Chapitre 4. Les lieux du commerce du tableau
p. 119-129
Texte intégral
1« On voit dans Paris beaucoup de Curieux d’un & d’autre sexe ; il y a des Broquenteurs en curiosité, c’est-à-dire gens qui trafiquent par argent ou par troque, & d’autres qui en font leur propre commerce, & qui en tiennent boutique. On trouve ces premiers Marchands à l’entrée du Quay de la Mégisserie, sur le Quay de l’Horloge, dans la rue saint Honoré, rue des Bourdonnois, rue des Assis [Arcis], & dans d’autres quartiers : on y voit des Tableaux, des meubles de la Chine, Cristaux, Porcelaines, Coquillages, & plusieurs autres bijoux de grand prix. Il y a d’autres Marchands de curiositez qui n’ont leurs marchandises qu’en chambre : plusieurs d’entr ’eux ne commercent qu’en Tableaux […] »1. C’est en ces termes que Liger décrit la situation du marché de l’art dans la capitale, au seuil du XVIIIe siècle, esquissant une géographie de la Curiosité et attestant à cette date d’une spécialisation de certains de ses acteurs.
Les boutiques du pont Notre-Dame
2Peut-on esquisser une topographie du marché de l’œuvre peinte dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ? Dans un article récent, G. Glorieux rappelle, à propos des débuts d’Antoine Watteau à Paris, la mutation qui s’est opérée vers la fin du XVIIe siècle au sein de la population professionnelle du pont Notre-Dame2 (fig. 5). Dans les premières années du XVIIIe siècle, les miroitiers qui dominaient jusque-là, cèdent progressivement la place aux peintres3. Ce sont le plus souvent des marchands de tableaux qui écoulent non seulement leur propre production, mais également celle de leurs confrères, voire des peintures anciennes. À dire vrai, ces peintres n’avaient pas bonne réputation sur la place de Paris. L’appellation « Pont Notre Dame » qui sert durant la période à désigner ce qu’il est convenu d’appeler des croûtes, en témoigne. Gabriel Bouquier nous a laissé un vivant témoignage de l’activité de ces officines de peintres marchands qui produisaient en série des copies à bon marché.
« Pour peu qu’on ait de goût pour la peinture, pour peu qu’on aime ce bel art, on n’ignore point à Paris ce que c’est que les Tableaux du pont-Nôtre-Dame : mais peut-être ne sait-on pas en province que presque toutes les boutiques des maisons bâties sur ce pont sont occupées par des marchands de tableaux ; que ces boutiques sont autant de magasins où l’on trouve tout ce qu’il y a de plus mauvais en tous genre de peinture, quoique tout ce qu’on y trouve ne soit pas sans mérite.
C’est là que les personnes qui ne font pas cas des tableaux que lorsqu’ils sont neufs, c’est-à-dire fraichement peints, ont coutume de s’adresser pour décorer leurs appartements. Elles y trouvent en différentes grandeurs, des tableaux d’Histoire, sacrée et profane, de pastorale, de païsage, d’Architecture, de marine, d’animaux, de fleurs, de fruits, des portraits des grands hommes, des Rois, des princes & c. mais tous ces différents genres y sont si mal traités pour l’ordinaire, qu’il est d’usage parmi les artistes, les amateurs, les curieux et les Brocanteurs de dire, en parlant d’un mauvais tableau, c’est un pont Notre-Dame [souligné dans l’original] et d’appeler pontifes [idem] les mauvais peintres qui travaillent pour le compte des marchands de ce pont [...] »4.
3Malgré cette mauvaise réputation, n’ayons garde d’oublier que les boutiques de ce pont furent la providence de bien des jeunes peintres, fraîchement arrivés à Paris. D’ailleurs Bouquier poursuit en reconnaissant qu’il : « arrive qu’on trouve quelquefois dans ces magazins, des morceaux qui n’étoient pas faits pour y être déposés. On y a vu dans differents tems des essais heureux dont l’œil du connaisseur ne manquait pas de distinguer le mérite. Crépin, Sarazin, David et plusieurs autres peintres, qui se sont faits depuis une réputation plus ou moins grande, ont travaillé dans leur jeunesse, pour les marchands du pont Notre-Dame »5. Ce lieu pittoresque de la production en série appartient à la légende dorée de plus d’un de nos artistes, à commencer par Watteau dont « l’ombre » reconnaissait volontiers que « plusieurs de ces magasins de tableaux [...] étaient une grande ressource pour les hommes de génie qui ont besoin de gagner »6. Ce fut également le cas de Julien de Parme. Pour vivre, il vendit pour 3 livres, à un marchand établi sur ce pont, un tableau qu’il avait réalisé d’après une estampe de Wouwerman7. Ce qui atteste à la fois de la « fortune » du peintre et des produits que l’on venait rechercher en ces lieux.
4Certains des peintres marchands du pont Notre-Dame déployèrent une importante activité ; il en est ainsi d’Etienne Desrais, maître-peintre et ancien directeur de l’Académie de Saint-Luc, installé à l’enseigne du Griffon d’or, véritable grossiste qui de l’avis de Gersaint « n’était occupé qu’à des tableaux communs pour les marchands de province »8. Jacques Pingat était une autre figure du pont Notre-Dame. Fils de maître-peintre, il avait épousé la fille d’un confrère, Gilles de Mortain, établi de longue date sur ce pont où il installa son commerce. Il offre un exemple caractéristique de ces peintres, dont le commerce du tableau était l’activité principale. Son affaire fut relativement prospère comme en témoignent les 9.372 livres en deniers comptants et les 3.741 livres « de billets à recouvrer » qu’il laisse au moment de son décès, survenu à la lisière de notre période, en 1751. Son inventaire révèle une marchandise d’un niveau un peu plus élevé que celle qui faisait la (mauvaise) réputation du pont Notre-Dame. Parmi les cent vingt-neuf tableaux inventoriés dans un magasin situé au premier étage et dans son arrière-boutique, nous trouvons des tableaux attribués au Tintoret, à Teniers et à Francisque Millet, bien que la faiblesse des estimations laisse planer quelque doute sur leur authenticité ou tout au moins sur leur qualité d’originaux9. Le défunt faisait également un important commerce de bordures. L’ensemble des marchandises est évalué à 1.492 livres, somme assez modeste. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est moins cette production abondante et à bon marché sortie de ces différentes officines que l’activité de certains peintres marchands qui faisaient également commerce de tableaux de seconde main ou anciens. Le plus connu fut sans contexte Edme-François Gersaint (1694-1750) dont la stature était d’une tout autre envergure, comme l’a montré G. Glorieux10.
5Dans le commerce de l’œuvre peinte, les foires jouent également un rôle de tout premier plan, principalement au cours de la première moitié du siècle.
Les lieux traditionnels du commerce du tableau : les foires Saint-Germain et Saint-Laurent : une fonction en déclin
6Il n’est pas question pour nous de retracer l’histoire de ces foires de Saint-Laurent, de Saint-Ovide et surtout de Saint-Germain, mais plutôt de voir leur rôle dans le commerce du tableau dans la seconde moitié du siècle. Durant cette période, les deux lieux traditionnels de ce commerce, le pont Notre-Dame11 et la foire Saint-Germain sont en déclin.
7Traditionnellement, la foire Saint-Germain, fondée en 1482, était un des hauts lieux des plaisirs parisiens et du commerce de l’œuvre peinte, particulièrement au cours du XVIIe siècle12. Néanmoins, si la première de ces fonctions se maintient tout au long du XVIIIe siècle, la seconde, en revanche, connaît un net déclin dans la seconde moitié du siècle. Cette foire, située approximativement sur l’emplacement actuel du marché du même nom, s’ouvrait le 3 février et fermait ses portes le samedi avant le dimanche des Rameaux. Elle était formée de « neuf rues tirées au cordeau, & qui s’entrecoupaient toutes, les partageoit en quatorze parties (fig. 6). Les loges qui formoient & bornoient ces rues étoient composées d’une boutique au rez de chaussée & d’une chambre au-dessus, et constituée de plusieurs allées couvertes ou rues, disposées en carré qui se coupaient à angle droit »13. Ces loges étaient mises en location. Une description de la fin du XVIIe siècle nous indique qu’« On y vend de toutes sortes de choses, et les marchands ont le privilège d’y venir de toutes sortes d’endroits. Il y a quelques boutiques remplies de riches marchandises et de curiositez et dans celle de M. Hérot [Herault], on y trouve des tableaux d’un très grand prix »14. Un incendie ayant ravagé la foire dans la nuit du 16 au 17 mars 1762, les procès-verbaux dressés en cette circonstance15 permettent de connaître la réalité du commerce du tableau dans cet enclos traditionnel. À cette date, six marchands, œuvrant dans cette spécialité, louaient une ou plusieurs loges dans l’enclos de la foire. Thomas Bonvoisin installé place du Vieux Louvre et qui occupait une loge, déclare dans un premier temps, avoir vu « toutes ses marchandises consommées par les flammes », soit une perte évaluée à 12.000 livres. Toutefois l’enquête menée par les syndics de la foire démontra la fausseté de cette déclaration, puisqu’il fut prouvé que Bonvoisin n’avait pas ouvert cette loge depuis deux ans. Il serait donc bien étonnant, dans ces conditions, qu’il y eût laissé un stock aussi important de « tableaux exposés à l’humidité et aux injures des rats et souris...»16. De plus, fait confondant, sa loge avait été épargnée par les flammes. Si cette déclaration montre la mauvaise foi du marchand, elle a le mérite de nous renseigner sur ses affaires et sa moralité. Le second marchand, de plus modeste envergure encore, est un peintre de la rue Mazarine, Villebois, qui partageait une loge avec un bonnetier et une marchande de mode. Il faisait en ces lieux un commerce mêlant tableaux et « curiosités naturelles », et ses pertes furent minimes. Il en est de même d’Antoine-Charles Dulac, maître peintre, domicilié rue des Prêtres, paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, locataire d’une loge, qui déclare une perte évaluée à 1/5e de son fonds de commerce. Il sauva de cet incendie « dix-neuf tableaux, pastels, estampes et dessins montés sous verre »17. La situation de trois autres marchands dont la totalité du stock périt dans les flammes, fut en revanche plus dramatique. Thomas Vincent Bligny, maître peintre aux Tuileries (fig. 7), occupait à lui seul trois loges et proposait en ces lieux, tableaux, estampes en feuilles ou montées sous verre, ainsi que différents petits objets tels que bagues et cachets d’or, et autres menues pièces de bijouterie. Il enregistra une perte évaluée entre 10 et 12.000 livres. Marc Antoine Girard, peintre, rue du Four Saint-Honoré, occupait deux loges où il avait entreposé pour 25.000 livres de tableaux. Son voisin immédiat, Charles Bidard louait quant à lui, deux loges et demie. Il est le seul à être désigné comme « maître peintre et marchand de tableaux ». Établi quai de Conti au Pavillon des Quatre-Nations, il semble de loin, avoir été le mieux achalandé, du moins si l’on en croit sa déclaration dans laquelle il fait état d’une perte de 28.000 livres en « tableaux originaux de grands maîtres », somme qu’il réduira ensuite à 12.000 livres18. Si nous accordons quelque crédit aux chiffres avancés, nous constatons que les différents niveaux du commerce du tableau étaient pratiqués dans l’enclos de la foire Saint-Germain, vers le milieu du siècle. On peut toutefois penser que ces lieux étaient avant tout favorables au débit des tableaux de petite et moyenne valeur ; les pièces d’un niveau plus élevé se négociant en boutique ou en vente publique. L’incendie de 1762 devait précipiter le déclin de cette fonction au sein de la foire, déclin encore accentué vers la fin du siècle par la concurrence occasionnée par l’établissement des Galeries du Palais-Royal, comme le constate Dulaure19.
8Il en est de même de la foire Saint-Laurent, ancienne foire Saint-Ladre ou Saint-Lazare, la plus ancienne des cinq foires parisiennes. Son origine remonte au XIIe siècle. Elle disparaît cependant vers la fin du XVIe siècle pour renaître au XVIIe siècle et se déplace à proximité de l’église Saint-Laurent (non loin de l’actuel boulevard Magenta). Alors qu’elle était limitée dans un premier temps au seul jour de la fête du saint, sa durée augmenta progressivement pour atteindre seize jours à partir de 1661 et enfin un peu plus de deux mois en 1725. Elle se tenait alors du 30 juin au 5 ou 7 septembre et réunissait comme les autres foires tous types de commerces et spectacles. Les marchands y étaient installés sous huit halles. Au milieu du XVIIIe siècle, le marchand de tableaux le mieux fourni de cette foire était sans nul doute Claude Ignace Dufour, peintre de l’Académie de Saint-Luc, « ancien sindic de la Communauté ». Il y disposait de quatre loges « réunies en une, rue Dauphine » et d’une loge, située rue Princesse. Son inventaire après décès, dressé en mai 174720 révèle la présence de très nombreux tableaux répartis en 515 lots, soit environ 3.100 tableaux, désignés malheureusement sommairement et sans attributions. Les estimations sont basses ; elles se situent entre 3 et 10 livres en moyenne, et l’ensemble du stock est prisé 2.425 livres, ce qui laisse penser qu’il s’agissait de productions bon marché, d’ouvrages produits en série pour décorer les intérieurs à bon compte, plutôt que de tableaux destinés à des collectionneurs. Les sujets mentionnés sont très divers et de ce fait susceptibles de plaire au plus grand nombre : sujets d’histoire, marines, paysages, natures mortes, auxquels il faut adjoindre quelques représentations « de chinois », même si la dominante reste les sujets religieux de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ajoutons aux chiffres précédents, 500 tableaux prisés 2.947 livres retrouvés au domicile du défunt, soit un chiffre total de 3.600 tableaux environ ! Marchand entreprenant, Dufour était une sorte de grossiste qui fournissait des tableaux à bon marché à d’autres marchands tel le dénommé Lainé, qui lui devait 322 livres au moment de son décès21. À l’époque qui nous intéresse, la foire Saint-Laurent et, avec elle, le commerce du tableau sous cette forme, sont déjà en pleine décadence. Le transfert des lieux de spectacles sur les boulevards allait aggraver cette situation. La foire disparaît en 1762, et malgré une tentative de relance après l’incendie de l’une de ses concurrentes, la foire Saint-Ovide, en 1777, ses beaux jours étaient derrière elle.
Une nouvelle géographie du commerce de l’art et de la curiosité
9Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la géographie de la curiosité parisienne et du commerce qui l’accompagne se déplace. Peut-on parler pour autant d’une concentration du marché de l’art ? J. Chatelus a étudié la répartition géographique de ceux qu’il qualifie, sans doute un peu trop largement de peintres marchands, pour l’ensemble du XVIIIe siècle, à partir de deux sources, les contrats de mariage et les inventaires après décès. L’étude des premiers révèle que soixante-quinze d’entre eux étaient établis sur la rive gauche, soixante et onze dans la Cité, principalement aux abords du palais et, comme on pouvait s’y attendre, sur le pont Notre-Dame et deux cent trente-cinq sur la rive droite, soit, de loin la plus grande concentration22. Les inventaires montrent que vingt-cinq peintres marchands décèdent rive gauche, quarante-huit dans la Cité, ce qui révèle une concentration du marché de l’art sur le pont Notre-Dame et dans ses environs, situation qui vaut surtout pour la première moitié du siècle. Le plus grand nombre d’entre eux, soit quatre-vingt-neuf, résidait sur la rive droite.
10Cette situation évolue, surtout dans les dernières décennies du siècle. Comme pour le commerce de l’estampe, il n’y a pas un lieu unique du commerce du tableau, mais plusieurs, répartis entre la rive gauche et la rive droite. Sur la rive gauche sont installés vingt et un marchands dont le peintre-expert Pierre Rémy, qui demeura fidèle au quartier Saint-André-des-Arts, puisqu’il se contenta de passer de la rue Poupée23 à la rue des Grands-Augustins. Il s’installa en ces lieux, peut-être pour se rapprocher de l’un des lieux de ventes les plus fréquentés du siècle, le couvent des Grands-Augustins, où il officiait régulièrement. Il avait pour proche voisin le graveur J.-G. Wille qui demeurait sur le quai des Augustins24. Le marchand Guillaume Duclos était domicilié en 1778 sur le même quai ; l’expert Pierre-Charles-Alexandre Helle (mort en 1767), avec lequel Rémy collabora, rue du battoir, Jean-Baptiste Féret, rue de la Huchette, Destouches le jeune, rue Mazarine, Jean-Baptiste Poixmenu, rue Saint-André-des-Arts, Pierre Vintugeol, dit La Pierre, rue des Cordeliers et Martin rue du Cimetière Saint-André-des-Arts. Quant à Louis-François Saubert, domicilié rue Dauphine, en 1777, il quittera plus tard le quartier pour la rive droite. Deux marchands sont restés fidèles au quartier traditionnel du commerce de l’estampe, le quartier Saint-Jacques, Jean La Brousse qui tenait commerce place Maubert et un grand marchand, Pierre-François Basan, et ceci bien qu’il déménageât fréquemment, passant de la place Maubert à la rue Saint-Jacques, vers 1754, puis rue du Foin, rue du Battoir, et enfin rue Serpente sur la paroisse Saint-Séverin, où il établit son commerce prospère dans l’hôtel du même nom en février 176925. La nature de son commerce, tourné davantage vers l’estampe que vers le tableau, explique sans doute cette fidélité.
11Au cours de la seconde moitié du siècle, la rive droite concentre néanmoins le commerce du tableau. Selon les classements de J. Chatelus, soixante-six marchands y sont domiciliés, dont trente-huit apparaissent durant la seule période 1760-1770. Ceux-ci sont installés principalement dans deux secteurs. Le premier, l’un des quartiers traditionnels du commerce de l’estampe, est le quai de la Mégisserie, où étaient déjà établis trois grands marchands de tableaux de la première moitié du siècle, Noêl Araignon (avant 1751), Jean-Baptiste et Louis-François Colins (décédé en 1760). Dans la seconde moitié du siècle, François Joullain et son fils François-Charles Joullain y tiennent boutique à l’enseigne de La Ville de Rome. Leur installation en ces lieux ne surprendra guère, en raison de la dominante de leur commerce. Parmi les autres marchands fixés sur ce quai, il y a Nicolas-François-Jacques Boileau, à la fois marchand et peintre de S.A. Mgr le duc d’Orléans, qui, à ce titre, est chargé de l’entretien de ses tableaux, et Jacques Lenglier, l’un des plus grands marchands des années 1770-1780. Il s’établira plus tard rue Sainte Croix de La Bretonnerie, où il est domicilié en 1785. Dans le quartier voisin du Louvre-Saint-Germain l’Auxerrois, réside l’un des grands marchands de la période, Claude-Florentin Sollier. Il demeure rue de la Monnaie, alors que la veuve Godefroid, Hamon et de Montigny ont leur commerce au cloître Saint-Germain-l’Auxerrois. Quelques marchands sont installés à proximité immédiate du Louvre et des Tuileries, tels Augustin Ménageot, rue Saint-Thomas-du-Louvre, Thomas Bonvoisin, place du Louvre et Nicolas Bauduin qui avait sa « baraque » aux Tuileries.
12Le second quartier important du commerce du tableau est celui du Palais-Royal et de la rue Saint-Honoré. Dans ce secteur alors en pleine expansion, on constate vers la fin du siècle, un regroupement du commerce du tableau. Parmi les marchands de la rue Saint-Honoré, nous trouvons, avant 1757, Jérôme-François Chantereau et vers 1776, Antoine Dulac (notons que dans ce cas précis il s’agissait d’un rapprochement familial, les Dulac étant une véritable dynastie de marchands-merciers), et surtout Alexandre-Joseph Paillet et son associé, Charles-André Mercier, établis à l’Hôtel d’Aligre, haut lieu des ventes publiques de la période. Aux abords du Palais-Royal, nous rencontrons Dalmon, rue Croix-des-Petits-Champs. La présence de la célèbre galerie du duc d’Orléans n’est peut-être pas étrangère à ce regroupement autour du Palais-Royal. Il s’effectue principalement à la faveur de l’aménagement des galeries en un véritable pôle du commerce du luxe, par le duc de Chartres, entre 1781 et 1784. Nougaret témoigne de cette métamorphose du Palais-Royal en un temple du savoir et de l’art : « [...] Sur le même pallier, je trouve une Bibliothèque du plus beau choix ; un Cabinet de tableaux précieux ; un autre d’estampes rares ; un autre de Phisique ; un autre d’Histoire Naturelle...»26. Sous les galeries du Palais-Royal, au n° 9, se trouvait à la fin des années 1780, le « Magasin d’effets précieux à prix fixe », de Verrier et Cie, situé au premier étage des arcades « des bâtiments neufs », qui proposait une formule de négoce tout à fait originale pour l’époque, le dépôt-vente. Dans cette boutique particulièrement bien achalandée, on pouvait vendre moyennant une commission, ou se procurer des « tableaux, marbres, bronzes, porcelaines & curiosités de toutes espèces, diamans & bijoux de tous genres, montres, pendules, meubles de Boule & d’acajou, feux, bras, lustres, lanternes, girandoles, étoffes, & c, & c. »27. À proximité, aux n° 21 et 22 était installé le « cabinet du Sr Hamond, Marchand de tableaux » qui occupait le rez-de-chaussée et le premier étage des arcades. Dans ces lieux, des « Tableaux & Dessins de différents Maîtres, ainsi que de[s] marbres & de[s] Bronzes étaient « exposés aux regards des curieux, pour être vendus »28. Dans le cas de ce second pôle du commerce de l’œuvre peinte, on constate un rapprochement significatif avec le commerce de luxe (les marchands-merciers tels Lazare-Duvaux, Darnault et Passement « à la pomme d’or » et les magasins de modes les plus renommés). Le commerce du tableau, comme celui de l’estampe et de tous les objets de luxe, suit les déplacements de la clientèle. Il y a donc bien rencontre entre celle-ci et ses fournisseurs. Une autre enquête consisterait à vérifier s’il existe un rapprochement géographique des marchands en fonction des lieux de résidence des grands collectionneurs, le fournisseur se rapprochant du consommateur potentiel. Natacha Coquery a bien montré que le quartier du Palais-Royal regroupait deux cent quarante et un marchands de luxe et arrivait ainsi à égalité avec le quartier de Saint-Germain-des-Prés, l’un comme l’autre rassemblant le plus grand nombre d’hôtels particuliers de la Capitale29.
13Le quartier Montmartre accueille deux grands marchands, Donjeux, rue des Fossés-Montmartre et Le Brun. Ce dernier, après avoir exercé son commerce rue de l’Arbre Sec, investit son hôtel de la rue du Gros Chenet. Enfin, le quartier Saint-Eustache, abrite Jean-Baptiste Roussel, installé rue des Prouvaires vers 1780 et surtout, à partir de la fin de l’année 1778, Paillet qui a fait des dépendances de l’ancien hôtel de Claude de Bullion, rue Plâtrière, l’un des hauts lieux du commerce de l’art.
14Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le marché parisien s’impose comme l’un des plus dynamiques d’Europe. Les collectionneurs y sont particulièrement nombreux et exigeants et le Salon, instrument de formation du goût, apparaît comme un stimulant aux vocations. Le nombre des marchands augmente en proportion de l’intérêt des contemporains pour la peinture et sans doute en fonction de la croissance du prix du tableau de collection sur un marché qui devient hautement spéculatif. La condition de marchand se définit par un certain nombre de critères : l’exercice de la profession dans un cadre déterminé, plus ou moins fixe, visible et accessible, qu’il s’agisse de l’étalage ou de la boutique ; l’existence d’une « adresse imprimée », la tenue d’un livre de commerce, la possession d’un stock, l’association avec d’autres marchands, la pratique de l’expertise, ou bien encore la rédaction de catalogues. Tels sont d’après la déposition de Guillaume Martin, les preuves et les caractéristiques d’une activité commerciale30. L’amateur désireux de se constituer un cabinet de tableaux ou de l’enrichir, se tournait habituellement vers le peintre marchand, en boutique ou en chambre. Il ne s’agit toutefois que de la face visible et officielle du commerce. Des actes de justice ou des correspondances révèlent l’existence d’un véritable marché parallèle difficile à contrôler, dont « l’affaire Martin » n’est qu’une illustration significative. Pendant une bonne partie du siècle, le commerce du tableau demeure, théoriquement du moins, sous le contrôle de l’Académie de Saint-Luc. Cependant, l’opposition latente entre celle-ci, l’Académie royale et le corps des marchands-merciers, montre combien ce monopole de la vente du tableau est illusoire. Dans la seconde moitié du siècle, le marché de l’art parisien se structure ; on constate la mise en place d’une véritable organisation à l’initiative de certains marchands entreprenants (Gersaint, Rémy, Joullain...). Le milieu du commerce du tableau devient plus hétérogène et de ce fait encore plus difficile à circonscrire. Dans l’exercice de la profession, les individus l’emportent sur les dynasties marchandes et la pratique est de plus en plus souvent limitée dans le temps, alors que parallèlement, on assiste à un déplacement et à un regroupement du commerce du tableau, qui, devenu objet de luxe, suit au plus près la clientèle.
Notes de bas de page
1 L. Liger, 1715, p. 370, article X.
2 G. Glorieux, 2002-3, p. 252.
3 Pour une répartition des peintres marchands sur le pont Notre-Dame, voir G. Glorieux, 2002-1, p. 553-554.
4 Paris, Archives de l’Assistance publique, Ms 141, Papiers Bouquier, tome IX.
5 Ibidem
6 « Dialogue des morts entre Watteau, Chardin et Watelet », Journal général de France, 30 mars 1786, p. 150-151, cité par G. Glorieux, 2002-3, p. 253.
7 « Vie du peintre Julien de Parme écrite par lui-même », R.U.A., XXIII, 1866, p. 201.
8 P. Rosenberg, 1984-2, p. 30.
9 A.N., MC, LXXXI, 330, I.A.D. du 7 avril 1751. Le Tintoret est estimé 40 livres, le Teniers 5 livres, et le Francisque Millet, 3 livres.
10 G. Glorieux, 2000 (thèse), et 2002-1.
11 G. Glorieux, 2002-1, p. 54-66.
12 Pour l’histoire et l’activité de cette foire au XVIIe siècle, voir A.N., AB XIX/191, Papiers Leon Rouland. (Je remercie M. Szanto de m’avoir signalé l’existence de ce fonds). Voir également les travaux de P. Fromageot, [s.d], d’A. Schnapper, 1994, p. 88 et surtout de M. Szanto, 1996 et 2000 (2002).
13 Annonces, Affiches et Avis divers, n° 3, mercredi 24 mars 1762, p. 48, « Relation de l’incendie de la Foire St Germain ».
14 Description de tout ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, par M. B.***, Paris, Audinet, 1685, II, p. 176-177.
15 A.N., Y 11579a.
16 Cité par J. Chatelus, 1987-2, p. 777.
17 Ibidem, p. 778.
18 Tous ces faits sont rapportés par J. Chatelus, 1987-2, p. 779-780.
19 J.A. Dulaure, 1791, I, p. 362.
20 A.N., MC., LXXVI, 313, du 4 mai 1747.
21 Ibidem : Inventaire des papiers, 2e pièce.
22 J. Chatelus, 1987-2, p. 1382-1383.
23 Cette rue aboutissait d’un côté à la rue de la Harpe et de l’autre à la rue Hautefeuille.
24 On ne saurait trop insister sur de tels voisinages.
25 P. Casselle, 1982, p. 142-143.
26 P.J.B. Nougaret, 1787, I, p. 230.
27 L.-V. Thiéry, 1786-1787, p. 273-274.
28 Ibidem, p. 275. On trouve la même annonce dans Thiéry, 1789, p. 145.
29 N. Coquery, 1998.
30 A.N., O1/1916.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Peindre, voir et croire dans les Alpes
La peinture murale en val de Suse (xive-xvie siècles)
Marianne Cailloux
2021
L’estampe un art multiple à la portée de tous ?
Sophie Raux, Nicolas Surlapierre et Dominique Tonneau-Ryckelynck (dir.)
2008
Formes de la maison
Entre Touraine et Flandre, du Moyen Âge aux temps modernes
Étienne Hamon, Mathieu Béghin et Raphaële Skupien (éd.)
2020
Lumières du Nord
Les manuscrits enluminés français et flamands de la Bibliothèque nationale d’Espagne
Samuel Gras et Anne-Marie Legaré (éd.)
2021