Mémoires de Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti
|Hiérarchie et classes sociales
D’autres branches de la société tahitienne
Texte intégral
« IATOAI ». « TITI ». « MANAHUNE »
1Chaque classe de la Société Tahitienne était bien distincte. Les iatoai était une classe que l’on disait descendre des branches cadettes des familles des arii. Ils formaient la noblesse du pays, et avaient un droit reconnu à un marae. Les raatira constituaient ce qu’on pourrait appeler la bourgeoisie ou peut-être la bourgeoisie terrienne. Ils avaient droit aussi à un marae, que le arii lui-même consacrait pour eux. Ils ne pouvaient appartenir à la classe des manahune, ils n’étaient pas non plus des domestiques.
2Les titi et les manahune, les habitants des montagnes, formaient la classe la plus basse de la Société tahitienne. On leur permettait d’avoir un chemin pour les mener à la mer pour leur permettre de pêcher ; mais ils devaient aller directement sur les récifs, et reprendre le même chemin. On les appelait « les habitants des montagnes éloignées » ou des vallées profondes, les vao. « No ho vao » était l’épithète injurieuse que l’on donnait à leurs descendants. C’était eux qui coupaient le bois pour la famille royale, le grand-prêtre et les hiva, qui cueillaient les feuilles de taro, qui pêchaient les anguilles et les poissons d’eau douce.
3Voici comment est décrite leur triste condition.
- 1 Nato. Petit poisson d’eau douce qui ressemble aux truites, et que l’on prenait dans un endroit, trè (...)
Allez dans les montagnes, où vous appartenez,
Loin, très loin, là haut ;
Très loin où les cieux empourprés se posent,
Loin sur la route de la séparation,
Très loin où se trouvent les touffes de bambous jaunes,
Pêcheurs à la torche des nato1 de Motutu,
Ramasseurs d’anguilles,
Vous êtes les rejetons de la montagne,
Esclaves de votre arii !
4D’après nos lois d’autrefois, chacun devait s’en tenir aux droits qui lui étaient échus par droit de naissance. « Que cela soit aussi difficile d’aller au-delà que d’atteindre le ciel » ainsi que le stipulait une ancienne loi tahitienne.
5L’ordre de garder secrètes les généalogies avait pour but, précisément, de faire que cela soit respecté.
6Ignorant la sévérité rigoureuse des lois de nos pays, des étrangers ont écrit et parlé comme des vava. Mais ceux qui savent, se rendent compte de l’inexactitude de ces récits communiqués par des personnes mal informées, et malheureusement acceptés par ceux qui viennent de l’étranger.
Les cancrelats que vous voyez,
Les fourmis que vous voyez,
sont les plus petites d’entre les bestioles.
Elles sont là pour être foulées aux pieds.
Elles sont comme l’herbe que vous voyez,
Elles ne pourront jamais monter
jusqu’à atteindre le sommet des arbres élevés.
7Il en était ainsi des titi et des manahune dont nous avons parlé et qui sont maintenant qualifiés de « restes » des tapu — sacrifices humains.
8Ce n’est qu’après l’introduction du Christianisme que ces malheureux furent autorisés à venir vivre au bord de la mer, abandonnant leurs tristes habitations dans la montagne ; mais leur passé étant connu, leur origine n’a pas été oubliée. Ils ont été admis seulement par ceux qui ne savaient pas.
9La Position telle qu’elle était établie dans nos îles n’a pas changé, même de nos jours.
10Chez les Tahitiens, les personnes sont respectées suivant leur rang.
11Chaque classe avait ses droits bien distincts de propriété.
12Les terres étaient classifiées comme les personnes, le vauvau marae, qui signifie la natte du marae, se référait à la terre sur laquelle était posée cette enceinte sacrée, cette terre n’était jamais grande. Ces propriétés appartenaient à la famille du arii et étaient appelées tufaa arii ou portions du arii. Puis venaient les portions appelées fare arii dont le arii régnant avait la pleine possession. Les tufaa matahiapo, ou portions du premier-né, étaient également la propriété de la famille royale, y compris les iatoai ou nobles. Venaient ensuite les portions appartenant aux raatira ou bourgeoisie, appelées tufaa farerii ou raatira Puis venaient les iatotai, la part des manahune, et, finalement les iatoiuta qui appartenaient aux vao et aux manahune.
13La situation de ces terres avec des droits de propriété aussi nettement établis rendait difficile des impostures facilement démasquées. Personne, en dehors de ces classifications, n’avait la moindre chance, car leurs fausses prétentions étaient aussitôt découvertes. Des familles de manahune et de titi ont essayé de passer outre, revendiquant ce qui ne leur appartenait pas, mais le marae était là pour les confondre.
14Tel un bloc de granit, la tradition se maintenait dans sa solidité immuable, dressée comme une lumière foudroyante pour déjouer toutes fausses prétentions.
15Les lois sur l’héritage étaient les mêmes dans toutes les familles. Le matahiapo, ou premier-né, venait toujours en premier dans les affaires de terres, comme en toutes autres matières, et les noms de ceux de la branche aînée ne pouvaient jamais être pris par les cadets. Le premier-né avait le droit de retirer un nom à celui qui n’y avait pas droit, et, lorsqu’il y avait une décision à prendre, la question était soumise à la tête de la famille, et si le membre d’une plus jeune branche se trouvait dans l’erreur, il était humilié en présence de toute la famille et appelé à se justifier.
16La position de chacun, avec ses devoirs et ses prérogatives, était toujours respectée. Un arii était toujours un arii paarae — littéralement cela signifiait : la peau du front — c’est-à-dire le chef, matahiapo, ou premier-né.
17Un matahiapo, ou premier-né, était toujours un matahiapo avec tous les droits appartenant à sa position.
18Un opu taina, ou branche cadette, restait cela et n’aspirait jamais à être autre chose.
19Les iatoai et raatira demeuraient tels et ne pouvaient s’élever au-dessus de leur situation. Cela ayant été décrété ainsi, cela était accepté comme tel.
« TAIMARA ». LA LOI DE L’EPOUVANTABLE SILENCE
20Toutes les classes devaient se soumettre à toutes les lois du pays et les exécuter.
21Les conseils qui étaient appelés à s’occuper des questions de guerre ou de sport se réunissaient toujours dans la Maison appelée Tahuna i ahuru, « le secret des dix ». Dix était le nombre des victimes fréquemment choisies pour le tapu dans les cas d’événements de grande importance. Les réunions dans cette maison étaient toujours très redoutées, étant donné que l’on savait que cela signifiait la mort certaine pour quelques-uns. Quiconque essayait d’enfreindre les lois émises par le grand-prêtre, sanctionnées et ordonnées par la Loi était mis à mort sans merci.
22Lorsqu’il s’agissait de décrets concernant des affaires d’Etat ou du culte, la terre et la mer étaient soumises à la loi du Taimara. Même les chiens ne devaient pas aboyer, ni les coqs chanter, aucun feu ne devait être allumé, le silence devait être absolu, le plus grand respect pour la cérémonie sacrée exigeait un silence de mort. Quiconque désobéissait à cette loi était mis à mort sur le champ. C’était des jours terribles pour le peuple qui les faisaient fuir et se cacher jusqu’à la fin du Taimara.
23Le jour de l’invocation était toujours annoncé d’avance par le poro parau « le crieur ». Ce jour-là était appelé « moa » sacré. Ensuite le peuple était prévenu que la cérémonie allait commencer sur le marae par des premiers battements de tambours sacrés qui se faisaient entendre ainsi que les appels des conques sacrées ; puis une deuxième et dernière fois, après quoi, quiconque était vu près de l’enceinte sacrée était mis à mort sans merci. La loi était formelle et sacrée. Il n’y avait aucune exception à la règle.
24Il y eut un jeune arii de Vaiari qui s’appelait Terii o atea, un jeune garçon né dans le ura moemoe de Farepua, né dans la pourpre diraient les Européens, ainsi que du marae royal i Hitiaa, qui fut tué conformément à cette loi pour avoir été trouvé près de l’enceinte du marae à un tel moment. Plus tard, je vous en dirai davantage sur le triste sort de ce jeune prince.
25La fin de la cérémonie était annoncée par les instruments royaux sacrés et les chants des prêtres ; tandis que le grand-prêtre envoyait son messager annoncer sa venue auprès du arii nui, du arii des hiva, qui l’attendaient à la maison tahuna i ahuru pour entendre les ordres et les décisions des dieux.
26Traditionnellement, voici comment se déroulait ce service sur le marae le jour du taimara : avant le lever du soleil, les prêtres étaient sur le marae pour décorer le temple de ses ornements précieux de ura. Quand tout était prêt, ils formaient un cortège au grand-prêtre, lequel envoyait alors un messager pour transmettre l’ordre de battre et faire retentir les instruments sacrés. Ceci était pour annoncer la venue de « la Lumière », Teaô, comme le grand-prêtre était appelé.
27Habillé de ses vêtements sacerdotaux, accompagné par ses prêtres, il pénétrait dans l’enceinte du marae. Le tai rua, second appel des instruments se faisait entendre, accompagné des acclamations de « Manava, Manava, Manava à Oro, à Taaroa, à Tane » trois fois répétées. Seul le grand-prêtre s’approchait de la marche du marae, tandis que tous les autres s’inclinaient profondément jusqu’à terre et à voix fortes s’écriaient trois fois « Maeva, Oro, Maeva, Taaroa ; Maeva, Tane ».
28Seul le grand-prêtre chantait le opu, ou l’invocation aux dieux :
« Maeva au dieu Oro, au dieu Taaroa, au dieu Tane,
base invisible, fondement invisible, suprême. »
29Suivait un autre maeva, où cette fois les autres prêtres mêlaient leurs voix à celle du grand-prêtre. Le grand-prêtre se tenait maintenant près du siège sacré, ou papa, sur lequel le dieu était supposé avoir pris place et d’une voix forte, s’écriait :
« Manava, Taaroa, le dieu, Manava, bienvenue !
Il est le grand fondement qui maintient la terre, les grands piliers de la
terre, les pierres d’appui.
Maeva à Taaroa,
La terre salue sa venue,
Il est le nombril sacré de là terre, l’arrière-faix, celui qui tient le roc et les
sables.
Qui est venu de la lumière, des ténèbres, il grandit et remplit les cieux de
sa croissance, par sa puissance.
Maeva au nombril du dieu Taaroa, à sa venue,
à sa splendeur, à son pouvoir.
C’est lui qui créa, qui construisit, qui rassembla les rocs de la fondation,
qui attira à lui les sables, qui attira vers lui, les rayons de Raa,
pour illuminer la terre, qui s’en alla chercher les nuages des cieux,
qui tira d’eux les eaux.
Maeva au dieu !
Demandez à la base, qui rassembla les sables, qui les retinrent,
Demandez aux profondeurs de Toareva, qui donna le mouvement à la terre,
qui donna le pouvoir aux vents, qui entraîna l’ouragan jusque dans
Toareva, qui fit sortir la boue des profondeurs cachées, qui la
répandit, n’était-ce pas le dieu Taaroa ?
Manava à son nombril sacré !
Taaroa, Oro et Tane.
Je t’invoque, cache ta face, ta face divine.
Fais-moi seulement entendre ta voix sacrée, car mon corps et mes entrailles
tremblent d’effroi devant ta personne sacrée, du pouvoir de la nature
sacrée, du puissant éclat de tes yeux, de ta face sacrée, de ta colère,
de ta toute-puissance
Oh ! enfants des hommes,
Prenez garde à la nuit du dieu, à la lumière qui brûle. »
30« Maeva, Maeva, Maeva ! » répétaient en écho les prêtres, leurs têtes inclinées, tandis que le grand-prêtre continuait l’invocation :
« Taaroa le roc, Taaroa les sables, Taaroa le créateur tout puissant,
Ma voix tremblante t’implore, donne-nous la preuve de ton pouvoir !
Répands-le sur la terre ; donne-lui grande fertilité ; qu’elle porte fruit ;
que sa récolte soit aussi abondante que les sables de la terre,
afin que la terre soit aussi nourrie de ses merveilleux produits.
Répands ton pouvoir sur la mer,
pour que nos filets soient débordants de poissons.
Donne aux enfants de la terre, la force de cultiver la terre
que tu as créée pour l’homme.
Sauve-nous des guerres qui s’abreuvent de notre sang.
Rends notre arii prospère ; infuse ta nature sacrée dans les entrailles où
coule ton sang divin ; donne leur ton pouvoir divin et ta connaissance.
C’est la prière que je t’adresse, base fondamentale, piliers sacrés de la
terre. »
31Les voix des autres prêtres se joignaient alors à celle de Teaô, s’écriant : « Manava à Oro, Manava à Taaroa, Manava à Tane » tandis que les instruments sacrés rythmaient en harmonie.
- 2 Ruro et taupo : des oiseaux noirs au cri lugubre qui vivent dans des endroits sombres; le ruro, à l (...)
32Si un signe se produisait, le grand-prêtre était supposé l’interpréter... cela pouvait être une ombre soudaine projetée sur le marae, par un nuage, ou le cri du ruro et du taupo2, les oiseaux de la mort... Et, basée sur cette interprétation, venait sa parole, laquelle, dans certain cas, signifiait la vie ou la mort pour quelques-uns.
33Il y avait cinq circonstances où des hommes devaient être mis à mort en sacrifice aux dieux : pour la consécration d’un arii nui ; pour une déclaration de guerre ; pour une fête en action de grâce après une guerre ; pour un appel à la vengeance ; et enfin pour implorer la guérison d’un arii gravement malade.
34Le nombre des victimes condamnées pour un tapu, ou sacrifice, était toujours décidé sur le marae. Les êtres humains sacrifiés, étaient pris dans la classe la plus basse de la société, parmi les titi, esclaves. Quelquefois ceux-ci parvenaient à s’échapper de cette mort affreuse ; dans ce cas, les guerriers devaient trouver un manahune pour compléter le nombre de victimes requises, faute de quoi, ces guerriers devaient payer de leur propre vie, car l’ordre était irrévocable et devait être exécuté à tout prix. Les deux classes d’hommes, les vao et les manahune des montagnes, étaient condamnés dès leur naissance à ce destin fatal. Les résonances de leur terreur nous sont transmises dans ce poème :
De Farepua le messager est venu.
L’appel aux hiva est délivré à Hooma tavana.
Les guerriers sont en marche. Ils approchent, ordre des dieux.
Le Toa, vent du Sud, souffle, soulevant les eaux des profondeurs,
entrechoquent les vagues,
Cela vient de cette maison redoutée de Tahuna i ahuru.
Les oiseaux [vao et manahune] sont en émoi ; ils courent, tremblants,
leurs corps pris dans les branchages
Les yeux hagards sortent de leurs orbites, les pieds paralysés,
haletants, la langue sèche.
La peau qui recouvre leur corps vivant frémit de terreur mortelle.
Un cri de désespoir retentit : « O Aumoana ! O Tetunae !
Sauve-moi, que je puisse me cacher dans la vallée,
Où l’homme ne passe pas, où l’armée de la mort ne vient jamais !
Oh, j’entends le rythme hallucinant des tambours des dieux de Farepua ! »
L’ordre est donné. Saisissez, tenez bon !
Les dieux réclament un tapu, un tapu pour les dieux de Farepua.
Notes
1 Nato. Petit poisson d’eau douce qui ressemble aux truites, et que l’on prenait dans un endroit, très loin, dans les montagnes.
2 Ruro et taupo : des oiseaux noirs au cri lugubre qui vivent dans des endroits sombres; le ruro, à l’ombre des arbres; le taupo dans des trous sous la terre. Le taupo ne s’entend que la nuit.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.