Version classiqueVersion mobile

Peter Paul Rubens et la France

 | 
Alexis Merle du Bourg

Conclusion

Texte intégral

  • 1235 1967, p. 252.

1En dépit de sa relative brièverté (guère plus de dix ans), la période durant laquelle Rubens entretint des relations étroites avec la France apparaît remarquablement féconde. À beaucoup d’égards, l’arrivée de Rubens sur la scène parisienne durant l’hiver 1622 fait date dans l’histoire de l’art de notre pays. Non seulement le maître laissa chez nous une série d’œuvres importantes et bien plus influentes qu’on ne l’a cru (au sein desquelles domine évidemment la Galerie Médicis) mais sa personnalité exceptionnelle, sa politesse et son honnêteté au sens où l’on entend ces termes au xviie siècle, enfin, l’ampleur, si singulière alors chez un peintre, de son érudition frappèrent durablement les esprits. Son aisance dans le monde et, surtout, les rares qualités intellectuelles dont il était doté permirent à Rubens d’évoluer brillamment, seul parmi ses collègues, à la fois à la cour et au sein de l’élite de la République des lettres de la France de Louis XIII. Evénement à peu près sans précédent dans ce pays de tradition aristocratique et d’élitisme de l’esprit où la peinture tarda tant à conquérir le statut d’art libéral que les théoriciens italiens avaient réclamé pour elle dès la Renaissance, un personnage dont le métier était, de son propre aveu, de travailler avec ses mains, fut perçu comme un interlocuteur valable et traité en égal par les savants. Le monde des érudits où régnèrent Peiresc et Pierre et Jacques Dupuy devait conserver longtemps la mémoire de ce peintre flamand policé, fin latiniste, expert en matière de pierres gravées, de numismatique ou d’épigraphie, qui correspondait plus qu’aucun de ses devanciers en France, Léonard de Vinci excepté, à l’idéal humaniste du peintre savant. Même les fâcheuses activités politiques de l’artiste qui l’avaient, un temps, compromis (sans grandes conséquences, on l’a vu) allaient contribuer à lui conférer, à terme, un surcroît de prestige et faire de lui le type le plus achevé du peintre gentilhomme, avant même que Roger de Piles, dans le dernier tiers du siècle, n’impose cette vision de l’artiste pour la postérité. J. Thuillier a pu souligner, à juste titre, que l’exceptionnelle réussite de Rubens dans la conquête des honneurs et surtout cette flatteuse réputation « d’ambassadeur » qui était attachée à son nom, allaient presque suffire à lui valoir l’estime et la considération des peintres français du xviie siècle, ce qui se vérifiera pleinement lors de la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 16481235. Après Apelle, Vinci, Raphaël et Titien, Rubens prit donc place au sein du cercle très restreint des peintres dont le commerce avec les puissants et la vie même honoraient la peinture toute entière.

2Considérée sans a priori et sans être trop dupe du miroir déformant tendu par une partie de la littérature artistique française produite sous Louis XIV, littérature parfois brillante sans doute mais partiale et n’exprimant jamais que les idées d’une influente coterie, l’étude de la place de l’art de Rubens comme modèle et comme référence pour la peinture française des années 1620-1640, n’est pas moins éclairante que celle de la réception de « l’homme Rubens » dans notre pays. Le fait que l’artiste flamand dont l’art, au-delà même des œuvres exécutées pour les Français, fut d’emblée connu par l’intermédiaire de la gravure, ait pu, à maintes reprises, servir de modèle à des artistes dont la peinture semble parfois si opposée à la sienne jette un éclairage assez cru sur le pragmatisme des peintres français contemporains. Ces derniers apparaissent moins exclusifs dans le choix de leurs modèles qu’ils ne voulurent le faire croire ou que le prétendit le premier historien de la peinture française dont l’aspect constamment orienté et polémique du discours ne saurait ici être sous-estimé. Pour être une source essentielle de l’histoire de l’art français du xviie siècle, les Entretiens… de Félibien n’en constituent pas moins une histoire tronquée dont les artistes nordiques se trouvent systématiquement exclus, l’auteur péchant souvent par omission, lorsqu’il ne travestit pas simplement les faits. L’attitude des peintres français vis-à-vis de Rubens pose plus largement la question de l’adéquation entre le discours sur l’art pictural et la pratique, la théorie et le métier de peintre. Elle incite pour le moins à considérer avec suspicion le rigorisme esthétique et la hiérarchie étroite des artistes de référence, fondements de la doctrine classique qui commença à être formulée vers 1640-1650 et parut triompher sous Louis XIV mais qui ne saurait en aucun cas résumer, à elle seule, le « goût français » au xviie siècle.

3L’étude de la réception de Rubens en France de son vivant présente encore l’intérêt majeur d’annoncer, à beaucoup d’égards, et de rendre intelligible les rapports complexes entretenus par les Français avec l’œuvre et la figure de l’artiste flamand sous la régence d’Anne d’Autriche et sous Louis XIV, sujet dont nous traitons dans notre ouvrage Rubens au Grand Siècle (à paraître). Les spectaculaires « redécouvertes » dont nous sommes redevables à l’Histoire de l’art nous ont trop souvent conduit à appréhender les mutations de l’histoire du goût comme une alternance de périodes d’oubli ou de rejet plus ou moins complet de tel artiste ou de telle esthétique, suivies d’éclatantes réhabilitations. Rubens ne connut pas le sort du Maniérisme, d’un Vermeer ou d’un Georges de La Tour avant la lettre. Les historiens se sont trop fiés sur ce point aux écrits polémiques des partisans et des adversaires de Rubens dans le dernier tiers du siècle lors de cette Querelle du coloris qui fait opportunément l’objet d’une exposition au musée des Beaux-Arts d’Arras en 2004. Rubens, au début des années 1670, n’était nullement un artiste mineur, vulgaire imagier inconnu des Français comme le soutinrent les partisans de Poussin, et Roger de Piles, animateur du parti rubéniste, en dépit de l’importance considérable de son rôle dans l’établissement définitif de la gloire européenne de l’artiste, ne « déterra » pas le maître flamand comme il le soutint fièrement après que la querelle se fut apaisée. Le regain d’intérêt qui se manifesta pour la vie et l’œuvre de Rubens à la faveur de cette controverse esthétique, la première de cette ampleur qu’ait connue la France à propos de peinture, ne se comprend pas si l’on accepte le postulat selon lequel Rubens aurait été à peu près oublié à partir des années 1630-1640. Disons-le sans ambages, il n’en fut rien. Certes, Rubens suscita d’emblée le débat et la critique. Dès la séance d’examen des cartons de la Vie de Constantin, chez les lissiers flamands en décembre 1622, des « petits maîtres » français, jouant les puristes, lui cherchent querelle dans des termes étonnamment semblables à ceux employés par les Poussinistes lors de la Querelle du coloris. Ils mettent ainsi en cause la (mauvaise) nature flamande de son art et son naturalisme trop peu châtié, dénoncent les infractions commises vis-à-vis du canon antique par ce personnage que, chose plaisante, les vrais connaisseurs en la matière s’accordent à considérer comme un expert. Mais Rubens trouve aussitôt des défenseurs. Pour Guillaume Colletet qui discourt devant l’Académie française en 1636, il est, par excellence, l’un des grands modernes battant en brèche les « singes » de l’Antique dont la dévotion bornée pour les modèles grecs et romains menace de rendre l’art stérile. Le débat se poursuivra pendant le siècle (même si le parti des Modernes et celui des admirateurs de Rubens ne coïncideront jamais tout à fait), rebondissant avec l’ajout d’un nouvel élément de clivage, il est vrai essentiel, autour duquel s’affrontèrent vivement Poussinistes et Rubénistes à partir de la fin des années 1660 : le coloris. Mais le regain d’intérêt qui se produit à propos de Rubens, l’adhésion qui se fait autour de sa haute figure, sont autant de témoignages de son prestige, d’une réputation que rien n’a pu durablement entamer dans notre pays. Répétons-le, nulle éclipse (sinon une éclipse, toute relative, dans les années 1660, juste avant que la querelle sur le coloris ne le porte, à nouveau, sur le devant de la scène) dans l’intérêt des Français pour le maître flamand. Peu d’artistes parmi les modernes demeurèrent, en définitive, aussi présents dans la conscience culturelle française que Rubens.

Notes

1235 1967, p. 252.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search