Le gouvernement provisoire
p. 101-113
Texte intégral
1Lendemain de ralliement… Après ces journées d’intense activité, nous nous sentons désœuvrés. Certes nous avons conscience qu’il reste mille tâches à accomplir, que des problèmes sans nombre vont maintenant se poser et qu’il nous faudra bien aider à les résoudre. Mais l’essentiel n’est-il pas fait ? N’y a-t-il pas un Gouvernement provisoire en place, maître de la situation, orienté comme il devait l’être, capable de décider ? D’ailleurs Émile Martin est parti de bonne heure au Gouvernement rejoindre ses trois collègues. Nous errons un long moment dans Aina-Pare, sans objectif précis. Même notre souriante estafette, Rose, venue aux ordres, s’entend congédier : « Le vent est bon ! Va à Pirae faire de la voile ! » Cependant, nous sortons peu à peu de cet engourdissement.
2Jean Gilbert doit aller à la Marine où l’appellent des problèmes urgents : faire l’inventaire des documents secrets, se préoccuper du départ de ceux qui ont choisi de rentrer en France, organiser ceux qui ont décidé de rester. Pour ceux-ci, il faudra s’assurer de leur moral, le premier moment d’enthousiasme passé ; mais aucun ne changera de position. Il faudra mettre aux postes responsables les meilleurs et, surtout, les plus aptes par leur personnalité à s’imposer à leurs camarades. Jean les connaît tous individuellement. Pourtant il devra agir avec doigté et patience, mettre en jeu son charme personnel, pour redonner à cette équipe une cohésion qu’assurait seule la hiérarchie et qui va maintenant dépendre d’une adhésion volontaire à une discipline librement consentie.
3Il y sera aidé par la bonne volonté et la sincérité de tous, mais aussi par le savoir-faire de quelques hommes : de Challier, jeune réserviste dont la gentillesse et le dévouement furent inappréciables dans cette période difficile ; de Van Parys, cerveau bien fait dont la maturité et l’éducation devaient faire un excellent adjoint ; de Pommier aussi, que l’emballement de la jeunesse n’empêchait pas d’être obéissant quand il le fallait.
4De son côté, Sénac avait à s’occuper des « bleus ». Beaucoup allaient s’engager. Il fallait retenir les autres, les garder disponibles — tâche difficile avec des Tahitiens, capables des gestes les plus téméraires, des efforts les plus intenses dans les moments d’action, mais prompts à se détendre, à relâcher leur attention dès que l’objectif paraît atteint.
5Or, nous n’avions à leur confier que des missions de surveillance — d’ailleurs inutiles — pour leur donner la conscience d’être encore indispensables. La fidélité de Francis Sanford, l’obstination de Pouvana, le calme de Poroi, l’efficacité souriante de Marcel Michelis allaient beaucoup aider à passer cette période de transition entre la phase de tension et celle, non moins essentielle, de vigilance dans laquelle nous étions engagés.
6Pour moi, je devais me tenir à la disposition des membres du Gouvernement provisoire et les aider à s’installer dans leurs nouvelles fonctions.
7Je les retrouvai, faisant les cent pas devant le bureau où M. de Géry leur avait, la veille, remis contre son gré le gouvernement de la colonie. Ma première impression fut qu’ils n’osaient pas y pénétrer, la seconde qu’ils ne savaient à quelles places s’y asseoir. En réalité, ils ne se sentaient pas à l’aise et ne voyaient pas du tout comment aborder leur mission.
8Une dérivation utile fut trouvée dans la rédaction d’une proclamation1 invitant la population à célébrer, le lendemain 4 septembre, décrété jour férié, à la fois le ralliement à la France Libre et l’anniversaire de la proclamation de la troisième République.
9La mise au point de ce document devait nous faire prendre patience jusqu’à l’arrivée de l’Intendant militaire Mansard « représentant l’Armée coloniale au sein du Gouvernement provisoire ». Il préparait laborieusement avec les capitaines Broche et Houssin, le texte de la lettre2 précisant les « réserves » que comportait « l’adhésion (des militaires) au mouvement ». Ces réserves, courtoisement commentées par M. Mansard, avaient plutôt l’allure de conditions. Si certaines étaient, selon l’expression de Jean Gilbert, d’un « caractère assez mercenaire », aucune de ces exigences ne paraissait toutefois pouvoir être rejetée. En aurions-nous d’ailleurs eu les moyens ? Ne fallait-il pas nécessairement composer ?
10Celle qui nous paraissait la plus exorbitante était la constitution d’un « corps expéditionnaire d’un effectif de mille hommes » — un bataillon d’infanterie à quatre compagnies, était-il précisé ! Ce n’était certes pas les volontaires qui manqueraient. Mais pouvait-on priver un petit pays de 40.000 habitants d’un millier de jeunes, représentant la partie la plus active de sa population ? Devait-on dégarnir totalement la colonie, alors que sa position stratégique dans le Pacifique pourrait lui valoir des attaques devant lesquelles nous la laisserions sans défense ? Pouvait-on concevoir l’encadrement d’une telle force avec les gradés disponibles et volontaires ?
11De fait, dès le lendemain — jour férié — un nombre impressionnant de volontaires se pressaient à la caserne, comblant les vœux des officiers d’activé.
12Parmi eux, des Chinois… ce qui allait ouvrir une nouvelle discussion. Allait-on accepter ces étrangers ? La décision du Gouvernement provisoire fut négative : elle était en partie dictée par les protestations indignées de commerçants européens et de notables tahitiens dont l’argument essentiel était : « Si les Chinois vont se battre au même titre que les Français, ils obtiendront la citoyenneté française, ce qui les relèvera de certaines interdictions — celle de posséder des terres, par exemple — qui limitent leur emprise dans la colonie ! » Le corps expéditionnaire serait donc parfaitement homogène : il ne comprendrait que des Polynésiens… et les Chinois se contenteraient de faire retentir la ville des sonneries militaires réglementaires apprises d’un chasseur alpin nostalgique !
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13La célébration de l’anniversaire de la République nous avait permis de réfléchir à un autre aspect de la situation. Contrairement à ce qui s’était passé en Afrique équatoriale et au Cameroun, où les ralliements, demandés par la population européenne — administrateurs, officiers, colons —, avaient été menés à bien grâce à l’appui d’éléments extérieurs à la colonie — émissaires du Comité de Londres, encouragements donnés par les autorités des territoires anglais voisins — à Tahiti, le mouvement de ralliement s’était fait sans contacts et sans appuis extérieurs, en vase clos pourrait-on dire.
14Il fallait maintenant rompre cet isolement, rechercher des aides extérieures, établir des liaisons avec les autorités de la France Libre à Londres, avec le Gouvernement anglais, avec les gouvernements des Dominions voisins.
15L’intermédiaire normal eut été le Consul de Sa Majesté Britannique, M. Edmonds, dont nous savions ce qu’il télégraphiait à Londres : les « protestations » de M. de Géry « contre le coup de force qui a permis à certains agitateurs locaux d’usurper le gouvernement de la colonie ». L’ancien Gouverneur, contestant la valeur d’un plébiscite « hâtivement effectué à Tahiti et Mooréa où se trouvent rassemblés la majorité des 22.000 habitants de la circonscription », soulignait que : « malgré toutes les pressions exercées, cette parodie de référendum n’a rapporté (aux meneurs) que 5.564 signatures favorables (les femmes ayant été admises à signer) ». Et il affirmait : « Ce mouvement, s’il eut répondu au vœu collectif, pouvait se développer dans l’ordre et prendre le temps de s’organiser dans le calme afin de ne pas entraver le fonctionnement de la vie locale. On a au contraire recherché l’effet de surprise, usé d’une précipitation suspecte, procédé à l’occupation de la ville mise en quasi-état de siège, fait appel au concours de l’équipage d’un navire en révolte ».
16« J’ai reçu un ultimatum pendant qu’on haranguait la foule ameutée et qu’on fermait les issues. Tous les abus ont été commis avec toutes les caractéristiques d’un mouvement révolutionnaire plus anxieux de forcer le sentiment populaire que de le représenter », ajoutait le Gouverneur à l’intention de son gouvernement, à Vichy. Tandis que, à l’usage des Anglais, il concluait : « Dans ces conditions, à une adhésion qui, en toute éventualité, aurait pu être suspectée puisque obtenue sous l’empire de la violence, j’ai estimé plus honorable d’opposer un refus catégorique aux membres d’un comité et d’un prétendu gouvernement provisoire qui, ne tenant leurs pouvoirs ni de la légalité, ni de la volonté populaire librement exprimée, se les sont octroyés eux-mêmes à des fins qu’il est permis de ne pas tenir pour parfaitement désintéressées ».
17Ainsi, M. de Géry, après s’être décerné un brevet d’honorabilité, mettait en doute celle des membres du Gouvernement provisoire… et le Consul britannique transmettait, sans appréciation personnelle et sans commentaire, un jugement qui ne pouvait guère être que partial !
18Le moment était donc venu de demander à Gorton de quitter sa retraite de Taravao et d’assurer nos liaisons avec son gouvernement.
19Un CAMS était mis à l’eau et, malgré le temps menaçant, Jean aux commandes, Sénac et moi serrés dans l’étroite carlingue, nous prenions l’air en direction de Port-Phaëton. Voyage aller sans histoire. Excellent accueil de Gorton qui nous promet d’être à Papeete dès le lendemain matin.
20Un décollage difficile nous arrache à une mer houleuse qui découvre les pâtés de coraux. Nous naviguons au milieu de nuages bas, encerclés par un arc-en-ciel qui avance avec nous dans la pluie cinglante. La frêle coque gémit dans le vent, amorçant des plongeons que Jean a beaucoup de mal à rattraper. Le vacarme de l’orage couvre parfois le bruit du moteur. Le retour nous paraît interminable ! Enfin nous nous posons, visages creusés, vêtements trempés, face à Aina Pare. Au débarcadère, papa Martin, que le soulagement de notre amerrissage n’a pas calmé de son inquiétude, nous accueille d’un air furieux : « Je vous interdis de recommencer une sortie aussi stupide ! On n’a pas le droit de mettre ainsi tous les œufs dans le même panier ! »
21Le 5, je retrouve nos « gouverneurs provisoires », reposés mais tout aussi perplexes.
22Un message du Premier Ministre du Gouvernement de Wellington, Peter Fraser, nous dit que la nouvelle de notre ralliement « a été accueillie en Nouvelle-Zélande avec un plaisir et une satisfaction extrêmes ». Nous nous en réjouissons.
23Mais un télégramme du Général de Gaulle alimente leur conversation : « Vous avez été les premiers à ne pas désespérer de la France. Je vous félicite de votre action patriotique courageusement poursuivie depuis le 25 juin. Vous avez bien mérité de la Patrie ». Nous devrions nous en réjouir. Pourtant, que signifie ce « vous avez été les premiers » ? Cela voudrait-il dire que le ralliement de l’Afrique équatoriale n’a existé que dans notre imagination, que l’élan qui devait rassembler l’Empire a été brisé, que notre poussière d’îles reste, en définitive, l’unique et dérisoire témoignage de la présence française dans le camp allié ? Il fallait, en tout cas, que notre incertitude ne puisse être partagée par la population. Un article changé — « vous avez été des premiers… » — allait rendre au message, diffusé aussitôt, son sens réconfortant.
24Le Gouvernement provisoire s’efforçait, d’autre part, par des entretiens avec les principaux chefs de service — le Secrétaire général, le chef des affaires économiques — de s’informer de la situation réelle de la colonie, des problèmes essentiels qui allaient se poser dans l’immédiat.
25Il fallait aussi trouver les moyens de rendre possible le départ du Gouverneur de Géry, des officiers de marine non ralliés, de leurs familles. Si ce départ devait être différé, des mesures d’hébergement et de sécurité devraient être prises sans tarder.
26De même le maintien à quai du Ville d’Amiens dont les officiers entre eux, les officiers et l’équipage, d’autre part, vivaient en conflit permanent, justifiait une décision difficile.
27Enfin un retour offensif du Dumont d’Urville ne pouvait être écarté. Si une telle menace se précisait, une double incertitude se manifesterait.
28Du côté des non-ralliés qui, bien qu’ayant pris l’engagement d’honneur de ne se livrer à aucun acte susceptible de nuire au gouvernement provisoire, s’étaient abstenus de souscrire à la déclaration faite par le lieutenant de vaisseau Lahaye « qu’au cas où le Dumont d’Urville annoncerait son arrivée, il demandait à être incarcéré pour éviter d’être tenté de manquer à sa parole ».
29Du côté des officiers ralliés dont une des conditions de leur adhésion au mouvement était que : « en aucun cas, les militaires de la Compagnie autonome d’Infanterie coloniale de Tahiti ne seront appelés à faire usage de leurs armes contre d’autres Français, quels qu’ils soient, le cas de légitime défense et le maintien de l’ordre public exceptés ». Une agression du Dumont d’Urville serait-elle considérée par eux comme un cas de légitime défense ? C’est ce qu’un « conseil de défense » devrait rapidement préciser !
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30Les conversations des membres du Gouvernement provisoire sur tous ces sujets — auxquelles Mansard et moi-même étions toujours priés d’assister — allaient très vite mettre en évidence un problème d’un ordre tout différent et dont M. Ahnne, avec sa loyauté et son réalisme coutumiers, allait nous saisir dès le soir du 5 septembre en termes clairs : « Le gouvernement ne peut être assuré par quatre têtes ! Un chef du gouvernement doit être désigné au plus tôt ! »
31En réalité, un seul des quatre membres du Gouvernement provisoire, M. Ahnne lui-même, était et se sentait capable d’assumer ces responsabilités. Nous en étions, les uns et les autres, persuadés ; mais lui savait que c’était impossible.
32En effet, une lutte sourde, larvée, difficile à analyser, ne dépassant pas parfois le niveau d’une simple rivalité, d’une « concurrence » — comme on disait en France au temps du conflit entre l’école laïque et les écoles « libres » — a constamment opposé, à Tahiti et dans l’Archipel de la Société comme dans les groupes d’îles qui lui ont été administrativement rattachées, protestants et catholiques.
33Née des rivalités coloniales du xixe siècle, des tentatives successives faites par l’Angleterre et par la France pour s’assurer la souveraineté sur ces Archipels, cette « petite guerre », d’inspiration religieuse autant que nationale, était encore, en 1940, sous-jacente à tout événement animant la société tahitienne.
34C’est ainsi que le mouvement de ralliement à la France Libre avait pris spontanément une coloration évidente, par suite de la répartition dans les deux camps — ralliés et non ralliés — des deux groupes rivaux.
35Si le clan protestant était fortement représenté parmi les animateurs du mouvement, il ne s’y trouvait par contre aucun catholique notable. Si le ralliement à la France Libre signifiait la continuation de la lutte aux côtés des Anglais, il s’interprétait aussi comme un refus, une condamnation, de la France très catholique du Maréchal.
36A Papeete, les popaa bien-pensants — c’est-à-dire les catholiques — s’étaient généralement abstenus. Dans les districts, où régnait encore une atmosphère comparable à celle de nos villages au début du siècle, avec l’éternelle querelle entre curé et instituteur, entre ceux qui vont à la messe et ceux qui n’y vont pas, il existait une même séparation élémentaire entre ceux qui vont à l’église et ceux qui vont au temple. Au jour du plébiscite, l’action des catéchistes en milieu tahitien avait été très discrète, tandis que les diacres avaient assuré une participation massive de leur clientèle.
37Cette même « réserve » des catholiques était tout aussi sensible au niveau des responsables. C’est ainsi que Monseigneur Paul Mazé — que Sénac, libre-penseur, appelait affectueusement Popaul, en souvenir de leurs tournées communes aux Tuamotou dont, avant d’être évêque de Papeete, ce saint homme avait été un des missionnaires les plus humbles et les plus dévoués — allait observer une attitude de désapprobation tacite, s’interdisant même, pendant des mois, de paraître dans les réceptions officielles auxquelles il était convié par le Gouverneur de la France Libre.
38Pour n’être pas aussi évidente dès les premiers jours, cette non-participation des catholiques n’était pas passée inaperçue de M. Ahnne. Peut-être eut-il de lui-même — et ce serait tout à son honneur — le souci de s’effacer pour faciliter le ralliement de cette partie importante de la population qui suivait l’église catholique et permettre ainsi une adhésion unanime avant que les positions soient cristallisées ? Peut-être même le chef des églises protestantes, le Pasteur Vernier, lui avait-il demandé de ne pas s’engager avec autant de fougue et de ne pas déclencher une seconde affaire Pritchard ?
39Que ce soit pour l’une ou l’autre de ces raisons, M. Ahnne, alléguant son âge — que sa vigueur physique et intellectuelle démentait — décida très vite et très catégoriquement que, doyen du Gouvernement provisoire, il ne serait pas le premier Gouverneur de la France Libre en Océanie.
40Bambridge était trop prudent pour s’engager davantage. Lagarde, habituellement somnolent, ne pouvait être pris en considération. Quant à Émile Martin, il n’était ni intéressé ni préparé pour cette tâche, et sa découverte du petit monde de l’administration coloniale ne lui donnait aucune envie de la connaître davantage.
41Le problème était donc entier ; il fallait trouver, hors du Gouvernement provisoire, un Gouverneur à proposer au Comité de Londres.
42Le Secrétaire général se désignait naturellement à l’attention. Second personnage de la colonie, il en connaissait parfaitement l’administration. Mais il semblait incapable de transposer son expérience dans cette situation nouvelle, révolutionnaire, d’une colonie en rupture avec sa métropole à laquelle, se refusant à faire du « séparatisme », il prétendait continuer à envoyer les états périodiques réglementaires : comptabilité, situation du personnel, etc.
43Dès ce moment, M. Ahnne suggéra que je pourrais être le futur Gouverneur. Je m’y refusai pour mille raisons, la principale étant que, ayant participé aussi étroitement au ralliement, je ne voulais pas que l’on put me soupçonner d’avoir agi par ambition.
44En définitive, le choix du Gouvernement provisoire se porta sur l’Intendant militaire Mansard qui joignait à des qualités personnelles très réelles deux avantages appréciables : celui d’être le représentant désigné par l’armée et donc de réduire toutes les possibilités de conflit de ce côté, celui d’être inconnu à Tahiti et de n’y avoir, par conséquent, aucun handicap. Enfin, il pouvait se prévaloir d’un titre auquel les circonstances donnaient de la valeur : il avait connu le Général de Gaulle en Syrie.
45Son acceptation fut toutefois subordonnée à une condition, c’est que j’accepterais de rester auprès de lui et d’assurer les fonctions de Directeur de son cabinet. Je ne pouvais m’y refuser et, en attendant la confirmation par Londres de la nomination de Mansard, je décidai d’aller rapidement à Raïatea pour faire mes adieux à la population des Iles Sous-le-Vent et passer mes fonctions de chef de la circonscription administrative à mon adjoint M. Passard.
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46Laissant à Simone et à ma femme le soin de préparer un déménagement qu’elles ramèneraient sur la Tamara, je réunissais à Uturoa ce même groupe de chefs et de notables qui, deux mois auparavant, m’avaient, par leur attitude, incité à ce ralliement maintenant accompli.
47Je devais apprendre par eux que, au lendemain du plébiscite, Alain Gerbault était venu à Raïatea dans l’espoir de ramener dans le bon chemin — celui du Maréchal — une population qu’il se flattait de bien connaître. Éconduit à Uturoa, il avait repris la mer et s’était vu refuser à Bora-Bora l’autorisation de débarquer. Toutefois les habitants, à qui il avait fait part de son intention de se rendre à Nouméa, s’étaient offerts à lui apporter toutes les provisions dont il aurait besoin pour cette longue traversée. Le ralliement de la Nouvelle-Calédonie devait l’amener à réviser ses plans et, continuant sa route, c’est à Timor qu’il allait finalement débarquer et mourir. Ainsi finit bien tristement la dernière aventure de ce navigateur solitaire dont le jugement sur le ralliement de Tahiti ne devait m’être connu que bien des années plus tard.
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48A mon retour à Papeete je trouvai, malgré la brièveté de mon absence, un certain nombre de faits nouveaux.
49Gorton, fidèle à sa promesse, s’était réinstallé à Papeete et — nul ne sait en vertu de quels arrangements — avait repris la direction du consulat britannique.
50Par son intermédiaire, nous était parvenu, daté du 7 septembre, un nouveau télégramme3 du Général de Gaulle, beaucoup plus substantiel que le précédent et qui tenait compte de trois des préoccupations dont nous avions souligné auprès de Gorton toute l’importance : latitude nous était donnée de prendre des contacts directs avec les Dominions voisins ; l’ampleur à donner à l’effort militaire de la colonie était subordonnée aux intérêts essentiels de l’Océanie ; les dispositions à prendre en ce qui concernait les personnalités non-ralliées étaient précisées. Sur chacun de ces points, le Gouvernement provisoire, avec l’aide de Mansard, avait ébauché des décisions.
51Le contact avec la Nouvelle-Zélande — à qui, en définitive, avait été confié par Londres le soin de nous aider — allait se concrétiser par la venue à Papeete de M. Berendsen, Secrétaire général du Gouvernement de Wellington, que le Premier Ministre avait chargé d’étudier sur place, avec nous, les modalités de l’assistance que son pays pourrait utilement nous fournir. M. Berendsen avait pris passage à bord du croiseur Achilles, une des plus belles unités de la marine néo-zélandaise, et il était accompagné de représentants de l’Amirauté qui auraient à examiner avec nous les problèmes de défense de la colonie.
52En ce qui concernait le corps expéditionnaire réclamé par le commandant de la C.A.I.C.T., un compromis était en cours d’élaboration entre le Gouvernement provisoire et le capitaine Broche. Ce corps expéditionnaire serait levé en trois étapes successives. La première partie — environ 300 hommes — serait prélevée sur les effectifs existants et les volontaires déjà incorporés et, dès que son entraînement serait terminé, elle quitterait la colonie pour rejoindre les Forces françaises libres dans la zone de combat où celles-ci étaient engagées. Un deuxième contingent, de même importance, serait recruté parmi les volontaires non encore appelés et pourrait être, soit envoyé à l’extérieur, soit maintenu sur place pour les besoins de la défense locale. Enfin la levée d’autres contingents serait ultérieurement envisagée en fonction des besoins extérieurs, mais en tenant le plus grand compte des nécessités du maintien de l’activité économique de la colonie.
53Sur le troisième point — le sort des personnalités non-ralliées — la position de Londres, outre qu’elle ignorait la promesse de rapatriement sur la métropole faite aux fonctionnaires et officiers ne désirant pas servir la France Libre, présentait des inconvénients sérieux. Les maintenir sur place, dans une petite ville comme Papeete, risquait d’entretenir et d’alimenter un foyer d’agitation dangereux. Le Gouvernement provisoire, passant outre aux instructions reçues, avait donc décidé de profiter de la première liaison maritime pour débarrasser Tahiti des personnages encombrants que Londres aurait voulu que nous maintenions « sous bonne garde en territoire français ». Une occasion de départ allait d’ailleurs se présenter rapidement et, un cargo mixte néo-zélandais devant faire escale le 13 septembre à Papeete, des arrangements avaient été pris pour qu’il accepte d’embarquer le Gouverneur de Géry, le commandant Grange, le lieutenant de vaisseau Lahaye et leurs familles, ainsi que l’ingénieur Hue et les officiers mariniers non ralliés.
54Cette décision qui, dans son esprit, était surtout dictée par des considérations humanitaires, devait avoir deux conséquences d’importance inégale. D’une part, le Gouverneur de Géry adressait à l’Intendant Mansard — qui avait été chargé de négocier ce départ — une protestation véhémente contre ces procédés, « inqualifiables entre Français », et la mesure « révoltante » que constituait cette « expulsion brusquée »… D’autre part, le transit au Canada allait permettre une scission dans le groupe des « non-ralliés » : le Gouverneur et le commandant continueraient leur route sur Vichy où les accueilleraient des fortunes diverses, tandis que le lieutenant de vaisseau Lahaye, suivi par les officiers-mariniers, déciderait de rejoindre la Royal Canadian Air Force et plus tard les Forces Navales françaises libres.
55Sur le plan intérieur, la situation n’avait qu’assez peu évolué, mais dans des directions contraires.
56Tandis que certains des membres du Comité « France Libre » manifestaient quelque impatience du peu d’autorité exercée par le gouvernement de la France Libre à l’encontre des adversaires de la France Libre — voire des attentistes et des hésitants — le Comité des Français d’Océanie semblait s’être volatilisé. Gerbault parti, Lainey, Président des Anciens Combattants, cherchait à se faire oublier. Seul, Rusterholtz continuait à agir, et, aidé de deux médecins civils, le docteur Cassiau, enfant du pays et très populaire, et le docteur Florisson, militant d’Action française que son caractère d’original farfelu ne rendait guère convaincant, il s’ingéniait à exciter, ensemble ou séparément et souvent l’un contre l’autre, le médecin- chef Alain et le capitaine Broche dont il savait très bien ce que son ralliement avait de fragile et d’incertain.
57Le Médecin-commandant Alain, chef du service de Santé, était très vulnérable. Il n’avait, en effet, lors de sa réception par le Gouvernement provisoire le 2 septembre, élevé aucune objection à son maintien en fonction. Il avait ainsi engagé les officiers placés sous son autorité à adopter la même attitude. Regrettait-il de ne pas s’être plus clairement rallié ou, au contraire, de n’avoir pas pris une position de refus plus catégorique ? Fidèle à son caractère instable et jamais satisfait, il balançait sans doute entre les deux attitudes, ce qui plaçait ses collaborateurs — médecins, donc étrangers aux choses de la politique, mais aussi militaires, donc disciplinés — dans la situation la plus fausse.
58Son irrésolution s’était affirmée dès le 5 septembre, lorsque Broche et Mansard avaient réuni tous les médecins du Corps de Santé pour les mettre au courant de sa lettre au Gouvernement provisoire, en date du 3 septembre, qui engageait en fait tous les personnels de l’armée coloniale à continuer la lutte et à adhérer au mouvement. Le 6 au matin, au cours d’une réunion à l’hôpital, j’avais mis en garde mes camarades contre une attitude moyenne, difficilement soutenable. Il fallait, soit choisir de collaborer loyalement avec le nouveau gouvernement de la colonie — ce qui, pour des médecins remplissant de nombreuses tâches administratives (chefs de circonscription aux Marquises, aux Iles Sous-le-Vent ; police sanitaire, incorporation des militaires, etc.) comportait un engagement très sérieux, sinon total — soit, si l’on n’acceptait pas un tel engagement, par conviction personnelle ou par crainte des sanctions de Vichy, opter pour le rapatriement. Ce choix, à mon avis, était et ne pouvait être que personnel.
59Pour Alain, une troisième conception, se faisait jour peu à peu : tenter de renverser la situation, de mettre en difficulté le Gouvernement provisoire, de rétablir l’administration antérieure au 2 septembre et de poursuivre sa politique attentiste. C’était jouable tant que de Géry était encore à Tahiti. Son départ et celui de Grange rendraient cette « contre-révolution » plus aléatoire. En tout cas, empêcher ou retarder un engagement plus complet des officiers d’activé — Broche et Houssin — et des médecins, lui semblait être la meilleure tactique.
60Aussi Alain devint-il furieux quant il apprit, vers le 11 septembre, l’existence d’un télégramme de Broche précisant à Londres que tous les officiers d’activé — à l’exception des marins — s’étaient ralliés ! Broche avait-il voulu forcer la décision des médecins-militaires ? Ou, plus simplement, les avait-il oubliés ? Toujours est-il que le Corps de Santé colonial, intérieurement divisé, était en plein désarroi ; la fraction qui suivait Alain était, à la veille de la nomination de Mansard, en conflit déclaré avec l’autorité nouvelle.
61Par contre, à la caserne et malgré les fluctuations au jour le jour du commandant de la C.A.I.T.C., la situation se consolidait. L’afflux des volontaires, le ralliement solide des sous-officiers popaa et surtout, l’influence grandissante d’un de nos plus solides partisans, le lieutenant Ravet, officier de réserve rappelé à l’activité, rendaient apparemment irréversible l’attitude de l’armée coloniale.
62Chef du service météorologique, Jacques Ravet, plus préoccupé de science et de théosophie que de mondanités sous-préfectorales, vivait assez à l’écart de la société coloniale de Papeete. Je ne le connaissais guère que pour m’être étonné auprès de mes amis d’avoir aperçu, lors d’une réception sur un porte-avions étranger, un grand Scandinave blond aux yeux très bleus, portant avec distinction le grand uniforme de notre artillerie coloniale. Je l’avais retrouvé aux Délégations économiques et financières, où il avait subi avec bonne humeur les assauts de Monsieur de Balmann contre son service. Il était mobilisé depuis 1939 et, si la longue période de semi-inaction qui avait marqué la drôle de guerre et suivi la défaite n’avait pu que l’amuser fort modérément, par contre, il avait adhéré avec enthousiasme au mouvement de ralliement qui devait faire rentrer Tahiti dans la guerre. Sa présence aux côtés de Broche était une garantie et une assurance sur lesquelles nous pouvions entièrement compter.
63Côté Marine, la situation était bien en mains et Jean Gilbert mettait en place les dispositifs d’alerte et de défense que permettaient les faibles moyens dont disposait la Marine dans les E.F.O. A ce propos, un « conseil de défense élargi » allait avoir à « déterminer l’attitude à prendre par la force armée, au cas où des éléments extérieurs, quels qu’ils soient, accompliraient sur la colonie un acte d’hostilité quelconque ». Le « cas » présent à l’esprit de tous les membres du conseil était, bien entendu, celui d’une attaque du Dumont d’Urville et, le 12 septembre, le capitaine Broche, après avoir exprimé « son regret et sa répugnance d’avoir à agir éventuellement contre des Français » mais « se rangeant à l’avis de tous les autres membres, se déclarait prêt à obéir entièrement aux ordres de défense qui pourront lui être donnés par le Gouvernement ou à se porter spontanément au secours de celui-ci s’il était porté atteinte à sa personne ». Le capitaine Houssin, les lieutenants Ravet et Castille prenaient le même engagement.
64Néanmoins, Sénac, persuadé qu’il n’y a rien de bon à attendre des militaires, organisait ses « bleus » en une véritable milice populaire.
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65Le 10 septembre, le croiseur Achilles arrivait à Papeete4. Accueillis à la tahitienne par les plus jolies vahine, applaudis par une foule bariolée et enthousiaste, le Secrétaire général du Gouvernement néo-zélandais et ses collaborateurs, encore imprégnés du parfum de leurs couronnes de tiare, commencèrent leurs consultations. Tantôt au Gouvernement, tantôt à bord de l’Achilles, les réunions se succédèrent afin que soient bien précisés pour nos amis néo-zélandais les principaux problèmes de la colonie.
66Le plus important était sans doute celui des liaisons commerciales dont l’interruption mettrait rapidement en situation difficile toute l’activité économique des Archipels français. Nous estimions par contre que, si un courant d’échanges normal pouvait être rétabli, l’Océanie se suffirait à elle-même sans aucune aide monétaire ou financière.
67Cependant, une assistance indirecte devrait nous être donnée en matière de défense, par l’inclusion de nos territoires dans la zone de surveillance et d’intervention des forces australo-néo-zélandaises. Sur ce plan, les solutions n’étaient pas simples. Les Dominions du Pacifique austral avaient déjà fourni un effort militaire considérable en envoyant au Moyen-Orient un corps expéditionnaire important. Ils se préparaient à le renforcer et à compléter leur effort de guerre par l’envoi en Angleterre du plus grand nombre possible d’aviateurs. Dégarnissant leurs défenses propres pour venir, en ce moment décisif, au secours de la Grande-Bretagne restée seule en face de l’énorme machine de guerre allemande, ils ne pouvaient que nous offrir de partager leur sort : nous serions traités comme eux-mêmes et protégés avec la même vigilante sollicitude !
68L’atmosphère de ces conversations, rendues difficiles par une méconnaissance réciproque de nos langues respectives, fut de bout en bout excellente et, lorsque l’Achilles nous quitta, le 13 septembre, nous avions la conviction que nos problèmes avaient été appréciés et compris.
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69Ce même 13 septembre allait être une date marquante à un autre titre.
70L’ex-Gouverneur de Géry et les officiers de Marine non-ralliés embarquaient sur le Limerick, cargo mixte de l’Union Steamship Company à destination de Vancouver. Leur départ, le lendemain matin, avait lieu dans une ambiance courtoise. Ce n’était certes pas l’atmosphère des grands départs, mais nombreux étaient ceux qui étaient venus saluer l’ancien chef de la colonie et les officiers qui, pour un moment encore, avaient décidé de le suivre.
71Enfin, nommé par le Général de Gaulle Gouverneur des Établissements français de l’Océanie, M. Mansard avait pris officiellement ses fonctions.
72Le Gouvernement provisoire ayant accompli sa mission, ses membres allaient reprendre leur place au Conseil privé. Sa tâche n’était cependant pas terminée et la suite des événements devait bientôt lui imposer de nouvelles responsabilités.
Notes de bas de page
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