont-elles pu inspirer Wicar ? Si Nicole Rogier qualifie tous les commissaires aux arts d’« amateurs » ou de « collectionneurs », en généralisant ainsi ces qualificatifs à César14, aucun inventaire ne permet d’en avoir une idée précise : le château d’Haubourdin n’est pas saisi comme bien national durant la Révolution15 et le partage après décès de César Hespel en 1806 n’apporte aucun éclaircissement sur sa sensibilité artistique16. Si ses comptes personnels conservés de 1783 à 1790 montrent qu’il n’a rien dépensé pour l’achat d’objets d’art, ils attestent toutefois du paiement d’un salaire à Wicar père pour coller le papier [peint] du vestibule au château d’Haubourdin en juin 1783, soit plus de 10 ans après la rencontre17 : l’atelier de l’ébéniste est en effet situé à proximité de l’hôtel particulier d’Hespel18 et d’autres résidences aristocratiques, dans un quartier très à la mode dans la deuxième moitié du xviii^e siècle, qualifié parfois de « Saint-Germain » lillois19. De fait, il est fort probable que Wicar n’ait vu dans le salon du château qu’une galerie de portraits de famille : en particulier, peut-être celui du grand-père de César, Pierre-Clément (1660-1743), attribué à Largillierre, ou plus vraisemblablement celui de l’épouse de César, Marie-Charlotte Fruict (fig. 1) et d’autres, dont la trace a été perdue20. Selon la mémoire familiale rapportée par Louis Quarré-Reybourbon21, le salon de 1772 n’aurait pas été modifié jusqu’en 1895 :

« M. le comte Edmond d’Hespel22, qui possède aujourd’hui le château d’Haubourdin, a bien voulu nous montrer lui-même dans l’un des salons de son château l’endroit où, d’après les traditions de sa famille, l’événement arriva. »

13Il ne reste actuellement plus aucune trace du château d’Haubourdin, détruit durant la première guerre mondiale23. César en aurait hérité par sa mère, Marie-Élisabeth de Fourmestraux24 ; ayant échappé aux destructions révolutionnaires, c’est une « maison de campagne, bâtiments, jardins, vergers avec les annexes » en 180625. À l’automne 1809, elle est rénovée26, et un nouveau bâtiment est construit par l’architecte Le Plus27 ; le château aurait fait l’objet d’une reconstruction complète ou partielle en 184928 ; son l’élévation est connue, côté jardin, par une lithographie de Ed. Boldoduc réalisée avant 186029, et par des cartes postales du début du xx^e siècle30.

Fig. 1. — Portrait de Marie-Charlotte Josèphe Fruict (1730-après 1768), épouse de César Hespel de Guermanez. À l’occasion de son mariage, vers 1756 ?

14Cette destruction, comme celle du château de Fournes-en-Weppes31, a visiblement contribué à la perte de la majeure partie de la correspondance entre Wicar et César Hespel : J.-C. Dufay parle de « plusieurs lettres autographes de Wicar », vues chez le petit-fils de César, et Fernand Beaucamp déplore la perte de ces lettres, témoins selon lui, d’une correspondance suivie32. Les quelques lettres et billets connus proviennent de la collection Gentil-Descamps, dont il existe des copies dans le fonds Lucien Lemaire de la bibliothèque municipale de Lille33. La lettre du 31 décembre 1781 est à mettre en lien avec un contexte difficile pour Wicar : il demande en effet une nouvelle bourse à la ville de Lille et souhaite obtenir le soutien des décideurs34. En octobre 1786, Jean-Baptiste Wicar écrit une autre lettre à César Hespel lui demandant d’apprécier son Jugement de Salomon, destiné à l’hôtel de ville de Lille. Plutôt qu’une lettre à un mécène, ne faut-il plutôt pas y voir un geste diplomatique de l’artiste pour mieux faire accepter son œuvre, répertoire de citations classiques35 ? La réception de cette œuvre néoclassique n’était a priori pas évidente à cette date au sein du microcosme des amateurs lillois. Cette lettre ayant été publiée partiellement par les biographes36, la transcription a été réalisée grâce à la copie conservée dans le fonds Lemaire (annexe 2) : l’artiste essaye de justifier ses choix esthétiques auprès de son premier bienfaiteur en rappelant à son bon souvenir la confiance qu’il avait bien voulu lui accorder quatorze ans auparavant. Ce sont les deux seules lettres dont le contenu a échappé à la destruction matérielle des archives de la famille d’Hespel.

15Enfin, selon les biographes de Wicar, le troisième temps de rencontre entre la famille Hespel et l’artiste est la visite par les « Hespel d’Hocron », le 6 juin 1820, de l’atelier romain. C’est un billet rédigé de la main de Wicar qui témoigne du voyage de deux membres de la famille Hespel37. Trouvant l’atelier vide, ils en profitent pour découvrir les œuvres en cours d’élaboration : les esquisses du Mariage de la Vierge, pour la cathédrale de Pérouse, et celles de la Résurrection du fils de la veuve de Naïm38. Louis Quarré-Reybourbon ajoute :

« Une entrevue eut lieu, et Wicar se fit un bonheur d’être dans Rome le cicerone de ses compatriotes lillois, des parents de celui qui avait deviné son talent ».

16Fernand Beaucamp semble encore davantage en mesurer la portée :

« L’entrevue souhaitée put avoir lieu. Wicar se fit dans Rome le guide des deux voyageurs. Circonstance heureuse, qui va porter son renom jusqu’à Lille. Aux yeux de ses concitoyens. Wicar est désormais “un artiste célèbre” ».

17Cette rencontre aurait-elle pu avoir des conséquences sur les relations entre Wicar et les notables de sa ville natale ? Si Wicar lui-même parle des « Hespel de Lille », les biographes de Wicar restent assez peu précis sur l’identité de ces deux membres de la famille d’Hespel : « M. d’Hespel d’Hocron » et « un autre membre de la famille ». Un document, qui semble inédit, permet de les identifier (annexe 3) : mentionnant qu’il était accompagné de son frère, Clément-Marie, à Rome, Albéric d’Hespel d’Hocron dévoile ainsi leurs deux identités. Ce document montre aussi que, dès 1850, un fétichisme naît autour des lettres et billets autographes de Jean-Baptiste Wicar, au sein d’un milieu amateur lillois, et tout particulièrement autour de M. Gentil : c’est à ce collectionneur qu’Albéric d’Hespel donne le billet conservé dans la famille depuis 182039. Il existe un fonds Gentil aux archives municipales de Lille, qui malheureusement ne conserve pas les originaux de ces documents40. Quels sont donc les liens familiaux et affectifs qui unissent le premier bienfaiteur de Wicar et ses petits cousins issus germains, Albéric et Clément-Marie ?

18Les sources d’archives permettent de préciser les relations entre ces deux branches de la famille, de Guermanez et d’Hocron : correspondances41, achat commun de bouteilles de vin42 et présence de César lors de l’inhumation de Marie-Jeanne de Folleville43. Dans la branche d’Hocron, Albéric (1778-1857) est le seul à porter le titre de chevalier de Malte obtenu en 1779, avec lequel il signe le billet de 1850, ce qui permet d’identifier sa signature44. De 1794 à 1797, il sert dans l’armée de Condé, avec son frère Clément. Peut-être les liens entre les deux branches de la famille se sont-ils resserrés grâce aux mêmes services rendus par les deux fils de César, Romain-Séraphin (1762-1831) et Jean-Baptiste (1767-1840)45 ? Frère aîné d’Albéric, Clément-Marie (1777-1853), seigneur de Coisnes, est aussi capitaine de la garde nationale mobile et remplit un rôle politique non négligeable à la veille de la Révolution : commissaire chargé d’élire deux députés aux États généraux, il est élu député suppléant le 8 avril 1788. Défenseur de la monarchie, Clément s’offre aussi comme otage pour libérer le roi de France en 179146. Après les événements révolutionnaires, il s’installe en Belgique : en 1812, il est inscrit à la Loge maçonnique de Sint-Niklaas. Les deux cousins de César Hespel meurent sans postérité, ce qui explique probablement le rapprochement d’Albéric avec ses cousins dans la première partie du xix^e siècle47. Albéric est-il, comme le qualifie J.- C. Dufay sans connaître vraiment son identité, « un voyageur, un Lillois, un amateur des arts, parcourant l’Italie »48 ? Pourquoi les deux frères d’Hocron ont-ils fait un voyage à Rome ? La lecture des Souvenirs du Chevalier Hespel d’Hocron, volontaire à l’armée de Condé (1794-1797)49, qui sont en fait les « Notes [d’Albéric] sur mon voyage de l’année 1824 », laisserait penser à une sorte de pèlerinage d’anciens combattants : Albéric précise d’ailleurs lui-même que l’enjeu était de « revoir, (…) les lieux où nous avions combattu ». Si la rencontre avec Wicar n’est pas évoquée, Albéric mentionne d’autres voyages qu’il aurait faits en Italie et en Suisse en 181850, et dans les Pays Germaniques en 1838. De plus, Clément-Marie voyage aussi à l’étranger : à Anvers en 1808, en Angleterre en avril 1821 et à Stockholm en 1828 (avec Albéric)51. Clément-Marie et Albéric étaient-ils de grands voyageurs en cette première moitié du xix^e siècle ? Souhaitaient-ils raviver de vieux souvenirs militaires tout en faisant le traditionnel « Grand tour » à l’anglaise ?

Les Hespel et l’art de Jean-Baptiste Wicar

19Au Magistrat de Lille jusqu’en 1779, César Hespel de Guermanez a été « commissaire aux arts » en participant aux travaux de la « commission à l’École de Dessein, d’Architecture & des Mathématiques » de 1769 à 1771, et de celle « à l’Académie de Peinture & de Sculpture, & aux Écoles de Dessin, d’Architecture & de Mathématiques » en 1775 et 1776 (annexe 5). Si, en 1772, il est échevin au moment de la rencontre avec Wicar, il n’occupe plus aucune fonction municipale officielle en 1783 au moment où la ville décide d’accorder une rallonge d’un an à la pension du peintre52. César semble suivre le parcours de son protégé puisque J.-C. Dufay rapporte qu’il « lui fai[t] promettre aussi de lui apporter ses dessins pour juger par lui-même de ses progrès »53. Quelles œuvres de Wicar les membres de la famille d’Hespel ont-ils possédées ?

20César Hespel avait en sa possession au moins trois dessins de jeunesse, dont malheureusement les traces ont été perdues après la publication de Louis Quarré-Reybourbon en 1895. Deux biographes les ont vus au château d’Haubourdin : J.-C. Dufay les qualifie de « dessins de mérite différent, notamment celui qui représente La naissance d’Adonis »54, tandis que Louis Quarré-Reybourbon les trouve « très beaux »55 (annexe 4). Les deux premiers La naissance d’Adonis et Vénus et l’amour auraient des caractéristiques communes : tous les deux utilisent la technique à plusieurs crayons (deux ou trois) sur papier de couleur (bleu ou jaune) et auraient été exposés, peut-être en pendant, au Salon de Lille de 1778 (n° 40 et n° 41), soit six ans après la rencontre de César Hespel et Wicar. Si la présence d’une dédicace au bienfaiteur sur le premier dessin fait l’unanimité des biographes, Louis Quarré-Reybourbon et Fernand Beaucamp semblent attester que la même inscription est présente sur Vénus et l’amour. Dans son catalogue, Fernand Beaucamp n’inventorie pas spécifiquement les deux dessins appartenant à César, mais ceux de même sujet exposés au Salon : il sous-entend ainsi que ce serait les mêmes feuillets56. Deux dessins aux sujets comparables peuvent être rapprochés : Vénus et Adonis sur papier blanc de format horizontal (palais des Beaux-Arts de Lille) et Vénus et l’Amour par Louis-Jean Guéret, l’un des professeurs de l’École de dessin de Lille en 1778, qui était dans la collection de Charles Libert de Beaumont57. Le titre du troisième dessin est précisé uniquement par Louis Quarré-Reybourbon : Charité romaine. Wicar a travaillé à ce thème iconographique jusqu’en 1803, date à laquelle il achève son tableau (Pérouse, Fondazione Cassa di Risparmio en 2003). Conservée au palais des Beaux-Arts de Lille, une esquisse sur papier blanc pourrait être l’une des premières idées de la composition : l’usage du feuillet au recto et au verso montre que Wicar a utilisé le dessin par transparence pour mieux inverser la composition. Wicar a probablement réutilisé un dessin réalisé antérieurement pour mieux atteindre son objectif définitif. Un dessin au sujet similaire est exposé au Salon lillois de 1777 : en tant que dessin d’élève, il pourrait être légitime de penser qu’il ait pu être donné, comme les deux autres un an après, au premier bienfaiteur…

21Si aucun document d’archives concernant la famille d’Hespel ne mentionne la possession de dessins réalisés par Wicar, des portraits sont inventoriés dans les actes notariés : au moins trois chez le père de César en 1762, quatre chez son fils entre 1807 et 1829, quatre chez le père d’Albéric en 1792 et sept à son décès en 185758. Les portraits de famille actuellement conservés sont rarement attribués. Sont connues des reproductions des portraits des proches de César59 : Marie-Charlotte Josèphe Fruict, son épouse (fig. 1), Romain-Séraphin, son fils aîné, Marie-Josèphe, sa fille cadette, Adalbert-Charles, son petit-fils, etc. Jean-Baptiste Wicar aurait-il pu rendre hommage à son bienfaiteur en réalisant son portrait ou celui d’un membre de sa famille ? À partir de 1789, la Révolution fait fuir les aristocrates, principaux commanditaires des artistes. Impliqué personnellement dans les événements, Wicar n’aurait pas pu travailler pour une famille noble : durant cette période, il a d’ailleurs portraituré dans la capitale parisienne entre 1793 et 1795, Jean-Henri Lesage Senault, député montagnard du département du Nord à la Convention nationale en 179360, puis en 1816, Sébastien Bottin, secrétaire général de la préfecture du Nord en 1802, député du Nord en 1815, membre de la Société des Sciences de Lille, et auteur de la Statistique du département du Nord61. De leur côté, les aristocrates émigrés ne font plus appel aux artistes professionnels : les portraitistes sont souvent des peintres amateurs comme le confirment les attributions de deux portraits de membres de la famille de César Hespel. En effet, M. Albin, fils d’une dame de Folleville62, a portraituré la fille aînée de César, Henriette-Charlotte (1761-1805) : connu grâce à une photographie, ce dessin de 1799 est à la mine de plomb (fig. 2). De même, Alfred de La Croix de Maubray (an XIII – 1855) réalise, en 1835, un portrait dessiné de profil de Jean-Baptiste (1767 – 1840), fils cadet de César (fig. 3) : cet amateur est l’époux de la nièce du portraituré63. La pratique artistique en amateur, déjà très aristocratique à la veille de la Révolution, perdure ainsi durant cette période de troubles64. Peut-être ainsi le contexte favorise-t-il davantage l’appel à des artistes amateurs connus du milieu familial. Mais, le retour d’un temps plus favorable n’a-t-il pas permis aux Hespel de commander des portraits à des artistes professionnels ? En effet, Marie-Bonne-Flavie de Prud’homme du Roc, petite-fille de César Hespel de Guermanez et fille d’Henriette, a été portraiturée en 1824 par Edouard [Jean-Auguste-Edouard] Liénard65, professeur de dessin et directeur des Écoles académiques de Lille, exposant aux Salons lillois et parisien, propriétaire d’un cabinet de peintures en 181766 (fig. 4). Fils d’un condisciple de Wicar à Paris, le graveur Jean-Baptiste Liénard, Edouard a aussi rendu visite au peintre à Rome, en 183267.

Fig. 2. — M. Albin, fils de madame de Folleville (vers 1784-1807). Peut-être de la famille de la mère de Clément-Marie et d’Albéric d’Hespel d’Hocron. Portrait d’Henriette-Charlotte (1761-1836), fille aînée de César Hespel de Guermanez. Dessin à la mine de plomb. 1799.

Fig. 3. — Alexandre-Philippe (II) dit Alfred de La Croix de Maubray (an XIII-1855). Époux de la nièce du portraituré, petite-fille de César Hespel de Guermanez. Portrait de Jean-Baptiste (1767-1840), fils de César Hespel de Guermanez. Dessin. 1835.

Fig. 4. — Edouard Liénard (1779- 1848). Marie-Bonne Flavie de Prud’homme du Roc (1804-après 1824), fille d’Henriette et petite-fille de César Hespel de Guermanez. Dessin à la mine de plomb. 1824.

22Si les liens artistiques entre les Hespel et Jean-Baptiste Wicar semblent davantage opportunistes que suivis, l’analyse du contexte intellectuel de la famille peut contribuer à les mettre en perspective. Par leur histoire et leur fortune, les Hespel appartiennent au microcosme de l’aristocratie lilloise dont font partie les familles les plus riches68. À son décès en 176269, le père de César, Ferdinand (1690-1762) possède une bibliothèque d’une soixantaine de titres (d’histoire, de littérature, de piété religieuse), 164 tableaux (dont un représentant des fruits, quatre dessus de portes, quatre petits formats sur cuivre)70, dix estampes et huit pièces de tapisseries (dont certaines sont dites de Wernier, probablement sorties de la manufacture du grand licier lillois, Guillaume, entre 1700 et 1738). Il possède aussi un ensemble de 552 « médailles », probablement des monnaies (d’or et d’argent pour la plupart) et beaucoup d’objets dits « à l’antique »71. Inventoriés pour être estimés, ces objets ont probablement été vendus. Le fils de César, Romain-Séraphin, maire d’Haubourdin dès 1813, est le premier d’une grande lignée de notables de la région au xix^e siècle72. Après avoir servi dans l’armée de Condé, nommé chevalier de Saint-Louis en 1801, il obtient la croix de la Légion d’honneur en 181473 : il voyage d’ailleurs à Paris, Dunkerque et Anvers de 1807 à 181374. Ses livres de comptes révèlent qu’il n’est pas particulièrement amateur d’art ou collectionneur : il achète quelques objets, comme une sculpture représentant un Cupidon pour le jardin du château d’Haubourdin, des livres, du mobilier en acajou à la mode au début du xix^e siècle75. Il fait exécuter quelques portraits familiaux, comme celui de sa fille en 1829, et en réencadre d’autres, comme le portrait de son frère, Jean-Baptiste, en 181076, ou celui de son épouse en 1829. Quant à la branche Hespel d’Hocron, elle semble avoir en son chef de lignée, Pierre-François († 1768), pourtant fils cadet, une personnalité plus sensible à la décoration intérieure puisque son père, Pierre-Clément, lui donne en héritage, en 1734, sa maison principale au 19 de la rue des jardins « avec tous les tableaux et cadres qui sont au-dessus des portes et des cheminées »77. Les biens de son arrière-petit-fils, Clément-Henri, père d’Albéric et Clément-Marie, ont été saisis à la Révolution78 : au moins trente-trois tableaux et vingt-quatre estampes ont été trouvés dans le château de Coisnes à Salomé en 1792, et vingt-sept tableaux ont été regroupés dans une même pièce dans la maison rue des jardins, soit au total soixante tableaux sur les deux lieux, ainsi que quelques pièces de tapisserie haute lisse. Dans son antichambre, une « bibliothèque vitrée contenant quantité de livres », n’a malheureusement pas été inventoriée79. Si au moins trente tableaux ont été vendus en octobre 1793, le destin des trente autres n’est pas connu : ils ne semblent d’ailleurs pas figurer soixante-quatre ans plus tard dans l’inventaire après décès de son fils. En effet, dernier héritier direct des Hespel d’Hocron, Albéric partage sa quinzaine de tableaux (cinq portraits et des paysages), deux sculptures, douze gravures, deux gouaches, deux dessins et quelques médailles entre ses cousins Hespel de Guermanez et de Folleville, son notaire et son domestique80. Si aucune allusion à l’œuvre de Wicar n’est explicite, sont décrits des objets évoquant des souvenirs de voyages à l’étranger81 : des gravures représentant des monuments de Rome, la cathédrale de Milan, les environs de Bade, des bains en Suisse… D’ailleurs, léguée entièrement à Adalbert, le petit-fils de César Hespel de Guermanez, sa bibliothèque d’au moins 152 titres (496 volumes) contient, entre autres, des récits de voyages, ainsi que des ouvrages d’histoire militaire et les vies de Napoléon et du Grand Condé, quelques œuvres littéraires comme l’Enéide de Virgile et les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand, et enfin, un Manuel du Muséum et des Rudiments d’archéologie. Les deux membres de la famille les plus sensibles à l’art seraient donc les parents des principaux protagonistes : Ferdinand Hespel de Guermanez († 1762), le père de César, qui a découvert Wicar, et Clément-Henri d’Hespel d’Hocron († 1815), le père d’Albéric et Clément-Marie, qui ont rendu visite à l’artiste à Rome.

23Si l’étude de la sensibilité artistique du milieu familial de César Hespel n’éclaire pas vraiment l’acte de ce dernier, ce type de comportement est-il marginal à Lille à la veille de la Révolution ? Anne-Louis-Alexandre de Montmorency, propriétaire du château de Morbecque en Flandre, est connu pour avoir soutenu financièrement Nicolas-Joseph Ruyssen (Hazebrouck 1757-1826) en le logeant dans son hôtel parisien82 ; en voyage à Florence en 1789, il aurait pu y rencontrer Wicar83. Mais, cet aristocrate français n’appartient pas à l’élite urbaine lilloise : l’acte de César Hespel ressemble davantage à celui d’un autre commissaire aux arts, Jean-Antoine de Fourmestraux, seigneur d’Hollebecque (1726-an VIII). À propos du graveur Nicolas Masquelier, Nicole Rogier rapporte :

« il était issu d’une famille de jardinier au service de M. de Fourmestraux depuis plusieurs générations, ce dernier avait encouragé le jeune Nicolas à suivre les traces de son illustre parent [Louis-Joseph] ».

24De fait, Hippolyte Verly précise : « M. de Fourmestraux fit entrer Masquelier aux écoles de dessin de Lille »84. Le parallèle est intéressant puisque Masquelier travaillera avec Wicar à la Galerie de Florence85, et que les familles d’Hespel et de Fourmestraux ont des liens matrimoniaux86. Est-ce un hasard que Sébastien Bottin soit l’un de ses biographes87 ? Issu d’une autre famille noble, Charles Lenglart, peintre amateur lui-même, a été un véritable mécène, tout particulièrement du peintre Louis Watteau88. Commissaire aux arts à partir du 1^er novembre 1781, il possède une collection d’objets d’art qu’il ouvre aux artistes et à ses contemporains89. Il n’est pas anodin que Wicar lui envoie un de ses tableaux, Isaac bénissant Jacob, en 178690. Désignés par le Magistrat pour surveiller et améliorer l’administration de l’École de dessin91, les autres commissaires aux arts n’ont pas forcément eu une activité de mécène (annexe 5) : souvent comme César Hespel et Jean-Antoine de Fourmestraux, ils occupent l’une des deux fonctions les plus importantes du Magistrat, rewart ou mayeur (P.-C. Gilleman de la Barre, J.-F. Denis du Péage, J.-B. Desfontaines de la Barre, L.-J. Le Couvreur, A.-J. Fourmestraux d’Hangrin, L.-J. Huvino de Bourghelles) ou possèdent un office héréditaire (C. Lespagnol de Grimbry, F. de Madre des Oursins, N.-E. Du Chasteau de Willermont)92. Mais certains étaient amateurs d’art. Rewart en 1773 et 1774, mayeur en 1772, commissaire durant ces mêmes années, Nicolas-Guillaume Imbert de la Phalecque (1705-1774) possédait une collection93, peut-être intégrée à la « galerie » de son arrière-petit-fils94. Il avait des liens familiaux avec d’autres collectionneurs comme Arnould Van der Cruisse ou Charles Libert de Beaumont (1742- 1798)95. Ce dernier, commissaire depuis le 1^er novembre 1782, possède un « très-joli Cabinet de Tableaux, d’Estampes & de Coquillages », connu de ses contemporains96, décrit au moins partiellement dans trois catalogues de vente (2 667 estampes, 14 dessins97, 331 médailles, 97 objets d’histoire naturelle, 35 pierres gravées en l’an VIII ; 632 numéros de livres, 80 de tableaux, et 11 d’estampes en 1818 ; et probablement en 1832, les invendus de 1818)98. S’il ne semble avoir possédé aucune œuvre de Jean-Baptiste Wicar, il avait collectionné en revanche onze estampes de Louis-Joseph Masquelier et un dessin de Louis-Jean Guéret au sujet identique à celui de Wicar (Vénus et l’Amour)99. L’autre important collectionneur lillois100 qui habitait aussi dans le même quartier que César Hespel, Arnould-Hugues-Joseph Van der Cruisse (1712-1793) possédait lui en revanche un dessin dédicacé de Jean-Baptiste Wicar : Le retour de l’enfant prodigue, daté de 1787, d’après un tableau disparu, peint à Rome (fig. 5). Membre du Magistrat dans les années 1780, sans avoir été commissaire aux arts, il n’hésite pas à commander son portrait et celui de son épouse, Michelle-Albertine Imbert, à l’un des premiers académiciens lillois, Etienne Borne101. Un autre voisin de la rue Française, qui ne semble pas avoir eu de fonction officielle dans le monde des arts à Lille, avocat au Parlement de Flandre, Nicolas Houzé de Granchamp (1754-1809) possédait une riche collection, tout particulièrement d’estampes102, connue par quatre catalogues de vente103. Le n° 96 du catalogue du 6 juillet 1809 (p. 153) décrit « Deux figures académiques dessinées par J.-Bte. Wicar de Lille », sans en préciser davantage le sujet ; quelques contemporains de l’artiste sont aussi représentés comme Louis-Jean Guéret (n° 134), Louis Watteau (n° 145), Louis-Léopold Boilly (n° 113, 151). Est-ce un hasard si un des arrières petits-fils de son cousin germain104, Paul Houzé de l’Aulnoit, membre de la commission des musées de la ville de Lille105, rédige un siècle plus tard un article sur la fameuse Tête de cire106 léguée par Wicar à sa ville natale en même temps que l’ensemble de la collection de dessins ? Il est donc possible d’être commissaire aux arts sans être un véritable amateur, comme être un très grand collectionneur sans avoir de fonctions municipales officielles…

25Les comportements de ces différentes personnalités lilloises montrent la multiplicité des rapports possibles à l’art et aux artistes au sein d’un microcosme social assez délimité. Derrière les qualificatifs de mécènes, d’amateurs d’art, de collectionneurs, d’officiels du monde de l’art, se cachent aussi des individualités qui ont développé des sensibilités à l’art fort diversifiées. Peut-être la Flandre de la « Réforme his-pano-tridentine », comme le démontre par ailleurs A. Donetzkoff pour le xvii^e siècle, en décrivant les comportements de pieux donateurs d’œuvres de grande qualité à leurs églises paroissiales lilloises107, est-elle un terrain favorable à l’apparition de « bienfaiteurs », au sens charitable du terme, comme semblent l’avoir été César Hespel de Guermanez ou Jean-Antoine de Fourmestraux, et peut-être d’autres encore… Les liens traditionnels entre l’Église et l’aristocratie expliquent peut-être aussi qu’Albéric ait fait édifier une « bien modeste »108 chapelle néo-gothique à la mémoire de la branche d’Hocron dans le cimetière du village de Salomé. En fait, il semble que Wicar ait été encouragé par des membres de sa ville natale plus par solidarité concitoyenne que par défense du courant révolutionnaire qu’était le néoclassicisme. Peut-être le comportement de ces bienfaiteurs est-il aussi à rapprocher de la relation plus pragmatique entre un commanditaire aristocrate et un jeune artiste, décrite par Polyscope en 1796 :

« Autrefois, il est vrai, tous les petits talents trouvaient des protecteurs chez les grands. C’était la mode de pensionner quelqu’un […] ou quelques artistes dont l’unique emploi était d’amuser quelquefois monseigneur ou d’orner le boudoir de Madame… »109.

Fig. 5. — Jean-Baptiste Wicar, Le retour de l’enfant prodigue. Dessin à la pierre noire sur papier blanc. 1787, H. 0,174 ; L. 0,137.