Le gouvernement Mansard
p. 115-126
Texte intégral
1Le fait même de sa nomination au poste de Gouverneur allait donner au conflit qui opposait Mansard au docteur Alain toute sa dimension.
2Le Médecin-chef et ses complices avaient manqué leur premier objectif : remettre en cause le ralliement de la colonie avant le départ du Gouverneur de Géry. Toutefois, ils jugeaient toujours possible de saper l’autorité encore fragile du nouveau gouverneur en la contestant.
3Dans ce but, le chef du service de santé prenait, dès le 15 septembre, une double initiative. D’une part, il refusait d’exécuter la décision du Gouverneur de faire embarquer sur la Tamara, goélette administrative inter-insulaire, trois médecins qui devaient rejoindre leurs postes dans les Archipels. D’autre part, il adressait sa lettre de refus, non pas au Gouverneur des Établissements français d’Océanie, mais à l’Intendant militaire Mansard, signifiant ainsi qu’il ne le reconnaissait pas comme chef de la colonie.
4Malgré les efforts de Gilbert pour trouver un compromis, de Mansard pour persuader les trois médecins de rejoindre leurs postes, Alain maintint son attitude.
5Réuni le 16 septembre à 17 heures, le Conseil privé était prié par le Gouverneur de l’aider à prendre une décision concernant le chef du service des travaux publics, M. Breuhl, qui lui avait adressé une lettre demandant son rapatriement, et le chef du service de Santé, le docteur Alain, qui se refusait à la fois à recevoir les ordres du Gouverneur et à demander son rapatriement. Le Conseil privé, après une longue délibération, que n’éclaira nullement l’audition des intéressés, conclut au rapatriement. Les deux hauts fonctionnaires devraient embarquer sur le Ville d’Amiens dont le départ était envisagé pour le 18 septembre.
6Une interminable conversation avec Brunet — qui n’avait pas accepté avec bonne humeur la nomination de Mansard à un poste dont l’intérim lui revenait de droit — achevait une journée de palabres qui n’avaient rien résolu.
7Très affecté par les discussions de ces derniers jours, Mansard paraît maintenant fatigué, inquiet. Il n’a plus sa belle assurance du début, et la satisfaction que lui a procuré sa nomination de Gouverneur s’est déjà estompée. Il sait qu’il lui reste à s’imposer, mais il pense qu’il ne peut compter ni sur l’appui sincère de Broche et des militaires, ni sur le soutien amical du Comité au sein duquel il se sent étranger. Trop d’éléments lui échappent de la mentalité des hommes avec lesquels il lui faut travailler sans avoir eu le temps d’apprendre à les connaître.
8Sa mère et sa femme se sont installées avec lui au Gouvernement ; elles y sont mal à l’aise et ne semblent guère apprécier cette élévation dont elles sentent confusément la précarité et les dangers. Elles sont consternées de l’état de fatigue, coupé de crises de surexcitation, dans lequel se maintient depuis deux semaines cet homme dont elles entourent depuis des années l’existence bien réglée de bureaucrate supérieur. Elles répètent avec des mines désolées : « Ed, tu devrais faire attention ! Tu dois te ménager ! Tout çà finira mal ! »
9Faire attention, se ménager, cela est dépassé et, en dépit de sa lassitude, le Gouverneur entreprend, le 17, de recevoir individuellement chacun des médecins : trois d’entre eux déclarent se rallier entièrement à la France Libre ; les autres veulent bien s’engager à « servir loyalement » mais ils se refusent à accomplir des tâches administratives. La désignation d’un nouveau chef du service de santé s’avère difficile.
10Au Comité « France Libre », réuni dans la soirée, on n’apprécie guère les efforts faits par le Gouverneur pour retenir les médecins militaires. Le docteur Rabinovitch mène contre eux une attaque d’autant plus violente que plus longtemps différée. A mes tentatives pour rappeler la place que ces médecins occupent dans la colonie et le caractère essentiel de leur maintien, il répond avec quelque perfidie que je ne les défends que par esprit de corps et qu’il se charge, sans eux, et avec le concours des seuls médecins civils trop souvent tenus à l’écart, d’assurer toutes les missions pour lesquelles ils sont prétendument irremplaçables.
11Lorsque je raccompagne Mansard au Gouvernement, il me fait part de ses doutes quant à sa capacité de remplir la mission qui lui a été confiée. J’essaie de le réconforter : encore 24 heures et le Ville d’Amiens emportera avec Alain une grande part de ses soucis. Il semble l’admettre et me quitte sur le perron du Gouvernement en me donnant, étant donné l’heure tardive, un rendez-vous peu matinal pour le lendemain 18 septembre.
12Ce 18 septembre allait devenir une date importante dans la petite histoire océanienne de l’année 40. En quelques heures pouvait se défaire tout ce qui avait été construit pendant ce mois dont le sommet avait été, le 2 septembre, le ralliement à la France Libre des Établissements français d’Océanie.
13Mais reprenons les événements de ce jour mémorable tels que je les ai personnellement vécus.
14A 8 h 30, un planton du Gouvernement m’apporte à Aina-Pare une lettre1 de Mansard, qui confirme que son état de la veille au soir s’est encore aggravé.
15« Mon cher ami, écrit-il, je n’en puis plus et vous serai reconnaissant de réunir MM. les Membres du Gouvernement provisoire pour leur remettre la lettre ci-jointe. J’espère vous voir bientôt et vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi. Croyez-moi bien cordialement vôtre ». En post-scriptum : « Voudriez-vous voir tout de suite M. Edmonds qui a téléphoné chez moi et a une communication urgente à faire ». Et, en annexe, une lettre de démission adressée aux membres du Gouvernement provisoire.
16Cette lettre m’inquiète, certes, mais je ne pense d’abord qu’à me rendre auprès de Mansard pour voir dans quel état il se trouve. Le message « urgent » d’Edmonds peut attendre ; le Gouvernement provisoire sera toujours assez tôt saisi d’une démission qui n’est peut-être pas inévitable.
17Je trouve le Gouverneur dans un état d’extrême fatigue. Allongé sur un canapé, sur le front une serviette imbibée d’eau glacée que sa femme et sa mère renouvelleront à tour de rôle. Très ému par mon arrivée, il retient longuement ma main dans les siennes. Il a des larmes dans les yeux et ce n’est qu’après un long moment de silence qu’il me dit d’une voix à peine audible : « Pardonnez-moi ! Ce que j’ai fait est terrible ! Je n’en pouvais plus ». Je ne peux rien apprendre de plus et, lorsque j’insiste pour savoir ce qui s’est passé, il se contente de répéter : « C’est terrible ! C’est terrible ! »
18Je prends à part Madame Mansard qui ne sait rien de précis, sauf que son mari, après une nuit d’insomnie, a fait venir, très tôt ce matin, M. Ardant, qu’ils ont parlé longtemps ; puis Ardant est allé faire dactylographier des papiers et est revenu, il y a moins d’une heure. C’est tout de suite après son départ définitif que Mansard a écrit le mot qu’il m’a fait parvenir par son planton.
19Je ne doute pas que quelque chose de grave s’est en effet passé et, revenu au chevet de Mansard, je le presse de me dire quel était l’objet de cette conversation avec Ardant. Il s’effondre alors et raconte que, décidé à abandonner ses fonctions et ne pensant pas possible d’en confier l’intérim à Brunet, il a fait venir le Procureur de la République, troisième personnage de la colonie, et lui a remis par écrit tous ses pouvoirs. Il a pensé protéger le mouvement et ses animateurs en demandant à Ardant de lui écrire une lettre2 affirmant son intention de maintenir la colonie dans la même voie — c’est-à-dire de ne pas remettre en question le ralliement de Tahiti — et l’engageant à garantir la sécurité des membres du gouvernement provisoire et du Comité de la France Libre.

Autre page du “carnet de notes” de l’auteur à la date du 18 septembre.
20Ayant réalisé après coup dans quel traquenard il avait lui-même donné, Mansard a voulu m’alerter avant que la situation ne soit définitivement compromise.
21Elle l’est, certainement. Mais c’est désormais, entre nos adversaires et nous, une question de vitesse. Rien n’est encore perdu car, après tout, ils n’ont sur nous qu’une heure d’avance…
22Ma réaction est immédiate. Inutile d’essayer d’imaginer ce que prépare Ardant, ce qu’il va faire. Notre meilleure défense, la seule qui nous laisse une chance, c’est de nous rassembler. Trois coups de téléphone alertent Émile Martin, Sénac, Gilbert. En moins d’une demi-heure, les membres de l’ex-Gouvernement provisoire et ceux du Comité France Libre sont réunis dans la grande salle du pavillon, voisin de la résidence, où sont mes bureaux. Les marins de Gilbert, les équipes de Davio, les « bleus » de Sénac, sont en état d’alerte.
23Je fais brièvement aux membres du Gouvernement provisoire et du Comité le récit que je viens de retracer. Les exclamations des uns, les questions des autres retardent la discussion et rien n’a encore été envisagé lorsque nous sommes informés que Ardant, escorté par Broche et une section en armes, se dirige vers les bureaux du Gouvernement. Nous apprendrons plus tard que, dès qu’il eut quitté Mansard, le Procureur de la République s’est rendu à la caserne. Ayant présenté au Commandant d’Armes les pouvoirs que le Gouverneur venait de lui remettre, il a réquisitionné la troupe, demandé à Broche de rassembler tous les hommes disponibles et, après les avoir harangués, a donné ordre d’investir le Gouvernement.
24Sénac et moi allons accueillir Ardant sous la véranda : « Nous ne vous attendions pas en si nombreuse compagnie ! » lui dit Sénac. Ardant veut nous rassurer : « Aucun mal ne vous sera fait ! », et il commence à expliquer qu’il a reçu de Mansard pouvoir d’agir dans l’intérêt du mouvement. A quoi nous répondons que nous sommes parfaitement au courant mais que, le Gouverneur ayant adressé sa démission aux membres du Gouvernement provisoire, ceux-ci sont précisément en train d’en prendre connaissance et veulent solliciter l’avis du Comité avant de délibérer. Nous le prions donc d’entrer, seul, dans la salle du Conseil. Décontenancé par cette situation imprévue, Ardant nous accompagne dans la grande salle où l’accueille un silence glacial.
25« Enfin, Messieurs, je ne comprends pas ! commence-t-il ». Mais M. Ahnne l’invite à s’asseoir, à faire connaître le but de son intrusion et à expliquer les raisons de ce déploiement de forces que rien ne paraît justifier.
26Ardant s’assied — Nous avons le sentiment que la partie est gagnée.
27De plus en plus interloqué, Ardant, sans doute pour manifester ses bonnes intentions, commence à lire la lettre qu’il a remise à Mansard. Je l’interromps en produisant l’original du document et souligne que les mesures offensives qu’il a fait prendre par Broche — et dont nos estafettes nous apportent peu à peu le détail — ne sont guère en accord avec les sentiments exprimés : la troupe ne s’est pas contentée d’investir le Gouvernement mais elle a isolé le Ville d’Amiens toujours à quai et, curieusement, elle fait le siège de l’hôpital !
28Ardant peut d’ailleurs se rendre compte que son coup de main, qu’il aurait voulu plus discret, est un fiasco et que, s’il avait voulu s’emparer de certains d’entre nous, c’est lui qui est en fait notre prisonnier. En effet si quelques soldats de Broche sont visibles, mal dissimulés derrière les arbres et les massifs du parc, au-delà des grilles une petite foule, plus curieuse que menaçante, plus amusée qu’inquiète, s’est déjà rassemblée. Mêlés à elle, les « bleus », très excités à l’idée que quelque chose va, peut-être, enfin se passer… Cependant, tandis que Broche vérifie l’efficacité de son dispositif et inspecte ses piquets d’intervention, à la caserne Ravet assure, en fait, le commandement et s’efforce de calmer l’agitation de ceux qui, sans bien comprendre ce qui s’y passe, voudraient marcher vers le Gouvernement où ils savent les notables et les chefs rassemblés.
29Aux uns et aux autres Sénac va, en personne, transmettre nos consignes ; elles sont formelles : éviter à tout prix un affrontement. Nous assurons nos amis que nous avons la situation bien en mains.
30En réalité nous ignorons totalement ce que font nos adversaires : Alain, Rusterholtz, Florisson, Cassiau… Ils ne paraissent guère mieux informés car, tandis que les membres du Comité sont en pleine discussion, nous apercevons Breuhl qui passe la tête par une ouverture et recule affolé. Que venait-il faire là ? Ne s’était-il pas rendu à une convocation prématurée de l’aspirant Gouverneur ?
31La matinée s’écoule en palabres plus ou moins cohérentes. Vers midi, une seule chose est claire : la démission de Mansard pose un problème plus sérieux que l’intervention d’Ardant. On se sépare pour le déjeuner sans avoir trouvé de solution et la décision est renvoyée au début de l’après-midi.
32Lorsque nous sommes à nouveau réunis, Ardant, avec notre accord, va prendre contact avec Alain, lui annoncer l’échec de sa tentative de « conciliation » et lui demander de se préparer à quitter la colonie sans provoquer de nouveaux incidents ; le départ du Ville d’Amiens est reporté au lendemain 10 heures. Au même moment Houssin fait une scène à Mansard, lui reprochant d’avoir déclenché cette intervention intempestive d’une troupe qu’il avait promis de tenir strictement à l’écart de toute agitation de caractère politique.
33Je rejoins Mansard vers 15 heures. Il est plus calme, heureux en définitive que son accès de dépression n’ait pas eu de conséquences plus dramatiques et que nous soyons parvenus à redresser la situation compromise par sa faute. Je le convaincs sans trop de peine qu’à ce stade de nos discussions, il doit reprendre sa démission pour donner au Gouvernement provisoire le temps de réfléchir dans une atmosphère moins passionnée.
34Il se refuse néanmoins à se présenter devant le Comité et c’est moi qu’il charge de l’informer du retrait de sa lettre de démission.
35Cette décision a une conséquence immédiate : à 15 h 30 le capitaine Broche annonce la fin de l’alerte militaire et retire ses troupes des points qu’elles occupaient depuis le matin. La petite foule rassemblée sur la place du Gouvernement s’écoule peu à peu dans la nuit tombante. Mais, confirmés dans nos craintes par cette dernière expérience, nous laissons nos volontaires en état d’alerte jusqu’au lendemain tandis qu’à la base aéronavale les responsables maintiennent toute la nuit une garde renforcée.
36Le retrait par Mansard de sa démission ne fait d’ailleurs pas l’unanimité, ni au sein du Gouvernement provisoire ni surtout au Comité. Chacun sent bien que ce n’est que partie remise et que, si nos adversaires sortent affaiblis de l’épreuve de force qu’ils ont si maladroitement tentée, une menace restera suspendue sur le mouvement aussi longtemps que les officiers, et d’abord le capitaine Broche, n’auront pas pris une position sans équivoque.
37Vers 20 heures, je ramène Ardant chez lui. En descendant de voiture, il me dit, avec beaucoup de gentillesse : « En somme, je me suis conduit comme un c.. ! ». Je ne vois rien à lui répondre…
38Mes notes de l’époque portent encore deux mentions à cette date du 18 septembre. D’abord : « réveillé Dufour » — le Directeur de la Banque d’Indochine — sans doute pour obtenir les devises nécessaires aux partants, ceux du Ville d’Amiens et leurs « passagers ». Ensuite : « calmé le Ville d’Amiens » — en effet l’équipage, bloqué à bord jusqu’au soir par les troupes de Broche, voudrait descendre régler ses comptes avant l’appareillage et nous parvenons difficilement à lui faire entendre raison.
39Et puis, nous faisons nos adieux à l’ami Devau pour qui commence une nouvelle aventure : la Nouvelle-Zélande puis le Léopard sous les bombardements terrifiants de Hull, et les lents convois par tous les temps, toujours menacés, toujours recommencés… Il repassera ici avec le Cap des Palmes mais nous ne le retrouverons vraiment qu’à Alger, en 1944.
***
40Coup d’état manqué et confirmation expulsion patron, écrit le docteur Rosmorduc à la date du 18 septembre. Puis le 19, départ patron ; le 20 : entretien particulier avec de Curton ; le 21 : mise en accusation Ardant devant les médecins ; le 23 : décision nommant Perrin Médecin-chef…
41Dans sa concision, cet aide-mémoire (saisi par l’autorité militaire le 26 février 1941) résume bien les efforts faits dans les jours qui suivent pour, malgré les attaques du docteur Rabinovitch, essayer de remettre de l’ordre dans un service de santé divisé que son chef n’avait pas su maintenir dans son rôle et ses prérogatives.
42Dès avant le départ d’Alain, les deux postes comportant les attributions administratives les plus importantes — ceux de chefs de circonscription des Iles Sous-le-Vent et de l’Archipel des Marquises — avaient pu être pourvus grâce au ralliement de deux camarades. Mais les sept autres médecins-militaires, peu maniables et très découragés, restaient sans direction. Le poste de chef du service de santé, d’autant plus important que les rapports entre Gouverneur et médecins étaient devenus plus délicats, revenait de droit à Rosmorduc. Ses confrères faisaient bloc derrière lui mais il se refusait à accepter des responsabilités qui l’associaient, fut-ce comme intermédiaire, à un régime qu’il ne reconnaissait pas. J’ai peu connu Rosmorduc ; il était direct, sincère et, avec un entêtement de Breton, il résista à tous mes arguments.
43Le docteur Perrin, mon prédécesseur aux Iles Sous-le-Vent, que son ancienneté aurait désigné pour ce poste s’il n’avait été en fin de séjour et donc sans affectation légale, fut en définitive imposé. Il lui fallut un sens exceptionnel du devoir et un réel esprit de sacrifice pour accepter de reprendre le service dans ces conditions. Il réussit pourtant, en dépit de la mauvaise volonté de ses confrères, à faire marcher provisoirement un service que nous jugions déjà irrécupérable et que d’autres crises allaient ultérieurement secouer.
44Ce qui se passait au service de santé ne devait pas épargner d’autres secteurs aussi essentiels. Du moins le dévouement des uns y compensait les défaillances des autres, et des hommes tels que Jacques Dedeyn, venus à Tahiti pour y chercher un cadre à leur méditation, surent se rendre utiles sans pour autant aliéner leur liberté d’opinion.
45Dans l’ensemble, après cette crise du 18 septembre, l’administration des Établissements français d’Océanie s’avérait possible et les difficultés rencontrées par moments ne suffisaient plus à expliquer la prolongation de la dépression dont continuait à souffrir le Gouverneur Mansard.
46Les informations venues de l’extérieur apportaient chaque jour leur lot de bonnes mais aussi de mauvaises nouvelles sur la situation dans le monde.
47La bataille d’Angleterre prenait un tour favorable. Pour la première fois, les plans de l’ennemi étaient déjoués : la domination de l’Europe occidentale ne lui livrait pas les Iles britanniques et l’assaut furieux de l’aviation allemande ne pouvait venir à bout de la ténacité d’un peuple galvanisé par un incomparable leader. Pour nous, cette résistance redonnait tout son sens au ralliement de ceux qui avaient cru à la possibilité, même lointaine, d’un combat libérateur.
48Par contre, le grave échec de Dakar mettait fin aux espoirs de rassemblement de l’Empire que les ralliements d’Afrique équatoriale avaient laissé espérer, diminuant du même coup le prestige international et l’assise territoriale du Comité de Londres.
49Plus près de nous, le débarquement réussi de Sautot à Nouméa et le ralliement, le 20 septembre, de la Nouvelle-Calédonie à la France Libre étaient un encouragement supplémentaire. Toutes les possessions françaises dans le Pacifique étaient désormais réunies sous l’autorité du chef des Français libres.
50Ce succès des Calédoniens nous réjouissait vivement. Il n’était pas, néanmoins, sans nous donner quelques inquiétudes. Chassés de Nouméa, où ils avaient vainement tenté de s’opposer au ralliement voulu, comme à Tahiti, par l’ensemble de la population locale, que feraient le Dumont d’Urville et son belliqueux commandant ? Quiévrecourt aurait-il l’audace de venir à Tahiti tenter, par un combat dérisoire, d’effacer l’échec humiliant subi à Nouméa ? L’indigence de son action s’exprimait en un flot de messages et nous avions bien du mal à capter et à décoder tous les télégrammes adressés par le Dumont à Saïgon. Nos épouses durent venir en renfort et, de la masse des communications déchiffrées, sortit enfin l’information que nous attendions. Nos amis australiens l’ayant prévenu en termes non équivoques, qu’ils ne laisseraient pas une agression contre Tahiti sans riposte, le commandant de Quiévrecourt décidait de quitter le Pacifique et de se réfugier à Saïgon.
***
51Mansard suivait ces nouvelles de son divan qu’il ne quittait plus. Traité avec autant d’énergie que de compétence par le docteur Gilbert, il semblait aller beaucoup mieux. Constamment entouré par sa mère et sa femme qui veillaient sur son humeur et ses caprices avec un touchant dévouement, il manifestait par moments quelques vélléités de reprendre ses fonctions, mais le moindre obstacle — une visite de Brunet « pour la signature », un message de Broche, une communication d’Edmonds — le replongeaient dans une torpeur résignée et un silence têtu. Dans nos conversations, il marquait bien nettement que sa démission reprise n’était qu’un sursis accordé au Gouvernement provisoire — qu’il ne voulait plus rencontrer — pour lui trouver un successeur.
52Quant à moi, je me sentais pris au piège. Mais, espérant toujours qu’il reprendrait courage, j’essayais en vain de retarder une décision qu’il ne formulait pas, mais qui semblait s’être présentée à lui dès nos premières rencontres.
53Cette décision, il allait trouver l’énergie de l’imposer aux membres de l’ex-gouvernement provisoire en lui adressant, le 1er octobre, une longue lettre3 manuscrite qui disait en substance : mon état de santé ne me permet pas d’exercer les fonctions qui m’ont été confiées. Je propose la nomination du docteur de Curton comme Gouverneur des Établissements français d’Océanie. Si vous n’acceptez pas cette solution, trouvez-en une autre…
54Réunis dans l’après-midi, les membres du Gouvernement provisoire me convoquaient au Gouvernement. Je leur donnai mon accord à deux conditions.
55La première était que leur décision4 devrait être unanime. Bambridge et Lagarde marquaient quelques hésitations, que ma jeunesse n’était pas seule à justifier. Ils n’avaient aucune autre solution à proposer et, pressés par Ahnne et Émile Martin, ils allaient très vite se rendre à leurs raisons.
56La seconde était que le secret de leur délibération serait gardé aussi longtemps que le Chef des Français libres ne l’aurait pas ratifiée. Le Comité France Libre fut cependant très vite au courant et, sans prendre directement position, il allait profiter d’un nouvel incident local pour exprimer son soutien, en termes particulièrement clairs, dans une motion5 du 18 octobre rédigée ainsi : « Le Comité de Gaulle affirme solennellement sa confiance absolue dans le docteur de Curton. Il le reconnait en toute circonstance pour son porte-parole accrédité. Il le considère comme son véritable animateur et son représentant naturel auprès de l’autorité constituée ».
57Un mois devait cependant s’écouler sans qu’une décision soit prise. En effet, une première réponse, parvenue le 15 octobre, indiquait que le Gouverneur Sautot, à qui son titre tout nouveau de Haut-Commissaire dans le Pacifique donnait quelque droit à exprimer un avis, avait suggéré à Londres que je sois désigné « à titre provisoire et intérimaire ». Il n’en fallait pas davantage pour que deux réactions se manifestent.
58L’une émanait du Gouvernement provisoire et du Comité France Libre, qui pressentaient qu’une candidature extérieure était envisagée — c’était d’ailleurs le cas et Sautot devait me dire plus tard qu’il avait vu là l’occasion de se débarrasser d’un Secrétaire général encombrant en le faisant nommer à Tahiti. Le particularisme tahitien s’exprimait à ce sujet avec vigueur : tous souhaitaient, pour une fois, se donner un Gouverneur de leur choix.
59L’autre était d’ordre purement réglementaire. Le Secrétaire général, M. Brunet, considérait tout à fait normal que l’autorité centrale — en l’occurrence le Comité de Londres — nomme un Gouverneur titulaire, et il se déclarait prêt à le seconder. Par contre, s’il s’agissait d’un intérimaire, celui-ci n’avait pas à être désigné, les textes prévoyant explicitement que le Secrétaire général assure, de droit, l’intérim du Gouverneur empêché. Le raisonnement était irréfutable et cette situation absurde allait provoquer d’interminables et irritantes réunions des malheureux membres du Gouvernement provisoire… que je me refusais à assister dans une discussion dont j’étais le principal ou l’unique sujet.
60En définitive, le Gouverneur Mansard envoyait vers le 16 octobre un nouveau télégramme, contresigné des membres du Gouvernement provisoire qui maintenaient leur proposition du 1er octobre.
61Je n’avais personnellement pas d’avis, n’ayant nullement l’intention de faire carrière dans l’administration coloniale. Mon acceptation n’avait d’autre but que de combler un vide, dangereux pour l’avenir du mouvement que nous avions, mes amis et moi, déclenché et mené à son terme.
62Une vacance du pouvoir aussi prolongée, l’absence d’autorité à laquelle non seulement l’administration mais la population elle-même était devenue sensible, ne pouvaient qu’être préjudiciables à la bonne marche de la colonie dont les vrais problèmes n’avaient pas encore été abordés.
63Dans l’intervalle, une nouvelle situation de crise s’était d’ailleurs créée et dénouée tant bien que mal.
64La conduite du capitaine Broche le 18 septembre avait été assez sévèrement commentée. Sa participation active au coup de main monté à l’instigation des opposants les plus déterminés du nouveau Gouvernement et si maladroitement joué par Ardant, avait renforcé les suspicions suscitées par son attitude des premiers jours. Son maintien à Papeete n’était pas souhaité. Une sortie plus qu’honorable allait lui être offerte. En Calédonie, en effet, les officiers de l’armée coloniale n’avaient pas rallié le mouvement : le poste de Commandant supérieur des Troupes du Pacifique était devenu vacant par la défection du lieutenant-colonel Denis. Londres devait tout naturellement demander au capitaine Broche d’aller l’occuper. Le départ de Broche avait été fixé au 18 octobre.
65Le Comité France Libre se félicitait de ce départ, mais souhaitait se défaire, par la même occasion, de l’acteur principal du coup du 18 septembre, le Procureur Ardant. Satisfaction lui fut donnée : avec l’accord de l’intéressé et à la demande du nouveau Commandant supérieur, Ardant, officier de réserve, était mobilisé et invité à s’embarquer avec Broche sur le Wairuna.
66Encouragé par ce double « succès », le Comité pensait se débarrasser également du Secrétaire général dont la démarche intellectuelle semblait de moins en moins compatible avec le statut nouveau de la colonie. Son refus de se placer sous l’autorité d’un Gouverneur intérimaire, parce qu’intérimaire, n’était que le plus récent exemple de son attitude peu réaliste. Malgré une motion6 très virulente du Comité, le Gouverneur Mansard et le Gouvernement provisoire préférèrent toutefois laisser à cet important personnage un peu plus de temps pour s’adapter à la situation.
67Dans ces trois affaires, déterminantes pour le Gouvernement que j’allais assumer, j’estimais que ma position même de Gouverneur désigné m’interdisait de participer aux décisions. Ce n’était pas le moindre paradoxe de cette situation qui n’avait que trop duré…
68Le 5 novembre, un télégramme de Sautot confirmait ma nomination par le Général de Gaulle au poste de Gouverneur « permanent » des Établissements français d’Océanie. Le 6 novembre, le Gouverneur Mansard, après ce règne éphémère et tourmenté prenait congé, par voie d’affiche7, des habitants de l’Océanie française.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Relations économiques entre Sydney et la Nouvelle-Calédonie, 1844-1860
D’après des documents recueillis par M. George Saxton
Georgette Cordier-Rossiaud
1957
Journal de James Morrison, second maître à bord de la « Bounty »
James Morrison Bertrand Jaunez (trad.)
1966
Mémoires de Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti
Traduit par sa fille, la princesse Ariimanihinihi Takau Pomare
Marau Taaroa Ariimanihinihi Takau Pomare (trad.)
1971
Tahiti 40
Récit du ralliement à la France libre des Établissements français d’Océanie
Émile de Curton
1973
Pohnpei. Micronésie en 1840
Voyage de circumnavigation de la Danaïde
Joseph de Rosamel Pierre de Rosamel et Jean-Christophe Galipaud (éd.)
2005
Le monde vivant des atolls
Polynésie française
Service mixte de surveillance radiologique et biologique
1972
Archéologie d’une vallée des îles Marquises
Évolution des structures de l’habitat à Hane, Ua Huka
Marimari Kellum-Ottino
1971
Lettres des Mers du Sud
Hawaii, Samoa, Tahiti, Fidji, 1890-1891
Henry Adams Evelyne de Chazeaux (trad.)
1974