Synthèse émergence et diversifications du Lapita Calédonien
p. 211-235
Texte intégral
1Toute tentative de synthèse sur un ensemble culturel développé il y a plusieurs millénaires a vocation à rester définitivement incomplet. Les différents chapitres de cet ouvrage ont proposé un état des lieux de nos connaissances sur l’ensemble Lapita, mettant en lumière nos acquis, nos questionnements et les nombreuses zones d’ombre qui continuent à alimenter les débats entre chercheurs. Après avoir défini dans ses grandes lignes les caractéristiques des sociétés austronésiennes au moment de la découverte des premiers archipels de l’Océanie lointaine, les pages précédentes sur les sites Lapita de l’archipel calédonien ont fait émerger un certain nombre d’informations majeures mais ont également souligné combien la faible extension spatiale des fouilles stratigraphiques limitait notre compréhension du quotidien Lapita. Ces remarques ont été réitérées à plusieurs reprises dans les chapitres sur la culture matérielle. Cette synthèse se veut donc avant tout un point d’étape dans la recherche archéologique sur la période de premier peuplement austronésien de la Nouvelle-Calédonie.
2Nécessairement, les hypothèses proposées ici ne seront pas toutes acceptées par d’autres chercheurs travaillant sur le sujet. Ceci n’a rien d’étonnant ni de problématique, les écrits scientifiques de plus en plus nombreux sur la question Lapita montrant régulièrement combien les interprétations pouvaient varier entre les auteurs, sur des aspects aussi fondamentaux que les techniques de navigation, les caractéristiques anthropologiques ou les traditions d’organisation sociale des groupes entamant le peuplement du sud du croissant mélanésien.
3Ainsi, les données détaillées sur les dynamiques de peuplement Lapita dans l’archipel des îles Reef/Santa Cruz, à l’entrée de l’Océanie lointaine, n’ont pas encore été publiées (Green, 1976, 1978a ; Donovan, 1973 ; Sheppard et Green, 1991), ce qui n’a pas empêché la mise au jour de désaccords récents sur la chronologie d’occupation des différents sites (Best, 2002 : 49-50, 64-65 ; Felgate, 2003 : 79-85, contra Green et al., 2007, 2008a, 2008b Jones et al., 2007 ; Sheppard et Green, 2007). De même, la multiplication récente des recherches sur le premier peuplement du Vanuatu (Bedford, 2003, 2006a, 2007) devrait aboutir dans les années avenir à une redéfinition en profondeur de la phase culturelle fondatrice des traditions océaniennes de cet archipel.
4Dans l’attente de ces travaux sur l’espace géographique marquant l’entrée de l’Océanie lointaine, ces pages proposent une synthèse générale de la période Lapita pour l’extrémité méridionale du croissant mélanésien, en focalisant l’attention principalement sur l’archipel calédonien. L’objectif est de dégager, pour cette région, les spécificités d’adaptation et d’évolution des groupes austronésiens de premier peuplement au cours des premiers deux à trois cents ans de présence humaine, afin en particulier de contribuer à montrer la diversité des processus mis en place, suivant les « provinces », par des groupes au départ culturellement proches.
LE PREMIER PEUPLEMENT CALÉDONIEN : ORIGINES ET DIRECTIONS
5La question de la date de premier peuplement humain de la Nouvelle-Calédonie a été une question récurrente depuis les tout débuts du processus de colonisation européenne. L’archipel, localisé au sud du croissant mélanésien, est géographiquement un « bout de route », un isolât décentré par rapport à la chaîne d’îles qui se succèdent d’ouest en est. Pendant longtemps (Sand, 2005 pour un historique) a été favorisée l’hypothèse d’un peuplement ancien de type « paléolithique » proposé dès la fin du xixe siècle (Glaumont, 1888), progressivement redéfini dans les écrits et les synthèses (Shutler et Shutler, 1975 ; Frimigacci, 1977). L’hypothèse d’un peuplement pré-austronésien pouvait encore être considérée comme possible il y a une quinzaine d’années (Gorecki, 1992), bien que, déjà, elle apparaisse peu probable (Sand, 1995a : 49-61)1. Au cours de la dernière décennie, la multiplication des fouilles dans différents ensembles d’abris sous roche, aussi bien sur la Grande Terre qu’aux îles Loyauté, a permis de récuser avec quasi-certitude l’idée d’un peuplement pré-austronésien ancien (Sand et al., 2003). Aucune occupation de site et aucune donnée paléo-environnementale (Stevenson, 1998, 2004) ne remontent à plus de trois millénaires.
6Toutes les données régionales et locales tendent ainsi à montrer qu’il faut chercher les sources du premier peuplement de l’archipel calédonien dans le cadre de la première expansion austronésienne à travers l’Océanie lointaine. La chronologie actuellement identifiée vient en complément des autres données définies pour la région, pour soutenir l’idée d’un axe de progression à travers l’archipel du Vanuatu. Ceci se complète bien avec l’hypothèse que :
« la navigation en Océanie lointaine lors de la phase de dispersion était techniquement restreinte à une direction sous le vent et était probablement relativement lente lors des grandes traversées* » (Anderson, 2003 : 81)
7Géographiquement, il apparaît logique de postuler que c’est la partie orientale de la Nouvelle-Calédonie, formée par les îles Loyauté, qui a été découverte en premier. Même si la présence d’îles nouvelles au sud-ouest devait être connue aux premiers groupes explorant Tanna et Anatom, car visibles par très beau temps, la direction pour les atteindre était profondément différente des axes suivis au cours des générations précédentes. Il est possible que la première traversée se soit faite dans le cadre d’une fenêtre de vents particulière (Anderson, 2003 : 80 ; Anderson et al., 2006), à partir d’un point au centre ou au sud de l’archipel du Vanuatu. De Efaté, la distance vers les îles Loyauté est de 370 km ; de Tanna, elle s’amenuise à 250 km, le passage le plus court étant par Anatom avec moins de 220 km.
8Nous ne saurons probablement jamais quelle a été la première île touchée, mais il est fort probable que le premier voyage d’exploration ait concerné du premier coup l’ensemble de l’archipel. En effet, les distances séparant les îles principales des Loyauté ne dépassent pas 50 km, avec une inter-visibilité complète paire par paire, elles-mêmes étant séparées de la Grande Terre de la Nouvelle-Calédonie par un passage d’environ 110 km. Comme pour toutes les autres îles, il n’est pas évident que cette toute première exploration ait laissé des traces archéologiquement discernables. Les quelques foyers aménagés sur les bords de plage dans le cadre de campements limités probablement à un ou deux jours, renfermant des déchets de nourriture de quelques repas, n’ont pas dû survivre au cyclone suivant. Cette donnée implique qu’il est peu probable que l’on puisse déterminer avec précision, en prenant en compte la fourchette d’erreur des calibrations C14, à quelle date a été découvert l’archipel calédonien. Ceci est tout particulièrement vrai pour des contextes de grandes dunes avec des sites étendus, comme à Kurin-Patho sur Maré ou Keny et Hnaéo à Lifou. Théoriquement, de par la relative inter-visibilité de la chaîne d’îles à partir des îles Banks au nord du Vanuatu jusqu’à l’île des Pins, ceci a pu avoir lieu dans les mois ayant suivi la découverte de l’archipel du Vanuatu, dans le cadre d’un processus d’exploration systématique ne supposant pas nécessairement l’implantation humaine permanente. Cette hypothèse reste théorique et n’est pas répétée dans le processus d’exploration de la région par les tout premiers explorateurs européens par exemple. On peut donc penser, a contrario, que cette première phase d’exploration dans le sud-ouest du croissant mélanésien a été menée à partir de quelques bases déjà permanentes installées dans le nord et le centre du Vanuatu.
9Les occupations Lapita fouillées à ce jour en Nouvelle-Calédonie correspondent probablement en grande majorité aux deuxième et troisième phases de la typologie de premier peuplement présentée dans le chapitre 2 (Anderson, 1995 ; Graves et Addison, 1995). Ce qui caractérise tous les sites ayant mis au jour des vestiges structurés en relation avec des dates anciennes de première installation (trous de poteaux, foyers, fours) est la permanence de l’occupation sur plusieurs générations. Cette caractéristique est importante à relever, car elle diffère profondément de ce qui a été proposé récemment pour les sites Lapita de la zone Fidji-Polynésie occidentale, caractérisés en grande partie comme des campements temporaires de pêcheurs (Clark et Anderson, 2001). Ceci implique l’existence, dans l’archipel calédonien, de sites relativement étendus, se rapprochant plus des caractéristiques identifiées pour les implantations Lapita du reste de la Mélanésie insulaire que de celles des archipels plus à l’est en Océanie lointaine, caractérisées par des occupations apparemment temporaires (Anderson, 2001 : 20). Il semble donc impossible aujourd’hui, avec les données disponibles, de tenter une chronologie de fondation successive de sites de premier peuplement dans l’archipel ayant une réelle validité. La seule conclusion forte apparaissant à travers les résultats obtenus au cours des dernières décennies (carte 14) est que le premier peuplement permanent de la Nouvelle-Calédonie a eu lieu entre 1100 et 1050 ans avant J.-C, à la suite de voyages d’exploration, dont certains ont pu être plus anciens. Il a été caractérisé par la fondation d’un certain nombre d’installations pérennes en des points clés de l’archipel, alliant des caractéristiques écologiques et environnementales particulières.

Carte 14. – Localisation des aires d’occupation Lapita de Nouvelle-Calédonie connues et possibles et axes relationnels entre sites proches
10La forme qu’a pu prendre ce premier peuplement permanent peut être analysée sous différents angles. La cartographie de ces sites montre l’existence d’une distance moyenne d’environ 50 à 100 km entre les établissements connus à ce jour (carte 14). Tout en rappelant notre méconnaissance actuelle de cette période de premier peuplement pour la côte Est de la Grande Terre et donc la nécessité de confirmer dans le futur ce modèle d’implantation, celui-ci reste aujourd’hui une base d’analyse informative pour comprendre la stratégie d’implantation Lapita dans l’archipel. D’après les données, aucun site d’origine unique de premier peuplement, à partir duquel auraient été fondées ensuite des occupations secondaires, ne s’individualise. Apparaît plutôt une chaîne d’implantations majeures, servant chacune de centre à une région limitée. Les données des datations ne laissent pas à penser que cette image est due à un artifice archéologique. Elles obligent néanmoins à noter que l’intervalle de calibration couvre environ cinquante ans, soit deux générations. Théoriquement, on peut imaginer, dans ce laps de temps réduit, un processus de fondation simultanée de plusieurs centres majeurs répartis dans l’espace géographique. Mais le temps est assez long pour pouvoir également postuler la fondation d’un centre à partir duquel sont créées deux colonies filles au bout d’une génération, qui elles-mêmes sont, dès la génération suivante, le centre d’une ou deux nouvelles colonies-filles. Ce processus dichotomique aboutit en deux générations à l’établissement d’une dizaine de centres principaux, ce qui semble proche du chiffre actuellement connu (dans l’intervalle identifié) pour l’archipel calédonien. Cette hypothèse est néanmoins peu probable car, si le mécanisme au tout départ de l’implantation avait été structuré sur ce modèle de multiplication, celui-ci aurait dû se poursuivre au cours des générations suivantes, même de façon moins exponentielle (Di Piazza et Pearthree, 1999), aboutissant après cent ans à l’existence de cent à plus de cinq cents sites différenciés, dans l’hypothèse du doublement ou du triplement moyen de sites à chaque génération. Ces chiffres, qui se limitent aux premières générations et ne prennent pas en compte la deuxième moitié de la période Lapita, montrent une évidente surreprésentation du résultat théorique par rapport à ce qu’a dû être la réalité archéologique.
11La conclusion que l’on peut tirer de ces données est que le premier peuplement permanent de l’archipel a probablement été caractérisé par l’arrivée de plusieurs familles élargies, qui se sont installées – dans l’intervalle de quelques générations – en différents points clés des îles Loyauté et de la Grande Terre. Cette première implantation n’a pas entraîné, au cours des générations suivantes, une multiplication massive de nouveaux hameaux, mais plutôt la fondation de quelques nouveaux centres dans des régions préalablement délaissées, permettant de compléter le maillage des axes de contacts. Ceci est probablement le cas du site Lapita de Saint-Maurice-Vatcha (photo 118), fondé d’après les datations (Sand, 1999d), environ un siècle après les autres établissements principaux de l’archipel, peut-être par un nouveau groupe extérieur à l’archipel calédonien. Cette reconstitution permet de supposer une dynamique démographique spécifique au tout début du peuplement austronésien. En effet, il apparaît que durant la première phase d’installation, l’augmentation de la population ait été contenue à l’intérieur des sphères d’occupation issues de la phase de colonisation permanente. En clair, la population a augmenté sans qu’il y ait eu nécessairement un éclatement systématique des groupes familiaux au cours des premières générations. Il apparaît ainsi y avoir eu une relative harmonie au sein des structures sociales, ne nécessitant en particulier pas le départ des cadets afin de maintenir l’équilibre politique (Green, 2002 : 30-31). Cette conclusion laisse penser que le peuplement de la Nouvelle-Calédonie s’est inscrit dans un phénomène de ralentissement de la dynamique de progression, au sein d’un cul-de-sac géographique, structurellement de même type que ce qui peut être identifié pour la partie nord de la Polynésie occidentale (Sand, 2007b). Ceci est souligné par l’absence connue de progression vers le sud au-delà de l’archipel, alors que les simulations par ordinateur ont montré que la localisation d’îles comme Norfolk, les Kermadec et même la Nouvelle-Zélande aurait pu se faire « relativement facilement » à partir du sud de l’archipel calédonien (Irwin, 1992 :207). Des explorations vers le sud ont probablement eu lieu, mais elles n’ont pas abouti à un peuplement.

Photo 118. – Vue aérienne de la plage du site Lapita de Saint-Maurice-Vatcha à l’entrée de la baie d’Upi (île des Pins)
SPÉCIFICITÉS D’ADAPTATION À L’ENVIRONNEMENT GÉOLOGIQUE ET ÉCOLOGIQUE DIVERSIFIÉ DE LA GRANDE TERRE
12Le premier peuplement humain de la Nouvelle-Calédonie n’a pas seulement représenté l’implantation de groupes austronésiens sur de nouvelles îles. La spécificité des environnements géologiques et écologiques de l’archipel, couplée à sa position méridionale, a imposé une adaptation aux contraintes naturelles locales dès la fondation des premiers hameaux permanents. Il est probable que ces spécificités intrinsèques ont contribué à favoriser des occupations limitées durant les premières générations à certains sites centraux. Aux îles Loyauté, le choix d’implantation s’est centré sur des sites combinant l’atterrage facile à un rivage protégé, riche en ressources marines, avec un accès à de l’eau douce et la présence de sols cultivables à proximité de l’implantation pérenne (cf. chapitre 3). Les implantations sur les dunes ont favorisé un type d’occupation éclaté durant la période Lapita, identifiable sur les sites de Keny et Hnaeo à Lifou ou dans la région de Patho-Kurin à Maré (photo 119). Les modalités d’installation sur la Grande Terre ont été plus diversifiées, en réponse au caractère continental de ce fragment ancien de Gondwana. La largeur du lagon de la côte Ouest, qui peut se comparer en certains points de la côte à une mer intérieure, ainsi que l’absence de formations dunaires n’ont pas engendré un type d’occupation de même nature que ce qui est observable aux îles Loyauté. Il est néanmoins possible que des implantations éclatées et de formes relativement étendues sur le bord de côte aient été présentes dans la région de Pouébo au nord-est de la Grande Terre, où le lagon continu réapparaît proche de la côte. Enfin, dans le cas de la baie de Goro et des îles de l’estuaire du Diahot, le choix d’implantation a, de toute évidence, été dicté avant tout par l’abondance des ressources marines présentes autour d’un ensemble de petites îles, nichées dans un lagon abrité, face à la masse continentale (photo 120). A chaque fois, les mêmes besoins essentiels pour la survie d’une communauté fondatrice sont présents sur ou aux alentours immédiats du site : eau douce, ressources marines, terres cultivables, accès à la haute mer. Ainsi, comme ailleurs dans la région :
« les sites Lapita ne sont pas limités à un éventail restreint d’environnements.* » (Lepofsky, 1988 : 46)

Photo 119. – Vue de la plage de Patho à l’avant de la grande dune de bord de mer de Penelo à Maré
13Ils se combinent dans des environnements écologiques diversifiés. Cette diversité d’implantation, entre des occupations sur dunes face à des platiers frangeants, sur îlots surélevés ou sur plages d’estuaires, démontre une capacité d’adaptation des premiers groupes austronésiens à différents milieux et la volonté de s’implanter de façon permanente en différents points stratégiques de l’archipel. Ce maillage de sites Lapita, qui ne laisse de côté aucune région géographique, témoigne d’un processus délibéré de colonisation. De façon révélatrice :
« cette diversité dans les choix des habitats est un caractéristique centrale des espèces colonisatrices (Mac Arthur, 1972).* » (Lepofsky, 1988 : 46)

Photo 120. – Vue de la baie du Diahot et de l’embouchure de la rivière avec à gauche à l’horizon l’îlot Pam où a été localisé un site Lapita
14La diversité des bords de mer de la Nouvelle-Calédonie fait écho à la spécificité des environnements géologiques, pédologiques et écologiques présents sur la Grande Terre. Les premiers groupes à découvrir la grande île ont dû immédiatement noter que toute une partie des ensembles géologiques à l’arrière des bords de mer était formée de sols particuliers, les péridotites (Paris, 1981), portant une végétation tout à fait unique, que l’on sait aujourd’hui être endémique à plus de 75 % (Jaffré, 1980). Comme cela a été indiqué entre autres par les études polliniques (Hope, 1996 ; Hope et al., 1999), il est probable que ces zones de péridotites étaient en partie couvertes de forêts il y a trois mille ans. La particularité des roches ultrabasiques a certainement intrigué les premiers groupes Lapita, certains fragments minéralisés de garniérite (nickel) de couleur verte étant transportés à Saint-Maurice-Vatcha et, quelques siècles plus tard, aux îles Loyauté, probablement comme objets de curiosité (Sand, 1995b : 49). Tout un processus d’adaptation immédiat aux matières premières a dû s’opérer lors des premières installations. Si les groupes Lapita avaient apporté avec eux quelques fragments d’obsidienne (Sand et Sheppard, 2000) et probablement quelques poteries et herminettes lors de leurs voyages d’implantation, ces différents outils et objets ont demandé à être rapidement remplacés. Les analyses minéralogiques des poteries de la Grande Terre indiquent que les argiles utilisées pour la fabrication des céramiques provenaient de zones de marécages/mangroves de bord de mer, auxquelles ont été ajoutés des sables marins et lithiques comme dégraissants (Galipaud, 1992b ; Chiu, 2003b). Aux îles Loyauté, de formation karstique, seuls des sables détritiques coralliens ont pu être mélangés à des argiles de qualité moyenne (Dickinson, 2002). Des recherches parmi les différents types de roches différenciables dans les blocs charriés par les rivières ont permis de découvrir des pierres de couleur vert foncé de la famille des radiolarites, utilisées pour fabriquer des herminettes (Lagarde, 2004). Il est probable que les différents rognons de roches siliceuses comme la phtanite et le jaspe rouge, utilisés par les groupes pour leurs outils taillés, ont également été principalement récupérés dans les zones de plaines et dans les estuaires des rivières. Leur apparition dès les niveaux stratigraphiques les plus anciens témoigne d’une exploitation immédiate des ressources naturelles disponibles. Mais la présence, dans tous les sites Lapita importants, d’éclats taillés de quartz de type cristal de roche est l’indication que, dès les premières implantations, des groupes ont exploré l’intérieur de certaines vallées alluviales. En effet, les principales sources géologiques de quartz se situent dans l’intérieur des terres. Les rognons présents dans les gravats alluvionnaires des rivières sont dans la majorité des cas de taille trop petite pour pouvoir être exploitables (Pierre Morizot, com. pers., 2002). Il a donc fallu obligatoirement chercher les sources primaires de certaines roches siliceuses, ce qui démontre une exploration précoce de l’intérieur de la Grande Terre. Nous sommes loin de l’image proposée il y a encore quelques années qui voulait que, durant près de mille ans, les groupes se soient cantonnés aux bords de mer (Galipaud, 1996). Cette exploration probablement quasi immédiate de l’intérieur, qui n’implique aucunement une installation permanente, n’est pas réellement surprenante et découle d’un mécanisme naturel de découverte, comme le montrent les exemples historiques occidentaux au cours de ces derniers siècles.
15L’exploration des différents biotopes de la Grande Terre a certainement permis aux premiers groupes de noter la diversité des milieux écologiques présents. Contrairement à ce qui pourrait être souvent pensé, la présence de toute une faune endémique n’a pas dû être un étonnement, car chaque île découverte au cours des générations précédentes comportait des animaux étranges (Spriggs, 1997 : 137 ; Kirch, 1997a : 222-226). Ce qui a probablement fait la spécificité de la Grande Terre a été la présence de quelques espèces particulièrement grandes, comme le ratite Sylviornis neocaledoniae ou la grosse tortue à cornes Meilania mackayi (fig. 144). L’absence d’un nombre massif de restes de faune endémique dans les sites Lapita fouillés dans l’archipel a été interprétée par certains chercheurs, comme signalant des implantations postérieures à la toute première phase d’implantation humaine (David Burley, corn, pers., 2001), d’autres collègues expliquant cette faible présence plutôt par un processus taphonomique (Stuart Bedford, com. pers., 2006). Il est également possible que, de par la taille de l’île principale et la particularité des milieux écologiques (avec, par exemple, une forêt sèche endémique sur la majorité de la côte Ouest), la chasse n’ait pas été, dans beaucoup d’endroits, une activité aussi centrale que ce qui est observable ailleurs dans l’aire Lapita (Steadman et al., 1990 ; Steadman, 1999 : 380-382 ; Mead et al., 2002). De même, il est possible que lors du premier peuplement austronésien, la densité des gros animaux endémiques ait été plus faible que ce que l’on imagine couramment. La situation de la Grande Terre pourrait être proche de celle de la grande île de Viti Levu à Fidji, où Athol Anderson a montré que l’évolution des climats à la fin du pléistocène avait probablement entraîné une baisse de la masse démographique de certaines espèces (Anderson et al., 2001). Il n’en reste pas moins que ces animaux ont été chassés et consommés, comme le montrent en particulier les ossements de Sylviornis neocaledoniae, de Mekosuchus inexpectatus, du varan Varanus sp. et de Meilania mackayi identifiés sur la localité WKO013A du site de Lapita et sur le site WBROOlde Nessadiou (Balouet et Oison, 1989). Les premiers résultats obtenus sur le site de Pindaï (Anderson et al., 2010) (photo 121) indiquent que certains de ces animaux ont survécu quelques siècles dans les zones marginales de la Grande Terre, avant que l’expansion humaine ne finisse par trop empiéter sur leurs espaces écologiques minima. En conclusion, on observe donc, d’après les données actuelles, un processus particulier d’exploitation des ressources animales sur la Grande Terre par rapport aux modèles habituellement identifiés dans les autres aires Lapita, qui pourrait s’expliquer en partie par la spécificité du milieu. Il reste néanmoins probable que des cas se rapprochant plus du modèle classique du blitzkrieg (Steadman, 1999 : 382) soient présents dans des sites comme les îlots de la baie de Goro ou ceux de l’estuaire du Diahot, soulignant, une nouvelle fois, la diversité des mécanismes d’adaptation.

Figure 144. – Tentative de reconstitution de la tortue Meilania mackayi (d’après Balouet, 1993)

Photo 121. – Photo montrant le positionnement des différents os de la patte du Sylviornis à partir de vestiges découverts lors de fouilles dans les grottes de Pindaï
16Le volume de vestiges coquilliers et osseux présent dans les sites Lapita calédoniens (cf. chapitre 8) ne permet pas d’imaginer une économie tournée uniquement vers la chasse et l’exploitation du milieu naturel marin (Swadling, 1986 ; Davidson et Leach, 2001). Les explorations de découverte et les expéditions de chasse vers l’intérieur de la Grande Terre ont certainement permis aux premiers groupes de noter la diversité des sols. Il est donc probable que, dès les premières installations, des jardins horticoles aient été implantés à l’arrière des bords de mer. Il n’a pas dû falloir longtemps pour identifier que les sols sur péridotites étaient acides et peu fertiles, rendant illusoire toute utilisation directe de ces espaces couvrant environ un tiers de la grande île. L’histoire géologique ancienne de la Grande Terre fait que toute une partie des autres types de sols a également une nature pédologique appauvrie (Latham, 1981), les rendant moins fertiles que la majorité des sols océaniens. Ceci apparaît, en particulier, être le cas de ceux situés sur la façade maritime de la côte Ouest de la Grande Terre, à l’arrière des sites Lapita. Si l’on ajoute à cette donnée la spécificité climatique de l’archipel, caractérisée par des températures pouvant être relativement froides en hiver, ainsi que par une pluviométrie irrégulière combinant des épisodes de longue sécheresse et des périodes d’ensoleillement limité (Donguy et Hénin, 1981 ; Dewar, 2003 : fig. 2), il est probable que les premiers groupes austronésiens ont dû rapidement adapter une partie de leurs traditions horticoles apportées de régions plus tropicales. Il est d’ailleurs possible que l’absence du cochon (Sus scrofa) dans les sites Lapita de Nouvelle-Calédonie, soit due en partie à ce phénomène d’adaptation. Face à une nature apparaissant moins familière et peu fertile, les familles austronésiennes, qui devaient connaître la capacité de destruction du cochon, auraient choisi de ne pas risquer de contribuer à déstabiliser l’équilibre écologique en introduisant un tel prédateur. Comme cela a été observé ailleurs (Best, 1984 ; Anderson, 2003), ils auraient délibérément évité de le transporter lors des voyages d’implantation au-delà du centre du Vanuatu, où le cochon était présent à l’époque jusqu’à Erromango (Bedford, 2006a). L’introduction du cochon dans le sud du Vanuatu ne semble s’être produite que bien plus tard (Bonnemaison, 1986 ; Spriggs, 1997).

Photo 122. – Vue de jeunes plants de kava (Piper methysticuni)
17Les spécificités environnementales de la Grande Terre ont affecté d’autres aspects des traditions des premiers groupes austronésiens s’implantant dans l’archipel (Yen, 1990 : 268). Il doit ainsi être noté que deux végétaux importants, le Canarium connu plus au nord de la Mélanésie il y a plus de trois mille ans et, dans une moindre mesure, l’arbre à pain (Artocarpus altilis), un des aliments de base océaniens, n’ont pas trouvé de conditions favorables d’implantation en Nouvelle-Calédonie. Le kava (Piper methysticum) (photo 122) qui avait, d’après certains auteurs, été très rapidement domestiqué dans le nord du Vanuatu lors du premier peuplement austronésien (Kirch, 2000 : 219), ne s’est pas non plus implanté dans le sud de la Mélanésie durant la période Lapita. Il reste à souligner d’autres aspects souvent moins pris en compte dans les processus d’adaptation à un nouvel environnement : l’expérimentation des arbres endémiques qui pouvaient être employés pour construire les cases et les pirogues, les essais sur les végétaux locaux nouveaux qui pouvaient être utilisés pour la médecine et comme nourriture d’appoint, etc. Il est probable que les variétés de taros (Araceae) et d’ignames (Dioscoreaceae) apportées par les premiers navigateurs austronésiens étaient relativement rustiques et probablement résistantes, mais peu nourrissantes, comparées aux multiples variétés sophistiquées (mais fragiles) obtenues des millénaires plus tard par bouturages sélectifs successifs. Choisis pour s’accommoder à des sols très variables en qualité, dans le cadre d’un processus de première colonisation d’environnements insulaires multiples, ces tubercules devaient pouvoir se satisfaire de toutes les formes de biotopes. Certaines variétés rustiques de plantes, exploitées par les horticulteurs kanak au cours des derniers siècles et répertoriées par les botanistes (Barrau, 1956 ; Bourret, 1978), comme les clones anciens de l’arbre à pain Artocarpus altilis Fosb., les ignames Dioscorea nummularia Lam. et Dioscorea glabra Roxb., les taros Alocasia macrorhiza Schott. et Amorphophallus campanulatus (Rox.), ainsi que plusieurs produits aujourd’hui obtenus par cueillette ou semi-culture (Bourret, 1981) ont été classés comme des reliques des plus anciennes formes consommées. Faute d’identifications directes d’amidon ou de vestiges carbonisés issus des sédiments archéologiques, cette hypothèse ne peut pas être confirmée pour le moment. Aucune donnée directe ne permet également de démontrer directement, contrairement à d’autres régions (Lentfer et Green, 2004), la présence du bananier (Musaceae) et de la canne à sucre (Saccharum sp. L.), dont des formes archaïques ont aussi été inventoriées.
ECHANGES INTER-INSULAIRES ET ENRACINEMENTS LOCAUX DES SOCIÉTÉS DE PREMIER PEUPLEMENT
18Les différentes données présentées dans les chapitres précédents indiquent qu’il n’est plus possible de considérer l’ensemble de la dynamique Lapita comme homogène d’un bout à l’autre de l’aire géographique et de la période. Comme le montrent les données calédoniennes, ceci vaut aussi bien pour les productions de culture matérielle, que pour les modalités d’implantation des hameaux par exemple. Dans cette partie sont discutées les relations à courte, moyenne et longue distance qui existaient au sein de l’archipel calédonien, à partir de ce que l’archéologie montre des dynamiques d’échanges. Comme cela a déjà été noté par différents auteurs :
« la nature des échanges en Océanie proche était différente de celle en cours dans la région des Reef/ Santa Cruz, qui elle-même différait des échanges Lapita pratiqués dans la province formant le Vanuatu, les îles Loyauté et la Nouvelle-Calédonie, ou la province Fidji/ Polynésie occidentale.* » (Green et Kirch, 1997 : 20)
19Ceci est probablement avant tout dû à des cadres géographiques différenciés, au sein d’ensembles insulaires multiples, demandant à chaque groupe de premier peuplement une stratégie d’adaptation spécifique. Pour le sud de la Mélanésie, un facteur central a dû jouer dès la première phase d’implantation : l’absence de malaria. Si les débats restent ouverts sur la présence du paludisme il y a 3 200 ans dans le centre de l’arc mélanésien, il est clair qu’aucune donnée ne permet de supposer sa présence en Nouvelle-Calédonie. Les groupes austronésiens Lapita venaient de régions à malaria, comme le prouve la présence de l’haplotype GM dans toutes les populations océaniques modernes du Pacifique (Kelly, 1990 ; Clark et Kelly, 1993 ; Groube, 1993). Leurs structurations sociales et familiales avaient en conséquence certainement intégré, dans les mécanismes de reproduction, des aspects comme la forte mortalité infantile en bas âge et une espérance de vie moyenne relativement basse (Groube, 1996). Il est probable que les traditions austronésiennes, dans l’archipel Bismarck, se caractérisaient par une fécondité importante, afin de pallier la mortalité infantile et afin de permettre un équilibre démographique suffisant pour contribuer à l’avancée d’un front de peuplement. La poursuite probable de ces traditions en Océanie lointaine, du moins dans la première phase de peuplement, a dû rapidement modifier de façon visible les courbes démographiques. En effet, la situation sanitaire plus saine a engendré une mortalité infantile bien moindre et probablement un allongement moyen de l’espérance de vie. Ceci a, du coup, permis une augmentation plus conséquente de la masse démographique, mettant à disposition, théoriquement, plus de personnes pour le processus de fondation de nouvelles colonies. Il est difficile de démontrer, à ce stade, si ce processus a permis une accélération du front de peuplement. Mais il est clair que la présence d’un nombre plus important de jeunes dans les nouvelles colonies de l’Océanie lointaine dès les premières générations a dû influer sur l’évolution dynamique des systèmes sociaux ancestraux, contrairement à des situations à faible renouvellement démographique, qui demandent à pérenniser le cadre social afin de conserver une stabilité structurelle au groupe en équilibre précaire.
20Il semble probable qu’un processus d’augmentation significatif de la population en Mélanésie du Sud a influé sur les modalités d’organisation des réseaux d’échange à courte, moyenne et surtout longue distance. En effet, toute une partie des processus justifiant le maintien de contacts entre groupes à longue distance ainsi que la reproduction d’un cadre culturel ancestral dans un espace cohérent d’îles devenaient moins essentiels, à terme, à la survie d’un ensemble élargi de colonies apparentées. De plus, la vitalité effective de ces nouvelles implantations en matière démographique a dû contribuer à réduire considérablement la tradition endogame austronésienne, cherchant à maintenir plus au nord une paléo-population relativement homogène2 (Bellwood, 1986 ; Green, 2003). Découvrant une région vide de populations, les groupes Lapita pénétrant en Océanie lointaine n’ont plus eu à défendre, face à d’autres cultures, leurs spécificités sous une forme pouvant comporter une notion « d’ethnicité » (Green, 2003 : 113). J’ai tenté de montrer ailleurs que le peuplement Lapita de l’Océanie lointaine à partir de l’Océanie proche n’avait pas été instantané et monolithique, mais s’était au contraire étalé sur plusieurs générations, avec l’arrivée de groupes ayant un fonds culturel partagé mais ayant des origines génétiques multiples et variables d’un groupe à un autre (Sand, 2007a). Dans ce contexte de première découverte, il est probable que les premières familles installées dans l’archipel des îles Reef/Santa Cruz et dans le nord du Vanuatu ont cherché à diversifier rapidement leur stock génétique qui devait déjà être complexe (Green, 2003 : 101-102), en y intégrant, par des mariages, des composantes issues des populations de chasseurs-cueilleurs non austronésiens (de type plus « mélanoïde ») installées dans le sud des îles Salomon. Sur des populations de petite taille démographique, cette influence génétique, combinée aux mariages avec d’autres groupes austronésiens arrivés plus tardivement et portant d’autres caractéristiques génétiques, a pu être extrêmement variée et diverse. Multipliée au cas par cas sur chaque nouvelle île nouvellement occupée et influencée par les processus d’effet fondateur bien connus en bio-géographie, cette dynamique a pu permettre l’apparition rapide de spécificités ainsi que de différences morphologiques et phénotypiques entre groupes.
21Ce processus complexe d’évolution et de diversification entre groupes dès les premières générations d’implantation en Océanie lointaine, a également dû permettre progressivement d’intégrer, dans les systèmes austronésiens de la moitié sud de l’arc mélanésien, des traditions et des influences culturelles non austronésiennes. Ces influences pourraient expliquer la dynamique d’évolution culturelle à court, moyen et long terme qui semble se dégager dans le centre et le sud de la Mélanésie insulaire. Cette dynamique apparaît en effet profondément différente des processus en cours dans l’archipel Bismarck (Specht et Torrence, 2007) et dans l’espace plus isolé de Fidji-Polynésie occidentale au cours des siècles suivant la première découverte de l’Océanie lointaine, engendrant une diversité dans l’évolution globale de l’ensemble culturel Lapita.
22Dans ce contexte, une diversification culturelle progressive est clairement apparente dans le sud de l’arc mélanésien après le premier peuplement, au sein d’ensembles de familles qui maintiennent des liens (tab. 10). Au-delà des similitudes des premières générations de motifs pointillés et de certaines formes de poteries, l’axe nord-sud de ces liens est démontrable par l’importation de quelques fragments d’obsidienne de l’archipel Bismarck jusqu’à l’archipel calédonien. Ces importations n’étaient pas directes mais, par un processus de descente de hameau en hameau, passaient par les sites du centre de la Mélanésie insulaire, où ce type de matériau est présent en nombre (Sheppard et Green, 1991 ; Green, 1992 ; Sheppard, 1993 ; Galipaud et Swete Kelly, 2007 ; Reepmeyer et al., sous presse). En sens inverse, certains pots Lapita, fabriqués sur la Grande Terre, ont à quelques reprises remonté l’axe du Vanuatu dans un sens sud-nord pour aboutir, par exemple, à Ifo à Erromango (Spriggs et Wickler, 1989), Teouma sur Éfaté (Bedford et al., 2009) et aux sites de Malo face à la grande île de Santo (Dickinson, 1971 ; Dickinson et Shutler, 1979). Ces liens à longue distance ont certainement dû permettre des mouvements secondaires de groupes Lapita à partir du centre de l’arc mélanésien, entraînant l’arrivée, en Nouvelle-Calédonie, d’autres familles plusieurs générations après la toute première découverte. Ceci semble être le cas du site KVO003 de Saint-Maurice-Vatcha à l’île des Pins, dont les dates d’occupation (ainsi que le matériel céramique) se placent en marge des autres ensembles Lapita étudiés à ce jour dans l’archipel (Sand, 1999d). Des données semblent également indiquer un lien avec la province Lapita orientale. Quelques tessons découverts sur le site LWT054 de Keny à Lifou, ont une technique de réalisation du décor pointillé avec un outil à dents allongées surtout identifiée dans la zone Fidji-Polynésie occidentale (Sand, 1998b). A partir de comparaisons typologiques a pu être montrée l’existence de similitudes dans la structure graphique de certains motifs en rectangle, présents dans le sud de l’arc mélanésien et dans la zone Fidji-Polynésie occidentale. Ces éléments ponctuels permettent de supposer l’existence de quelques liens à longue distance entre l’archipel calédonien et la partie orientale de l’aire Lapita, sans pour le moment autoriser d’extrapoler plus avant sur la nature et la régularité de ces contacts.

Tableau 10. – Présentation synthétique des échanges de matières premières et/ou de produits finis à longue et courte distance impliquant la province Lapita méridionale. La longueur de la flèche schématise l’intensité possible de la circulation d’objets
23Il est probable que des études futures montreront la circulation d’autres éléments de culture matérielle, bien qu’à ce stade, ces données préliminaires suffisent pour souligner l’existence de liens à longue distance durant la première phase de peuplement Lapita de cette région Sud. Mais plusieurs données indiquent que ces liens se sont rapidement distendus, bien qu’il soit difficile de préciser si ce processus a été brutal ou s’il s’est mis en place progressivement. Ainsi, les études de faune ont montré que Rattus praetor, une espèce originaire de Nouvelle-Guinée, avait été dispersée jusqu’à Fidji, mais ne se trouvait pas dans le sud du Vanuatu et en Nouvelle-Calédonie (White et al., 2000). Cette division nord-sud du Vanuatu se superpose à l’aire ancienne de répartition du kava (Lebot et al., 1992 ; Bonnemaison, 1986). Elle se positionne également à la limite entre les aires linguistiques centre et sud de l’archipel, ces dernières étant groupées par les études linguistiques avec les langues austronésiennes de l’archipel calédonien en un « sous-groupe sud mélanésien » (Lynch, 1999). Comme cela a été démontré par les données archéologiques, cette région géographique, culturelle et linguistique forme la « province Lapita méridionale », issue de l’évolution spécifique in situ des groupes austronésiens à partir de 1100-1050 avant J.-C. Les distances entre les îles du sud du croissant mélanésien restent toutes dans la fourchette d’une à deux journées maximum de traversée et ne devaient pas nécessiter des moyens de navigation très sophistiqués3. Elles permettent de supposer le développement de sphères d’échange limitées à la réciprocité directe locale ou à une réciprocité s’appuyant sur un site intermédiaire (Kirch et Green, 1997 : 21).
24Le peu de sites du premier millénaire avant J.-C. découverts et fouillés dans le sud du Vanuatu (Bedford, 2006) rend difficile la modélisation régionale des axes d’échanges sur l’ensemble de la province Lapita méridionale. Les données plus détaillées sur l’archipel calédonien permettent néanmoins de dégager quelques points significatifs. Le premier est de souligner que des échanges de matériaux finis, probablement en parallèle à des matières premières et à des matériaux périssables, ont eu lieu de façon régulière au cours de la période Lapita (tab. 10). En toute logique, ceci est avant tout identifiable aux îles Loyauté par la présence de matériaux lithiques (éclats, fragments d’herminettes) nécessairement originaires de la Grande Terre, ainsi que par quelques tessons de poterie dégraissés avec des sables lithiques issus de formations continentales (Dickinson, 2002 ; Galipaud, 1990 : 140 ; Sand et al., 2002 : 136). L’importation de produits finis des îles Loyauté vers la Grande Terre, est par exemple identifiable sur le site de SGO015 de Goro, par la présence de quelques tessons dégraissés au sable corallien, de texture et de décor spécifiquement loyaltiens. Des échanges entre sites de la Grande Terre sont identifiables à partir des différents types de dégraissants, comme par exemple sur le site SGO015 de Goro (Sand et al., 2001 : 98-99 ; Chiu, comm. pers., 2008). Malheureusement, comme l’a détaillé Dickinson (2002), divers processus géologiques spécifiques à la Grande Terre rendent souvent difficile l’identification d’échanges simplement à travers les études de dégraissants. Ceci a été confirmé par les analyses menées par Scarlett Chiu (2003a) sur la localité WKO013A du site de Lapita, qui n’ont pas permis d’identifier clairement des céramiques exogènes. Comme ailleurs dans le Pacifique Sud-Ouest, les données obtenues soulignent donc principalement que durant la période Lapita :
« la meilleure façon de caractériser les poteries est en les définissant comme des objets de commerce ou d’échange irréguliers ou occasionnels.* » (Green et Kirch, 1997 : 24)
25Les données archéologiques montrent que ces relations à courte distance, en particulier entre le nord de la Grande Terre et les îles Loyauté, se sont poursuivies tout au long du premier millénaire avant J.-C. (Sand, 1999b), par le transfert régulier de petites quantités de produits finis comme les poteries et les objets lithiques. En cela, le cas calédonien est peu différent de ce qui a été identifié dans la zone Fidji-Polynésie occidentale pour la même période (Sand, 2007b). Pourtant, ce qui est probablement le plus significatif est que, contrairement à cette dernière (Sand, 1992), le maintien de ces contacts n’a pas engendré une évolution concomitante homogène des traditions culturelles durant les siècles suivants. En effet, au bout de quelques générations, apparaît une évolution différente des traditions céramiques entre la Grande Terre, les îles Loyauté et le sud du Vanuatu. Ceci se traduit aux îles Loyauté – après une évolution interne spécifique des productions Lapita – par une disparition rapide des motifs pointillés complexes. Les ensembles diversifiés anciens sont remplacés par des alignements ouverts de zigzag et des motifs incisés sur quelques formes standardisées de pots. Le peu de vestiges Lapita identifiés dans le sud du Vanuatu laisse penser qu’un phénomène similaire de simplification rapide des ensembles céramiques s’est produit, avant un processus (plus ou moins lent suivant les îles) voyant la disparition progressive de la production céramique dans ces deux sous-régions (Bedford, 2000 ; Sand, 1998b). Sur la Grande Terre, l’évolution au sein de chaque aire géographique semble avoir été marquée par un phénomène de multiplication de sites secondaires à la fin de la période Lapita, entre 900-800 avant J.-C, avec l’apparition de hameaux dans des zones moins favorables, renfermant relativement peu de vestiges de poteries Lapita pointillées. Dans ces sites, celles-ci se trouvent en association avec un nombre de plus en plus significatif de poteries carénées imprimées au battoir, qui apparaissent se développer au détriment des poteries non décorées de la tradition ancienne. Une évolution spécifique de poteries incisées de petite taille peut être observée dans le sud de l’archipel, avec l’apparition, par exemple, de motifs en triangle. Les herminettes, qui sont de plus en plus fabriquées dans des roches siliceuses grises et non des roches vertes, perdent leurs bords linéaires (en évoluant vers des sections plus lenticulaires) et s’allongent (photo 123), probablement à la suite d’un processus d’adaptation à un matériau plus dur que les radiolarites vertes. Enfin, certains ensembles de parures en coquillage, ainsi que des formes particulières d’hameçons ne sont plus fabriqués (Sand, 2001c : 86). Ces sites tardifs marquent la transition vers une nouvelle période.

Photo 123. – Exemple d’herminette post-Lapita à section lenticulaire en phtanite
LE FACTEUR « TEMPS » DANS L’ÉMERGENCE D’UN « LAPITA DU SUD »
26L’étude des évolutions internes à chaque site au cours de la dizaine de générations ayant caractérisé le Lapita pointillé a montré l’existence d’une dynamique culturelle, ayant rapidement permis l’émergence de spécificités locales durant la période de premier peuplement austronésien dans l’archipel calédonien. Tous les résultats démontrent qu’il n’est plus possible d’envisager, sur des siècles, une structuration statique des sociétés Lapita en Océanie lointaine (fig. 145). Au contraire, ces sociétés de premier peuplement ont commencé à se diversifier et à se singulariser entre archipels dès les premières générations s’installant sur les nouvelles îles découvertes. Suivant les régions, ces dynamiques internes ont pris des directions différentes. Ainsi, si les groupes austronésiens ont découvert le sud de la Mélanésie insulaire et l’ouest de l’archipel de Fidji approximativement en même temps, les mécanismes d’implantation ont été différents, avec, d’un côté, une focalisation sur un certain nombre de sites pérennes (Sand, 1996a) et, de l’autre, une multiplication de petites implantations, pouvant avoir un caractère intermittent (Clark et Anderson, 2001). La différence entre les environnements insulaires est certainement en partie responsable de ces choix. Néanmoins, les particularismes locaux dans l’évolution de la culture matérielle montrent que les stratégies d’adaptation ne s’expliquent pas uniquement par le simple déterminisme écologique. S’il y a eu un ralentissement du iront de peuplement Lapita dans l’archipel calédonien, peut-être partiellement en réponse à un climat et à un environnement uniques en leur genre, celui-ci a probablement répondu également à des contraintes sociales différentes de ce qui était à l’œuvre ailleurs en Océanie au même moment. En effet, s’il ne s’était agi que de s’adapter à des températures plus froides et à des écosystèmes archaïques ou appauvris, les potiers Lapita de la Grande Terre et de Fidji-Tonga auraient fait évoluer leurs traditions céramiques de façon relativement concomitante, au lieu de diverger de façon aussi significative au bout de quelques générations (Clark, 2007).

Figure 145. – Illustration des différences typologiques entre les formes de poteries ouvertes suivant les régions Lapita : (a) archipel Bismarck ; (b) îles Reef/Santa Cruz ; (c) Nouvelle-Calédonie ; (d) Tonga
27Si les débats restent encore vifs sur le nombre de voyages ayant eu lieu entre le croissant mélanésien et Fidji il y a 3 000-2 900 ans, les données archéologiques tendent à venir confirmer l’hypothèse que des relations multiples se sont maintenues durant plusieurs générations entre archipels mélanésiens, multipliées probablement par l’arrivée régulière de nouvelles familles originaires du nord, ainsi que par le retour de familles vers l’Océanie proche (Sand, 2007a). Encore une fois, ces relations maritimes n’étaient pas nécessairement de même intensité partout. Néanmoins elles ont favorisé, entre des îles relativement proches les unes des autres, une plus grande souplesse et une diversité dans les processus de peuplement. La multiplication des études statistiques sur les décors pointillés semble, en particulier, mettre en lumière l’existence de « groupes » graphiques (Noury, 2005) ou de « maisons » différenciées (Chiu, 2005) ayant été portés par les pirogues parcourant la région (Specht, 2007a). Résumer le peuplement Lapita du croissant mélanésien à une simple progression d’un front de peuplement unidirectionnel ne peut que masquer une série complexe d’allers-retours et d’arrivées secondaires de nouveaux groupes, parfois plusieurs générations après la première découverte d’un archipel. Suivre individuellement la trace de chacun de ces petits groupes reste pour le moment difficilement possible, en particulier parce qu’il est souvent délicat de différencier les sites de tout premier peuplement de ceux créés dans une seconde phase d’expansion. Seules des catégories grossièrement définies de motifs décoratifs peuvent être identifiées à ce stade (Chiu, 2007). Ces catégories sont caractérisées graphiquement par des différences majeures dans les choix de la technique décorative. Arnaud Noury a ainsi proposé, récemment, d’individualiser un « groupe nord » et un « groupe sud », en notant des différences dans l’utilisation d’un nombre déterminé de traits pointillés et d’alignements de ronds pleins (Noury, 2005). De son côté, S. Chiu a montré un lien statistique entre les décors du site de Saint-Maurice-Vatcha à l’île des Pins, peuplé relativement tardivement dans la chronologie calédonienne, et des sites de même époque aux Reef/Santa Cruz et dans l’archipel Bismarck (Chiu, 2003a : 231, table 6.1). Ceci pourrait indiquer l’arrivée d’un nouveau groupe dans le sud du croissant mélanésien, près d’un siècle après le tout premier peuplement.
28Les nombreuses spécificités typologiques et stylistiques du Lapita calédonien permettent de différencier cette entité géographique des autres régions du Pacifique Sud-Ouest il y a 3 000-2 800 ans et soulignent l’émergence progressive d’une province Lapita méridionale. Cette province méridionale n’a de sens que si est intégrée la notion de dynamique temporelle. C’est cette dynamique qui a permis, au cours des générations après la toute première découverte de l’archipel, de doucement faire évoluer, dans une direction spécifique, le bagage culturel apporté par les premières familles, bagage régulièrement recomposé également par l’influence de nouveaux arrivants. Ceci explique qu’il n’y ait pas eu, d’après mon interprétation, une évolution monolithique du Lapita dans l’archipel calédonien, mais plutôt des adaptations concomitantes au cours du temps, permettant de progressivement différencier cette province de ses voisines. Dans des sites où l’intégrité stratigraphique peut difficilement être mise en question, comme LPO023 de Kurin à Maré, on note, sur quelques générations, une progressive augmentation des vestiges archéologiques, témoins d’une implantation plus soutenue. Cette plus forte présence démographique probable n’apparaît pas liée, d’après le matériel archéologique, à une influence régionale majeure ayant correspondu à l’arrivée de nouveaux groupes (Sand et al., 2002). Ailleurs, comme sur le site WBR001 de Nessadiou, Arnaud Noury pense pouvoir identifier la convergence de deux « groupes » stylistiques (Noury, 2005 : 56). De son côté, Scarlett Chiu a tenté, sur la localité WKO013A de Lapita, définie comme un site comportant une tradition graphique intermédiaire, d’identifier les « associations » de marqueurs spécifiques, interprétés comme symbolisant des « mariages » ou des « alliances » entre différentes « maisons » (Chiu, 2005). Enfin, la forme du décor présent sur certains tessons semble révélatrice d’une influence extérieure directe, par l’arrivée d’une nouvelle « famille », comme cela est suggéré pour le site de Saint-Maurice-Vatcha (Noury, 2005 : 55). Mais cette influence peut aussi avoir été indirecte. Ceci est peut-être le cas sur le site LWT054 de Keny à Lifou, où un tesson comporte un décor large et ouvert de structure plus caractéristique du Lapita oriental, développé dans la région Fidji-Polynésie occidentale. On serait ici devant un phénomène de copie.
29La notion de province Lapita méridionale repose donc sur une diversité de spécificités et non sur un ensemble monolithique de particularismes, qui aurait été partagé par l’ensemble des groupes Lapita occupant l’archipel calédonien au cours des générations ayant suivi la première découverte. En cela, le cas calédonien apparaît, de plus en plus, être de même complexité que les évolutions observables ailleurs dans le Pacifique Sud-Ouest après 3 000 BP. Toute analyse détaillée d’un ensemble régional montre aujourd’hui le caractère divers des processus d’adaptation. Il semble que la province Lapita orientale, formée du triangle Fidji-Tonga-Samoa, a gardé une évolution régionale relativement structurée (Sand, 2007b). Dans le croissant mélanésien, la diversification se fait, au cours de la période Lapita, à des échelles micro-régionales, dans une dynamique de fractionnement (Bedford et Clark, 2001), ne permettant de définir in fine que des entités relativement vagues. De façon significative, ces entités semblent partiellement se superposer à des aires identifiées indépendamment sur des critères linguistiques. Le Lapita méridional, tel qu’il est envisagé dans ce travail, recouvre la région linguistique « proto-sud mélanésienne » de l’océanique méridional définie par le linguiste John Lynch (1999), qui intégre les archipels du sud du Vanuatu. Ceux-ci ont partagé avec l’archipel calédonien, durant une bonne partie de la chronologie, une série de particularismes : absence du kava (Piper methysticum) (introduit dans le sud du Vanuatu au cours du dernier millénaire), absence du Rattus praetor, présence de systèmes d’organisation politique non reproduits dans le centre et le nord du Vanuatu notammant. Cette concordance donne plus de poids à la notion de Lapita méridional, dans le cadre d’une étude globale du phénomène, sur l’ensemble de son aire d’extension (carte 15). En conclusion, il doit une nouvelle fois être souligné que cette province n’était pas culturellement monolithique. Tenter une homogénéisation trop poussée tendrait, à terme, à masquer les différences apparues au cours des siècles qui ont suivi le premier peuplement. Ces différences sont à l’origine d’une partie des spécificités locales ayant permis l’émergence, près de deux millénaires plus tard, des multiples organisations océaniennes traditionnelles de l’archipel calédonien.

Carte 15. – Pacifique Sud-Ouest : les différentes provinces Lapita identifiées à ce jour, zone d’extension de Rattus praetor et aire d’origine du kava (Piper methysticum)
QUE TENTENT DE NOUS DIRE CES POTERIES DÉCORÉES ?
Poteries et « sociétés à maison »
30Les données calédoniennes relativement nombreuses permettent une analyse prospective du rôle que pouvaient avoir les poteries décorées de pointillés, dans les sociétés austronésiennes de premier peuplement en Océanie lointaine. Si, de toute évidence, les poteries non décorées, décorées au battoir et peut-être certaines poteries décorées d’autres manières avaient un rôle principalement utilitaire, rien n’autorise à penser qu’il en était de même pour les poteries pointillées. Au contraire, tout suggère une utilisation spécifique (David et al., 1988), dans le cadre de rituels complexes. Bien que réfutée par certains auteurs (Best, 2002 : 99 ; Guiart, 2002 :264), l’idée (Green, 2003 : 109) que :
« les poteries Lapita étaient des éléments culturels d’un attirail d’objets nécessaires à une sorte de culte, de complexe de danse ou de rituel social* » (Terrell et Welsch, 1997 : 569)
31semble être la meilleure base d’analyse à ce stade des études. Un axe d’étude a récemment été développé autour du modèle de la « société à maisons » identifié par Claude Lévi-Strauss (1975), en proposant de voir, dans les poteries Lapita décorées, des symboles matériels :
« supposés avoir fonctionné comme des “attracteurs rituels” ou permettant une “objectivisation de relations”, comme signes d’une “histoire, d’une stature et du poids” d’une maison.* » (Chiu, 2003a : 362)
32A partir de cette hypothèse ont été tentées différentes études (Chiu, 2005 ; Noury, 2005), en particulier sur les formes stylisées de visages anthropomorphes, afin d’identifier des combinaisons possibles de motifs permettant de :
« suggérer soit une combinaison de symboles de différentes maisons, ou soit suggérant une continuité d’utilisation de motifs au cours du temps.* » (Chiu, 2003a : 363)
33Une autre direction d’étude, développant l’idée que les motifs pointillés étaient des symboles graphiques liés à des rituels funéraires, a été menée dans le cadre d’une analyse régionale (Noury, 2005). Enfin, Simon Best a récemment proposé que ce qui a permis l’expansion de la tradition Lapita a été :
« un événement hors de l’ordinaire ayant eu lieu dans l’archipel Bismarck, au-delà de tout ce qui avait eu lieu avant – peut-être l’apparition d’un individu charismatique capable de manipuler et d’élargir un système hiérarchique et religieux déjà en place – un “prophète” qui avait su attirer une suite et créa un mouvement* » (Best, 2002 : 100)

Photo 124. – Outil de tatouage traditionnel polynésien à multiples dents (Muséum of Samoa)

Figure 146. – Motif pointillé de labyrinthe sur une grande poterie Lapita au graphisme structurellement proche d’un tressage de natte
34Comme pour d’autres études archéologiques de ce type, de nombreuses questions sur le mode de traitement des données et les choix d’interprétation des statistiques restent posées par ces études, aussi bien au niveau de chaque site (Chiu, 2005) qu’au niveau d’analyses régionales (Noury, 2005). Néanmoins, l’intérêt de ces recherches, qui ne se focalisent pas uniquement sur l’étude matérielle et graphique mais ouvrent sur des considérations d’ordre plus social et anthropologique (Terrell et Schechter, 2007) doit être rappelé.
Symboliques des décors pointillés et poteries rituelles
35Dans le cadre du questionnement sur le rôle possible des poteries Lapita décorées, il apparaît utile dans cette dernière partie de souligner un certain nombre de points qui me semblent significatifs, en apportant quelques éléments comparatifs nouveaux. Si les débats continuent à exister sur le sexe des individus fabriquant les poteries décorées (hommes et/ou femmes) (Marshall, 1985 ; Kirch, 1997 : 150-153 ; Guiart, 2002 : 252), sur la question de l’existence ou non de potiers spécialistes, etc., peu d’archéologues réfutent le lien entre décors pointillés Lapita et tatouages. Tout porte à croire qu’au tout début du développement du Lapita, il y a eu transfert d’une tradition complexe de tatouages développés sur la peau humaine, vers l’argile séchée de poteries, les motifs étant appliqués sur le même principe de l’outil denté (Green, 1979b ; Kirch, 1997a : 142) (photo 124). Les nombreuses comparaisons régionales possibles montrent que les motifs des tatouages océaniens n’étaient jamais réalisés pour leur seul intérêt graphique ou esthétique, mais comportaient tous un sens. Ils avaient souvent un nom et ne pouvaient être appliqués qu’en suivant des règles hiérarchiques, sociales et de différenciations sexuelles strictes variables au cours du temps (Ottino et Ottino, 1998). Il semble peu discutable que les décors Lapita transmettaient un « message » et comportaient un sens que certains auteurs tentent de mieux définir (Chiu, 2005 ; Noury, 2005 ; Terrell et Schechter, 2007). Les analyses comparatives ont également montré des rapprochements graphiques possibles avec d’autres productions traditionnelles (Newton, 1988 ; Craig, 1995)4. Ainsi, une simple observation du motif en labyrinthe (fig. 146), permet d’identifier une construction de lanières tissées comme les nattes, renvoyant peut-être à des motifs réalisés il y a trois mille ans avec des fibres végétales. Un rapprochement peut également être fait avec les motifs de tressage en fibres végétales de différentes couleurs, réalisés sur les poteaux de grandes cases, en particulier en Polynésie occidentale (photo 125). Plus intéressant, à présent qu’a été démontrée l’existence de poteries Lapita peintes (Bedford, 2006b), un rapprochement peut être fait avec certains types de tapas (support végétal également recouvert de motifs vraisemblablement liés au graphisme Lapita ; Kooijman, 1972 ; Green, 1979b) de Polynésie occidentale, qui comportent également deux phases de décoration. La première consiste à appliquer un support végétal rigide sur la fibre, afin d’imprimer un décor géométrique en toile fine, la seconde a pour but de dessiner un ensemble de traits et de courbes larges formant des cadres remplis de différentes couleurs et venant recouvrir les décors fins (photo 126). La similitude de ce procédé avec celui identifié sur la poterie peinte du site de Vao au Vanuatu (Bedford, 2006b) est frappante.

Photo 125. – Motifs de tressage de tradition tongienne d’un poteau de grande case cérémonielle reproduisant des motifs présents dans le répertoire graphique Lapita

Photo 126. – Exemple de décor imprimé (en noir) et peint (en brun) sur un grand tapa (siapo) de Futuna (Polynésie occidentale)
36Plusieurs auteurs ont tenté de comprendre le lien entre les décors principaux et les frises. Ils insistent souvent sur le côté très formalisé des associations, notant par exemple que :
« les motifs sont [...] “à l’endroit” au-dessous du bord mais “à l’envers” au-dessus d’une carène. » (Noury, 2005 : 21)
37Je ne suis pas convaincu, pour ma part, qu’il ait existé une systématique aussi rigide dans les combinaisons entre motifs centraux et frises. Au regard des données statistiques, il est clair que certains motifs étaient préférés à d’autres et qu’une partie de la diversité graphique connue plus au nord dans l’arc mélanésien, n’a pas été développée après le premier peuplement de l’archipel calédonien. Ceci est par exemple le cas du décor en « chapeau chinois », connu comme motif de frise mais également comme motif principal relativement classique dans les autres provinces Lapita (la « maison ») (Anson, 1983 : 221, 228-232, 237-238) mais identifié sur trois exemples seulement parmi plusieurs milliers de tessons pointillés des collections calédoniennes. A l’analyse des poteries relativement bien conservées, il se dégage plutôt, comme impression générale, que les potiers disposaient d’une certaine liberté dans l’association des bandeaux centraux et des frises. Ces combinaisons étaient réalisées tout en respectant des règles graphiques et en faisant un choix dans les motifs principaux imprimés, afin que la poterie puisse servir de support à un message. C’est ce qu’illustrent les trois poteries comportant un décor en labyrinthe découvertes dans la fosse de bord de mer de la localité WKO013A de Lapita, dont la similitude de réalisation pourrait correspondre à la marque d’un seul et même artisan (photo 127). La grosse poterie complète n° 2 de la fosse se distingue des autres par une différence de couleur entre la partie supérieure décorée du pot et la partie inférieure non décorée. Si cette différence n’est pas liée à des processus taphonomiques ou à des montages différés de plaques d’argile, elle pourrait témoigner d’une recherche technique, permettant de valoriser l’espace décoré sur ces très gros pots, tout en donnant une assise solide au récipient grâce à l’emploi d’une argile de meilleure résistance. Cet exemple souligne, dans tous les cas et une nouvelle fois, l’importance centrale qui semble être accordée à la partie décorée de la céramique.

Photo 127. – Décors en labyrinthe construits sur le même modèle, sur trois grandes poteries de la fosse céramique découverts sur la localité WKO013A du site de Lapita

Photo 128. – Fouilles en cours sur les poteries Lapita carénées remplissant la fosse céramique de la localité WKO013A du site de Lapita
38On peut également penser que le passage de la technique du tatouage du corps humain à l’impression sur la poterie a dû comporter un processus de ritualisation symbolique des récipients en argile5. Toute une série d’exemples puisés dans les traditions des sociétés austronésiennes (Kirch, 1997a : 143-144 ; Chiu, 2003a : 65-75), montre que certaines céramiques dans la grande région étaient investies d’une forme de personnalité. Elles étaient nommées, vénérées, parfois transmises de génération en génération comme symbole ancestral mais aussi « tuées » afin de perdre leur puissance. Ainsi :
« [à] Aibom dans la zone du Sépik, des pots sont décorés avec des visages anthropomorphes stylisés et portent le nom d’esprits.* » (De Smet, nd : 22)
39En lien avec toutes ces observations, les données calédoniennes permettent d’émettre l’hypothèse que tous les pots décorés n’avaient pas le même « statut » et qu’il existait une utilisation spécifique de chaque forme (Sand, 2001a : 73). En effet, si toute une série de poteries carénées presque entières, de toute évidence volontairement enfouies, a été découverte sur des sites Lapita de l’archipel (photo 128), aucun cas d’enfouissement de formes à fond plat n’a été signalé à ce jour. Ceci pourrait indiquer que, même si des décors proches étaient appliqués sur ces deux formes, chacune était utilisée et surtout abandonnée différemment. Cette remarque rejoint les observations faites récemment sur le cimetière Lapita de Teouma au Vanuatu, où les restes de cylindres ne sont présents qu’à proximité des sépultures. Sur ce même site, le premier plat Lapita entier découvert en fouilles dans le Pacifique recouvrait un crâne placé dans un pot (Bedford, 2007 : fig. 6). Cet exemple régional montre que la progressive diminution des grandes poteries complexes à fond plat après les premières générations pourrait signaler une évolution des rituels et/ou des symboliques liés aux poteries Lapita, peut-être dans un processus « d’enracinement » des traditions et de perte d’un certain nombre de référents anciens, en particulier ceux attachés aux rituels funéraires.
Un rituel « d’humanisation de l’espace insulaire » ?
40Au premier abord, il peut paraître contradictoire que des poteries aussi finement décorées et entrant dans des rituels, entre autres, funéraires aient pu être néanmoins, pour la plupart, brisées au point que, pendant longtemps, les archéologues n’ont découvert que de petits tessons dans leurs fouilles. La contradiction semble encore grandir lorsque l’on constate que certains exemplaires complets, dont seul le fond était absent, étaient enterrés dans des fosses artificielles creusées ou étaient enfouis à côté de dépouilles lors d’enterrements. Cette apparente contradiction pourrait, en définitive, être elle-même liée à un rituel spécifique auquel étaient associées ces poteries. En effet, toute une série d’exemples ethnographiques en Mélanésie du Nord montrent l’existence de rituels pour lesquels étaient fabriqués des objets spécifiques. En Nouvelle-Irlande, il s’agissait de sculptures malanggan, entrant dans le cadre de cérémonies funéraires du même nom, organisées lors de la phase finale du deuil d’un personnage important (Derlon, 1997). Ces sculptures et ces effigies funéraires complexes nécessitaient plusieurs mois de fabrication dans des lieux bien particuliers et leur réalisation était accompagnée de rituels magiques multiples. Elles étaient réalisées sans modèle et répondaient pourtant à des règles de style et de décor codifiées. En effet, chaque groupement familial matrilinéaire « contrôlait » un ensemble propre de motifs et de formes. Au cours de la célébration des rituels, menée dans un lieu bien spécifique, ces sculptures étaient exhibées comme symboles d’ancêtres, avant d’être, soit détruites volontairement par le feu, soit laissées à pourrir, soit placées avec les dépouilles dans les grottes (Derlon, 1997 : 228-231). Une autre forme de rituel était pratiquée par les populations Elema habitant le golfe Papou de la Grande Terre de Nouvelle-Guinée, dans le cadre des cérémonies d’initiation. Là aussi, des masques kovave, « représentant les esprits de la brousse.* » (Young et Clark, 2001 : 193) et hevehe étaient préparés sur une longue période, en vue d’une utilisation durant une seule cérémonie. Le rituel hevehe était organisé pour divertir :
« les esprits potentiellement dangereux de la forêt et de la mer appelés hevehe.* » (Young et Clark, 2001 : 199)
41Durant toute la période de préparation et de cérémonie, les masques étaient investis d’une forte importance symbolique et considérés comme sacrés. A l’issue de la cérémonie, les hevehe étaient « tués » à coup de flèches et étaient entassés avant d’être brûlés (comme les kovave), symbolisant ainsi le retour des esprits à la nature (Young et Clark, 2001 : 163-220). Ces deux exemples peuvent permettre d’imaginer des rituels de même portée symbolique pour les poteries Lapita, il y a trois mille ans. Durant ces rituels, certaines de ces poteries auraient pu être volontairement cassées ou encore privées de leur fond, ce qui leur retirait ainsi leur puissance symbolique. Une partie de ces récipients était peut-être alors progressivement dispersée sous forme de milliers de tessons sur les sites. Ceci pourrait expliquer la quantité importante de vestiges céramiques décorés très fragmentés présents sur les implantations de premier peuplement.
42Les données archéologiques indiquent que, selon toute probabilité, il n’existait pas une mais plusieurs utilisations des poteries décorées. Une des utilisations rituelles possibles a pu être liée spécifiquement au processus de premier peuplement. En effet, l’existence même des poteries Lapita couvertes de motifs pointillés complexes ne paraît pas pouvoir être dissociée du phénomène de « colonisation », au sens premier du terme, représenté par l’expansion austronésienne dans le Pacifique Sud-Ouest. Ces pots décorés sont intimement liés à l’installation de sociétés de premier peuplement, sur des îles déjà occupées par de petits groupes mobiles puis sur des îles vierges. Quelle qu’ait pu être la nature des liens tissés avec les groupes de chasseurs-cueilleurs/ horticulteurs de l’archipel Bismarck ou des grandes îles Salomon, la vitesse de progression du front de peuplement austronésien oblige à caractériser les groupes Lapita comme des sociétés à vocation expansionniste. Les sites Lapita se caractérisant, pour beaucoup d’entre eux, comme des hameaux permanents sur plusieurs générations et non comme des lieux de transit, il devait donc exister une symbolique liée à l’installation sur une nouvelle plage, sur une nouvelle île. À nouveau, l’exemple des malanggan de Nouvelle-Irlande, dont les droits graphiques reproduisent les liens à l’espace foncier et qui, pour certains auteurs, ont vocation à réaffirmer des droits de contrôle du groupe à la terre (Küchler, 1992 : 105), les masques kovave et hevehe des Elema du golfe de Papouasie Nouvelle-Guinée (Young et Clark, 2001 : 199-220), ou les coiffes à deux masques superposés du Sépik, structurés comme les motifs à double visages Lapita, peuvent être un parallèle ténu engageant à esquisser l’hypothèse d’un lien entre les poteries décorées et l’occupation d’un espace foncier nouveau. Au vu de l’imbrication, dans les sociétés traditionnelles océaniennes, entre le visible et l’invisible, entre la nature et la culture, il apparaît peu probable que les occupants austronésiens arrivant pour la première fois sur une île vierge aient considéré celle-ci comme « vide ». Au contraire, ces lieux devaient être perçus comme « pleins » de forces naturelles puissantes, qu’il s’agissait progressivement de contrôler par différentes formes de rituels et un processus « d’humanisation » de l’espace, à travers des noms, des implantations et un début de transformation du milieu. Nécessairement, ces noms ne devaient pas être choisis au hasard, mais répondaient probablement à un mécanisme associant, d’une part, des toponymes des îles d’origine des groupes et, d’autre part, des noms des groupes eux-mêmes. Le processus prenant, dans le cadre d’un premier peuplement, une importance majeure, car « imposant » rituellement un acte d’installation sur une terre, devait donc être intimement lié aux protecteurs des rituels et des magies, les ancêtres (fig. 147). Est-il possible que cet acte de première installation, reproduit périodiquement lors d’une cérémonie particulière, ait été accompagné de présentation d’offrandes dans des coupes sur pied ? Peut-on imaginer que la cérémonie s’achevait par un rituel symbolisant, par l’éparpillement des fragments de poteries chargées de l’image du groupe, une forme « d’alliance » avec la terre que l’on souhaitait occuper ? Si réellement, une des symboliques contenues dans les décors Lapita était :
« dans un contexte archéologique, la meilleure évidence de ce qu’ils définissent comme “l’ethnicité”.* » (David et al., 1988 : 378)
43alors avons-nous peut-être affaire à une démarche symbolique d’intégration d’un objet porteur de « l’esprit spécifique » des groupes familiaux, dans l’espace « naturel » de l’île. Renouvelé à date régulière, avec des récipients principalement de petite taille au tout début du processus dans l’archipel Bismarck (Summerhayes, 2000) mais comportant progressivement également des pots de grande taille, bien plus volumineux que les poteries utilitaires courantes, un tel rituel pouvait permettre, comme les malanggan, de renouveler symboliquement « l’alliance » et ainsi de se protéger partiellement des forces présentes et non encore domestiquées de la terre. Un tel rituel permettait également de progressivement intégrer « à la terre » les groupes alliés installés plus tardivement. Une telle démarche a pu être porteuse de sens durant les premières générations, dans le cadre de symboliques liées à un processus de premier peuplement. Mais au fur et à mesure que les groupes austronésiens se sont « enracinés » à leurs îles, le sens porté à « l’alliance » a progressivement évolué, en particulier dans le cadre d’un processus d’implantation dans l’intérieur des terres qui n’avait pas les mêmes ressorts que la dynamique du premier peuplement Lapita. Les rituels ont alors peu à peu changé et les poteries Lapita, n’ayant pas pu être intégrées dans cette évolution, ont progressivement perdu leur sens social et surtout symbolique.

Figure 147. – Des visages d’ancêtres progressivement portés jusqu’à l’abstraction ?
44En conclusion et bien qu’il nous soit, aujourd’hui, impossible de reconstituer avec certitude quels types de rituels étaient conçus autour de ces objets, il ressort de cette tentative d’interprétation que des hypothèses de travail peuvent être proposées en s’appuyant sur des comparaisons ethnographiques. Il est probable que toute une partie des poteries pointillées n’étaient pas vues comme des objets mais comme des véhicules matériels, appartenant à un système symbolique. Il a alors suffi qu’au cours des générations suivant le premier peuplement, une partie du système symbolique auquel étaient liées les poteries décorées, évolue ou permette d’intégrer d’autres types de supports matériels plus périssables, pour que ces céramiques pointillées, si spécifiques, perdent progressivement leur « raison d’être ». Elles n’ont alors plus été fabriquées.
LA FIN D’UNE ÉPOQUE : ENRACINEMENTS ET DIVERSIFICATIONS CULTURELLES
45Les données archéologiques permettent de montrer qu’au bout d’une dizaine de générations, les descendants des groupes de premier peuplement Lapita ayant découvert l’archipel calédonien autour de 1100-1050 avant J.-C. avaient profondément fait évoluer leurs traditions. Les systèmes sociaux et les règles politiques mis en place par leurs ancêtres dans le cadre du premier peuplement humain d’îles nouvellement découvertes, dans la continuité d’un processus de front de peuplement austronésien démarré en Asie du Sud-Est plus d’un-demi millénaire plus tôt, avaient probablement également évolué. Ils s’étaient rapidement adaptés aux nouveaux espaces, aux spécificités géographiques et environnementales du sud du croissant mélanésien, ainsi qu’aux contraintes issues du processus de fondation de colonies dans des régions vierges de toute occupation préalable et sans malaria. Au bout de deux siècles, une partie de la faune endémique commençait probablement à se faire rare, ne laissant plus de traces dans les sites (Balouet et Oison, 1989 ; Anderson et al., 2003). La chasse intensive des tortues marines dans certains lagons a pu engendrer une raréfaction des espèces, déstabilisant du même coup l’équilibre écologique marin, la prolifération naturelle des algues de fonds sableux n’étant plus contenue, comme par le passé, grâce à la consommation de ces végétaux par les tortues (Allen, 2003). Certaines variétés de bulimes terrestres comme le Placostylus senilis, endémique de l’île des Pins, ont commencé à disparaître, peut-être à la suite de l’introduction involontaire de nouveaux insectes envahissants par les groupes austronésiens de premier peuplement (Porch, 2007). Les premiers feux étendus, dans les plaines et les contreforts montagneux, engendraient des glissements de terrain, commençant à transformer certains bords de rivage et certains estuaires (Stevenson, 1998, 2004 ; Sand, 1999c). Des groupes avaient débuté une installation dans quelques fonds de vallée (Sand, 1997b ; Sémah, 1998 ; Sémah et al., 1999), dans le centre des îles Loyauté (Sand et al., 2006) ou dans des zones maritimes marginales (Sand, 1998b). Le temps de la première exploration de nouveaux mondes insulaires était définitivement révolu.

Figure 148. – Pot caréné à décor incisé zoomorphe produit aux îles Loyauté à la fin de la période Lapita
46Ce qui apparaît à travers l’archéologie comme un marqueur majeur d’une évolution culturelle, à la fin de cette époque, est la disparition dans les sites, des poteries Lapita de formes complexes, aux motifs pointillés, alors que se développent les décors incisés (fig. 148) et la tradition des impressions au battoir. Les études de collections issues de stratigraphies sécurisées ont clairement montré qu’il n’y a pas eu de soudain remplacement de traditions céramiques et qu’il s’agit, avant tout, d’évolutions dynamiques au sein des mêmes groupes sociaux (Sand, 1999b, 2000a). Les comparaisons stylistiques avec d’autres formes d’art ont permis de faire apparaître que la structure des motifs Lapita s’était perpétuée sur d’autres supports, en évoluant : tapas, tatouages, nattes, etc. (Green, 1979b ; Sand, 2001d). Mais la disparition définitive des derniers pots décorés de motifs pointillés géométriques en Nouvelle-Calédonie, principalement entre 850 et 750 avant J.-C. suivant les zones de l’archipel, marque symboliquement la fin d’une société « de premier peuplement », dont la poterie Lapita est, dans le centre et le sud du croissant mélanésien, le support symbolique le plus visible dans une perspective archéologique.

Photo 129. – Fragment de pot caréné à décors incisés et impressions au battoir caractéristique de la production céramique post-Lapita de l’ouest de la Grande Terre
47Ce processus de désaffection des poteries pointillées et la perte d’unicité graphique liée à un cadre social spécifique trouvent des parallèles ailleurs en Océanie. Dans un contexte un peu plus tardif, David Moore et Rosaline Hunter-Anderson (1999 :496) ont noté que la simplification des décors des poteries anciennes des îles Mariannes apparaît liée à un changement des significations sociales des pots décorés. Pour la poterie Lapita, il est probable que la rapide simplification des décors et la standardisation des formes vers un type unique de pot caréné (photo 129), avec la disparition des ensembles complexes d’assiettes à fond plat, de coupes à pied et de couvercles aient résulté avant tout d’une perte d’utilité. Ces ensembles de plats et de pots aux formes si spécifiques, reproduits, sur plusieurs générations, tout au long de l’axe de peuplement austronésien du croissant mélanésien, devaient avoir une fonction bien particulière, qui ne peut se comprendre qu’en lien avec les sociétés de premier peuplement qui les ont produits. Leur disparition met probablement en lumière une évolution en profondeur des structurations sociales et politiques (donc également symboliques et religieuses) des groupes descendants (Shennan, 2000). Au bout de deux à trois siècles, la population globale dans le sud de la Mélanésie pouvait atteindre, théoriquement, plusieurs dizaines de milliers de personnes (Di Piazza et Pearthree, 1999). Tout en conservant des liens dans le cadre de réseaux d’échanges formalisés, les différents groupes installés dans la région avaient chacun fait évoluer une partie de leurs traditions dans des directions spécifiques, les habitants des îles Loyauté par exemple arrêtant plus rapidement de produire des formes céramiques complexes comme les assiettes à fond plat. La multiplication de la population et le processus de fondation de nombreux nouveaux sites d’occupation qui en a découlé ont engendré une simplification des contraintes liées aux alliances matrimoniales. Contrairement au début de la chronologie, où il fallait aller chercher un époux dans des familles généalogiquement proches (bien que la colonie-sœur puisse être distante d’une centaine de kilomètres ou plus), la situation trois siècles plus tard permettait de se marier dans un hameau situé à quelques dizaines de kilomètres au plus, dans des familles avec lesquelles les liens généalogiques étaient déjà anciens. En parallèle, les données archéologiques indiquent qu’à la fin de la période Lapita, certains groupes commencent à s’installer dans l’intérieur des vallées, s’enracinant à une économie horticole, sans apports majeurs des productions issues de l’exploitation d’environnements maritimes. Tous ces changements ont dû avoir un impact sur les modalités d’organisation entre les groupes, sur les mécanismes d’alliance entre familles et sur les discours symboliques produits. Les rituels coutumiers, les modalités d’échanges formalisés d’objets ainsi que les structures politiques et religieuses ont dû s’adapter à ces changements. Une évolution des codes symboliques et des rituels – probablement associés aux ancêtres – hérités des groupes de premier peuplement, a pu engendrer une rapide désaffection des traditions Lapita anciennes, au sein desquelles les pots de formes complexes, décorés de motifs géométriques pointillés tenaient un rôle de premier plan. De nouveaux codes ont progressivement été mis en place, matérialisés par d’autres formes d’échanges et d’autres rituels.
48Ainsi que je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, la diversification rapide des traditions culturelles dans le centre (Bedford, 2009) et le sud du croissant mélanésien à la fin de la période Lapita, associée à un processus d’éclatement des langues, est profondément différente de ce qui a été identifié pour la zone Fidji-Polynésie occidentale. La spécificité fondamentale est certainement l’apparition de mécanismes de différenciation volontaire entre groupes, alors que dans la partie orientale de la sphère Lapita, les groupes ont cherché pendant les siècles suivants à conserver une certaine homogénéité (Clark, 1999). J’ai émis l’hypothèse que cette recherche de la différence, qui caractérise encore aujourd’hui les sociétés mélanésiennes (Thomas, 1989), a été liée, en partie, à une influence précoce de traditions non austronésiennes dans la partie occidentale de l’Océanie lointaine. Si comme je l’ai proposé, les groupes austronésiens déjà génétiquement et culturellement divers découvrant cette région ont, dès le départ, entretenu des liens matrimoniaux réguliers avec les groupes de chasseurs-cueilleurs non austronésiens installés dans le sud des îles Salomon, il est logique de penser que ces liens ont influé sur les traditions culturelles d’origine, en y intégrant des concepts et schémas issus des membres « étrangers » alliés aux groupes Lapita. Cette influence a pesé de façon significative sur la suite des évolutions culturelles de la Mélanésie du Sud, en y intégrant le concept de diversité entre groupes proches. La fin de la période Lapita met clairement en lumière, pour la première fois dans la chronologie, ce processus de diversification de groupes enracinés à un terroir. Les rituels mis en place au bout de quelques siècles devaient avoir structuré une cosmogonie d’ancêtres déifiés, venus d’au-delà des mers « pêcher des îles » (Frimigacci, 1999b) pour pouvoir les peupler. Les tortues marines avaient peut-être pour les groupes Lapita un statut symbolique particulier dans les rituels et la cosmogonie (Terrell et Schechter, 2007), justifiant qu’ils composent le seul motif zoomorphe du répertoire graphique Lapita. Leur capture répétée ayant fait diminuer progressivement les stocks, celles-ci, étant devenues plus rares, ont alors progressivement pris dans certaines îles la position de « nourriture de chef », permettant du même coup d’éviter leur totale disparition en les protégeant par un « tabou ». Enfin, à partir d’une extrapolation de ces données, il est possible d’émettre l’hypothèse que certaines familles élargies de l’archipel calédonien se sont, à cette époque, approprié la figure imposante du grand varan (varanus sp.) et des multiples geckos calédoniens (Flannery, 1994) (photo 130) comme symboles de leur réseau d’alliance. Le « totem lézard » renvoyant peut-être à des figures austronésiennes ancestrales, remontant au « dragon » asiatique avant de figurer, des millénaires plus tard, le moko (gecko), terme maori également utilisé pour désigner… le tatouage du visage.

Photo 130. – Vue d’un gecko (Rhacodactylns sarrasinorum) de la Grande Terre pouvant atteindre 35 cm de longueur, lointain cousin du varan calédonien
Notes de bas de page
1 Le débat sur un peuplement pré-Lapita a été porté au cours des années 1990 par J.-C. Galipaud, qui envisage un premier peuplement calédonien vers 1500 avant J.-C, caractérisé par des groupes fabriquant de la poterie imprimée au battoir de la tradition de Podtanéan (Galipaud, 1992c : 108, Galipaucl, 1999). Les points qui ont amené au rejet de ces données sur un peuplement céramique pré-Lapita (Sand, 1995a : 67-73 ; 1996c : 47-48 ; 1997 : 541) peuvent être brièvement résumés ici. J.-C. Galipaud s’appuie sur une datation de 3240+/-220 BP (Beta-44650), calibrée 2035 (1510) 920 avant J.-C, provenant du niveau 14 de l’abri sous roche SGO020 de Tiwi dans le sud-est de la Grande Terre, pour proposer l’hypothèse d’un peuplement ancien. Ce niveau, qui n’est pas le plus profond de la stratigraphie, renferme quelques tessons Podtanéan imprimés au battoir (Galipaud, 1992c : 104-105 ; 1999 : 534). Malheureusement, la datation comporte un gros intervalle de confiance et les données de fouilles montrent, dans ces niveaux, la présence de perturbations probablement dues à des trous de crabe, rendant l’échantillon suspect. De plus, les datations obtenues sur deux échantillons du niveau 13 juste au-dessus ont produit des résultats compris entre 1 000 et 1 500 ans après la datation de l’échantillon du niveau 14, sans qu’une explication satisfaisante sur cette longue pose supposée de sédimentation, ne puisse être trouvée dans l’étude de la stratigraphie (Sand, 1995a : 71-73). Enfin, les recherches entreprises sur la tradition de Podtanean ont aujourd’hui permis de montrer que cet ensemble céramique a progressivement émergé au cours de la période Lapita en Nouvelle-Calédonie et non le contraire (Sand, 2000).
2 Il doit être souligné que ces hypothèses restent avant tout des propositions de travail, car rien ne permet de prouver, à ce stade des analyses génétiques, l’existence d’une tradition endogame forte en Asie du Sud-Est et dans l’archipel Bismarck il y a trois millénaires.
3 Les distances entre les îles du sud du Vanuatu sont en moyenne de 50 km, Anatom se trouvant isolée au sud de Tanna par un passage de 70 km. Entre Anatom et les îles Loyauté, la distance est de 210 km, le bras de mer entre Maré-Lifou-Ouvéa et la Grande Terre étant d’environ 100 km.
4 Toute recherche sur les liens entre les motifs Lapita et les arts traditionnels océaniens s’expose à une quête sans fin, dans la multitude de représentations graphiques développées à travers la région au cours des derniers siècles. Démêler les correspondances apparentes ou supposées (Félix Speiser, trad. angl. du volume de 1923, Ethnographische Materialien aus den Neuen Hebriden, 1996, plate 36) s’apparente souvent à une mission impossible au-delà des comparaisons les plus simples (Sand, 2001d).
5 L’aspect rouge-brique recherché dans la fabrication des pots Lapita est probablement lié aux symboliques entourant la couleur rouge dans le monde austronésien. Cette symbolique est présente aussi bien dans les représentations traditionnelles mélanésiennes (Gony, 2006 : 72) que polynésiennes (Babadzan, 1993 : 133).
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Vivre de la mer, vivre avec la terre… en pays kanak
Savoirs et techniques des pêcheurs kanak du sud de la Nouvelle-Calédonie
Isabelle Leblic
2008